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Date : 20230501


Dossier : IMM‑2486‑21

Référence : 2023 CF 628

[TRADUCTION°FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MOHAMMAD ABBASS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un Palestinien apatride âgé de 28 ans dont le Liban est le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle. Il a sollicité la qualité de réfugié au sens de la Convention au Canada sur le fondement de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), disant craindre d’être persécuté au Liban, ainsi que la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de cette Loi.

[2] Dans une décision datée du 23 mars 2021, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a rejeté la demande, concluant que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[3] Le demandeur souhaite maintenant que cette décision soit soumise à un contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en se livrant à une interprétation sélective de la preuve objective concernant les conditions régnant dans le pays. Il est également d’avis que la conclusion de la SPR selon laquelle les expériences qu’il a vécues au Liban en tant que Palestinien apatride ne sont pas assimilables à de la persécution au sens de l’article 96 de la LIPR est déraisonnable.

[4] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, à une exception importante près, je ne suis pas d’accord pour dire que la SPR a fondé sa décision sur une interprétation sélective de la preuve documentaire, et ce, au détriment du demandeur. La seule exception a trait aux éléments de preuve susceptibles d’étayer la prétention du demandeur voulant que le refus du Liban de l’autoriser à retourner dans ce pays est en soi un acte de persécution. La SPR a rejeté la prétention du demandeur, concluant qu’il s’agissait simplement du résultat d’une loi d’application générale qui n’établissait pas de distinction pour un motif énoncé dans la Convention. Pour parvenir à cette conclusion, la SPR a omis de traiter d’éléments de preuve qui donnaient à penser que la loi en question était appliquée de manière différente aux réfugiés palestiniens qui avaient quitté le Liban, comparativement à d’autres personnes qui se trouvaient dans une situation semblable. À part cela, les éléments de preuve que, d’après le demandeur, la SPR aurait dû expressément mentionner dans sa décision auraient seulement renforcé davantage des conclusions de fait que la SPR a tirées en sa faveur. Je conviens toutefois que la conclusion de la SPR selon laquelle les expériences vécues par le demandeur en tant que réfugié palestinien au Liban ne donnaient pas lieu à une crainte fondée de persécution est déraisonnable. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire renvoyée à un autre tribunal en vue d’une nouvelle décision.

II. LE CONTEXTE

[5] Le demandeur est né à Saïda (ou Sidon), au Liban, en août 1994. Ses grands‑parents ont été contraints de fuir la Palestine en 1948 et ils ont trouvé refuge au Liban. À l’époque, son père était âgé d’un an. La mère du demandeur est née au Liban de parents palestiniens. Le demandeur a hérité de ses parents sa nationalité palestinienne et son apatridie. Il est inscrit comme réfugié auprès de l’ Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche‑Orient (UNRWA). Le Liban lui a délivré une carte d’identité de réfugié palestinien en janvier 2013.

[6] Avant d’arriver au Canada, le demandeur a passé toute sa vie dans le camp de réfugiés d’Ain al‑Hilweh (en français, aussi appelé « Ein al‑Hilweh »). Ce camp, situé au sud de Saïda, a été établi en 1948. Le nombre de personnes qui y vivent en fait le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Liban. La population y est dense et le camp est notoirement surpeuplé. En raison de l’afflux de réfugiés de la Syrie depuis les 10 dernières années, il compte aujourd’hui plus de 120 000 habitants. Ceux‑ci exercent habituellement des emplois de deuxième ordre, si tant est qu’ils réussissent à trouver un travail quelconque. La pauvreté est généralisée.

[7] L’endroit a la réputation d’être le camp de réfugiés palestiniens le plus politisé et le plus militarisé au Liban. Un certain nombre de factions armées y sont actives, dont des groupes islamistes radicaux et des groupes séculiers tels que le Fatah (aussi appelé le « Fateh »). Selon un rapport de 2016 du Haut‑Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), à la fin du mois d’août 2015 les tensions qui régnaient entre groupes rivaux se sont soldées par six jours de combats entre les membres du Fatah et le mouvement salafiste Jound al‑Cham et leurs alliés respectifs. Six Palestiniens ont perdu la vie et quelque 3 000 réfugiés palestiniens ont été déplacés. Voir le document intitulé La situation des réfugiés palestiniens au Liban (HCR, février 2016), aux pages 22‑23. Des affrontements armés se poursuivent depuis ce temps. Par exemple, en août 2017, le demandeur et sa famille ont dû fuir leur logement et trouver refuge dans un entrepôt situé à l’extérieur du camp pendant deux semaines jusqu’à ce que la violence se soit atténuée.

