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Date : 20230425


Dossier : IMM-6052-21

Référence : 2023 CF 601

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2023

En présence de l'honorable monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

BASEL ALDEBS

HANADA ALMAAZ

ADAM ALDEBS

KARAM ALDEBS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur principal, Basel Aldebs, sa femme, Hanada Almaaz (la demanderesse associée) et leurs deux fils, Karam et Adam Aldebs sont une famille syrienne habitant aux Émirats arabes unis depuis 2011. Ils demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent de migration [Agent] de l’ambassade du Canada à Abou Dhabi aux Émirats arabes unis refusant leurs demandes de résidence permanente en tant que membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes de pays d’accueil en vertu des articles 139(1)e), 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].

[2] Suite à une entrevue et l’envoi d’une lettre d’équité procédurale, l’Agent a rejeté la demande des demandeurs le 8 juillet 2021, concluant que les demandeurs n’étaient pas admissibles puisqu’ils se sont réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Syrie lorsqu’ils ont visité le pays chaque été de 2013 à 2017. Les demandeurs sollicitent un contrôle judiciaire de la décision de l’Agent en vertu de l'article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Ils allèguent que la décision est déraisonnable et qu’elle viole les principes d’équité procédurale et de justice naturelle. Le défendeur soumet que la décision est raisonnable et qu’aucune question d’équité ne se pose.

[3] Je suis d’accord avec le défendeur, aucune question d’équité ne se pose. Cependant, pour les raisons exposées ci-dessous, je suis d’avis que l’Agent s’est appuyé sur une séquence d’événements et des circonstances qu’il a mal comprises concernant les visites des demandeurs en Syrie et leur départ de ce pays en 2017. La mauvaise compréhension des preuves qui étaient manifestement pertinentes et sur lesquelles l’Agent s’est appuyé pour rendre sa décision négative sape le caractère raisonnable de la décision. La demande sera donc accueillie.

II. Contexte de l’affaire

[4] Les demandeurs sont une famille de confession druze, une religion minoritaire en Syrie. La famille a déménagé aux Émirats arabes unis avec un statut de résidence temporaire. Le demandeur principal travaille en tant que docteur dans ce pays.

[5] La famille des demandeurs, y compris les parents âgés du demandeur principal et les parents âgés de la demanderesse associée, vit en Syrie. Depuis leur déménagement aux Émirats arabes unis, les demandeurs ont visité la Syrie en 2013, 2014, 2015, 2016 et 2017. Ces voyages ont été effectués pour visiter leur famille et assister leurs parents.

[6] En 2017, un cancer a été diagnostiqué chez le père de la demanderesse associée. Suite à cette nouvelle, les demandeurs sont retournés en Syrie pour le visiter. Pendant cette visite, le demandeur principal témoigne qu’il a été approché par un officier de l’armée syrienne qui lui aurait fait des pressions pour qu’il reste en Syrie pour travailler dans un hôpital militaire. La demande semblait non négociable et, en refusant, le demandeur principal aurait mis la demanderesse associée et ses enfants en danger. Les demandeurs ont alors fui le pays.

[7] En janvier 2017, les demandeurs ont déposé une demande de résidence permanente au Canada en tant que membres de la catégorie de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou en tant que membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil. La demande a été accompagnée d’une demande de parrainage.

[8] Le 12 septembre 2018, les demandeurs ont assisté à une entrevue avec un agent d’immigration à Abou Dhabi. Une lettre d’équité procédurale a été envoyée le 30 janvier 2020, et la demande a été rejetée le 8 juillet 2021.

III. Décision faisant l’objet du Contrôle judiciaire

[9] Selon la lettre de refus, la demande a été refusée parce que l’Agent a déterminé que la Syrie était généralement sécuritaire pour les demandeurs. Pour parvenir à cette conclusion, l’Agent s’est appuyé sur les visites régulières et de longue durée des demandeurs en Syrie, qui se sont poursuivies malgré la guerre civile en cours.

[10] L’Agent a reconnu qu’en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale les demandeurs ont allégué que les visites n’étaient pas volontaires. Cependant, l’Agent a conclu que les demandeurs ont fourni des preuves et explications limitées relatives au but des visites familiales en 2013, 2014, 2015 et 2016 ou comment ces visites se qualifient « d’urgences ». L’Agent a trouvé que les visites familiales ne justifiaient pas le retour à un pays où les demandeurs craignent la persécution ou sont affectés gravement et personnellement par un conflit armé, guerre civile ou une violation massive des droits de l’homme. L’Agent a également noté, sur la base des déclarations faites au cours de l’entrevue, que les régions de Syrie où les membres de la famille des demandeurs vivaient et qu’ils ont visitées offraient une certaine stabilité et sécurité.

