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Date : 20230417


Dossier : IMM-2282-22

Référence : 2023 CF 561

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

EDUARDO INFANTE RODRIGUEZ

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Cette demande de contrôle judiciaire vise la décision de la Section de protection des réfugiés [SPR] de rejeter la demande d’asile du demandeur en vertu du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] parce qu’elle est manifestement infondée. J’ai rendu le jugement suivant de vive voix, à la conclusion de l’audience : la décision de la SPR n’est pas raisonnable et la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Voici les motifs de mon jugement.

I. Contexte et faits

[2] Le demandeur est citoyen de Cuba. Il allègue les faits suivants.

[3] En octobre 2011, le demandeur a été renvoyé de son emploi à un hôtel où il occupait le poste de superviseur de la sécurité. Le chef de la sécurité l’aurait renvoyé en raison d’un vol qui a eu lieu à l’hôtel pendant que le demandeur supervisait la sécurité. Toutefois, le demandeur est convaincu que son renvoi était dû au fait qu’il a mentionné au chef de la sécurité que le communisme était un mensonge et qu’il n’était pas d’accord avec les politiques à Cuba et les agissements du gouvernement en ce qui concerne les droits de l’homme.

[4] En décembre 2011, des policiers ont fouillé la maison du demandeur et ont confisqué des bijoux qu’il avait pour son commerce. Les policiers ont amené le demandeur au poste de police pour l’interroger. Durant cet interrogatoire, le demandeur a été frappé, maltraité et menacé par les policiers et a reçu une amende de 50 pesos qu’il a dû payer avant d’être libéré.

[5] Entre 2012 et 2013, les policiers ont fouillé la maison du demandeur à plusieurs reprises. Le demandeur a également été arrêté pour avoir manifesté contre le gouvernement et les abus de la police. Le demandeur et sa famille ont été menacés d’emprisonnement et sa fille a été maltraitée à l’école pour avoir refusé de chanter l’hymne national et de saluer le drapeau, et parce qu’elle était considérée comme la fille d’un opposant au gouvernement.

[6] Suite à ce harcèlement, le demandeur a déménagé sa famille à la campagne, chez ses frères qui étaient agriculteurs. Toutefois, la police locale l’a menacé après avoir été informée par la police de la municipalité où il habitait des problèmes auxquels il avait fait face. Le demandeur et sa famille ont donc quitté la campagne pour revenir vivre dans la municipalité.

[7] En 2014, le demandeur a été arrêté pour avoir participé à une réunion de l’opposition et libéré suite à une amende de 50 pesos.

[8] De 2015 à 2018, la maison du demandeur était surveillée et des policiers et des agents du département technique de recherche sont venus à plusieurs reprises pour des inspections et des fouilles sans mandat de perquisition. Durant ces fouilles, les policiers et agents ont confisqué du sucre, de la farine et de l’huile que le demandeur possédait pour son commerce de cafétéria. Le demandeur a de nouveau été arrêté, interrogé et menacé avant d’être libéré suite à une autre amende de 50 pesos.

[9] En janvier 2019, la maison du demandeur a fait l’objet d’une fouille avec mandat de perquisition. La police a saisi plusieurs articles que le demandeur détenait pour la vente, dont des vêtements et des chaussures. Le demandeur a été arrêté et il a dû payer une amende de 50 pesos.

[10] En mars 2019, le demandeur a été arrêté par la police politique et isolé dans une pièce pour interrogation. Un policier et un agent de sécurité de l’État ont prévenu le demandeur qu’il s’agissait du dernier avertissement et que s’il était de nouveau arrêté, il serait « éliminé ».

[11] Craignant cette dernière menace, le demandeur a quitté Cuba. Il a déposé sa demande d’asile au Canada le 19 décembre 2019. La SPR a tenu une audience le 7 décembre 2021 et a rendu sa décision le 4 février 2022. La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur en vertu du paragraphe 107(2) de la LIPR, concluant qu’elle est manifestement infondée, et ainsi a exclu le demandeur du droit d’interjeter appel à la Section d’appel des réfugiés [SAR].

II. Analyse

[12] En l’espèce, j’estime que la décision de la SPR n’est pas raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 85).

[13] Le demandeur s’appuie sur l’arrêt Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (CA), 2002 CAF 89, au paragraphe 51 pour faire valoir que la SPR ne peut conclure à une absence de crédibilité que lorsqu’elle a « examin[é] tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et concl[u] à l’absence de minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur. » Or, en l’espèce, le demandeur soutient que la SPR n'a pas tenu compte de tous les éléments de preuve, dont de la preuve crédible et digne de foi, pour conclure que la demande était manifestement non crédible.

[14] Le demandeur affirme que la SPR ne justifie pas pourquoi elle est convaincue que le demandeur a été licencié en raison du vol plutôt qu’en raison de ses opinions politiques. Le demandeur fait valoir que la SPR s’est appuyé sur son appréciation personnelle du domaine hôtelier à Cuba pour arriver à cette conclusion, sans avoir cité, ni s’être référé à des éléments de preuve objectifs dans le cartable national de documentation [CND]. Le demandeur fait valoir que la SPR fait abstraction de l’essentiel des allégations du demandeur, soit qu’il a été persécuté par les autorités en raison de son opposition au gouvernement, et ce, en raison d’une analyse déficiente de la preuve au dossier.