[8] L’accès au camp se fait par des points de contrôle militaires. Les jeunes hommes en particulier sont soumis à un contrôle rigoureux chaque fois qu’ils entrent dans le camp ou qu’ils en sortent. Le demandeur a dit être constamment harcelé par les gardiens situés à l’entrée du camp. Soucieuse de contrôler l’infiltration de militants et d’armes, l’armée libanaise a commencé à ériger un mur autour du camp en novembre 2016.

[9] Le demandeur a fait ses études primaires et secondaires au camp. Avec l’aide financière d’un oncle vivant dans les Émirats arabes unis, il a ensuite fréquenté l’Université arabe de Beyrouth. Il a fait tous les jours la navette entre son domicile et l’Université, et il a obtenu un baccalauréat en génie mécanique en juin 2018.

[10] En octobre 2017, le demandeur a obtenu du Liban un titre de voyage pour les réfugiés palestiniens. (Ce titre de voyage a expiré en octobre 2022.) En décembre 2017, il a obtenu un visa de visiteur aux États‑Unis.

[11] Quelques mois après la fin de ses études universitaires, le demandeur a pris l’avion pour New York le 18 septembre 2018. Il a ensuite réussi à se rendre au point d’entrée de Fort Erie, en Ontario, le 20 septembre 2018, où il a demandé l’asile. Il a été admis au Canada en vertu d’une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs parce qu’il a une sœur qui vit au pays.

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[12] La SPR a admis que le demandeur avait établi son identité en tant que Palestinien apatride et que le Liban était le pays de référence. Elle a également conclu que le demandeur était un « témoin crédible et digne de foi ».

[13] La SPR a formulé comme suit la question qui lui était soumise : « si les problèmes vécus par le demandeur d’asile constituent de la simple discrimination ou si, dans leur ensemble, ils équivalent à de la persécution ». La SPR a « aussi examiné si les difficultés subies par le demandeur d’asile et le risque auquel il a été exposé différaient des difficultés et du risque auxquels sont exposées toutes les autres personnes se trouvant dans la même situation ».

[14] Dans sa décision, la SPR a fait remarquer que la conseil du demandeur avait fourni des observations écrites détaillées après l’audience. D’après ce que la SPR a compris de ces observations, la conseil du demandeur « a soulevé les points suivants, dont chacun, selon elle, équivaut à de la persécution ou expose le demandeur d’asile à un danger au titre du paragraphe 97(1) : »

  • a)Le demandeur d’asile n’est pas en mesure de retourner au Liban parce qu’il est un Palestinien apatride.

  • b)Le demandeur d’asile est un ingénieur en mécanique qualifié, mais, à titre de Palestinien apatride, il lui est interdit d’exercer cette profession au Liban. Dans le meilleur des cas, il n’est en mesure d’obtenir qu’un emploi de deuxième ordre.

  • c)Il est légalement interdit au demandeur de posséder des biens immobiliers au Liban.

  • d)Le demandeur risque d’être recruté de force par divers groupes armés qui sont actifs dans le camp et, en fait, un membre du Fatah, un groupe nationaliste palestinien séculier qui est actif dans le camp, a menacé de l’enlever.

  • e)En tant que jeune homme et, de ce fait, perçu comme une menace pour la sécurité, le demandeur serait soumis à des inspections et à des fouilles rigoureuses et humiliantes chaque fois qu’il quitterait le camp ou qu’il y reviendrait.

  • f)Le demandeur était personnellement en danger dans le camp à cause du conflit armé entre groupes rivaux, ainsi que du risque accru d’y contracter la COVID‑19.

[15] Comme nous le verrons plus loin, la demande d’asile du demandeur comportait assurément tous ces éléments, mais cette simple liste ne correspond pas exactement à la manière dont sa situation a été formulée dans l’exposé circonstancié de son formulaire de Fondement de la demande d’asile (FDA) ou dans les observations que sa conseil a produites après l’audience.

[16] En tout état de cause, examinant tout d’abord la demande fondée sur l’article 96, la SPR a conclu ce qui suit au sujet de chacun des points qu’elle a relevés :

  • a)Incapacité de retourner au Liban : La SPR a conclu que le demandeur est incapable de retourner au Liban. Depuis mai 2018, les autorités libanaises n’autorisent généralement pas les Palestiniens apatrides vivant à l’étranger à retourner au Liban à moins de détenir un permis de résidence valide dans le pays où ils séjournent à ce moment‑là. Cependant, comme il s’agit d’une loi d’application générale qui établit une distinction fondée sur un motif non énoncé dans la Convention (détenir un permis de résidence valide dans un autre pays), il ne s’agit pas d’un acte de persécution.

