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Date : 20060201

Dossier : T-631-05

Référence : 2006 CF 113

Ottawa (Ontario), le 1er février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

 

ENTRE :

VILLE DE MONTRÉAL

demanderesse

 

et

 

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

défenderesse

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intervenant

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La décision administrative dont la légalité est contestée en l’espèce par la demanderesse établit pour chacune des années d’imposition 2003, 2004 et 2005, le montant du paiement en remplacement d’impôt foncier (PRIF) que la défenderesse considère payable à la demanderesse en vertu de la Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, L.R.C. (1985), ch. M-13, telle que modifiée (la LPRI) et du Règlement sur les paiements versés par les sociétés d’État, DORS/81-1030, tel que modifié (le RPSE).

 

[2]               Par avis de requête soulevant divers moyens préliminaires, la défenderesse requiert le rejet sommaire ou, subsidiairement, la suspension des procédures relatives à la présente demande de contrôle judiciaire. La requête est présentée du consentement de toutes les parties, ainsi que du juge soussigné qui est responsable de la gestion de la présente instance.

 

[3]               Les prétentions de la défenderesse se résument comme suit :

 

a)      En premier lieu, la Cour n’a pas compétence en vertu des articles 2, 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, telle que modifiée (la LCF), pour examiner la légalité de la décision contestée en l’espèce par la demanderesse (la question de compétence);

 

b)      Subsidiairement, la demande de contrôle judiciaire n’a pas été présentée dans le délai de 30 jours qui est prévu au paragraphe 18.1(2) de la LCF (la question de prescription);

 

c)      Subsidiairement, la Cour devrait ordonner la suspension des présentes procédures en vertu du paragraphe 50(1) de la LCF au motif que ces dernières font double emploi avec la requête en jugement déclaratoire que la défenderesse a commencé plus tôt devant la Cour supérieure du Québec (la question de litispendance).

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Cour fédérale a compétence exclusive en vertu des articles 2, 18 et 18.1 de la LCF pour examiner la légalité de la décision rendue par la défenderesse; que la présente demande de contrôle judiciaire a été présentée dans le délai prévu au paragraphe 18.1(2) de la LCF; et enfin, qu’il ne s’agit pas d’un cas où cette Cour devrait ordonner la suspension des procédures en vertu du paragraphe 50(1) de la LCF.

 

[5]               La question de l’épuisement des recours, qui a également été soulevée d’office par la Cour, est résolue en faveur de la convocation des parties à une audition pour traiter du mérite de l’affaire lorsque ces dernières auront complété ou soumis leurs dossiers respectifs selon l’échéancier déjà fixé par la Cour. Il suffit de référer les parties aux motifs particuliers qui accompagnent l’ordonnance rendue simultanément dans Ville de Montréal c. Administration portuaire de Montréal et al., 2006 CF 114, dossier T-795-04.

 

Cadre législatif et réglementaire

 

[6]               La défenderesse est une société d’État mandataire de la Couronne établie suivant la Loi de la radiodiffusion, L.C. (1991), ch. 11, telle qu’amendée (la LR). Elle est le radiodiffuseur public national et doit offrir des services de radio et de télévision qui comportent une très large programmation qui renseigne, éclaire et divertit. Elle jouit, dans la réalisation de sa mission et l’exercice de ses pouvoirs, de la liberté d’expression et de l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation (paragraphes 3(1), 46(1), 46(5), et 47(1) de la LR). Elle peut acquérir les biens meubles ou immeubles qu’elle juge nécessaires ou utiles à la réalisation de sa mission et ceux-ci appartiennent à Sa Majesté (paragraphes 47(3), articles 48 et 49 de la LR). Or, ces derniers immeubles sont exempts de toute taxation en vertu de l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., ch. 3, reproduite dans L.R.C. (1985), app. II, no 5. Aux fins de l’application de cette exemption constitutionnelle, il faut par ailleurs considérer que l’occupation et la gestion par la défenderesse des propriétés en question l’est exclusivement pour le compte du Canada (City of Halifax v. Halifax Harbour Commissioners, [1935] S.C.R. 215; Re the City of Toronto and the Canadian Broadcasting Corporation, [1938] O.W.N. 507 (C.A. Ont.)).

