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Date : 20230412

Dossier : T-28-22

Référence : 2023 CF 528

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

VALERIE ANDRUSZKIEWICZ

 

demanderesse

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Mme Andruszkiewicz, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 17 août 2020 rendue par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC») au dernier palier de la procédure de règlement des griefs.

[2] Mme Andruszkiewicz soulève des questions relatives à l’équité procédurale et soutient que la décision de l’ASFC était déraisonnable selon les critères établis dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 653, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov].

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée. La demanderesse n’a pas démontré que son droit à l’équité procédurale avait été bafoué durant la procédure de règlement des griefs ou durant l’enquête relative au harcèlement, et elle n’a pas établi que la décision rendue au dernier palier était déraisonnable.

I. Les événements à l’origine de la demande en l’espèce

A. La demanderesse

[4] La demanderesse travaillait à l’ASFC depuis 1992. En mai 2012, elle occupait le poste de superviseure au Centre national de ciblage de l’ASFC à Ottawa.

[5] Mme Andruszkiewicz n’était pas représentée par un avocat dans la présente instance.

B. Les plaintes de harcèlement et l’enquête

[6] En juin 2018, la demanderesse a déposé une plainte de harcèlement à l’encontre de membres de l’équipe de direction de l’ASFC, à savoir un gestionnaire, un directeur et le directeur général. Dans une lettre datée du 8 juin 2018, l’avocat de la demanderesse a envoyé une plainte datée du 1er juin 2018 à l’ASFC qui décrivait de nombreuses allégations contre le gestionnaire et le directeur. La demanderesse avançait que certains incidents avaient été portés, en vain, à l’attention du directeur général.

[7] Toujours en juin 2018, la demanderesse a déposé une plainte séparée contre le directeur général. Cette plainte se rapportait à des courriels échangés avec la demanderesse concernant son retour au travail alors qu’elle se trouvait en congé pour invalidité de longue durée. Dans une lettre datée du 9 juillet 2018, l’avocat de la demanderesse à cette époque a exposé la position de sa cliente au sujet de la plainte visant le directeur général. En réponse, dans une lettre non datée qui, si je comprends bien, a été envoyée vers la mi-août 2018, le vice-président à la Direction générale des opérations de l’ASFC a signalé que les allégations n’entraient pas dans la définition du harcèlement et que l’enquête prendrait donc fin.

[8] À la fin du moins d’août 2018, Robert Neron, de Simner Corporation, a accepté d’agir à titre d’enquêteur externe pour la première plainte. La portée du mandat écrit pour l’enquête a été circonscrite en novembre 2018.

[9] L’enquêteur a interrogé la demanderesse le 14 décembre 2018. Il a recensé neuf événements ou incidents à examiner au cours de son enquête. Durant l’entrevue, la demanderesse et son avocat ont confirmé que le directeur général n’était plus visé par la plainte, mais demeurait un [traduction] « acteur important ». Dans une lettre datée du 21 décembre 2018, l’enquêteur a informé l’ASFC que le directeur général n’était plus visé par la plainte de la demanderesse, mais demeurait un acteur important.

[10] L’enquêteur a interrogé la demanderesse, six autres personnes qui travaillaient à l’ASFC ainsi que les deux parties intimées, soit le gestionnaire et le directeur.

[11] Les plaintes de harcèlement contre le gestionnaire et le directeur ont abouti à deux rapports d’enquête datés des 16 et 26 juin 2019. L’enquêteur a conclu dans les deux cas que les plaintes de la demanderesse n’étaient pas fondées. L’enquête a permis d’établir que certaines relations professionnelles étaient tendues, et parfois discourtoises, mais que les conduites respectives du gestionnaire et du directeur ne constituaient pas du harcèlement à l’endroit de la demanderesse.

[12] En tant qu’employeur, l’ASFC a accepté les rapports d’enquête et a envoyé à la demanderesse des lettres de décision datées du 12 août et du 10 septembre 2019. Ces lettres confirmaient que l’employeur, après avoir examiné en profondeur les conclusions de l’enquêteur, y a donné son appui et a confirmé que les allégations de la demanderesse n’étaient pas fondées.

C. Le grief de la demanderesse

[13] Le 8 octobre 2019, la demanderesse a déposé un grief [traduction] « concernant la plainte de harcèlement 2018-NHQ-HC-127410 », soit la plainte contre le gestionnaire et le directeur. Dans son grief, la demanderesse a énoncé ce qui suit :

[TRADUCTION]

  • Je dépose un grief à l’encontre de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) parce qu’elle ne s’est pas conformée aux politiques et aux directives du Secrétariat du Conseil du Trésor sur la prévention et la résolution du harcèlement ni au processus de traitement des plaintes de harcèlement.

  • Je dépose un grief à l’encontre de l’ASFC parce qu’elle a retenu les services d’un enquêteur externe dont le profil ne répondait pas aux conditions énumérées dans le Guide d’enquête pour l’application de la Politique sur la prévention (le Guide d'enquête) et la résolution du harcèlement et la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement.

  • Je dépose un grief parce qu’on n’a pas tenu compte, dans les constatations finales de l’enquête, de la preuve que j’ai présentée, y compris les documents, les témoins, les entrevues et mes arguments offerts pour réfuter les conclusions de l’enquêteur.

  • Je dépose un grief parce que les conclusions tirées par l’enquêteur n’étaient pas neutres et témoignaient d'un manque de professionnalisme.

  • Je dépose un grief parce que l’ensemble du processus faisant suite à ma plainte de harcèlementa été mal géré par l’ASFC à mon égard. J’ai été traitée d’une manière inéquitable qui m’a privée de ma rémunération et de mes congés, qui m’a empêchée de préserver ma santé physique et mentale tout en nuisant à ma réputation professionnelle.

[14] La demanderesse a sollicité les mesures correctrices suivantes : une indemnisation pour la perte de rémunération, dont les vacances, les heures supplémentaires et la prime de poste; un remboursement des congés utilisés depuis 2016 lorsque le harcèlement a commencé; et [traduction] « la désignation d’un employé indépendant et non mandaté du gouvernement fédéral chargé d’examiner l’ensemble des conclusions, comme elles le méritent ».

[15] Le 8 janvier 2020, la demanderesse a rencontré un conseiller principal en relations de travail pour le consulter au sujet de son grief.

[16] Le 22 janvier 2020, la demanderesse a envoyé à ce conseiller un document de six pages où elle exposait en détail les allégations de son grief en y annexant plusieurs documents.

[17] Le conseiller principal en relations de travail a préparé un précis du grief au dernier palier (le précis) et une proposition de réponse au grief qui ont été mis à la disposition de l’autorité délégataire (la décideuse). Les deux documents ne sont pas datés.

II. La décision rendue au dernier palier par l’ASFC

[18] La décideuse au dernier palier (la vice-présidente de l’ASFC, Direction générale des ressources humaines) a répondu par écrit au grief (dernier palier) le 17 août 2020 (la réponse au grief). Elle a confirmé avoir examiné la trame factuelle qui a donné lieu au grief de la demanderesse et avoir tenu compte des points que cette dernière a soulevés à la consultation au dernier palier.

[19] La réponse au grief fait notamment état de ce qui suit :

[traduction]
Suivant le dépôt de vos allégations, des enquêtes relatives au harcèlement ont été instituées à l’encontre des deux parties intimées que vous avez désignées. Les allégations contre la troisième partie intimée n’ont pas fait l'objet d'une enquête puisqu’elles n’entraient pas dans la définition du harcèlement énoncée dans la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du Secrétariat du Conseil du Trésor.

Les enquêtes ont été menées par un gestionnaire externe impartial et ce dernier a conclu que les allégations soulevées dans vos plaintes ne correspondaient pas à du harcèlement et étaient donc non fondées. Après avoir examiné l’ensemble du processus je suis persuadée qu’il a été appliqué conformément aux politiques et directives sur le harcèlement adoptées par le Secrétariat du Conseil du Trésor, et je ne vois pas de raison d’intervenir.

À la lumière de ce qui précède, votre grief est donc rejeté. Les mesures correctrices que vous avez demandées ne seront pas prises.

[20] La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier. Avant d'analyser sa position, je vais examiner certaines questions préliminaires.

III. Les requêtes de la demanderesse

A. La requête visant la production de nouveaux éléments de preuve

[21] Peu avant l’audience du 6 octobre 2022 portant sur la demande de contrôle judiciaire, la demanderesse a déposé un avis de requête, le 28 septembre 2022, dans lequel elle sollicitait l’autorisation de déposer des éléments de preuve supplémentaires en vertu de l’article 312 des Règles des Cours fédérales [les Règles]. La demanderesse a affirmé que les documents supplémentaires n’étaient pas nombreux et ne comprenaient pas de nouvelles allégations, mais qu’ils étaient essentiels pour répondre aux points soulevés dans le dossier du défendeur déposé le 22 juillet 2022.

[22] La demanderesse a tout d’abord précisé qu’elle avait besoin de modifier son affidavit initial pour clarifier qu’elle s’appuyait sur une partie complémentaire de la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement (plus particulièrement l’étape 5 exposée aux paragraphes 6.1.1 et 6.1.2). Le défendeur ne s’oppose pas à cette demande. Aucune ordonnance n’est requise. Je vais me pencher sur ce point plus loin.

[23] Ensuite, la demanderesse souhaitait être autorisée à verser au dossier les nouveaux documents suivants :

  • a)une lettre envoyée par l’ASFC à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public;

  • b)des courriels échangés en janvier 2020 entre la demanderesse et le conseiller principal en relations de travail (quoique le courriel joint à la réplique de la demanderesse déposée le 4 octobre 2022 soit daté de décembre 2019);

  • c)deux lettres médicales datées des 21 et 29 septembre 2022;

  • d)des pages supplémentaires d’un [Traduction] « rapport de réfutation » préparé par la demanderesse durant l’enquête et un courriel d’octobre 2017 entre la demanderesse et le directeur général.

[24] Le défendeur conteste l’admission de ces documents parce qu’ils ne satisfont pas aux critères d’admissibilité au titre de l’article 312 énoncés dans les arrêts Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 et Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128. Il a fait valoir que les documents susmentionnés aux paragraphes a), c) et d) n’avaient pas été portés à la connaissance du décideur au moment de la prise de la décision attaquée (il s’appuie à cette fin sur les arrêts Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19, et Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13–18). Le défendeur a en outre soutenu que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour admettre les courriels de la demanderesse visés au paragraphe b) susmentionné parce qu’il n’avait plus le temps de présenter des éléments de preuve valables en réponse.

