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Date : 20230405

Dossier : IMM-4580-22

Référence : 2023 CF 487

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE:

ENBIN YU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Enbin Yu (M. Yu), est citoyen de Chine. Il craint d’être persécuté en Chine en raison de sa pratique du Falun Gong. Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] le 19 octobre 2021. M. Yu a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. La SAR a confirmé la décision de la SPR et a conclu que M. Yu ne connaissait pas suffisamment le Falun Gong pour établir qu’il en était un véritable adepte.

[2] M. Yu conteste la décision de la SAR dans le présent contrôle judiciaire. Il soutient que la SAR a mal interprété la preuve objective sur la pratique du Falun Gong ainsi que son témoignage à l’audience de la SPR au sujet de sa pratique du Falun Gong. Les parties conviennent, tout comme moi, que je dois examiner la conclusion de la SAR au sujet des connaissances de M. Yu sur le Falun Gong selon la norme de la décision raisonnable. J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire parce que la SAR a tiré des conclusions concernant la pratique du Falun Gong et le témoignage de M. Yu qui ne sont pas étayées par le dossier qui lui a été présenté. Ces conclusions n’étaient pas des erreurs mineures, mais constituaient la question clé sur laquelle la SAR s’est basée pour rejeter la demande de M. Yu, à savoir que sa connaissance du Falun Gong était insuffisante pour qu’il en soit un véritable adepte.

[3] En raison des motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[4] M. Yu a présenté une demande d’asile en 2018, en se fondant sur les politiques de planification familiale de la Chine. Lors de son séjour au Canada, il a été initié à la pratique du Falun Gong et, à l’approche de son audience devant la SPR, il a modifié son exposé circonstancié en ajoutant sa pratique du Falun Gong comme fondement supplémentaire à sa crainte d’être persécuté.

[5] La SPR a entendu la demande d’asile de M. Yu le 28 septembre 2021 et l’a rejetée le 19 octobre 2021. M. Yu n’a pas contesté les conclusions de la SPR concernant sa demande fondée sur les politiques de planification familiale de la Chine. L’appel de M. Yu à la SAR mettait uniquement l’accent sur la conclusion à l’égard de sa demande fondée sur la pratique Falun Gong. La SPR a tiré une inférence négative en raison du moment où M. Yu a modifié son exposé circonstancié en ajoutant sa pratique du Falun Gong comme fondement supplémentaire à sa crainte d’être persécuté. La SPR a également rejeté la demande d’asile parce que les connaissances de M. Yu au sujet du Falun Gong étaient insuffisantes.

[6] En appel, la SAR n’a pas fait sienne l’inférence négative de la SPR concernant le moment où M. Yu a ajouté le fondement lié à la pratique du Falun Gong à sa demande. La décision de la SAR se concentre uniquement sur la connaissance de M. Yu au sujet du Falun Gong. La SAR a conclu que « son niveau de connaissances [au sujet du Falun Gong] était insuffisant » et a rejeté l’appel le 10 mai 2022.

III. Analyse

[7] La seule question en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si le raisonnement et la conclusion de la SAR à l’égard des connaissances de M. Yu sur le Falun Gong sont raisonnables. La SAR a fourni trois exemples pour appuyer son point de vue selon lequel M. Yu n’avait pas les connaissances suffisantes. Au moins deux des exemples donnés par la SAR ne sont pas étayés par le dossier.

[8] Premièrement, la SAR a tiré les conclusions suivantes à propos des cinq exercices du Falun Gong :

[L]’appelant a mentionné à plusieurs reprises qu’il en avait pratiqué quatre en groupe et l’un d’eux à la maison parce qu’il devait rester assis pendant de longues périodes. La preuve objective montre clairement que deux des cinq exercices consistaient à rester assis pendant de longues périodes, et l’appelant a mentionné à plusieurs reprises qu’il n’y avait qu’un seul exercice effectué en position assise.

[9] La preuve objective n’étaye pas la conclusion de la SAR selon laquelle deux des exercices s’effectuaient en position assise. La SAR renvoie à une réponse à une demande d’information pour faire remarquer que « deux autres exercices exigent que la personne demeure sans mouvement pour de longues périodes de temps », et non que les deux exercices exigent de rester assis. D’autres éléments de preuve objective au dossier confirment que seul le cinquième exercice exige d’être assis. La SAR a mal interprété la preuve au dossier et s’est servie de sa propre interprétation erronée pour tirer une conclusion défavorable sur les connaissances de M. Yu.