 

[7]               La LPRI (adoptée pour la première fois en 1950 sous l’appellation Loi sur les subventions aux municipalités) prévoit le versement équitable de paiements en remplacement d’impôts aux municipalités pour les propriétés fédérales qui se trouvent sur leur territoire. L’objet de la LPRI est de prévoir un régime législatif distinct suivant lequel l’État accepte de verser aux autorités taxatrices visées, ce qui inclut les municipalités, des paiements en remplacement d’impôts (en lieu de taxes). La LPRI n’a pas pour effet d’assujettir l’État fédéral à la législation provinciale ou municipale en matière de taxes ou d’impôt foncier et elle ne confère aucun droit à un paiement (articles 2, 3 et 15 de la LPRI).

 

[8]               Dans le contexte de la présente instance, la défenderesse exerce une compétence d’attribution qui appartiendrait normalement au ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux (le ministre) en vertu de l’article 3 de la LPRI. Notons qu’en 1967, le Cabinet instruisait les sociétés d’État d’effectuer les paiements en remplacement d’impôts sur une base similaire à celle qui s’applique aux propriétés fédérales visées par la loi. D’un point de vue formel, depuis 1980, l’article 9 de la LPRI prévoit que le gouverneur en conseil peut adopter des règlements régissant les paiements en remplacement d’impôts à verser par les personnes morales mentionnées aux annexes III et IV de la loi.

 

[9]               L’alinéa 11(1)a) de la LPRI prévoit que les personnes morales mentionnées aux annexes III et IV, dont fait partie la défenderesse, sont tenues pour tout paiement qu’elles effectuent en remplacement de l’impôt foncier (PRIF) ou de l’impôt sur la façade ou sur la superficie (PRIFS) de se conformer aux règlements pris en vertu de l’alinéa 9(1)f) de la LPRI. L’alinéa 9(1)f) de la LPRI prévoit que la base de calcul applicable aux personnes morales mentionnées aux annexes III et IV de la LPRI doit être au moins équivalente à celle prévue par la loi.

 

[10]           D’autre part, l’alinéa 11(1)b) prévoit que les personnes morales mentionnées à l’annexe IV sont tenues pour tout paiement qu’elles effectuent en remplacement de la taxe d’occupation commerciale (PRTOC) de se conformer aux règlements pris en vertu de l’alinéa 9(1)g) de la LPRI. À cet égard, l’article 15 du RPSE prévoit que le PRTOC ne doit pas être inférieur à la somme que la personne morale mentionnée à l’annexe IV serait tenue de payer si elle n’était pas exemptée de cette taxe.

 

Le litige

 

[11]           Le contentieux actuel avec la défenderesse concerne la détermination du taux effectif applicable aux fins des PRIF suite aux modifications apportées par la demanderesse aux taux de sa taxe foncière. Ceux-ci sont dorénavant différenciés suivant qu’il s’agit de propriétaires d’immeubles résidentiels ou d’immeubles non résidentiels. En 2003, lors de la présentation de son budget, la demanderesse a harmonisé la structure fiscale de la nouvelle Ville de Montréal.

 

[12]           Pour tous les exercices financiers antérieurs à celui de 2003, la demanderesse se servait d’un taux de taxe foncière générale applicable à tous les immeubles et ajoutait une taxe foncière additionnelle particulière pour les immeubles non résidentiels sous la forme d’une surtaxe. Elle prévoyait pour les occupants de ces immeubles une taxe d’affaires, d’eau et de services qui leur était directement imposée en raison de l’exercice d’une activité commerciale ou professionnelle dans les lieux. À l’arrivée de l’exercice financier 2003, la surtaxe sur les immeubles non résidentiels est devenue une taxe sur les mêmes immeubles et la taxe d’affaires a connu un équivalent foncier qui a servi à remplacer les revenus qu’elle générait. Le recours à un taux de taxe foncière à taux varié s’est poursuivi lors de l’exercice financier 2004 et la demanderesse a continué de le faire pour l’exercice financier 2005.