[25] La demanderesse a déposé des observations en réplique le 4 octobre 2022, auxquelles étaient joints la plupart des documents en cause, et elle y précisait pourquoi les documents supplémentaires devraient être admis, soit principalement parce qu’ils servaient seulement à appuyer sa thèse et les éléments de preuve déjà présentés.

[26] À l’audience, la demanderesse a reconnu le principe général voulant que seuls les documents portés à la connaissance du décideur soient admissibles dans le contexte du présent contrôle judiciaire.

[27] Afin de décider si l’admission de nouveaux éléments de preuve peut être autorisée en vertu de l’article 312 des Règles, la Cour se demande d’abord s’ils sont admissibles dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire et s’ils sont pertinents à l’égard d’une question que la Cour est appelée à trancher : Forest Ethics, aux para 4, 6. Selon l’article 312, la Cour déterminera également si les nouveaux éléments de preuve « vont dans le sens des intérêts de la justice », c’est-à-dire notamment (i) s’ils aideront la Cour, (ii) si leur admission causera un préjudice important au défendeur et (iii) s’ils étaient connus au moment du dépôt des documents par la demanderesse dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire ou auraient pu être découverts si on avait fait preuve de diligence raisonnable : Tsleil-Waututh Nation, au para 11. Voir aussi McClintock’s Ski School & Pro Shop Inc c Canada (Procureur général), 2021 CF 471 aux para 38–39. Afin d’aider la Cour, les éléments de preuve doivent être suffisamment probants pour se répercuter sur le résultat : Holy Alpha and Omega Church of Toronto c Canada (Procureur général), 2009 CAF 101 aux para 2, 11.

[28] Par application de ces principes juridiques :

  • a)La lettre envoyée par l’ASFC à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public n’est pas admissible. Elle a été ajoutée afin de démontrer l’attitude « insouciante » de l’ASFC face à la demande de mesure d’adaptation de la demanderesse pour des raisons médicales et afin d’appuyer les dires de la demanderesse quant à l’existence d’un problème persistant d’iniquité procédurale et de manque de professionnalisme. Une seule page non datée de la lettre a été jointe aux documents liés à la requête. Les nouveaux éléments de preuve proposés ne pourraient pas avoir d'incidence importante sur l’issue de la demande en l’espèce;

  • b)Les échanges de courriels du 18 décembre 2019 entre la demanderesse et le conseiller principal en relations de travail durant le traitement dugrief sont admissibles, car ils sont pertinents à l’égard d’un argument fondé sur l’équité procédurale formulé par la demanderesse relatif à la procédure de règlement des griefs;

  • c)Les deux lettres médicales de septembre 2022 étaient destinées à décrire les répercussions mentales et physiques de la plainte de harcèlement sur la vie de la demanderesse et à appuyer la thèse selon laquelle, au dire de la demanderesse, l’ASFC aurait omis de lui fournir des mesures d’adaptation pour des raisons médicales à son retour au travail. Toutefois, l’allégation de représailles formulée dans le grief de la demanderesse avait trait aux communications d’octobre 2019 portant sur le retour au travail de la demanderesse à l’époque et ne mentionnait pas la nécessité de mesures d’adaptation pour des raisons médicales. Les lettres de 2022 ne sont pas admissibles puisqu’elles n’avaient pas été portées à la connaissance de la décideuse et ne sont aucunement pertinentes à l’égard des observations légitimes relatives à l’allégation initiale de représailles présentées dans la demande initiale;

  • d)Les pages supplémentaires du rapport de réfutation de la demanderesse préparé au cours de l’enquête pourraient être pertinentes selon leur teneur, mais elles n’ont pas été jointes à la requête. La demanderesse a fourni un extrait de son échange de courriels du 17 octobre 2019 avec le directeur général, où elle faisait état de ses préoccupations face à un commentaire relatif à son rendement; le directeur général lui a répondu qu’une réunion serait organisée pour les dissiper. Toutefois, en usant de diligence raisonnable, elle aurait pu joindre le courriel en question au grief qu’elle avait déposé, avec tous les autres documents transmis au conseiller principal en relations de travail. L’incidence de ce courriel sur l’issue de la présente demande n’est pas claire.

[29] J’accueillerai en partie la requête, afin de permettre à la demanderesse de présenter l’entièreté de son argumentation concernant l’étape 5 et d’admettre l’échange de courriels du 18 décembre 2019 entre elle et le conseiller principal en relations de travail.

B. La requête visant la présentation d’observations postérieures à l’audience

[30] Après la tenue de l’audience devant la Cour, la demanderesse a déposé une requête sollicitant l’autorisation de produire sa [traduction] « déclaration à la Cour » de 55 pages qu’elle a lue à l’audience mais qu’elle affirme ne pas avoir été en mesure de lire intégralement durant son argumentation. Elle s’est de nouveau reportée à l’article 312 relativement à l’admission de nouveaux éléments de preuve. La demanderesse a soutenu que l’audience devait durer quatre heures et qu'elle n’avait pas été en mesure d’aborder la question de la norme de contrôle soulevée dans le dossier du défendeur. Elle a fait valoir que le défendeur et la Cour avaient déjà entendu la majeure partie des déclarations, que rien n’y avait été changé après l’audience et que le défendeur ne subirait aucun préjudice.

[31] Le défendeur s’est opposé au dépôt envisagé, au motif que la demanderesse n’avait pas satisfait au critère juridique permettant l’admission de nouveaux éléments de preuve et que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour accepter les documents en cause.

[32] À mon avis, la question à se poser pour trancher la requête ne porte pas sur les éléments de preuve supplémentaires à verser au dossier relatif au présent contrôle judiciaire, mais bien sur les observations supplémentaires (arguments) présentées après la tenue de l’audience. La réponse est qu’il n’y avait nul besoin de formuler des observations juridiques supplémentaires après l’audience. Les deux parties ont eu l’occasion de produire des observations écrites avant comme pendant l’audience et s’en sont prévalues. Elles savaient toutes deux qu’une audience de quatre heures était prévue, ce qui signifiait qu’elles auraient chacune deux heures environ pour présenter leurs observations. En fait, l’audience a duré à peu près cinq heures. La présentation des observations de la demanderesse a nécessité presque trois heures, tandis que l’argumentation du défendeur s’est poursuivie pendant 1 h 45 avant la brève réplique de la partie adverse. Les parties n’ont pas demandé à produire d’observations supplémentaires et elles n’ont pas été tenues de le faire. Le défendeur ne devrait pas avoir à répondre par écrit à la déclaration à la Cour de la demanderesse (puisqu’il avait eu l’occasion d’y répondre de vive voix à l’audience). J’ai également examiné la déclaration en question et j’ai constaté que les arguments concernant la norme de contrôle portaient sur les principes issus de l’arrêt Vavilov, qui sont bien connus de la Cour.

[33] Par conséquent, la requête présentée par la demanderesse visant à déposer sa « déclaration à la Cour » sera rejetée, sans dépens.

IV. Analyse de la demande de contrôle judiciaire

[34] Au début de l’analyse juridique, il est important de bien définir ce qui est l’objet de la demande de contrôle judiciaire. La décision attaquée est la décision rendue au dernier palier par l’ASFC le 17 août 2020 sur le grief de la demanderesse déposé le 7 octobre 2019. Dans la présente affaire, la Cour ne se prononce pas sur le caractère raisonnable des décisions de l'ASFC d’accepter les résultats des deux rapports d’enquête et n’examine pas le contenu de ces rapports.

[35] La présente instance ne vise pas non plus à déterminer si les plaintes de harcèlement déposées par la demanderesse étaient valides ou non. En outre, la Cour ne peut pas statuer sur la question de savoir si la décideuse au dernier palier ou la personne qui a enquêté sur les plaintes de harcèlement ont rendu des décisions qui sont étayées par la preuve.

[36] Les allégations formulées par la demanderesse dans son grief étaient divisées en trois grands volets :

  • a)L’enquête [traduction]« n’était pas conforme » ou l’enquêteur n’a pas correctement appliqué les exigences énoncées dans certaines politiques et dans les guides relatifs au harcèlement et aux enquêtes afférentes. La demanderesse a également fait valoir que l’enquêteur était partial ou avait un parti pris;

  • b)L’enquête sur le harcèlement a comporté des [traduction]« erreurs grossières de gestion »;

  • c)Il y a eu des comportements répréhensibles de la part des hauts fonctionnaires de l’ASFC.

[37] Les questions et les faits particuliers qui se rattachent à ces trois volets se recoupaient abondamment et sont étroitement reliés sur le fond. Je tire ces constats de mon examen de la trame factuelle et des questions fournies par la demanderesse au conseiller principal en relations de travail durant leur rencontre du 8 janvier 2019, des arguments écrits transmis par la demanderesse le 22 janvier 2020 ainsi que de mon examen de ses observations orales et écrites adressées à la Cour.

[38] La demanderesse a affirmé que la décision rendue au dernier palier devrait être annulée parce qu’elle était déraisonnable et que l’ASFC n’a pas observé les principes d’équité procédurale. Les arguments de la demanderesse à l’égard de la conduite de l’ASFC, tant pour ce qui est du grief que de l’instance devant la Cour, étaient centrés sur le processus suivi au cours de l’enquête sur le harcèlement, et la demanderesse insistait sur le fait que la démarche ne satisfaisait pas à certaines exigences établies dans les documents du Conseil du Trésor.

A. Les motifs de la décision attaquée rendue au dernier palier

[39] Les motifs de la décision rendue au dernier palier sur le grief de la demanderesse comprennent ceux qui ont été exposés dans la réponse au grief et dans le précis : Veillette c Canada (Agence du revenu), 2020 CF 544 au para 27.

[40] Le défendeur a avancé que, en droit, les deux rapports d’enquête faisaient aussi partie intégrante des motifs de la décision attaquée (citant Marszowski c Canada (Procureur général), 2015 CF 271 au para 49; (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, aux para 36–39). Selon le défendeur, une fois que les rapports d'enquête sont acceptés ils deviennent le prolongement de l’organisme pour lequel ils sont préparés et la totalité des conclusions de l'enquêteur sont donc aussi acceptées par la personne investie des pouvoirs délégués. Il a fait observer que la demanderesse a reçu les deux rapports, que la décideuse avait ceux-ci à sa disposition lorsqu’elle a rendu la décision au dernier palier et que le grief les visait ainsi que le processus suivi par l’enquêteur pour parvenir à ses conclusions.