  • b)Incapacité de travailler dans sa profession : La SPR a admis qu’il est interdit aux Palestiniens apatrides présents au Liban d’exercer une profession dite libérale, ce qui inclut le génie. Elle a donc admis qu’il serait interdit au demandeur d’exercer sa profession. Cependant, le simple fait d’interdire à une personne de travailler dans le domaine de son choix n’est pas un acte de persécution. La persécution découle uniquement du fait d’être incapable exercer le moindre emploi.

  • c)Incapacité de posséder des biens immobiliers : La SPR a admis que la loi libanaise interdit à quiconque n’ayant pas la citoyenneté d’un État reconnu de posséder des biens immobiliers. Bien que cette loi ait pour effet pratique d’interdire aux Palestiniens apatrides de posséder de tels biens, il s’agit d’une loi d’application générale qui établit une distinction fondée sur un motif non énoncé dans la Convention (détenir la citoyenneté d’un État reconnu). Il ne s’agit donc pas d’un acte de persécution.

  • d)Risque dû au refus de se joindre au Fatah : La SPR a admis que le récit du demandeur à propos d’une rencontre avec un membre du Fatah lors de l’incident d’août 2017 était crédible. Cependant, elle n’a pas jugé raisonnable de considérer que cette rencontre comportait une menace pour le demandeur. Ce dernier décrit un membre du Fatah armé et cagoulé qu’il avait rencontré lors des combats, qui lui avait dit que s’il se joignait au groupe celui‑ci les protégerait sa famille et lui et qu’il ne serait pas nécessaire qu’ils prennent la fuite. Selon l’exposé circonstancié du formulaire de FDA du demandeur, quand celui‑ci a refusé [TRADUCTION] « cela l’a amené à me menacer de m’enlever et de me jeter en prison ». La SPR a conclu que le membre du Fatah avait émis ces paroles comme un avertissement plutôt que comme une menace – autrement dit, s’il ne se joignait pas au Fatah, il s’exposait au risque d’être enlevé par des extrémistes islamistes. La SPR a conclu qu’il n’était pas raisonnable de considérer que ce commentaire voulait dire que le demandeur s’exposait au risque d’être enlevé par des membres du Fatah s’il ne se joignait pas à ce mouvement. Quoi qu’il en soit, ni cet individu ni quelqu’un d’autre associé au Fatah n’ont fait une autre tentative pour forcer le demandeur à se joindre au groupe après cette rencontre. Le demandeur n’avait pas non plus été menacé d’être recruté de force dans un autre groupe. La SPR a donc conclu qu’il n’y avait donc pas plus qu’une simple possibilité que le demandeur risque d’être recruté de force dans l’une des factions qui était en guerre dans le camp.

  • e)Surveillance accrue du demandeur à l’entrée du camp ou à la sortie de celui‑ci : La SPR semble avoir admis que le demandeur, en tant que jeune homme, était soumis à des inspections et à des fouilles approfondies chaque fois qu’il entrait dans le camp ou qu’il en sortait. Cependant, ces mesures « sont appliquées à tous les hommes du groupe d’âge du demandeur d’asile pour des raisons légitimes de sécurité et elles sont appliquées de manière générale, indépendamment des liens politiques ou religieux de la personne ». Comme ces mesures sont prises pour un motif non énoncé dans la Convention (la sécurité), elles ne sont pas assimilables à de la persécution.

[17] Passant ensuite à la demande fondée sur l’article 97, la SPR a conclu que « tous les problèmes et dangers » auxquels était exposé le demandeur n’étaient « pas différents ou plus grands que ceux auxquels sont exposées d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable ». Aucun élément de preuve convaincant ne donnait à penser que le demandeur risquait d’être recruté de force dans un groupe armé parce qu’il avait fait des études. À part l’incident susmentionné avec le membre du Fatah, il n’y avait aucune preuve que l’une des factions armées présentes dans le camp l’avait ciblé personnellement. Le risque auquel il s’exposerait à cause de la COVID‑19 « ne serait pas plus élevé que celui auquel les autres personnes sont exposées et il s’agit d’un risque généralisé ». La SPR a donc conclu que le demandeur n’avait pas établi selon la prépondérance des probabilités qu’il s’exposerait personnellement à l’un quelconque des risques énumérés au paragraphe 97(1) de la LIPR.