 

[13]           Essentiellement, ce que la demanderesse conteste, c’est le pouvoir de la défenderesse de réviser rétroactivement le montant des PRIF ayant déjà été effectués pour les années d’imposition 2003 et 2004 et de ne pas effectuer un PRIF pour l’année d’imposition 2005. Puisque seules les personnes morales mentionnées à l’annexe IV de la LPRI sont légalement tenues d’effectuer un paiement en remplacement de la taxe d’occupation commerciale (PRTOC), la défenderesse considère qu’elle a le pouvoir d’effectuer des ajustements rétroactifs aux PRIF pour chacune des années d’imposition 2003 et 2004 et qu’elle n’a pas de PRIF à effectuer pour l’année d’imposition 2005. Au contraire, la demanderesse soutient qu’en écartant le taux de taxe foncière qui est imposé également à tous les propriétaires d’immeubles non résidentiels, la défenderesse agit de façon arbitraire et capricieuse. En conséquence, la demanderesse recherche diverses conclusions de nature déclaratoire à l’effet que la décision contestée est contraire à la loi et aux obligations qui lui sont imposées par la LPRI et le RPSE.

 

La question de compétence

 

[14]           Comme premier moyen, la défenderesse fait valoir que la décision d’effectuer un  paiement en remplacement d’impôts à une autorité taxatrice comme la demanderesse n’est pas un acte de puissance publique à caractère normatif. Insistant sur son statut de société d’État, mandataire de la Couronne, la défenderesse est d’avis qu’un tel versement constitue plutôt un acte discrétionnaire de gestion posé dans le cours normal de ses opérations commerciales et qui est accessoire à sa mission de radiodiffuseur public national en vertu de l’article 46 de la LR. Soutenant qu’elle ne constitue donc pas un office fédéral, la défenderesse invite conséquemment cette Cour à décliner juridiction (voir Canada Metal Co. Ltd et al. c. Canadian Broadcasting Corp. et al. (1975), 65 D.L.R. (3d) 231 (C.A. Ont.); Wilcox c. Société Radio-Canada, [1980] 1 C.F. 326; Turmel c. Canada (Canadian Broadcasting Corp.) (1987), 14 F.T.R. 24 (C.F. 1re inst.)).

 

[15]           Je ne peux retenir les prétentions de la défenderesse. Suivant la définition que l’on retrouve au paragraphe 2(1) de la LCF, un « office fédéral » désigne un « [c]onseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale … ». Dans le contexte de la présente instance, la défenderesse exerce une compétence d’attribution qui appartiendrait normalement au ministre en vertu de l’article 3 de la LPRI. En décidant du taux de base effectif qu’elle entend verser ainsi que de la valeur effective de ses propriétés, la défenderesse exerce une compétence prévue par la LPRI et le RPSE et non une activité commerciale incidente à ses responsabilités. La défenderesse ne peut bénéficier de l’immunité fiscale de la Couronne sans en subir les inconvénients. D’ailleurs, le paiement versé suivant la LPRI ne constitue pas une taxe ni une activité courante des entreprises oeuvrant dans le domaine de la radiodiffusion. Par exemple, si la défenderesse était un radiodiffuseur privé, elle n’aurait pu décider unilatéralement de payer seulement la moitié des sommes réclamées par la demanderesse sous prétexte que le nouveau taux de taxe réclamé comporte une portion de taxes d’affaires.