[41] Au paragraphe 49 de la décision Marszowski, la juge Heneghan a déclaré ce qui suit :

Les rapports d’enquête sont considérés comme le prolongement de l’organisme pour lequel ils sont préparés : voir Sketchley, précité. Un rapport d’enquête peut être considéré comme faisant partie intégrante de la décision finale lorsque celle-ci y fait référence; voir Westbrook c Agence du revenu du Canada, 2013 CF 951 au paragraphe 13.

[42] Au paragraphe 13 de la décision Westbrook c Canada (Revenu national), 2013 CF 951, le juge Manson a déclaré ce qui suit :

La Cour n’a pas pour rôle d’analyser le dossier en profondeur afin de justifier les motifs qui sous-tendent la décision de l’Agence. Cela dit, il ressort assez clairement du dossier pourquoi, en l’espèce, l’Agence en est arrivée à sa décision. Dans la décision initiale du 27 janvier 2010, l’Agence fait référence au rapport de l’enquêtrice et donne un résumé des conclusions tirées en fonction de la preuve. De même, l’Agence renvoie au rapport de l’enquêtrice dans sa décision finale du 10 juin 2012. Il n’est pas nécessaire de deviner les motifs de la décision; ceux-ci sont exposés dans la lettre du 27 janvier 2010 et étayés par le rapport de l’enquêtrice. Aux fins de la présente demande, il est raisonnable de considérer ce rapport et la décision initiale comme faisant partie intégrante de la décision finale. Détacher ces composantes de la décision finale aurait un caractère artificiel, et serait tout le contraire de la retenue dont il convient de faire preuve, selon la norme de la raisonnabilité, à l’endroit des décideurs administratifs.

[43] Dans l’arrêt Sketchley, la Cour d’appel fédérale a jugé que, lorsque la Commission canadienne des droits de la personne adopte le rapport de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise de décision : Sketchley, au para 37. La Cour d’appel fédérale a souligné que la cour de révision doit, en fin de compte, se pencher sur l’examen de la Commission : Sketchley, au para 38. Voir également Ralph c Canada (Procureur général), 2010 CAF 257 au para 16.

[44] En l’espèce, l’ASFC a accepté les rapports d’enquête et a appuyé les conclusions qui y sont énoncées dans ses lettres du 12 août et du 10 septembre 2019. Les enquêtes sur le harcèlement constituaient l’élément central du grief. La réponse au grief et le précis renvoyaient l’un comme l’autre aux deux enquêtes et à leurs résultats. Selon le précis, la plaignante [TRADUCTION] « contestait les résultats des enquêtes sur le harcèlement et la façon dont l’ASFC a géré le processus ». Le précis portait sur ces deux points; l'auteur a souligné d'abord qu'il n’existait aucun élément de preuve pouvant étayer l’allégation selon laquelle l’enquêteur ne s’était pas conformé aux politiques du Conseil du Trésor applicables en matière d’enquêtes sur des plaintes de harcèlement et ensuite qu'aucun élément de preuve n’indiquait que la demanderesse avait été harcelée sur les lieux du travail par le gestionnaire ou le directeur. Au fond, la réponse au grief et le précis ont adopté les rapports d’enquête et leurs auteurs ont conclu que l’enquêteur avait suivi les règles en vigueur, hormis une seule exception (la destruction de l’enregistrement d’une entrevue).

[45] Dans les circonstances, je suis d’accord avec le défendeur qu’il vaut mieux considérer les rapports de l’enquêteur comme faisant partie intégrante des motifs de la décision rendue au dernier palier et non pas du dossier sur lequel la décision était fondée. Comme l’a conclu la Cour dans la décision Westbrook, faire autrement aurait un caractère artificiel.

B. La décision rendue au dernier palier du processus de règlement des griefs était‐elle déraisonnable?

[46] La norme de contrôle applicable à la décision rendue au dernier palier est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est circonscrite dans l’arrêt Vavilov. Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, aux para 75, 100.

[47] Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un examen déférent et rigoureux de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov aux para 12–13, 15. Les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle et lus en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur, constituent le point de départ du contrôle. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, particulièrement aux para 85, 91–97, 103, 105–106, 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCF 900 [Société canadienne des postes] aux para 2, 28–33, 61.

[48] Dans le paragraphe 101 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a recensé deux catégories de lacunes fondamentales qui peuvent justifier l’intervention d’une cour de révision : le manque de logique interne du raisonnement; et le fait qu’une décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle.

[49] À moins de « circonstances exceptionnelles », les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait du décideur et doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve : Vavilov, au para 125. La cour de révision ne peut intervenir que si elle perd confiance dans la décision parce que celle-ci est « indéfendable [...] compte tenu des contraintes factuelles [...] pertinentes » ou si le décideur s’est « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, aux para 101, 126, 194. Voir aussi Société canadienne des postes, au para 61.

[50] Ce ne sont pas toutes les erreurs dans les décisions attaquées ou toutes les interrogations qu’elles soulèvent qui justifieront une intervention de la Cour. Pour intervenir, la Cour doit conclure que les lacunes reprochées ne sont pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision et qu'elles ne sont pas une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable – celle-ci doit comporter des « lacunes graves » à un point tel qu’on ne peut pas dire que cette même décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov, au para 100.

[51] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demanderesse n’a pas démontré que la décision rendue au dernier palier était déraisonnable.

[52] Quoique la demanderesse ait mentionné les trois caractéristiques d’une décision raisonnable dans ses plaidoiries à l’audience, elle était d’avis que la décision rendue au dernier palier était déraisonnable parce que la décideuse aurait dû conclure que l’enquête sous-jacente n’était pas équitable au niveau procédural et était déraisonnable parce qu’elle ne satisfaisait pas à certains principes énoncés dans les documents du Conseil du Trésor régissant les enquêtes en matière de harcèlement et qu’elle avait été menée d’une façon comportant plusieurs lacunes. La demanderesse a fait état de certaines préoccupations relatives à la compétence et à la sensibilité durant l’enquête sur le harcèlement.

[53] La demanderesse a également cherché à rattacher ses arguments au code de conduite de l’ASFC et au Code de valeurs et d’éthique du secteur public et s’est appuyée sur les principes qui y sont énoncés, soit le respect de la démocratie, le respect envers les personnes, l’intégrité, l’intendance et l’excellence. À mon sens, il vaut mieux analyser les arguments précis de la demanderesse à la lumière de principes juridiques plus concrets et mieux établis, dont l’équité procédurale. Voir Burlacu c Canada (Procureur général), 2022 CAF 197 aux para 5–6.

[54] Dans ses observations écrites, la demanderesse n’a pas établi de lien entre ses observations relatives à l’enquête et le contenu de la réponse au grief ou du précis, ce qu’elle n’a pas fait non plus dans ses plaidoiries jusqu’à ce que la Cour l’interroge sur ce point. En réponse à une question à ce sujet, elle s’est reportée à ses observations (qui mentionnaient les rapports d’enquête) et a fait valoir que la réponse au grief et le précis n’abordaient pas ses préoccupations en détail et qu’ils étaient [Traduction] « génériques » ou qu’ils [Traduction] « faisaient peu de cas» de ses plaintes ou les [Traduction] « minimisaient». Les réponses de l’ASFC à son grief n’ont pas dissipé ses préoccupations concernant l’enquête.

[55] La demanderesse a soutenu que l’ASFC avait commis une erreur de droit en omettant de suivre ou d’appliquer certains éléments (qui touchaient surtout le processus) des documents suivants :

  • a)la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du Secrétariat du Conseil du Trésor (la Politique) (qui a été remplacée par la Directive sur la Prévention et la résolution du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail);

  • b)la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement (également remplacée par la Directive sur la Prévention et la résolution du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail);

  • c)le Guide d’enquête pour l’application de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement et la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du Secrétariat du Conseil du Trésor, qui appuyait la Politique et la directive antérieure.

[56] La réponse au grief a expressément énoncé que l’enquête avait été menée conformément aux directives et politiques en matière de harcèlement du Secrétariat du Conseil du Trésor.

[57] Le précis a repris les déclarations de la demanderesse figurant dans son grief initial, a résumé sa position et exposé celle de l’employeur. La section du précis portant sur la position de l’employeur se fondait sur la définition de harcèlement tirée de la Politique du Conseil du Trésor. Selon le précis, la demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve pour étayer son allégation portant que l’enquêteur ne s’était pas conformé aux politiques du Secrétariat du Conseil du Trésor en matière d’enquêtes sur les plaintes de harcèlement. De plus, l’enquêteur figurait dans la liste des enquêteurs disponibles de Services publics et Approvisionnement Canada et le processus d’acquisition a été suivi. D’une manière générale, la demanderesse n’a pas démontré qu’il n’était pas loisible à la décideuse au dernier palier de tirer de telles conclusions.

[58] L’auteur du précis a affirmé que rien n’appuyait la prétention selon laquelle la demanderesse a été harcelée en milieu de travail. Il a souligné que l’enquêteur externe avait conclu que les allégations de la demanderesse à cet égard étaient sans fondement et non corroborées. Toujours selon le précis, il y aurait eu, au plus, de l’impolitesse et des tensions entre la demanderesse et un de ses gestionnaires ou directeurs en milieu de travail. Même si elle s’inscrivait en faux contre le résultat, la demanderesse n’a pas contesté cette conclusion du précis dans ses plaidoiries.

[59] En ce qui concerne l’allégation de la demanderesse selon laquelle le processus d’enquête était lacunaire et incomplet parce que le directeur général n’avait pas été interrogé, le précis a indiqué que ce dernier n’avait pas été témoin du prétendu harcèlement et qu’il n’était pas une partie intimée. Il était raisonnablement loisible à la décideuse de tirer cette conclusion en fonction du dossier.