[18] En conséquence, la SPR a rejeté la demande du demandeur, concluant que celui‑ci n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[19] Il est bien établi que le fond d’une décision par laquelle la SPR rejette une demande d’asile est contrôlable selon la norme de la décision raisonnable.

[20] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Une décision qui présente ces qualités a droit à une certaine déférence de la part de la cour de révision (ibidem). Pour qu’une décision soit raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et références omis). En revanche, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[21] Le demandeur soutient qu’une cour de révision devrait examiner si la SPR a appliqué le bon critère pour déterminer s’il est un réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR et, en outre, si la SPR a appliqué le mauvais critère, ce fait à lui seul justifierait que la Cour intervienne.

[22] Je ne suis pas de cet avis. La décision raisonnable est, par défaut, la norme de contrôle des décisions administratives, et aucune des exceptions que la Cour suprême du Canada a reconnues ne s’applique en l’espèce : voir Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, aux para 26‑28. Cela dit, les critères juridiques établis font partie des contraintes à la lumière desquelles une décision administrative doit être justifiée. Le défaut d’un décideur d’appliquer un critère juridique établi peut amener à douter de la raisonnabilité générale de la décision, surtout s’il n’explique ou ne justifie pas pourquoi il s’est écarté d’interprétations établies, de sources jurisprudentielles de longue date ou de précédents contraignants : voir Vavilov, aux para 111‑112; voir aussi la décision Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 aux para 11‑12. Que la SPR ait appliqué le « bon » critère juridique ou non, la question déterminante au stade du contrôle judiciaire consiste donc à savoir si la décision présente le degré requis de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

A. Introduction

[23] L’un des objets de la LIPR consiste à « remplir les obligations en droit international du Canada relatives aux réfugiés » (voir l’art 3(2)b)). De plus, comme il est précisé à l’alinéa 3(3)f), « [l]’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet […] de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire ». Par ailleurs, selon un principe général d’interprétation législative, « la loi est présumée respecter les obligations internationales du Canada, et les tribunaux devraient éviter les interprétations inconciliables avec celles‑ci. Les tribunaux doivent également interpréter la loi d’une manière qui reflète les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel » (R c Appulonappa, 2015 CSC 59 au para 40).

[24] L’analyse qui suit s’inspire du document du HCR intitulé Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié et principes directeurs sur la protection internationale (réédité en février 2019) (Guide du HCR). Le Guide du HCR ne lie pas en droit les décideurs canadiens, mais la Cour suprême du Canada a reconnu qu’une version antérieure de ce document était une source valable pour l’interprétation de la Convention sur les réfugiés et qu’il s’agissait d’un document « fort persuasif » et « très pertinent » au Canada : voir Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux p 713‑714; et Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, à la p 620 (juge La Forest, s’exprimant en dissidence) et aux p 658‑659 (juge Major). Comme l’a récemment fait remarquer la Cour d’appel fédérale, le Guide du HCR « constitue[…] une contrainte importante pour les décideurs administratifs tels que la SPR » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au para 84). En jetant un peu de lumière sur le sens de la Convention sur les réfugiés, le Guide du HCR peut donc être une source précieuse lorsqu’il est question d’interpréter l’article 96 de la LIPR, un aspect clé du cadre juridique par lequel le Canada met en œuvre dans son droit interne les obligations que lui impose la Convention.

[25] Comme je l’analyse ci‑après, j’ai conclu que la décision de la SPR n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la SPR est assujettie, ce qui inclut la situation unique des apatrides sous le régime du droit de la protection des réfugiés et l’obligation de prendre en compte l’effet cumulatif d’un traitement discriminatoire. Toutefois, avant d’examiner la décision de la SPR, il peut être utile d’examiner le critère qui s’applique à la protection des réfugiés dans le cas des personnes apatrides, de même que la distinction qui existe entre la persécution et la discrimination dans le contexte des demandes d’asile.

B. Les apatrides

[26] L’article 96 de la LIPR est libellé en ces termes :

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

[27] Cette disposition suit de près la définition du mot « réfugié » qui figure au paragraphe A(2) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés (la Convention de 1951, modifiée par le paragraphe 1(2) du Protocole de 1967).