 

[16]           Je conviens qu’il est sans doute possible de concevoir que la défenderesse ne constitue pas un office fédéral lorsqu’elle prend des décisions de nature commerciale dans le cadre des activités prévues par la LR, qui consacre à son paragraphe 46(5) l’indépendance de cette dernière. Cela ne veut pas dire cependant qu’elle ne pourra jamais être un office fédéral suivant la jurisprudence (DRL Vacations Ltd. c. Halifax Port Authority, [2005] F.C.J. No. 1060; Halterm Ltd. c. Autorité portuaire de Halifax, [2000] A.C.F. no 937 (QL)). Aussi, dans le présent dossier, je ne crois pas que les caractéristiques particulières de la défenderesse soient déterminantes aux fins de la qualification de la compétence et des pouvoirs spéciaux que cette dernière, à l’instar des autres personnes morales mentionnées à l’annexe III de la LPRI, exerce en vertu de la LPRI et du RPSE.

 

[17]           La LPRI constitue un exemple de fédéralisme coopératif. Même si ses immeubles sont exemptés de l’impôt foncier, de l’impôt sur la façade ou sur la superficie, ou encore, de toute taxe d’occupation commerciale, le gouvernement du Canada, qui est le plus important propriétaire foncier du pays, assume néanmoins sa responsabilité et verse sa juste part des coûts de l’administration locale dans les collectivités où il est propriétaire de biens immobiliers (voir Fédération canadienne des municipalités, Secrétariat du Conseil du Trésor, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Rapport du comité technique mixte sur les paiements en remplacement de l’impôt, 28 décembre 1995 à la page 2).

 

[18]           Que le versement d’un PRIF soit ou non un acte discrétionnaire en vertu de l’article 15 de la LPRI, ceci ne change rien au fait qu’il s’agit là de l’exercice d’une compétence découlant de la LPRI aux fins de la définition d’« office fédéral » que l’on retrouve à l’article 2 de la LCF. Le RPSE prévoit notamment que :

 

a)                  Le taux effectif applicable à une « société » est le taux de l’impôt foncier ou de l’impôt sur la façade ou sur la superficie qui, de l’avis de la société, serait applicable à sa propriété si celle-ci était une propriété imposable (définition de « taux effectif applicable à une société », article 2);

 

b)                  La valeur effective de la propriété de la société est la valeur qui, de l’avis de la société, serait déterminée par une autorité évaluatrice, comme base du calcul de l’impôt foncier applicable à sa propriété si celle-ci était une propriété imposable (définition de « valeur effective de la propriété d’une société », article 2);

 

c)                  Le terme « société » s’entend à l’égard de tout paiement qu’elle peut verser, de toute société mentionnée aux annexes III et IV de la loi (incluant la défenderesse) (article 5);

 

d)                  Le paiement effectué par une société en remplacement de l’impôt foncier (PRIF) (…) l’égard d’une propriété qui serait une propriété fédérale si un ministre fédéral en avait la gestion, la charge et la direction n’est assorti d’aucune condition et ne doit pas être inférieur aux sommes visées aux articles 7 et 11 (article 6);

 

e)                  Ainsi, le PRIF ne doit pas être inférieur au produit du taux effectif applicable et de la valeur de la propriété de la société (article 7).

 

[19]           Il est clair que tous les actes ou les procédures, tout comme les décisions et les ordonnances d’un office fédéral, sont sujets au contrôle judiciaire (voir Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30 (C.A.); Larny Holdings Ltd. (f.a.s. Quickie Convenience Stores) c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 1 C.F. 541 (1re inst.)). Le pouvoir de contrôle de la Cour fédérale ne se limite pas seulement aux décisions au sens strict mais s’applique à toute situation d’illégalité ou de refus de l’autorité administrative d’accomplir un acte obligatoire (paragraphe 2(1) définition de « office fédéral », alinéa 18.1(3)b) et alinéa 18.1(4)f) de la LCF; Messageries Publi-Maison Ltée c. Société canadienne des postes), [1996] R.J.Q. 547 (C.A.Q.)). Ainsi, la demanderesse peut certainement s’adresser devant cette Cour pour faire vérifier si la décision rendue en l’espèce est conforme à la loi et à toute réglementation applicable (voir Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministère des Travaux publics), [1995] 2 C.F. 694 (C.A.); Saint-Romuald (Ville) c. Canada (Procureur général), [1997] A.C.F. no 1553 (C.F. 1re inst.) (QL)).