[60] L’auteur du précis a examiné l'utilisation de l’adresse courriel personnelle de la demanderesse par le directeur général (c’est l’objet de la deuxième plainte) et a conclu que la communication était nécessaire pour faciliter le retour de la demanderesse au travail après son congé de maladie et relevait des attributions d’un gestionnaire. Il ressort du précis que cette démarche n’a pas enfreint le code de conduite de l’ASFC ni la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, P-21, comme l’a prétendu la demanderesse. En l’espèce, celle-ci estimait que le courriel envoyé par le directeur général avait témoigné d’un [Traduction] « manque de sensibilité ». Elle a souligné qu’il contenait des renseignements personnels en matière de santé et qu’il n’était pas chiffré, mais sans en dire plus sur le code de conduite de l’ASFC ni sur la Loi sur la protection des renseignements personnels. Malgré ces préoccupations, je ne peux pas conclure que la demanderesse a réussi à démontrer que la décideuse était tenue de tirer une conclusion différente de celle à laquelle elle est parvenue.

[61] Le précis mentionnait qu’une lettre envoyée par l’avocat de la demanderesse donnant pour instruction de lui faire parvenir les communications n’était adressée qu’à son destinataire et n’empêchait donc pas le directeur général de contacter la demanderesse pour toute question reliée au travail qui ne faisait pas l’objet de la plainte de harcèlement. Selon le précis, si c’était là l’objectif, la lettre de l’avocat aurait dû être plus claire, et il était déraisonnable pour la demanderesse de s’attendre à ce que le destinataire interprète cette demande de manière à se sentir obligé de réacheminer n’importe quelle communication et d'informer les tiers en conséquence. À la lecture de la correspondance, je suis d'avis qu’il s’agit d’une conclusion qu’il était loisible à la décideuse de tirer.

[62] L’auteur du précis n’a trouvé aucun élément de preuve permettant d’étayer l’allégation de la demanderesse selon laquelle l’enquêteur n’a pas fidèlement transcrit les propos qu’elle a tenus durant l’entrevue. Il a signalé que la demanderesse a eu l’occasion de prendre connaissance des notes de l’enquêteur et de demander les corrections nécessaires. La demanderesse n’a pas contesté ces points.

[63] Le précis a longuement fait état de la destruction de l’enregistrement audio de l’entrevue de la demanderesse. On y a reconnu que, selon le Guide d’enquête, l’utilisation d’appareils d’enregistrement vidéo ou audio n’était pas conseillée et que l’enquêteur devait être prêt à fournir, sur demande, des copies de ces transcriptions, qui peuvent être très coûteuses et exiger beaucoup de temps. Toutefois, le précis mentionnait aussi que l’enquêteur a utilisé des enregistrements audio uniquement pour faciliter sa prise de notes, lesquelles ont ensuite été révisées par les personnes interrogées, qui ont pu en confirmer l’exactitude. D’après l’avocat de la demanderesse à l’époque, cette démarche était [Traduction] « très logique ». Il était indiqué dans le précis que certaines mesures de suivi seraient prises et que, même si le Guide d’enquête déconseillait l’utilisation de tels enregistrements et que l’enquêteur avait omis de fournir les transcriptions sur demande, ce défaut ne signifiait pas que l’enquêteur était incompétent ou que l’enquête était invalide. Selon le précis, la demanderesse a eu l’occasion de lire les notes de l’enquêteur pour vérifier leur exactitude après l’entrevue, et son avocat a admis par écrit que les raisons de la destruction des enregistrements avaient du sens. Au vu du dossier, il était manifestement loisible à la décideuse de tirer ces conclusions relativement à l’entrevue de la demanderesse.

[64] Dans l’ensemble, il est vrai que la réponse au grief et le précis n’ont pas expressément traité chacun des points et arguments soulevés par la demanderesse. Plusieurs éléments interdépendants viennent combler cette lacune. Premièrement, les motifs de la décision rendue au dernier palier mentionnaient ces deux documents et, en l’espèce, les deux rapports d’enquête considérablement plus détaillés répondaient aux plaintes initiales de la demanderesse et aux allégations supplémentaires formulées dans son grief. Deuxièmement, la décideuse était tenue d’examiner toutes les questions de fond soulevées dans le grief et de fournir des motifs suffisants pour démontrer qu’elle s’est penchée sur chacune d’entre elles. En substance, je conclus que les points principaux mentionnés dans le grief de la demanderesse ont été examinés, à savoir la conformité de la démarche suivie par l’enquêteur avec les directives, politiques et guides applicables de même que l’iniquité et la mauvaise gestion qui auraient entaché le processus d’enquête. De surcroît, la décideuse n’était pas tenue de mentionner dans ses motifs chacun des arguments ou éléments de preuve présentés par la demanderesse : Vavilov, au para 91; Caron c Canada (Procureur général), 2022 CAF 196 au para 45.

[65] En outre, j’examine plus loin les questions précises soulevées par la demanderesse qui n’ont pas été expressément analysées par la décideuse et sont également liées à l’équité procédurale.

[66] Pour ces motifs, je conclus que la demanderesse n’a pas démontré que la décision rendue au dernier palier était déraisonnable.

C. L’allégation de représailles transmise au conseiller principal en relations de travail

[67] La demanderesse a soulevé la question des représailles dans l'énoncé de position qu'elle a envoyé à l’enquêteur le 22 janvier 2020. Elle se reportait à des communications survenues à la fin d’octobre 2019 (après le dépôt de son grief) qui, selon elle, auraient entraîné son retour au travail dans un nouveau milieu et non pas à son poste « d’attache ».

[68] Comme l’a reconnu le défendeur à l’audience, la réponse au grief n’a pas expressément abordé l’allégation de représailles formulée par la demanderesse. L’auteur du précis a résumé la position de cette dernière, d’où il ressort qu’elle avait tenté de retourner au travail, mais s’était gravement heurtée à la direction locale. Selon le précis, la demanderesse estimait qu’elle n’était pas traitée équitablement, qu’on la dédaignait et qu’ [traduction] « ils ne voulaient pas que je revienne au travail ». La plainte de harcèlement qu’elle avait déposée était à la source de ces représailles. La [traduction] « position de l’employeur » tirée du précis était muette quant à cet élément de l’argumentation de la demanderesse relative au grief.

[69] Dans ses observations à la Cour, la demanderesse fait allusion à de nombreuses questions de droit portant sur les représailles; il semble qu’elle a déposé des plaintes fondées sur des atteintes à son droit à la vie privée et à ses droits fondamentaux en lien avec des événements et des communications qui auraient mené à son retour au travail (qui, selon ma compréhension, ne s’est pas encore produit). Dans ses documents, la demanderesse a soutenu que l’ASFC, en ce qui concerne son retour au travail, avait enfreint plusieurs lois. Les observations semblaient axées principalement sur le prétendu défaut de l’ASFC de lui fournir des mesures d’adaptation pour des raisons médicales (une plainte qui n'est pas mentionnée dans l'allégation de représailles initiale du 22 janvier 2020).

[70] Le défendeur a plaidé que la Cour n’était pas correctement saisie des questions relatives aux représailles soulevées dans les observations écrites de la demanderesse et que celle-ci disposait d’une autre voie de recours appropriée pour faire trancher ces questions en déposant une plainte au titre des alinéa 190(1)g) et sous-alinéa 186(2)a)(iii) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22. Le défendeur a également renvoyé à l’alinéa 209(1)b), au sous-alinéa 209(1)c)(iii), au paragraphe 228(2) de cette loi et au paragraphe 51(6) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22.

[71] Dans les arguments qu'elle a présentés de vive voix en réponse à la thèse du défendeur sur les dispositions de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, la demanderesse a soutenu que la Cour était correctement saisie de la question des représailles et que d’autres articles (portant sur la discipline et la mutation) n’étaient pas liés à sa plainte de harcèlement.

[72] Les motifs de la décision rendue au dernier palier ne sont pas jugés au regard d’une norme de perfection : Vavilov, au para 91. En effet, dans ses observations présentées à la Cour, la demanderesse n’a pas fait valoir que l’allégation de représailles initiale, formulée le 22 janvier 2020 durant le processus de consultation relatif au grief, devrait être renvoyée pour nouvelle décision. Elle n’a pas non plus même relevé qu’elle avait été résumée sans être analysée dans la décision rendue au dernier palier. Lorsque je tiens compte de la somme des questions soulevées dans le grief, je conclus que l’absence d’analyse explicite de l’allégation de représailles initiale dans la décision rendue au dernier palier ne met pas à nu de lacune si fondamentale par rapport au grief de la demanderesse ou à l’ensemble de la décision rendue au dernier palier qu’elle justifie d’annuler cette décision : Vavilov, aux para 100, 127–128.

D. Le prétendu manquement à l’équité procédurale

[73] La demanderesse a soulevé un certain nombre de questions liées à un prétendu manquement à l’équité procédurale. Elle a approfondi ces énoncés généraux en présentant des observations sur des questions précises que j'analyse plus loin.

(i) La démarche juridique au regard des questions d’équité procédurale

[74] Lorsqu’un contrôle judiciaire fait intervenir une question d’équité procédurale, la Cour détermine si la procédure suivie par le décideur était équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la nature des droits substantiels concernés et des répercussions pour les personnes touchées. Même si à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée, le contrôle effectué par la Cour se fonde sur une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte : Hussey c Bell Mobilité Inc., 2022 CAF 95 au para 24. Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 RCF 271 au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée] aux para 54–55.

[75] En d’autres termes, la Cour doit être convaincue que l'obligation d'équité procédurale a été respectée : Rebello c Canada (Justice), 2023 CAF 67 au para 10; Koch c Borgatti (Succession), 2022 CAF 201 au para 40, (faisant référence à Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14).

[76] Un des principes de l’équité procédurale nécessite « d’entendre l’autre partie » (parfois appelé la règle audi alteram partem), ce qui signifie que la question primordiale en matière d’équité procédurale est celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu une occasion valable d’être entendu et si on lui a donné la possibilité pleine et entière de répondre : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 41, 56; Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 au para 50; Air Canada c Robinson, 2021 CAF 204 au para 54, 66; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 22.

[77] Je me penche plus loin sur la jurisprudence qui met en œuvre ces principes généraux relatifs à l’équité procédurale.

(ii) Le caractère équitable du processus à l’origine de la décision attaquée

[78] Le défendeur a soutenu qu’il incombait à la demanderesse d’exposer précisément les revendications énoncées dans son grief à partir de faits dont elle a connaissance et ajouté que les exigences relatives à l’équité procédurale qui balisent le processus de traitement des griefs sont peu élevées et se limitent à l'obligation d’informer l’intéressé des faits qui lui sont défavorables. Le défendeur a invoqué les décisions Kohlenberg c Canada (Procureur général), 2022 CF 906 [Kohlenberg] et Blois c Canada (Procureur général), 2018 CF 354 [Blois].

