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Date : 20230405


Dossier : IMM-8319-21

Référence : 2023 CF 489

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE:

D. E.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est citoyen de l’Égypte. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Le 1er décembre 2021, le protonotaire (maintenant juge associé) Trent Horne a accueilli la demande informelle présentée par le demandeur concernant une ordonnance modifiant l’intitulé afin de protéger son identité et de préserver son anonymat dans l’ensemble des documents et des inscriptions enregistrées dans le dossier de cour qui pourraient être accessibles au public.

[3] Le demandeur affirme qu’il craint d’être persécuté par les autorités égyptiennes en raison de ses opinions politiques présumées. La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur après avoir conclu qu’il n’était pas exposé à un risque crédible en Égypte et qu’il n’avait pas de crainte subjective de persécution.

[4] La SPR a conclu à tort que le demandeur n’avait pas de crainte subjective en raison de son omission de demander l’asile plus tôt et a de façon déraisonnable relevé des contradictions dans sa description de son arrestation par la police égyptienne en novembre 2018. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II. Contexte

[5] Le demandeur est né au Caire, en Égypte. Il a déménagé à Dubaï, aux Émirats arabes unis, en 2003 pour tirer parti d’une possibilité d’emploi. Pendant qu’il résidait à Dubaï, le demandeur est souvent retourné en Égypte pour rendre visite à sa mère. Il a pris part à des manifestations contre le gouvernement égyptien à l’occasion.

[6] Au cours d’un voyage en Égypte, en novembre 2018, le demandeur se rendait faire renouveler son permis de travail pour le Koweït lorsqu’il a été arrêté par la police en même temps que d’autres personnes qui manifestaient contre le gouvernement. La police l’a interrogé au sujet de sa présence au Caire et l’a accusé de faire partie des Frères musulmans, organisation politique qui est interdite en Égypte. Le demandeur a été remis en liberté le lendemain après qu’il eut affirmé qu’il avait un lien de parenté avec le juge en chef du tribunal civil.

[7] Le demandeur est retourné à Dubaï. Quelques semaines plus tard, des policiers se sont rendus au domicile de sa mère parce qu’ils étaient à sa recherche. Un policier est retourné au domicile de sa mère en janvier 2019. Il a dit qu’il savait que le demandeur était à Dubaï et qu’il prendrait des mesures pour qu’il soit renvoyé en Égypte. Quelques jours plus tard, le même policier est revenu et a menacé d’ajouter le nom du demandeur à la liste de personnes recherchées à moins que la mère du demandeur ne lui verse un pot-de-vin, ce qu’elle a fait.

[8] Le 5 février 2019, la mère du demandeur a rendu visite au demandeur à Dubaï et l’a averti qu’il n’était pas en sécurité parce que les autorités égyptiennes allaient le pourchasser. Le demandeur s’est rendu au Canada afin de voir des membres de sa famille et de [traduction] « laisser les choses se calmer ». Il est resté au Canada du 19 février 2019 au 29 juin 2019. Pour éviter de prolonger son séjour au-delà des dates prévues sur le visa, il a séjourné chez des amis et des proches aux États-Unis [les É.‑U.] de juin à décembre 2019.

[9] En septembre 2019, des policiers ont rendu visite aux proches du demandeur en Égypte et ont inspecté leurs téléphones cellulaires. C’est à ce moment que le demandeur a conclu qu’il ne pouvait pas retourner en Égypte.

[10] Le demandeur a tenté d’entrer à nouveau au Canada le 28 décembre 2019, mais il s’est fait refuser l’entrée. Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] l’a averti de la possibilité que les É.‑U. le renvoient en Égypte. Le 2 janvier 2020, le demandeur a demandé l’asile au point d’entrée Douglas à Surrey, en Colombie-Britannique.

[11] Le demandeur était initialement représenté par un avocat qui l’a aidé à remplir son formulaire Fondement de la demande [le formulaire FDA] et à rédiger son exposé circonstancié. Il affirme que son exposé circonstancié n’a pas été traduit à son intention, mais qu’il a quand même signé une déclaration selon laquelle il comprenait le formulaire en anglais. Il a plus tard retenu les services d’un autre avocat en raison des difficultés qu’il éprouvait à communiquer avec l’avocat précédent.

[12] La SPR a entendu la demande d’asile du demandeur le 27 août 2021 et l’a rejetée le 20 octobre 2021. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte subjective parce qu’il n’avait pas demandé l’asile quand il était entré pour la première fois au Canada, le 19 février 2019, ou plus tard, pendant son séjour aux É.-U. Elle a rejeté son explication selon laquelle il espérait un changement de gouvernement en Égypte.

[13] De plus, la SPR a souligné un certain nombre de réserves quant à la crédibilité du demandeur, mais elle a fait remarquer qu’aucune n’était suffisante en soi pour réfuter les allégations formulées par celui-ci. Toutefois, l’effet cumulatif des réserves suffisait pour miner sa demande d’asile.