[28] À l’instar de la Convention sur les réfugiés, les alinéas 96a) et b) de la LIPR font une distinction entre les personnes qui ont un pays de nationalité et les apatrides. À l’instar aussi de la Convention sur les réfugiés, ces dispositions prévoient des critères différents pour déterminer si une personne a la qualité de réfugié ou non, selon que cette personne a un pays de nationalité ou est apatride. Néanmoins, plusieurs éléments essentiels du critère permettant de déterminer cette qualité sont les mêmes pour les membres des deux groupes.

[29] Que la personne qui sollicite la protection à titre de réfugié au sens de la Convention ait un pays de nationalité ou qu’elle soit apatride, elle est tenue d’établir qu’elle craint avec raison d’être persécutée. Comme l’explique le Guide du HCR, cela signifie « que ce n’est pas seulement l’état d’esprit de l’intéressé qui détermine sa qualité de réfugié »; cet état d’esprit « doit être fondé sur une situation objective » (au para 38). C’est donc dire que, aux termes de l’article 96 de la LIPR, le demandeur d’asile doit établir que la crainte qu’il dit éprouver est authentique (l’élément subjectif) et que la persécution qu’il craint est une possibilité sérieuse (l’élément objectif) (Chan, à la p 659). Tant l’existence de la crainte que son fondement objectif doivent être établis selon la prépondérance des probabilités (ibidem). De plus, la persécution doit avoir un lien avec un motif énoncé dans la Convention – c’est‑à‑dire que la personne est « persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Enfin, le demandeur d’asile doit établir que c’est à cause de cette crainte qu’il se trouve à l’extérieur du pays dont il a la nationalité ou de celui dans lequel il avait sa résidence habituelle (selon le cas) (conformément au Guide du HCR, aux para 94‑96).

[30] Tous ces éléments s’appliquent aussi bien aux demandeurs d’asile qui ont un pays de nationalité qu’à ceux qui sont apatrides. Les critères différents qui figurent aux alinéas 96a) et b) découlent du fait évident que les apatrides n’ont pas de pays de nationalité dont ils pourraient se réclamer de la protection (arrêt Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 CF 21 au para 17; Guide du HCR, au para 101). C’est donc dire que, dans le cas d’une personne ayant un pays de nationalité, cette personne a la qualité de réfugié au sens de la Convention si elle se trouve hors du pays dont elle a la nationalité parce qu’elle craint avec raison d’être persécutée ou qu’elle ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays. Dans le cas d’une personne apatride, en revanche, cette personne a la qualité de réfugié au sens de la Convention si elle se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle en raison d’une crainte fondée de persécution et qu’elle ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner. Dans les deux cas, l’incapacité à retourner « tient à des circonstances indépendantes de [la] volonté » (Guide du HCR, au para 98), tandis que la réticence à le faire doit être « en raison de » (dans la Convention sur les réfugiés) ou « du fait de » (dans la LIPR) la crainte de persécution. (Par souci de simplicité, je tiens pour acquis dans la présente analyse que le demandeur d’asile n’a qu’un seul pays dont il avait la résidence habituelle, comme c’est le cas du demandeur. S’il y a plus d’un pays, d’autres questions entrent en jeu : voir Thabet).

[31] Selon le Guide du HCR, « lorsqu’un apatride a quitté le pays où il avait sa résidence habituelle pour les raisons indiquées dans la définition, il n’est généralement pas en mesure d’y retourner » (au para 101). Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt Thabet, la Cour d’appel fédérale a signalé qu’il est « peu probable que beaucoup de pays de résidence habituelle accordent à leurs anciens résidents le droit d’y retourner, mais il se peut que certains pays accueillent normalement les personnes qui y ont eu leur résidence habituelle » (au para 29). Dans un tel cas, « [l]e revendicateur qui n’est pas exposé à la persécution dans un pays où il a eu sa résidence habituelle ne peut se voir reconnaître le statut de réfugié si ce pays accepte qu’il y retourne » (ibidem).

[32] En revanche, dans les cas où un apatride est incapable de retourner dans le pays dont il avait la résidence habituelle, le critère régissant les demandes d’asile sera axé sur la raison initiale pour laquelle la personne se trouve hors du pays. Ce ne sont pas tous les apatrides qui ont quitté le pays dans lequel ils avaient leur résidence habituelle qui sont des réfugiés. Pour avoir la qualité de réfugié au sens de la Convention, la personne « doi[t] se trouver hors du pays dans lequel [elle] avait [sa] résidence habituelle, pour les raisons indiquées dans la définition » (Guide du HCR, au para 102) – autrement dit, « en raison de » (selon la Convention) ou « du fait de » (selon la LIPR) une crainte fondée de persécution (Chehade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 282 au para 20). Le Guide du HCR explique (au para 39) ce qui suit au sujet de la définition de la Convention :