[79] Au paragraphe 23 de la décision Kohlenberg, le juge Fothergill a énoncé ce qui suit :

Le niveau d’équité procédurale auquel a droit un employé dans le cadre d’une procédure interne de règlement des griefs se situe à l’extrémité inférieure du continuum (De Santis c Canada (Procureur général), 2020 CF 723 [De Santis] au para 28, citant Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85 au para 41). L’employé a le droit d’être informé des faits défavorables à sa thèse et d’y répondre (De Santis, au para 30).

[80] Dans la décision Blois, le juge Favel a conclu que l’intensité de l’obligation d’équité procédurale au dernier palier de la procédure de grief se situe au bas de l’échelle et que la demanderesse avait eu « la possibilité réelle de participer à la procédure de règlement de son grief et d’être entendue » : Blois, au para 36.

[81] En l’espèce, la demanderesse n’a pas établi d’atteinte à l’équité procédurale au regard du processus ayant entouré la décision attaquée.

[82] La demanderesse a déposé un grief qui contient six éléments. Elle a rencontré le conseiller principal en relations de travail pour une consultation et elle lui a fourni une argumentation écrite circonstanciée avec documents à l’appui. La décideuse a rendu une décision par écrit (soit la réponse au grief, qui était étayée par le précis et les rapports d’enquête). La demanderesse n’a pas établi que son droit d’être entendue ou de participer réellement au processus de traitement de son grief avait été enfreint. De surcroît, elle n’a relevé aucun renseignement tiré du précis qui aurait dû lui être divulgué parce qu’il était nouveau ou lui était inconnu et défavorable, ou qui aurait exigé ses commentaires ou sa réponse avant la prise de la décision rendue au dernier palier.

[83] Par ailleurs, je ne suis pas convaincu que le conseiller principal en relations de travail était tenu de passer au crible l’ensemble du [traduction] « dossier de relations de travail » de la demanderesse pour donner suite au grief, compte tenu des volumineux documents qu’elle lui a transmis (dont un grand nombre le 22 janvier 2020). Le courriel du 18 décembre 2019 a informé la demanderesse que le conseiller serait [traduction] « en mode écoute » durant la consultation, de sorte que la décideuse de l’ASFC puisse prendre une décision [traduction] « fondée sur la consultation et les renseignements figurant au dossier ». À mon avis, cette déclaration n’a pas suscité d’attente légitime selon laquelle le conseiller serait tenu d’examiner tous les documents versés au dossier de la demanderesse : voir Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504 au para 68; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559 au para 95.

[84] Je conclus qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale durant le processus de traitement du grief.

(iii) Les prétendus manquements à l’équité procédurale durant l’enquête sur le harcèlement

[85] En l’espèce, la thèse de la demanderesse était centrée sur des manquements à l’équité procédurale qui seraient survenus au cours de l’enquête relative à ses allégations de harcèlement. La question centrale soulevée dans le grief portait sur l’iniquité et la mauvaise gestion qui auraient entaché le processus d’enquête.

[86] Le défendeur a fait valoir que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable – tout en reconnaissant que la marge de manœuvre de la décideuse était étroitement assujettie aux contraintes juridiques qui interviennent quand il faut déterminer si la question de savoir si l’enquête sous-jacente était équitable sur le plan procédural, c'est-à-dire que l’éventail des issues raisonnables relativement à cette question était restreint (il prenait appui à cette fin sur la décision Burlacu c Canada (Procureur général), 2021 CF 339 aux para 60–70, conf par 2022 CAF 197).

[87] Je constate que, dans l’arrêt Burlacu, la Cour d’appel fédérale n’a pas tranché la question de la norme de contrôle à appliquer : voir le para 9.

[88] À mon avis, la bonne démarche pour la Cour consiste à analyser si l’enquête a satisfait aux exigences en matière d'équité procédurale. Toutefois, en l'espèce, le degré de retenue qui pourrait être accordé n’influe presque pas sur l’analyse, compte tenu de la jurisprudence applicable. Je suis également conscient de la nature des arguments de la demanderesse au sujet de l’enquête et je garde à l’esprit l’objectif de rédiger des motifs adaptés aux principales observations soulevées par la demanderesse et le défendeur devant la Cour. Je souligne que, sans s'avancer sur la question de la norme de la décision raisonnable comme le fait la Cour dans l’arrêt Burlacu, le défendeur a répondu en fait directement aux observations formulées par la demanderesse sur l'iniquité procédurale de l’enquête.

[89] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demanderesse n’a pas démontré qu'il y a eu violation de son droit à l’équité procédurale au cours de l’enquête sur le harcèlement qui aurait dû être reconnue dans la décision rendue au dernier palier et pousser l’employeur à agir.

[90] Les questions essentielles sur l’équité procédurale reposent sur la notion d' « équité » au sens qui lui est donné en droit canadien, conformément à des principes bien établis et reconnus. Ces principes englobent le droit d’avoir une possibilité réelle d’être entendu grâce à une certaine forme de participation au cours du processus (comme l’exigent la jurisprudence et le contexte). La norme juridique n’est pas celle de « l’équité » prise dans un sens abstrait (correspondant à ce que la Cour croit juste ou non) et ne s'entend pas non plus de ce qui aurait été profitable pour quiconque, que ce soit le plaignant/demandeur, les parties intimées ou l’employeur. Comme je le mets en lumière plus loin, lorsqu'un manquement à l’équité procédurale est invoqué, il ne s'ensuit pas que la Cour peut assumer le rôle de l’enquêteur, c'est-à-dire réexaminer l’ensemble des choix procéduraux faits par celui-ci, décider si elle aurait agi comme l'enquêteur dans les mêmes circonstances et ensuite substituer son propre point de vue au sien. L’équité procédurale n'est pas ébranlée dès que survient un désaccord quant à la façon dont l’enquêteur a soupesé la preuve.

[91] Dans l’arrêt Baker, la juge l’Heureux-Dubé a expliqué les facteurs à prendre en compte pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité. Elle a déclaré ceci au paragraphe 27 :

Cinquièmement, l’analyse des procédures requises par l’obligation d’équité devrait également prendre en considération et respecter les choix de procédure que l’organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l’organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances [...] Bien que, de toute évidence, cela ne soit pas déterminant, il faut accorder une grande importance au choix de procédures par l’organisme lui-même et à ses contraintes institutionnelles [...]

Cette démarche semble avoir été adoptée dans la jurisprudence qui décrit l’approche suivie par la Cour pour apprécier l’équité procédurale d’une enquête.

[92] La demanderesse a soutenu de façon générale que les obligations relatives à l’équité procédurale étaient élevées en l’espèce en raison de l’importance de la question pour elle (conformément à l’arrêt Canada (Procureur général) c Ladouceur, 2011 CAF 247 aux para 21‐22). Elle a soulevé un grand nombre de points précis qui, selon elle, ont influé sur l’issue de l’enquête. Bien que chacune de ces allégations puisse être examinée individuellement, la demanderesse a plaidé qu'elles portent à croire, lorsqu'elles sont conjuguées, que l’enquête n’aurait été ni approfondie, ni exhaustive. En ce qui concerne le caractère approfondi de l'enquête, la demanderesse mentionne dans ses observations écrites les décisions Egan c Canada (Procureur général), 2008 CF 649 au para 26 et Sanderson c Canada (Procureur général), 2006 CF 447 au para 71.

[93] Le défendeur a soutenu que la demanderesse, au nom du principe de l'équité procédurale, devait avoir bénéficié d’une « possibilité raisonnable d’établir le bien-fondé de ses allégations » : Thomas c Canada (Procureur général), 2013 CF 292 au para 75. Dans cette affaire, la juge Kane a conclu que les exigences en matière d’équité procédurale avaient été respectées parce que la plaignante avait eu la possibilité de présenter des allégations et de soumettre des documents. L’enquêteure dans la décision Thomas a examiné les documents en question et a interrogé les témoins. La plaignante a formulé des observations sur une version provisoire du rapport (dont l’enquêteure a confirmé avoir pris connaissance et qu'elle a aussi révisé pour en tenir compte au besoin). L’enquêteure a soumis un rapport final écrit résumant les renseignements qui avaient été recueillis et exposant son analyse et ses conclusions au sujet de chacune des allégations, ainsi que la plainte initiale et tous les documents à l'appui qui avaient été fournis par Mme Thomas : voir la décision Thomas , aux para 72–96.

[94] À l’audience, le défendeur a également plaidé que la jurisprudence de la Cour a confirmé que l’employeur avait le droit de s’appuyer sur les conclusions tirées des rapports d’enquête, tant que les enquêtes n’étaient pas [traduction] « manifestement déficientes » et n’avaient fait abstraction d’aucune [traduction] « preuve manifestement évidente ». En outre, l’employeur n’est pas tenu de soupeser à nouveau ni de prendre en considération des éléments de preuve non présentés durant la procédure de règlement des griefs même s’ils sont en théorie à sa disposition. Le défendeur a maintenu qu'un plaignant doit recenser les erreurs commises et que l’employeur peut se fonder sur ce qui est mis en lumière dans le grief puis y répondre.

[95] Des préoccupations relatives à l’équité procédurale surgissent si une enquête était manifestement déficiente parce que l’enquêteur n'a pas examiné une preuve manifestement importante : Rosianu c Western Logistics Inc, 2021 CAF 241 aux para 33–34, 40. Tahmourpour c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113 aux para 8–9,11, 30–35, 40; et Sketchley, aux para 114–125 (arrêts qui renvoient tous aux principes énoncés dans la décision Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574, surtout aux pp 599–606); Egan, aux para 17, 21–22. voir également Sanderson, aux para 60–71. Bien que ces affaires aient trait à des enquêtes menées dans un contexte juridique quelque peu différent (sous le régime de la législation en matière de droits de la personne), j’estime qu’elles sont très représentatives des obligations sur le plan de l'équité procédurale qui devaient s'appliquer à l’enquête sur le harcèlement invoqué par la demanderesse dans son grief. (De surcroît, aucune des deux parties n’a présenté d’observations relatives à l’application des facteurs tirés de l’arrêt Baker à l’espèce : Baker, surtout aux para 22–28.)