[10] De plus, après un examen attentif de la transcription de la SPR, comme l’a noté l’avocate du demandeur et l’a reconnu l’avocat du défendeur à l’audience, il n’y a aucun fondement dans la transcription soutenant l’allégation de la SAR selon laquelle M. Yu avait déclaré [traduction] « plusieurs fois » et [traduction] « à maintes reprises » à l’audience de la SPR que seul le cinquième exercice se déroulait en position assise. Il y a une référence au fait que le cinquième exercice se déroule assis dans l’exposé circonstancié de M. Yu. Comme il a déjà été mentionné, cette affirmation selon laquelle le cinquième exercice se déroule assis est compatible avec la preuve objective. Quoi qu’il en soit, le fait que la SAR ait mal interprété le témoignage de M. Yu en affirmant qu’il avait déclaré à plusieurs reprises quelque chose qu’il n’a jamais dit.

[11] Le deuxième exemple de l’interprétation erronée de la preuve de M. Yu par la SAR concerne les leçons du Falun Gong. La SAR a conclu ce qui suit :

Appelé à parler de ses leçons préférées, l’appelant n’en a nommé que deux [soit la deuxième et la quatrième]. […] La SPR a demandé à l’appelant de décrire la sixième leçon, et l’appelant a répondu [traduction] « je ne m’en souviens pas très bien » et il voulait plutôt parler des leçons qui [traduction] « l’intéressaient plus ». La SPR a ensuite posé des questions à l’appelant au sujet de la huitième leçon, et l’appelant a de nouveau répondu [traduction] « je ne m’en souviens pas très bien », ne disant rien sur l’une ou l’autre de ces leçons. L’appelant a ajouté qu’il lisait les leçons chaque jour, mais qu’il ne pouvait pas fournir de précisions sur celles au sujet desquelles la SPR lui avait posé des questions.

[12] La SAR a mal interprété le témoignage de M. Yu. Il n’a pas témoigné du fait qu’il lisait ces leçons quotidiennement. Il a témoigné du fait qu’il consultait des livres de Falun Gong quotidiennement et il a expliqué plus tôt dans son témoignage qu’il possédait deux livres : Zhuan Falun et La grande méthode de plénitude parfaite du Falun Dafa. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait lu le livre Zhuan Falun, où se trouvent les leçons, M. Yu a expliqué : [traduction] « J’ai lu le livre, mais je – certains sujets m’intéressent, je les lis encore et encore, mais ceux qui m’intéressent moins, je ne les lirai peut-être pas autant ». Plus tard, M. Yu a été invité à nommer sa leçon préférée. Il a ensuite parlé de la deuxième leçon. Ensuite, il a été invité à nommer son autre leçon préférée et il a parlé de la quatrième. Le commissaire de la SPR a ensuite posé des questions au sujet de la sixième et de la huitième leçons, et M. Yu a expliqué qu’il s’en souvenait très bien. Cela concorde avec son témoignage antérieur sur les leçons qui l’intéressaient davantage. M. Yu a également témoigné au sujet de la septième leçon, que la SAR ne mentionne pas dans cette appréciation. Dans l’ensemble, j’en conclus qu’il n’y avait aucune raison de tirer une conclusion défavorable au sujet des connaissances de M. Yu sur la base de son témoignage à propos des lectures du Falun Gong. La SAR a eu tort de conclure que M. Yu avait témoigné du fait qu’il « lisait les leçons chaque jour ». C’est sur la base de cette mauvaise interprétation qu’elle a tiré une conclusion défavorable sur l’incapacité de M. Yu à se souvenir de certaines leçons.

[13] Je ne considère pas les erreurs de la SAR décrites plus haut en rapport avec la preuve objective et le témoignage de M. Yu comme des erreurs mineures, particulièrement dans le contexte d’une demande d’asile, où la décision a des répercussions sévères sur l’individu visé (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 133-135). Compte tenu de ces problèmes d’importance capitale relevés dans l’appréciation des éléments de preuve du dossier, une nouvelle décision doit être rendue sur l’affaire.

[14] Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’aborde en détail le dernier fondement sur lequel la SAR s’est appuyée pour conclure que les connaissances de M. Yu sur le Falun Gong n’étaient pas suffisantes, c’est-à-dire le fait que ses réponses sur sa pratique du Falun Gong étaient brèves, à l’exception de celles sur les exercices et sur la signification des concepts de vérité, de compassion et de tolérance. Je suis convaincue que, même si l’appréciation par la SAR était raisonnable, ce seul motif n’aurait pas suffi à justifier le rejet de la demande d’asile. De plus, je souligne que le fait de ne pas aborder ce motif de rejet par la SAR ne signifie pas que je juge raisonnable l’appréciation du témoignage de M. Yu par la SAR sur ces questions.

[15] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


 

 

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur de la SAR pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

Blank

« Lobat Sadrehashemi »

Blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4580-22

INTITULÉ :

ENBIN YU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2023

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

POUR LE DEMANDEUR

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KORMAN and KORMAN LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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