 

[20]           En l’espèce, la décision de la Cour d’appel fédérale dans Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc., précitée, a un caractère déterminant. Le juge Décary note aux paragraphes 7 et suivants :

L'expression "pouvoirs prévus par une loi fédérale" ("powers conferred by or under an Act of Parliament") qu'on retrouve dans la définition d'"office fédéral" est particulièrement englobante et ne permet pas la restriction qu'y suggère le ministre. Je n'ai pas en l'espèce à me demander si le ministre est un fonctionnaire de Sa Majesté, ou si le geste qu'il a posé a lié Sa Majesté. Je n'ai pas non plus à me demander si le ministre fait partie de l'Administration fédérale selon l'entendement courant de cette expression, ni si le geste posé relève de la compétence du Parlement du Canada par opposition à celle des législatures provinciales. Ce sont là choses acquises. Je n'ai pas non plus à me lancer dans une exégèse constitutionnelle de la notion de "pouvoir inhérent de gestion de la Couronne", puisque le pouvoir du ministre de procéder à l'acquisition d'un immeuble par bail ne peut plus être qualifié de pouvoir inhérent à compter du moment où le gouverneur en conseil, autorisé par législation, a jugé opportun de le codifier en des termes qui ne portent pas à équivoque: "un ministre peut procéder à une acquisition". Il se peut, et c'est ce que soutiennent les intimés, que cette habilitation par voie combinée de loi et de règlement n'ait pas été nécessaire, mais j'en suis à me demander strictement s'il y a "pouvoir prévu par une loi fédérale" au sens de la définition d'"office fédéral" et je ne puis que constater que si.

 

Il s'agit en l'espèce, ne l'oublions pas, de déterminer le droit d'accès d'un justiciable au contrôle judiciaire de cette Cour dans le contexte d'une disposition législative - l'alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale - par laquelle le Parlement a voulu assujettir l'Administration fédérale au pouvoir de surveillance de cette Cour. Il n'est pas indiqué, me semble-t-il, de chercher à dénaturer le sens usuel des mots ou encore de s'employer à les vider de tout sens pratique en recourant à des nuances propres au langage constitutionnel qui produiraient des effets stérilisants contraires à l'intention du législateur.

 

En modifiant en 1990 l'alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale [Voir Note 9 ci-dessous], de manière à désormais permettre le contrôle judiciaire des décisions prises dans le cadre de l'exercice d'une prérogative royale [Voir Note 10 ci-dessous], le Parlement, à n'en pas douter, faisait une concession considérable au pouvoir judiciaire et infligeait un recul extrême à la Couronne en tant que pouvoir exécutif, si tant est qu'on puisse qualifier de recul le fait d'assujettir l'État encore davantage au pouvoir judiciaire [Voir Note 11 ci-dessous]. Ce qu'il faut retenir de cette modification importante, c'est que le Parlement ne s'est pas satisfait de l'assujettissement au pouvoir judiciaire de l'"Administration fédérale" dans l'entendement traditionnel de cette expression et qu'il a voulu que bien peu de chose, désormais, ne soit à l'abri du contrôle judiciaire. Dans ce contexte, j'avoue avoir du mal à donner à l'alinéa 18(1)a) une interprétation telle qu'elle mette les ministres à l'abri de ce contrôle lorsqu'ils exercent les pouvoirs de gestion les plus usuels de la Couronne, codifiés par surcroît par législation et règlement.