[96] Il est possible que l’enquête ne soit pas équitable sur le plan procédural si elle n'est pas approfondie, comme je l’ai décrit plus haut, mais un enquêteur n’est pas tenu de « remuer ciel et terre » et n'est pas astreint non plus à une norme de perfection ; la norme est celle d’une enquête faite par une personne compétente : Tahmourpour , au para 39; Slattery, aux pp 600, 604–605; Holder c Banque UBS (Canada), 2019 CF 1597 au para 53; Demitor c Westcoast Energy Inc (Spectra Énergie Transmission), 2017 CF 1167 au para 69, conf par 2019 CAF 114. Une enquête peut être approfondie sans être exhaustive : Choi c Canada (Procureur général), 2022 CF 265 au para 38. Desgranges c Canada (Service d'appui aux tribunaux administratifs), 2020 CF 315 aux para 74–75).

[97] Il ne peut être conclu qu'il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison d’un manque de rigueur de l'enquête simplement parce que l’enquêteur n’a pas interrogé chaque témoin proposé par une partie : Rosianu, au para 33 (citant Wong c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2018 CAF 101 au para 14); Shaw c Gendarmerie royale canadienne, 2013 CF 711 aux para 32–-33) Gosal c Canada (Procureur général), 2011 CF 570 au para 55; Slattery, à la p 605. La Cour tiendra compte des renseignements que le témoin éventuel pourrait fournir à l’enquêteur : Rosianu, aux para 35–40. La décision finale quant au choix des personnes à interroger appartient à l’enquêteur et non au plaignant : Rosianu, aux para 33–35.

[98] L’enquêteur est également en droit de contrôler le processus d’enquête, sous réserve uniquement des exigences d’équité : Rosianu, au para 34.

[99] Je me penche maintenant sur les allégations précises de la demanderesse au sujet des lacunes procédurales et je les ai regroupées par sujet aux fins de l’analyse.

a) Les questions liées aux entrevues avec les témoins

[100] Le défaut d’interroger tous les témoins : La demanderesse a plaidé que l’enquêteur n’avait pas interrogé l’ensemble des personnes qu’elle avait proposées à titre de témoins. Durant son entrevue, en décembre 2018, elle a nommé des témoins pour chacune de ses principales plaintes. Les notes de cette entrevue ont été approuvées par la demanderesse (signées par son avocat le 20 décembre 2018). Comme l’a fait valoir le défendeur, les rapports d’enquête comprenaient la liste des personnes interrogées, ce qui confirme que l’enquêteur a questionné les personnes désignées par la demanderesse durant son entrevue du 14 décembre 2018 (avec, semble-t-il, une exception, dont je discute plus loin).

[101] Selon la demanderesse, l’enquêteur aurait dû interroger une témoin supplémentaire, Mme Garant, et en ne le faisant pas, il n’a pas respecté le Guide d'enquête, qui prévoit que l’ensemble des parties (y compris les témoins) doivent coopérer au processus. Le défendeur a avancé que la nouvelle témoin a uniquement été proposée à la mi-mars 2019, après que l’enquêteur eut achevé les entrevues avec tous les autres témoins nommés par la demanderesse. De plus, le défendeur a plaidé qu'il n'était pas nécessaire d'interroger Mme Garant parce que l’enquêteur avait en main suffisamment de renseignements pour comprendre la dynamique du milieu de travail.

[102] Je ne décèle aucun manque d’équité procédurale à cet égard. L’enquêteur a mentionné le nom de Mme Garant dans un courriel envoyé à l’employeur le 21 décembre 2018, dans lequel il a fait savoir qu’elle ne voulait pas participer à l’enquête. L’employeur a demandé à l’enquêteur de ne pas communiquer immédiatement avec elle en attendant la tenue d’autres discussions. L’avocat de la demanderesse a de nouveau soulevé la question de Mme Garant à la mi-mars 2019. Aucune des parties n’a attiré mon attention sur d’autres événements ou courriels qui expliqueraient pourquoi cette dame n’a pas été interrogée. En ce qui concerne les renseignements potentiellement pertinents, la demanderesse a affirmé que Mme Garant, qui était aussi gestionnaire, aurait décrit un autre cas semblable de [traduction] « différence de traitement » envers la demanderesse dans son milieu du travail qui concorderait avec la thèse qu'elle a exposée dans son grief.

[103] La demanderesse a également soutenu que l’enquêteur avait informé l’ASFC qu’il n’interrogerait pas Mme Garant, mais qu’il n’en a fait part à son avocat que deux mois plus tard. Elle s'est reportée aux principes énoncés dans la Politique au sujet des communications faites dans des délais raisonnables et de la nécessité de garder les parties intéressées informées. La demanderesse a également plaidé que l’enquêteur a interrogé d’autres témoins entre-temps, mais qu'il a expliqué par la suite dans un rapport provisoire qu’il était trop tard pour interroger Mme Garant. Elle n’a pas précisé quels autres témoins l’enquêteur a interrogés après la mi-mars 2018.

[104] Je conclus que les réserves exprimées par la demanderesse à l’égard des entrevues de témoins ne mettent pas en lumière de manquement à l’équité procédurale. Il n’était pas allégué que Mme Garant était présente pour un des incidents mentionnés dans la plainte de la demanderesse. Les renseignements que Mme Garant aurait apparemment fournis n’avaient pas vraiment de valeur probante au regard des allégations de harcèlement. Dans ces circonstances, je ne suis pas en mesure de conclure qu’elle était un témoin essentiel dans le dossier de la plainte de la demanderesse ni que l’enquête était manifestement déficiente si Mme Garant n'y participait pas à titre de témoin : Rosianu, aux para 35–40. Shaw, aux para 32–33. Mme Garant n’était pas une personne qui avait en main des renseignements manifestement essentiels : Wong, aux para 14, 20–23.

[105] Toujours selon la demanderesse, l’enquêteur aurait dû interroger Mme Summers mais ne l'a pas fait. Elle s’est rappelé que Mme Summers lui avait dit qu’une des parties intimées [traduction] « l’avait traitée comme de la merde ». Toutefois, il est ardu de voir comment ce commentaire fait de Mme Summers un témoin essentiel pour la plainte, en soi ou comparativement à la pertinence apparente des renseignements que possèdent des témoins dans des affaires comme dans la décision Tahmourpour. Bien qu’il soit possible, en théorie, qu’une entrevue ait pu mettre au jour des renseignements pertinents ou mener à d’autres éléments d’information, le défaut d’explorer une telle avenue ne suffit pas à constituer un manquement à l’équité procédurale.

[106] Le traitement différent de certains témoins : La demanderesse a soutenu que l’enquêteur avait traité différemment deux témoins, car une des «témoins en sa faveur » (Mme Summers) avait obtenu le droit de ne pas participer à l'enquête, alors qu’un autre témoin (M. Shaddock) avait été contraint de le faire. Cette allégation ne suffit pas à établir un fondement pour démontrer un manque d’équité procédurale. Puisqu'on ne connaît pas davantage la teneur de leur témoignage, ou de ce qu’il aurait été, ou à défaut de faire valoir quelque préoccupation sur des raisons non valables d’interroger un témoin mais pas un autre, la demanderesse plaide au fond que l’enquêteur n’a pas interrogé toutes les personnes qu'elle avait proposées comme témoins. Je constate également que les témoins possibles ne sont pas réservés à un plaignant ou à un intimé : ce sont des personnes qui doivent être interrogées par un enquêteur neutre.

[107] La conduite des entrevues : La demanderesse a critiqué l’enquêteur pour avoir omis de poser certaines questions, ou certains types de questions, aux témoins et aux intimés (qui, selon elle, n’auraient pas été directement interrogés à propos de leur harcèlement); pour avoir transmis les questions à deux personnes (y compris un des intimés, le gestionnaire) avant les entrevues; pour avoir mené les entrevues par téléphone au lieu de le faire en personne; pour avoir interrogé les intimés à la fin, et non pas immédiatement après elle, la plaignante; et pour avoir interrogé de manière précipitée en janvier les témoins qu'elle a proposés, alors qu’il a attendu en février et en avril pour le gestionnaire et le directeur. La demanderesse a invoqué le Guide d'enquête (qui énonçait que [traduction] « Normalement, la collecte des faits s'effectue au moyen d'une enquête sur place; les parties au litige et les témoins seront interrogés en personne ») et plaidé que l’ordre des témoins enfreignait la politique.

[108] Je ne suis pas convaincu que ces éléments, individuellement ou dans leur ensemble, jettent un doute valable sur l’équité procédurale. Le choix des questions à poser à un témoin ou à un intimé appartient à l’enquêteur. Le moyen de communication, l’ordre des entrevues et la décision de fournir ou non les questions en avance sont normalement du ressort de l’enquêteur compte tenu des circonstances particulières de chaque enquête. À mon sens, aux fins de l’équité procédurale, la Cour devrait être réticente à critiquer après coup ces choix de l’enquêteur, à moins qu'il y ait eu (par exemple) un oubli flagrant ou une erreur qui amène à douter de l’intégrité de l’enquête ou entache les principales conclusions de l’enquêteur (ce que la demanderesse n’a pas démontré en l’espèce). Bien qu’il soit préférable et plus habituel que les entrevues se déroulent en personne, la demanderesse ne m’a pas persuadé que le recours au téléphone par l’enquêteur était en l’espèce une source d’inquiétude sur le plan de l’équité procédurale.

[109] L’utilisation et la destruction d’un enregistrement audio : La demanderesse a fait valoir que l’enquêteur avait commis une erreur en enregistrant son entrevue et en détruisant l’enregistrement audio, contrairement à ce que prévoit le Guide d'enquête. Elle a souligné que cette démarche témoignait d’un manque de respect envers les politiques et l’obligation de conserver un dossier d’enquête complet.

[110] À mon avis, elle n’équivaut pas à un manque d’équité procédurale en l’espèce. La demanderesse et son avocat ont tous deux examiné et approuvé par leur signature les notes d’entrevue, et l’avocat a jugé qu’il était avisé d’enregistrer la rencontre pour veiller à ce que les préoccupations de la demanderesse soient correctement consignées. Il s'agit, au plus, d'une incohérence technique dans l'application d'une politique, mais la demanderesse n’a pas révélé ainsi un préjudice causé à l’enquête, étant donné que son avocat a approuvé par sa signature les notes d’entrevue et a reconnu qu'il était effectivement avisé de procéder à l’enregistrement. Aucune mesure de réparation n’est nécessaire. Voir Burlacu, au para 88, conf. par la Cour d’appel fédérale sur ce point (2022 CAF 197 au para 9); Taseko Mines, aux para 62–64.

b) Les questions relatives à la preuve mise au jour par l’enquête

[111] Le défaut de reconnaître trois contradictions internes dans le témoignage de M. Granham à propos de la différence de traitement envers la demanderesse et de l’insubordination : Les parties ne s’entendaient pas quant à l’existence même de telles contradictions. À mon avis, il appartient à l’enquêteur de relever l’existence de contradictions dans un témoignage et de les évaluer. Un désaccord à propos d’une possible conclusion tirée par l’enquêteur sur ce fondement ne révèle pas un problème d’équité procédurale (qu’il soit lié à l’enquête ou à un prétendu parti pris de l’enquêteur).