III. Question en litige

[14] La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

IV. Analyse

[15] La décision de la SPR est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

[16] Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85‑86, renvoyant à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[17] Le demandeur conteste la décision de la SPR pour de nombreux motifs. Deux d’entre eux sont déterminants. La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, parce que la SPR a conclu à tort que le demandeur n’avait pas de crainte subjective en raison de son omission de demander l’asile plus tôt et qu’elle a de façon déraisonnable relevé des contradictions dans sa description de son arrestation par la police égyptienne en novembre 2018.

[18] Le demandeur était muni de visas valides pour le Canada et les É.-U. Il soutient que la crainte est subjective, et qu’il n’était pas invraisemblable de sa part de faire montre d’un trop grand optimisme quant à un changement dans la situation politique en Égypte. Comme l’a souligné de façon mémorable le juge James Hugessen dans la décision Yusuf c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1992] 1 CF 629 à la p. 632, « [l]a définition de réfugié n’est certainement pas conçue pour exclure les personnes courageuses ou simplement stupides au profit de celles qui sont plus timides ou plus intelligentes ».

[19] Même si l’omission d’un demandeur d’asile de demander l’asile dès qu’il en a la possibilité peut dénoter l’absence de crainte subjective, elle n’est pas déterminante (Jumbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 543 au para 12). En l’espèce, le demandeur a demandé l’asile uniquement lorsqu’il s’est vu refuser l’entrée au Canada et qu’un agent de l’ASFC lui a mentionné la possibilité que les É.‑U. le renvoient en Égypte.

[20] Comme l’a affirmé la juge Danièle Tremblay-Lamer au paragraphe 18 de la décision Gyawali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1122 :

En l’espèce, le demandeur avait un visa d’étudiant et il avait aussi présenté une demande de résidence permanente. Il est clair que ce n’est que le jour où il a perdu le soutien financier qu’il recevait de sa famille au Népal qu’il a craint de devoir retourner dans son pays puisqu’il ne pouvait plus payer ses études. Il y a manifestement un parallèle direct à faire avec le marin travaillant sur le navire, qui finalement reçoit son congé et n’a d’autre endroit où aller que chez lui [voir l’arrêt Hue c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] ACF no 283 (CAF)]. Tous deux avaient quitté leur pays par crainte de la persécution et avaient trouvé un endroit sûr où demeurer et travailler, de telle sorte qu’ils ne ressentaient pas le besoin de demander le statut de réfugié puisqu’ils étaient en sécurité pour le moment. Soudainement, tous deux se sont rendu compte qu’ils devaient se préparer à retourner dans leur pays, en raison de circonstances sur lesquelles ils n’avaient aucune prise, et ils ont immédiatement produit une revendication.

[21] Le demandeur n’a pas demandé l’asile à son arrivée au Canada en février 2019 parce qu’il était muni d’un visa de visiteur valide et qu’il ne risquait pas immédiatement d’être renvoyé. Il ne se considérait pas non plus comme étant à risque d’être renvoyé des É.‑U., jusqu’à ce qu’un agent de l’ASFC lui ait laissé entendre le contraire. La SPR a rejeté à tort l’explication du demandeur quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas demandé l’asile plus tôt.

[22] Le demandeur a été interviewé à deux occasions au point d’entrée canadien : le 28 décembre 2019 et le 2 janvier 2020. Les entrevues ont été réalisées par le même agent de l’ASFC, qui a consigné des notes dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC].

[23] La SPR a tiré une inférence défavorable des notes consignées par l’agent au SGMC au sujet de la première entrevue, selon lesquelles le demandeur avait affirmé qu’il n’était pas à l’heure actuelle recherché par les autorités égyptiennes. Toutefois, les notes plus détaillées consignées dans le SMGC concernant la seconde entrevue indiquaient que le demandeur avait été détenu en Égypte, et qu’il croyait que les autorités égyptiennes [traduction] « avaient peut-être un mandat pour lui ».

[24] La SPR a relevé des incohérences dans le récit du demandeur quant à sa participation à la manifestation qui a eu lieu en novembre 2018. Dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, le demandeur a prétendu qu’il avait été arrêté par la police, qui croyait à tort qu’il avait pris une part active à la manifestation. Dans son témoignage, le demandeur a affirmé qu’il s’était joint aux manifestants pour [traduction] « montrer son appui ».

[25] Le demandeur a expliqué qu’il se rendait faire renouveler son permis de travail; qu’il n’avait pas l’intention de prendre part à une manifestation contre le gouvernement; qu’il s’était joint aux manifestants spontanément; et qu’il n’avait pas crié de slogans ni brandi une pancarte. La SPR a conclu de manière déraisonnable que les incohérences mineures dans le récit de son arrestation en novembre 2018, qui pourraient être attribuables à une erreur de traduction, suffisaient pour juger le demandeur non crédible.

[26] De plus, le demandeur conteste la décision de la SPR au motif de l’équité procédurale. Toutefois, à la lumière de ma conclusion selon laquelle la décision était déraisonnable, il n’est pas nécessaire que j’examine ces arguments supplémentaires.

V. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8319-21

 

INTITULÉ :

D. E. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Emma Arenson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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