[11] Les notes de l’Agent dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] ont souligné les explications supplémentaires fournies par le demandeur principal par rapport à leurs visites, y compris la nécessité de rester à la maison en tout temps pour assurer leur sécurité, la nécessité de voyager avec ses enfants pour éviter que la famille soit séparée au cas où les frontières seraient fermées, les politiques internes de l’hôpital où il travaillait aux Émirats arabes unis qui permettent seulement les vacances en été et l’impossibilité de faire quitter les parents de la Syrie, car ils sont incapables d’obtenir un visa des Émirats arabes unis. Mais l’Agent a aussi noté que les demandeurs n’ont fourni aucune preuve d’un refus de visa de la part des parents ou des politiques de l’hôpital. Les notes de l’Agent indiquent que les demandeurs n’ont pas non plus fourni de la preuve pour corroborer le but des visites en Syrie et le demandeur principal n’a pas expliqué adéquatement son rôle dans l’assistance à ses parents, surtout considérant que sa spécialité est la rhinoplastie et la chirurgie des oreilles, du nez et de la gorge. Il n’y a également aucune information par rapport aux dispositions en place pour les parents pendant le reste de l’année. Sur ce point, l’Agent a noté que les frères et les sœurs des demandeurs résident en Syrie.

[12] L’Agent a considéré la raison de la fuite de la Syrie du demandeur principal en 2017, soit les pressions de la part d’un fonctionnaire du gouvernement pour lui faire travailler dans l’hôpital militaire, et a accordé un poids limité à ce témoignage.

[13] L’Agent a également conclu que les demandeurs n’étaient pas admissibles en tant que membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil parce qu’ils n’avaient pas de difficulté de voyager à l’intérieur et à l’extérieur du pays, les membres de leur famille résident dans la même région et cette région est stable, la preuve confirme que les installations médicales existent et fonctionnent suffisamment bien et, outre l’incident avec le fonctionnaire du gouvernement, les demandeurs n’ont pas exprimé d’autres risques à leur sécurité. Finalement, l’Agent a noté que les risques généraux et hypothétiques de terrorisme, de bombardements et d’enlèvement n’ont pas empêché les demandeurs de voyager en Syrie à nombreuses reprises.

IV. Question en litige et la norme de contrôle applicable

[14] Comme indiqué ci-dessus, la demande soulève deux questions :

  1. La décision de l’Agent est-elle raisonnable?

  2. La décision de l’Agent viole-t-elle l’équité procédurale?

[15] Les parties conviennent que la première question commande l’application de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23). Une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur celle-ci (Vavilov aux paras 102–107).

[16] La deuxième question doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte ou, plutôt, en déterminant si un processus juste et équitable a été suivi compte tenu de l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[17] À titre préliminaire, la partie défenderesse allègue que les documents présentés aux pages 173 à 214 du dossier des demandeurs ne devraient pas être considérés, car ces documents ne faisaient pas partie du dossier de l’Agent. Les demandeurs soutiennent que les documents ont trait à la situation dans le pays en Syrie dont l’Agent est présumé en avoir connaissance. Ces documents sont ainsi correctement inclus dans le dossier dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 aux paras 27–36). Comme je conclus ci-dessous que l’Agent a mal interprété les éléments de preuve relatifs au fait que les demandeurs ont fui la Syrie en 2017 et que cette interprétation erronée compromet à elle seule le caractère raisonnable de la décision de l’Agent, je n'ai pas besoin d’examiner les arguments présentés sur cette question.

V. Analyse

A. L'interprétation erronée des preuves est déterminante

[18] Il n’est pas contesté que l’Agent avait la possibilité d’examiner et d’évaluer le nombre de visites effectuées par la famille en Syrie malgré les risques allégués et de conclure sur cette base que les demandeurs ne se considèrent plus comme étant en danger (Sanchez Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 197 au para 21; Kostrzewa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1449 au para 26). Toutefois, après l’examen du dossier, il est également clair que l’Agent a mal interprété les éléments de preuve relatifs au départ des demandeurs de Syrie en 2017. Les allégations des demandeurs indiquent que le risque auquel les demandeurs étaient confrontés en Syrie a évolué en 2017.