 

Ce serait là, je le dis avec égards, avoir une conception dépassée du contrôle de l'administration gouvernementale. La "légalité" des actes posés par l'administration et qui est l'objet même du contrôle judiciaire, ne se détermine pas en fonction seulement de la conformité avec les exigences législatives et réglementaires expresses. (…)

 

(Nos soulignés)

 

[21]           Dans l’affaire Ville Saint-Romuald, précitée, la municipalité en cause avait intenté une action en réclamation contre la Couronne en vertu de l’article 17 de la LCF. Il appert que le gouvernement avait décidé à l’époque de ne pas verser à la municipalité le montant intégral que lui réclamait cette dernière pour les années d’imposition 1994 et 1995 suite à la surtaxe imposée sur les immeubles non résidentiels se trouvant sur son territoire. La municipalité demandait alors à la Cour de condamner la Couronne à lui payer les sommes qu’elle considérait dûes.

 

[22]           Considérant l’immunité fiscale dont jouit la Couronne et le fait que l’article 15 de la LPRI ne confère à une municipalité aucun droit relativement à un paiement en remplacement d’impôts, la Cour a accueilli une requête en radiation du Procureur général du Canada. Dans un tel cas, le recours approprié est une demande de contrôle judiciaire :

Le ministre a-t-il erré dans l'exercice de sa discrétion, en vertu de la Loi sur les subventions aux municipalités, en refusant de verser des subventions à la ville en compensation de la surtaxe?  Le refus du ministre de verser une subvention concernant la surtaxe constitue-t-il une décision entachée d'une erreur de droit?  Ces questions sont pertinentes mais elles relèvent plutôt du domaine du contrôle judiciaire.  Je n'ai évidemment pas à me prononcer sur ces questions mais il m'appert que si la ville a un recours, il s'agit plutôt d'une demande de contrôle judiciaire attaquant le refus du ministre de lui verser une subvention en compensation de la surtaxe pour les années 1994 et 1995.

 

(Nos soulignés)

 

[23]           L’approche de la Cour dans Ville Saint-Romuald, est en accord avec la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, ainsi que de la Cour d’appel du Québec, selon laquelle un justiciable qui veut s’attaquer à une décision d’un organisme fédéral n’a pas le libre choix d’opter entre une procédure de contrôle judiciaire et une procédure d’action en dommages-intérêts : il doit procéder par contrôle judiciaire pour faire invalider la décision (Tremblay c. Canada, [2004] 244 D.L.R. (4th) 422 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2004] C.S.C.R. no 307 (C.S.C.) (QL); Grenier c. Canada, [2005] A.C.F. no 1778 (C.A.F.) (QL); Ville de Montréal c. Administration portuaire de Montréal, [2005] J.Q. no 263 (C.A.Q.) (QL)).

 

[24]           En l’espèce, la demanderesse recherche diverses conclusions de nature déclaratoire à l’effet que la décision contestée est contraire à la loi et aux obligations qui lui sont imposées par la LPRI et le RPSE. À ce stade, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur le mérite ni de se demander si tous les remèdes recherchés par la demanderesse sont visés par les paragraphes 18(1) et 18.1(3) de la LCF. Il suffit de constater qu’une décision rendue par un office fédéral est révisable au motif, entre autres, que celle-ci est contraire à la loi (alinéa 18.1(4)f) de la LCF). Bien entendu, rien de ce qui a été dit plus haut n’empêche la défenderesse de plaider ultérieurement que la décision en cause est discrétionnaire, qu’elle n’est pas arbitraire ou capricieuse, et qu’elle a été prise conformément à la loi et à toute réglementation applicable.

 

La question de prescription

 

[25]           Selon la défenderesse, la demande de contrôle judiciaire est prescrite car celle-ci n’a pas été déposée dans les trente jours suivant la date à laquelle la défenderesse lui a signifié sa requête en jugement déclaratoire qui demande à la Cour supérieure du Québec de déclarer nuls les comptes de taxes foncières émis par la demanderesse pour les années d’imposition 2003 et 2004.