[15] Le défendeur fait valoir que la conclusion d’absence de crédibilité était raisonnable et basée sur le témoignage du demandeur qui s’est contredit sur l’élément central de sa demande d’asile, à savoir la raison pour laquelle il a été licencié. Le défendeur soutient que le demandeur a tenté de proposer un récit invraisemblable à la SPR et que le tribunal ne l’a pas cru quant au lien qu’il a tenté d’établir entre la critique du gouvernement, le vol et les visites de la police. Le défendeur plaide que l’ensemble des lacunes dans la preuve soumise soutient raisonnablement la conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur.

[16] Je ne peux souscrire aux arguments du défendeur. Il ressort des motifs de la SPR que le tribunal s’est principalement appuyé sur le fait que le demandeur s’est contredit sur la raison pour laquelle il a été licencié pour conclure à une absence de crédibilité. Or, le demandeur ne s’est pas contredit dans son témoignage puisqu’il avait mentionné le vol auparavant, au paragraphe 5 de son récit narratif :

En octobre 2011, je travaillais en tant que chef d'équipe de sécurité à l'hôtel Playa Pesquero (Plage du Pêcheur) quand j'étais en service un vol a eu lieu pendant ma garde au travail ensuite ce cet événement [sic] le chef de la sécurité Julio Silva Feria m'a convoqué dans son bureau, une fois là, il m'a dit que j'étais entièrement responsable du vol qui s’avait produit [sic], c'est quand je lui dis que ce n'est pas ma responsabilité, qu' il a été la faute du système socialiste dont je ne suis pas d'accord [sic].

[17] Cet élément n’a donc pas été « révélé » lors du témoignage du demandeur, tel que la SPR l’a noté dans ses motifs. Il n’était donc pas raisonnable pour le tribunal de s’appuyer sur cette contradiction – qui n’en est pas une – pour douter de toutes les autres allégations du demandeur, sans s’appuyer sur aucun des éléments de preuve au dossier, ni sur la preuve objective.

[18] La SPR a estimé qu’il était plus vraisemblable que le demandeur ait été licencié en raison d’un vol pour lequel il était responsable, et que la police ait fait des suivis et perquisitions par la suite parce que le demandeur était en possession de marchandises illégales. Bien qu’il était loisible à la SPR d’arriver à une telle conclusion, à la lumière des graves répercussions d’une conclusion d’absence de minimum de fondement, elle ne pouvait le faire sans fournir des motifs transparents et qui démontrent une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Aquila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 231 au para 16).

[19] Par exemple, la SPR prétend qu’il est plus probable que le demandeur ait été licencié en raison du vol qui s’est produit sous sa garde parce que Cuba vit du tourisme et il est donc impératif pour les hôtels d’assurer la sécurité des touristes. La SPR ne s’appuie sur aucune preuve objective pour en arriver à cette conclusion. De plus, la SPR prétend qu’il est plus probable que le demandeur ait été fouillé et perquisitionné à plusieurs reprises en raison de sa possession de marchandises illégales parce que « Cuba est un État ou [sic] tout est réglementé et ce, même l’alimentation qui nécessite la détention de coupons de ravitaillement ». Je constate, encore une fois, que la SPR ne cite aucune preuve objective pour appuyer cette conclusion.

[20] Par ailleurs, il y avait plusieurs éléments de preuve au dossier qui pouvaient corroborer les allégations du demandeur mais que la SPR n’a pas tenu en compte, incluant :

  • La licence de vente de bijoux et la licence d’opération d’un commerce de cafétéria, déposé à l’appui de l’allégation que le demandeur avait les autorisations nécessaires pour la possession des marchandises qui ont été confisquées;
  • La preuve objective à l’onglet 2.1 du CND qui démontre que les opposants politiques ne sont pas tolérés par le gouvernement et sont maltraités s’ils expriment une opinion dissidente en public ou et s’ils manifestent, ce que le demandeur a allégué avoir fait; et
  • Les captures d’écran des publications du demandeur sur les réseaux sociaux, déposées à l’appui de l’allégation que le demandeur a continué d’exprimer ses opinions dissidentes sur les réseaux sociaux après avoir quitté Cuba.

[21] La SPR n’a pas raisonnablement analysé ces éléments de preuve avant de conclure que le demandeur n’était manifestement pas crédible. De plus, tel que mentionné à l’audience, je note qu’il ressort de l’enregistrement de l’audience devant la SPR, que la SPR posait ses questions au demandeur de façon agressive et déroutante et que cette conduite remet en doute la question de savoir si le tribunal était disposé à prendre en considération le témoignage du demandeur.

[22] En somme, la SPR n’a pas du tout justifié comment les faits en l’espèce atteignent le seuil élevé requis pour une conclusion d’absence de minimum de fondement (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 638 au para 13).

III. Conclusion

[23] Pour les raisons énumérées ci-dessus, la décision de la SPR n’est pas raisonnable et par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier.

 


JUGEMENT au dossier IMM-2282-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2282-22

 

INTITULÉ :

EDUARDO INFANTE RODRIGUEZ c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 avril 2023

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Pierre-Emmanuel Girard

 

Pour le demandeur

 

Zoé Richard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dunton Rainville

Avocats et Notaires

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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