[19] Le demandeur principal a expliqué à l’Agent, lors de l’entrevue et dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, qu’il a subi des pressions lors de sa dernière visite en Syrie en 2017 de la part d’un officier gouvernemental pour qu’il retourne travailler en Syrie dans un hôpital militaire afin de soigner les soldats blessés. De plus, il a noté que la maison des parents de la demanderesse associée a été bombardée en 2018.

[20] L’Agent a accordé peu de poids à l’incident avec l’officier gouvernemental pour plusieurs raisons. Parmi ces raisons, l’Agent a noté que le demandeur principal n’a pas été en mesure de démontrer qu’il risquait raisonnablement d’être obligé de travailler dans un hôpital militaire, car il avait été exempté du service militaire. L’Agent a noté en outre qu’en fuyant la Syrie en 2017 pour éviter de subir des pressions pour travailler dans un hôpital militaire, le demandeur principal a quitté sans son épouse et ses enfants qui sont alors restés dans le pays encore 26 jours et qu’ils ont renouvelé le passeport d’un des enfants au bureau gouvernemental. Ayant ainsi apprécié les éléments de preuve, l’Agent a trouvé que la crainte alléguée par la famille n’était pas cohérente ou soutenue.

[21] Ce raisonnement n’est pas appuyé par la preuve au dossier. Comme avancé par les demandeurs, toute la famille a quitté la Syrie la même journée, soit le 7 aout 2017. Cela est attesté par les passeports qui démontrent des cachets de sortie de la Syrie sur la même journée (dossier certifié du tribunal [DCT] aux p 200, 229, 254, 288). De plus, le passeport de leurs fils a été renouvelé le 19 juillet 2017, avant l’entrée du demandeur principal au pays, et donc avant que les pressions en question soient exercées (DCT à la p 198). En outre, la preuve documentaire indique que les personnes exemptées du service militaire en Syrie pour des raisons médicales peuvent néanmoins être affectées à un rôle non combattant (Cartables nationaux de documentation (16 avril 2021), Syrie onglet 8.1, section 4). Les demandeurs soutiennent que cette preuve est conforme aux circonstances décrites par le demandeur principal et que l’Agent a commis une erreur en se fondant sur l’exemption du service militaire pour des raisons médicales en accordant peu de poids à l’interaction du demandeur principal avec l’officier gouvernemental. Je suis d’accord.

[22] Les pressions lors de la visite en Syrie en 2017 de la part d’un officier gouvernemental étaient un élément central de leur demande de statut de réfugié, contrairement aux arguments de la partie défenderesse. L’erreur de l’Agent en considérant cet aspect du récit des demandeurs a une conséquence sur l’ensemble des conclusions et est donc déterminante.

B. Il n’y a pas eu de manquement à l’équité

[23] Ayant conclu que la décision est déraisonnable, je n’aborderai que brièvement l’argument de l’équité.

[24] Les demandeurs soutiennent qu’ils ont été informés par un premier agent qu'une décision positive serait rendue après l’entretien de septembre 2018, comme l’indique le SMGC, et qu’il était inéquitable de l’Agent qui a pris la décision finale d'en arriver ultérieurement à un résultat contraire. Le défendeur est d’avis que l’Agent n’avait pas rendu une décision positive avant de changer son idée et que cet argument est soulevé pour la première fois en contrôle judiciaire.

[25] Aucune décision finale n’a été prise à la conclusion de l’entrevue de septembre 2018. Il était loisible à l’Agent d’identifier d’autres préoccupations et de les soulever après l’entrevue. L’Agent indiquait ses préoccupations et a sollicité une réponse à celles-ci sous forme d’une lettre d’équité procédurale. Dans ces circonstances, il n’y a pas eu de manquement à l’équité.

VI. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est accordée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-6052-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre décideur.

  3. Aucune question n’est certifiée.

  4. blanc

« Patrick Gleeson »

blanc

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6052-21

 

INTITULÉ :

BASEL ALDEBS, HANADA ALMAAZ, ADAM ALDEBS, KARAM ALDEBS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 DÉCEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Rym Jawad

Pour les demandeurs

 

Me Simone Truong

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RJK avocat

Montréal, Québec

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

 

Pour le défendeur

 

 

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