 

[26]           Je ne peux retenir les prétentions de la défenderesse. La requête introductive d’instance dont il est fait état plus haut a été signifiée à la demanderesse le 26 mars 2004 et a été déposée en Cour supérieure le 30 mars 2004. La preuve révèle qu’au moment où ces procédures ont été entamées, la défenderesse avait déjà effectué deux versements pour l’année d’imposition 2003 et son premier versement pour l’année d’imposition 2004. Quant au deuxième versement pour l’année d’imposition 2004, l’échéance avait été reportée au 28 février 2005. Aucun montant réclamé par la demanderesse à la défenderesse n’était alors en souffrance. Dans ces circonstances, la demanderesse n’était pas légalement tenue de déposer devant cette Cour une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de décisions antérieures qui lui étaient alors favorables.

 

[27]           Par ailleurs, je suis d’accord avec la demanderesse que c’est seulement à partir du 16 mars 2005, lors de la signification de la requête introductive d’instance amendée de la défenderesse, que le délai de 30 jours mentionné au paragraphe 18.1(2) de la LCF a commencé à courir. C’est à cette occasion que la demanderesse a appris que la défenderesse n’effectuerait pas son deuxième versement pour l’année d’imposition 2004 ni ses deux versements pour l’année d’imposition 2005. De plus, tel qu’indiqué au paragraphe 24.1 de sa procédure amendée, la défenderesse procède à « recalculer » pour chacune des années d’imposition 2003, 2004 et 2005, le montant du PRIF qu’elle considère payable. Au terme de cet exercice, la requête introductive d’instance amendée fait état de la décision de la défenderesse de soustraire les montants ainsi obtenus des montants déjà payés à la demanderesse en 2003 et 2004 et de demander le remboursement par la demanderesse d’une somme de 640 175.63 $

 

[28]           La situation en l’instance présente un certain parallèle avec l’affaire Krause c. Canada (C.A.), [1999] 2 C.F. 476 (C.A.F.), rendue par la Cour d’appel fédérale en 1999. À la page 492, le juge Stone écrit ce qui suit aux paragraphes 23 et 24 :

J'accepte ces arguments. À mon avis, le délai prévu au paragraphe 18.1(2) ne fait pas que les appelants soient irrecevables à agir en mandamus, en prohibition ou en jugement déclaratoire. Il est vrai qu'à un moment donné, il y a eu décision interne au sein du ministère d'adopter les recommandations de l'Institut canadien des comptables agréés et de les mettre en application au cours des exercices subséquents. Ce n'est cependant pas cette décision générale que vise le recours des appelants, mais les actes accomplis par les ministres responsables pour mettre à exécution cette décision et auxquels les appelants reprochent d'être invalides ou illégaux. L'obligation de se conformer aux paragraphes 44(1) de la LPFP et 55(1) de la LPRFC se faisait jour "au cours de chaque exercice". Ce que reprochent les appelants aux ministres responsables c'est qu'en faisant ce qu'ils ont fait au cours de l'exercice 1993-1994 et des exercices subséquents, ils ont contrevenu aux dispositions applicables de ces deux lois et n'ont donc pas rempli leurs obligations en la matière, et que ces agissements se poursuivront si la Cour n'intervient pas pour faire respecter l'état de droit. Ce n'est qu'après que la Section de première instance aura entendu le recours en contrôle judiciaire qu'on pourra savoir si cette prétention est fondée ou non.