[112] Le défaut de tenir compte des éléments de preuve supplémentaires : La demanderesse a avancé qu’il existait des éléments de preuve supplémentaires dont l’enquêteur n’avait pas tenu compte. Elle a signalé qu’elle avait obtenu des documents supplémentaires grâce à une demande d’accès à l’information, qui lui sont parvenus après la conclusion et l'envoi des rapports d’enquête.

[113] Le défendeur a soutenu que, en droit, l’enquêteur n’était pas tenu de se prononcer sur chaque élément de preuve, seulement sur ceux qui sont essentiels et déterminants – ce qu’il a fait (d'après les arrêts Vavilov, aux para 97, 102–103, 128,137; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458 au para 54; Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160 au para 74).

[114] Avec cet argument, la demanderesse ne soulève pas d'enjeu d’équité procédurale. Les documents qu'elle a reçus suivant la demande d’accès à l’information n’avaient pas été portés à la connaissance de la décideuse et la demanderesse n’a pas signalé à la Cour de l’existence d’éléments de preuve indiquant qu’elle aurait sollicité un délai supplémentaire durant l’enquête parce qu’elle attendait les résultats de ces demandes visant à recueillir d'autres éléments de preuve.

c) Les allégations concernant l’absence de réponse de l’enquêteur

[115] Le défaut d’inclure les commentaires de la demanderesse dans les ébauches de rapports : Il ressort des rapports d’enquête que l’enquêteur a acheminé un rapport provisoire à la demanderesse et à l’ASFC pour garantir [traduction] « l’équité procédurale ». Cette ébauche provisoire comportait les renseignements et les éléments de preuve pertinents recueillis au cours de l’enquête, mais pas d’analyse de la preuve ni de conclusions. Selon les rapports d’enquête, les commentaires de la demanderesse ont été [traduction] « dûment examinés ».

[116] La demanderesse a affirmé que l’enquêteur a fait fi de ses commentaires. Le défendeur a fait valoir qu’elle avait eu la possibilité de présenter des commentaires, ce qui était la seule véritable obligation.

[117] J’ai trouvé et examiné les documents que la demanderesse a mentionnés dans ses observations. Le dossier de la demanderesse comprenait deux documents intitulés [traduction] « résumé préliminaire des faits », qui, selon ma compréhension, ont été transmis par l’enquêteur à la demanderesse et aux intimés. Les deux contenaient des notes manuscrites apparemment rédigées par la demanderesse (à la lecture, certaines semblent avoir été rédigées avant la réception des deux rapports d’enquête finals et d'autres, après). Dans les deux rapports versés au dossier de la demanderesse se trouvaient deux documents comprenant en tout 10 pages et dont chaque paragraphe s'accompagnait des observations précises de la demanderesse sur les deux résumés préliminaires des faits.

[118] Les documents révèlent que la demanderesse a eu la possibilité raisonnable d’être entendue et, plus précisément, la possibilité de commenter le rapport provisoire sur les faits de l’enquêteur, comme il est envisagé dans la décision Thomas. L’enquêteur a déclaré, dans la section finale des deux rapports d’enquête, qu’il avait tenu compte des commentaires reçus au sujet des rapports provisoires (ou préliminaires) pour évaluer la plainte et tirer les conclusions présentées dans les rapports.

[119] La demanderesse a plaidé que l’enquêteur n’était pas passé à l’étape suivante, à savoir qu’il n’a inclus aucun de ses commentaires ni modifié les ébauches de rapports en conséquence. Le défendeur n’a pas tenté de réfuter cet argument ni d’y répondre point par point. J’ai vérifié plusieurs des modifications proposées par la demanderesse au regard du résumé préliminaire des faits et d'un des rapports d’enquête. J’ai constaté que l’enquêteur avait bel et bien inclus plusieurs des commentaires de la demanderesse dans le rapport d’enquête.

[120] Je peux comprendre que la demanderesse, à titre de plaignante, éprouve de la frustration du fait qu’aucun de ses commentaires n’a apparemment été versé intégralement dans les rapports d’enquête. C'est notamment par souci d'exactitude et d'exhaustivité dans la recherche des faits qu'on offre aux plaignants l’occasion de commenter l'ébauche du résumé des faits, ce qui mène à des enquêtes plus fouillées et mieux adaptées ainsi qu’à des résultats généralement de meilleure qualité. Cela dit, je ne crois pas que l’équité procédurale exige qu'un enquêteur modifie nécessairement l'ébauche des faits dans un rapport après avoir pris connaissance des commentaires d'une des parties. En l’espèce, certains des commentaires formulés par la demanderesse concernaient des points sur lesquels elle était en désaccord avec l'ébauche des faits. Dans d’autres, elle réagissait aux déclarations d’autres témoins. La demanderesse a sollicité l’autorisation de voir des documents supplémentaires. Aux fins de l’équité procédurale, elle n’a pas expliqué pourquoi certaines de ses notes (non incluses dans le rapport) étaient importantes ou avaient une incidence sur le résultat de l’enquête. Comme la demanderesse n'a pu démontrer qu'elle a subi un préjudice à cet égard, je ne peux conclure qu'il y a eu atteinte à l’équité procédurale. Je ne peux pas non plus conclure que les désaccords exprimés par la demanderesse ou la mention d’autres éléments de preuve révèlent un parti pris de l’enquêteur.

[121] Le défaut de considérer le directeur général comme intimé : La plainte initiale de la demanderesse visait son gestionnaire, son directeur et le directeur général. Elle reprochait à ce dernier de n'avoir mis en place aucune mesure dans le milieu de travail après qu’elle l’eut informé de l’existence de ce qu’elle croyait être du harcèlement. Comme je le signale plus haut, le rôle du directeur général dans l’enquête a été examiné durant l’entrevue de la demanderesse avec son avocat. La plainte séparée visant le directeur général en 2018 n'a pas eu de suite parce que l’ASFC a décidé que les allégations de la demanderesse ne correspondaient pas à la définition de « harcèlement ». Cette décision n’était l’objet d’aucune action judiciaire à ce moment-là. Selon moi, rien ne permet de conclure qu'il y a eu un problème d’équité procédurale.

[122] Il y a eu des désaccords et de la confusion durant l'enquête, en janvier 2019, sur la question de savoir si le directeur général devait être mis en cause, comme en témoigne un échange de courriels entre le conseiller de l'ASFC en matière de prévention et de résolution du harcèlement et l’avocat de la demanderesse. Au cours de cet échange, l’ASFC a fait savoir que le nom du directeur général devait être retiré de la liste des intimés relativement à une allégation et l’avocat de la demanderesse a répliqué que sa cliente n’avait jamais eu l’intention de retirer le nom du directeur général de cette liste. L’ASFC a confirmé qu’elle ne le considérait pas comme un intimé. Je constate que la position de la demanderesse dans cet échange de courriels n’est pas conciliable avec sa position antérieure décrite dans les notes d’entrevue signées seulement deux semaines avant, soit le 20 décembre 2018.

[123] La demanderesse a présenté plusieurs observations à la Cour en ce qui concerne l'exclusion du directeur général dans le travail de l’enquêteur. Le défendeur a souligné que la demanderesse n’a pas précisé quels renseignements le directeur général aurait fournis à l’enquêteur. Aucune partie n’a présenté d'élément de preuve expliquant l'omission d'interroger le directeur général.

[124] Il semble que le directeur général n'ait été témoin d’aucun des événements et incidents qui résident au cœur des plaintes de la demanderesse contre le gestionnaire et le directeur, bien que je reconnaisse qu’une allégation mentionne la présence du directeur général lors d’une rencontre sollicitée par la demanderesse. Même si l’avocat de la demanderesse a qualifié le directeur général d’ [traduction] « acteur important » au cours de l’entrevue de sa cliente, ce qui figure dans les notes d’entrevue approuvées et n’a pas été contesté dans la lettre du 21 décembre 2018 transmise par l’enquêteur à l’ASFC, le directeur général n’apparaissait pas dans la trame factuelle ou dans l’analyse des rapports d’enquête.

[125] Je suis d'avis qu'il appartenait à l'enquêteur de décider d’interroger ou non le directeur général au fur et à mesure que l’enquête progressait et qu'il interrogeait d’autres personnes et recevait des documents. Il peut sembler inhabituel de ne pas interroger une personne désignée comme un [traduction] « acteur important » par la demanderesse au début de l’enquête, puis de ne pas justifier cette décision dans les rapports d’enquête ultérieurs. Toutefois, les observations de la demanderesse et mon examen du dossier en l'espèce ne m’ont pas convaincu que l'omission de l’enquêteur à ce titre a porté atteinte à l’équité procédurale de l’enquête dans son ensemble en l’espèce : Rosianu, aux para 33, 35–40; Shaw, aux para 32–33.

d) Le respect des délais

[126] Le défaut de respecter les délais : La demanderesse a avancé que la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du Conseil du Trésor prescrivait un délai de 12 mois pour les enquêtes sur le harcèlement, à moins qu’il n’y ait des circonstances atténuantes. Elle a fait valoir que l’enquête, dont 5 étapes distinctes, doit obligatoirement être terminée en 12 mois et que la décideuse n’a pas examiné la question de savoir si des « circonstances atténuantes » justifiaient la prolongation de ce délai . De surcroît, la demanderesse a soutenu qu’il n’existait pas de telles circonstances en l’espèce.

[127] Le défendeur a invoqué la décision Green c Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2017 CF 1121, dans laquelle la Cour a examiné cette période de 12 mois prévue dans la Directive et a conclu qu’il n’y avait pas d’atteinte à l’équité procédurale lorsqu’une enquête dure 27 mois.