 

L'exercice de la compétence prévue à l'article 18 n'est pas subordonné à l'existence d'une "décision ou ordonnance". Dans Alberta Wilderness Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), (1997), 26 C.E.L.R. (N.S.) 238 (C.F. 1re inst.) aux p. 241 et 242; infirmé par d'autres motifs; Alberta Wilderness Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1999] 1 C.F. 483 (C.A.), le juge Hugessen a fait observer que le recours prévu par cette disposition "ne dépend pas de l'existence préalable d'une décision ni d'une ordonnance". En l'espèce, l'existence d'une décision générale d'adopter les recommandations de l'Institut canadien des comptables agréés ne fait pas courir le délai de prescription du paragraphe 18.1(2) de façon à rendre les appelants irrecevables à agir en mandamus, prohibition ou jugement déclaratoire. Autrement, quelqu'un qui serait [page493] dans le même cas n'aurait jamais la possibilité de demander justice sous le régime de l'article 18 du seul fait que le supposé acte invalide ou illégal découle d'une décision antérieurement prise en la matière. Cette dernière décision n'est pas elle-même un manquement à quelque obligation légale que ce soit. S'il y a eu manquement, celui-ci tient aux actes accomplis par le ministre responsable en violation du texte de loi applicable.

 

(Nos soulignés)

 

[29]           En déposant le 8 avril 2005 son avis de demande de contrôle judiciaire, la demanderesse était toujours à l’intérieur du délai du 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la LCF. Ainsi, le deuxième moyen préliminaire de la défenderesse doit également être écarté.

 

La question de litispendance

 

[30]           La défenderesse reconnaît qu’il n’y a pas de litispendance au sens strict du terme entre la présente demande de contrôle judiciaire et la requête pour jugement déclaratoire en Cour supérieure dont il a été fait état plus haut, mais invite subsidiairement cette Cour à suspendre les présentes procédures en vertu du paragraphe 50(1) de la LCF au motif qu’un autre tribunal, également compétent, a été préalablement invité à se prononcer sur la même question de fond.

 

[31]           Comme il a été décidé plus haut, la Cour fédérale a juridiction exclusive en vertu des articles 2, 18 et 18.1 de la LCF pour entendre et disposer de la présente demande de contrôle judiciaire. De plus, il ne s’agit pas ici d’un cas d’exception où la validité ou l’applicabilité constitutionnelle d’une loi fédérale qu’un office fédéral est tenu d’appliquer, est déjà remise en cause devant la Cour supérieure (voir Canada (Procureur Général) c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; Canada (Conseil canadien des relations de travail) c. Paul L’Anglais Inc., [1983] 1 R.C.S. 147, confirmant [1981] C.A. 62 (C.A.Q.)). En conséquence, je ne suis pas satisfait que la Cour devrait exercer le pouvoir discrétionnaire de suspension que lui confère le paragraphe 50(1) de la LCF.

 

 


 

ORDONNANCE

 

LA COUR DÉCLARE ET ORDONNE :

 

  1. La défenderesse constitue un office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales lorsqu’elle prend une décision ou pose un acte en vertu de la Loi sur les paiements en remplacement d’impôts et du Règlement sur les paiements versés par les sociétés d’État suite à une demande de paiement présentée par une autorité taxatrice;

 

  1. La Cour fédérale a compétence exclusive en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales pour entendre et décider de toute demande de contrôle judiciaire visant la légalité de toute acte ou de toute décision visés au paragraphe 1 plus haut;

 

  1. La présente demande de contrôle judiciaire a été présentée dans le délai prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales;

 

  1. Il n’est pas opportun de suspendre les procédures relatives à la présente demande de contrôle judiciaire;

 

  1. La requête portant sur les moyens préliminaires de la défenderesse est rejetée; les frais devant suivre le sort de la cause.

 

  1. Les parties seront convoquées à une audition pour traiter du mérite de l’affaire après qu’elles auront complété ou soumis leurs dossiers respectifs selon l’échéancier déjà fixé par la Cour.

 

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-631-05

 

 

INTITULÉ :                                       Ville de Montréal c. Société Radio-Canada et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Les 16 et 17 janvier 2006

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  LE JUGE MARTINEAU

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 1er février 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Patrice Brunet

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Sylvie Gadoury

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Me Nathalie Benoît

 

POUR L’INTERVENANT

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Brunet Lamarre

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Sylvie Gadoury

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’INTERVENANT

 

 

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