[128] Je me range à l’avis de la juge McDonald, qui a énoncé ce qui suit aux paragraphes 63-64 :

[63] La Directive énonce que les enquêtes devraient « normalement » être terminées dans les 12 mois, à moins qu’il n’y ait des « circonstances atténuantes ». Lorsque les décideurs codifient de telles politiques, comme en l’espèce, cette codification établit le fondement de l’équité procédurale (Potvin c Canada (Procureur général), 2005 CF 391, au paragraphe 21). Vu que la disposition prévoyant les « circonstances atténuantes » constitue un élément de l’équité procédurale dans les circonstances, ce libellé offre une certaine souplesse à ce que les enquêtes soient menées au-delà de la période de 12 mois, au besoin.

 

[64] En outre, la période de 12 mois prévue dans la Directive n’est pas nécessairement déterminante du délai nécessaire pour mener une enquête. Une décideuse ne peut pas se lier aux termes de la Directive, limitant ainsi son pouvoir discrétionnaire de tenir compte de circonstances précises d’une affaire particulière (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Thamotharem, 2007 CAF 198).

[129] Dans cette affaire, l’enquête avait été retardée en raison de sa complexité (particulièrement en ce qui concernait les faits). Dans ces circonstances, la durée qu'il a fallu pour achever l’enquête et le rapport sur le grief n’était pas déraisonnable et ne constituait pas un manquement à l’équité procédurale : Green, au para 66.

[130] En l’espèce, l’enquête et la décision rendue au dernier palier ont pris environ 15 mois, ce qui est plus long que le délai de 12 mois prévu dans la Directive. La nomination d'un enquêteur et l'établissement de son mandat se sont étalés de la fin du mois d’août jusqu'à novembre. L’enquêteur a agi avec une diligence raisonnable puisqu'il a rencontré la demanderesse, a mené les entrevues et préparé les deux rapports d’enquête en 7 mois environ. Il s’est ensuite écoulé de 2 à 3 mois avant que la décideuse ne communique à la demanderesse les deux lettres où elle acceptait les conclusions des rapports d’enquête.

[131] Les motifs de la décision rendue au dernier palier ne font état d’aucune « circonstance atténuante ». Selon le précis, la demanderesse affirmait que le processus d’enquête n’avait pas été mené avec diligence puisqu’il avait pris plus de 12 mois et que l’enquête avait duré effectivement plus ou moins 15 mois, ce qui [traduction] « ne constituait pas une période déraisonnable qui avait porté préjudice » à la demanderesse. L’ASFC n’a offert aucun motif expliquant le temps qu'elle a pris pour engager un enquêteur, fixer le mandat de ce dernier et transmettre les lettres de décision suivant la réception des deux rapports. La demanderesse a également fait valoir que l’ASFC avait tardé à répondre aux demandes d'informations de son avocat et aux préoccupations relatives à la lenteur du processus.

[132] S'il est vrai qu'aucun motif ni aucun élément de preuve présenté par le défendeur ne légitimait la durée du processus , il ne s'ensuit pas selon moi que des délais supérieurs à 12 mois non expliqués peuvent entraîner une atteinte à l'équité au point où l'intervention de la Cour serait justifiée. À mon avis, il ne serait pas logique de conclure que le temps qui s'est écoulé jusqu'à la conclusion de l’enquête devrait justifier une mesure de réparation qui annulerait la décision rendue au dernier palier et aurait pour effet d'obliger la reprise de tout le processus d’enquête. Cette solution est irréaliste et disproportionnée dans les circonstances, compte tenu des motifs susmentionnés de la décision Green et des conclusions que j’ai tirées quant au caractère raisonnable sur le fond de la décision rendue au dernier palier et des autres questions relatives à l’équité procédurale soulevées dans les présents motifs.

[133] La demanderesse a également fait valoir que l’étape 5 de la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du Conseil du Trésor (rétablir le bien-être en milieu de travail) n’avait pas été mise en application, rendant l’enquête inachevée. Or, l'enquêteur a conclu qu'il n'y avait pas eu de harcèlement, de sorte que la cinquième étape devient, à proprement parler, inapplicable. Cela ne veut pas dire qu'il n'était pas nécessaire d'intervenir dans le milieu de travail dans un but d’amélioration et de guérison, mais bien qu'il est impossible de conclure qu'il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que l'étape 5 n'a pas été réalisée.

e) Conclusion sur les prétendues lacunes procédurales de l’enquête sur le harcèlement

[134] Pour ces motifs, je conclus que la demanderesse n’a pas relevé de lacunes dans l’enquête sur le harcèlement qui constituaient des manquements à l’équité procédurale. Le processus d’enquête a satisfait aux exigences en matière d’équité procédurale décrites dans les arrêts de la Cour d’appel fédérale ainsi que dans les décisions de notre Cour et n’a pas enfreint les règles de procédure applicables aux enquêtes sur le harcèlement.

E. Le prétendu parti pris de l’enquêteur

[135] La demanderesse a également allégué l’existence d’un parti pris dans l’enquête. Je vais examiner le soi-disant parti pris à partir de deux angles.

[136] La demanderesse a d’abord allégué un manque d'impartialité du fait que l’enquêteur était rémunéré par l’employeur. Elle s'est reportée au Guide d'enquête, selon lequel l’enquêteur doit être une tierce partie neutre n’ayant aucun intérêt dans l’affaire ou son dénouement. Elle a souligné qu’elle n’a pas participé au choix de l’enquêteur.

[137] À mon avis, le simple fait que l’employeur a retenu les services d’un enquêteur et lui a versé une rémunération n'entraîne pas de parti pris ou de manque d’impartialité dans le contexte d’une enquête en milieu de travail. La demanderesse n’a mentionné aucun élément de preuve qui laisse croire que la rémunération de l’enquêteur était liée d’une quelconque façon à l'issue de l’enquête ou que l’enquêteur avait un intérêt dans son dénouement. En outre, la demanderesse aurait pu faire connaître ses préoccupations au début du processus, quand l’enquêteur a été embauché, mais elle ne l’a pas fait, même si elle était représentée par un avocat à ce moment-là : Compagnie des chemins de fer nationaux c Canada (Office des transports), 2021 CAF 173 au para 68; Taseko Mines, au para 47.

[138] Ensuite, dans le contexte d’enquêtes, la Cour a déjà analysé l’existence d’un parti pris en déterminant si le demandeur avait établi que l’enquêteur avait mené son enquête avec un esprit fermé : Beaulieu c Canada (Procureur général), 2022 FC 1671 (Beaulieu) aux para 39–40, 116–117; Shoan c Canada (Procureur général), 2016 CF 1003 (Shoan) aux para 46–48; Abi-Mansour c Canada (Agence du revenu), 2015 CF 883 au para 51. Gosal, au para 51; Gerrard c Canada (Procureur général), 2010 CF 1152 au para 53; Sanderson, au para 75.

[139] Je ne suis pas persuadé que la preuve permet de conclure que l’enquêteur avait fait preuve de fermeture d’esprit durant son enquête. Comme l’a souligné le défendeur, l’enquêteur ne faisait pas partie de l’ASFC. Il a interrogé des témoins et rédigé des rapports dont la teneur ne laisse pas croire à une partialité en faveur de la demanderesse ou de l’employeur. L’enquêteur, dans ses conclusions, a expressément déclaré qu’il avait effectué son enquête d’une manière neutre et en faisant preuve d’ouverture d’esprit.

[140] Dans ses plaidoiries, la demanderesse a soutenu qu’il existait une série de conclusions et de comportements de la part de l’enquêteur qui révélaient un manque de neutralité (qu’elle a soulevé dans son grief), et pas de la fermeture d’esprit. Elle a mentionné la destruction de l’enregistrement audio de son entrevue, la communication des questions aux intimés avant leurs entrevues, le fait que l'enquêteur n'ait pas tenu compte de certains commentaires ou incidents (comme le fait de [traduction] « lever les yeux au ciel ») et des commentaires personnels trouvés dans les rapports d’enquête qui, selon elle, la rabaissaient (par exemple, le fait qu’elle ait exagéré certains des événements). Elle a soutenu que l’enquêteur n’avait pas examiné l’ensemble de sa déposition ou celle de M. Myrah sur une question. Je me suis déjà prononcé sur certaines de ces allégations dans les présents motifs.

[141] L’impact cumulatif d'un grand nombre d'événements ou de décisions procédurales peut, dans certains cas, porter à croire que l’issue d’une enquête ne faisait aucun doute ou avait été préjugée : voir Shoan. Toutefois, le fait qu'une partie soit en désaccord avec les conclusions de l’enquêteur sur le fond ne prouve pas qu'il y a un parti pris ou un manquement à l’équité procédurale : Beaulieu, au para 117; Abi-Mansour, au para 56. Dans l’ensemble, je suis loin d’être convaincu que la démarche de l’enquêteur ou les conclusions des deux rapports d’enquête révèlent une conduite persistante et injuste, comme l’allègue la demanderesse.

[142] La demanderesse s'est opposée à un commentaire dans un des rapports d’enquête selon lequel elle [traduction] « exagérait certains événements », mais j'estime que ce commentaire ne laisse entrevoir aucun parti pris. Il s’agit d’une conclusion fondée sur l’examen de la preuve par l’enquêteur et qui relevait de la compétence de ce dernier.

[143] Je conclus que la demanderesse n’a pas démontré de parti pris en lien avec l’enquête.

V. Conclusion

[144] La demande sera rejetée.

[145] Les parties ont convenu à l’audience que l’intitulé de l’instance devait être modifié pour faire en sorte que le procureur général du Canada soit désigné à titre de défendeur .

[146] Le défendeur a largement eu gain de cause, mais n’a pas demandé l’adjudication des dépens relatifs à la demande de contrôle judiciaire. J’exercerai mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens en vertu de l’article 400.

[147] Enfin, je souligne le travail accompli par les parties, qui ont présenté des observations écrites et orales très détaillées, et je les en remercie.


 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-28-22

  1. L’intitulé de l’instance est modifié, sur consentement, pour désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur.

  2. La requête de la demanderesse visant la production de nouveaux éléments de preuve est accueillie en partie, de sorte que les échanges de courriels du 18 décembre 2018 entre la demanderesse et le conseiller principal en relations de travail soient admis en preuve.

  3. La requête de la demanderesse visant le dépôt de sa [traduction] « déclaration à la Cour » après la tenue de l’audience est rejetée.

  4. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand-Le Borgne


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-28-22

 

INTITULÉ :

VALERIE ANDRUSZKIEWICZ c LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 OCTOBRE 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Valerie Andruszkiewicz

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Amanda Bergmann

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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