On peut présumer qu’à moins que ce ne soit par goût de l’aventure ou simplement du voyage nul n’abandonne normalement son foyer et son pays sans y être contraint par des raisons impérieuses. Il peut y avoir, pour ce faire, bien des raisons qui sont impérieuses et tout à fait compréhensibles, mais une seule a été retenue comme critère de la qualité de réfugié. Les mots « craignant avec raison d’être persécutée » – pour les différents motifs indiqués dans la définition – du fait qu’ils énoncent une condition précise, excluent automatiquement de la définition toutes les autres causes de départ.

[33] Néanmoins, comme le même paragraphe l’indique ensuite, d’autres raisons pour prendre la fuite peuvent ne pas être tout à fait étrangères au processus de détermination de la qualité de réfugié, « car il convient de tenir compte de toutes les circonstances pour se faire une idée exacte de la situation de celui qui demande le statut de réfugié ».

[34] Par contraste avec l’article 96 de la LIPR, l’article 97 ne fait aucune distinction entre le fait que la personne ait un pays de nationalité ou soit apatride dans le critère qui permet de déterminer si cette personne a besoin de protection. Le critère est le même pour les deux : renvoyer la personne dans le pays dont elle a la nationalité ou dans celui où elle avait sa résidence habituelle (selon le cas) l’exposerait‑elle personnellement au risque d’être soumise à la torture (art 97(1)a)) ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités (art 97(1)b))? Contrairement au critère prévu à l’article 96, dans le cas des apatrides ni l’incapacité à retourner dans le pays ni la réticence à le faire ne font partie du critère de protection qui s’applique à l’article 97. Bien qu’il puisse y avoir dans le critère une part d’invraisemblance dans les cas où la personne ne peut retourner dans le pays en question parce que, par exemple, ce pays ne l’accueillera pas, la question demeure : la personne serait‑elle en danger ou à risque si le Canada la retournait dans ce pays?

C. La distinction entre la persécution et la discrimination

[35] Comme il a été mentionné plus tôt, pour avoir droit à une protection à titre de réfugié au sens de la Convention sur le fondement de l’article 96 de la LIPR, le demandeur d’asile doit craindre avec raison d’être persécuté pour un motif énoncé dans la Convention. Ni la Convention sur les réfugiés ni la LIPR ne définissent le mot « persécution ». Dans l’arrêt Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1984), 55 NR 129 (CA), la Cour d’appel fédérale a simplement cité deux définitions du mot « persécuter », tirées du dictionnaire, sans en analyser davantage le sens. Par la suite, dans la décision Mete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840, la juge Dawson (plus tard juge à la Cour d’appel fédérale) a écrit que l’arrêt Rajudeen « a défini la persécution comme suit : harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit; tourmenter ou punir en raison d’opinions particulières ou de la pratique d’une croyance ou d’un culte particulier; succession de mesures prises systématiquement, pour punir ceux qui professent une religion particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu’en soit l’origine » (au para 4). Cette fusion des deux définitions du dictionnaire qui étaient reproduites dans l’arrêt Rajudeen a par la suite été citée en y souscrivant par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Munderere, 2008 CAF 84, au paragraphe 41.

[36] Selon le Guide du HCR, des menaces à la vie ou à la liberté de même que d’autres violations graves des droits de la personne pour un motif énuméré constituent de la persécution au sens de la Convention sur les réfugiés (au para 51). Il y est ensuite expliqué :

La question de savoir si d’autres actions préjudiciables ou menaces de telles actions constituent des persécutions dépendra des circonstances de chaque cas, compte tenu de l’élément subjectif dont il a été fait mention dans les paragraphes précédents. Le caractère subjectif de la crainte d’être persécuté implique une appréciation des opinions et des sentiments de l’intéressé. C’est également à la lumière de ces opinions et de ces sentiments qu’il faut considérer toute mesure dont celui‑ci a été effectivement l’objet ou dont il redoute d’être l’objet. En raison de la diversité des structures psychologiques individuelles et des circonstances de chaque cas, l’interprétation de la notion de persécution ne saurait être uniforme.

[37] Ce ne sont pas tous les traitements préjudiciables, même en lien avec un motif énoncé dans la Convention, qui constituent de la persécution. Comme l’explique le Guide du HCR (au para 54) :

Dans de nombreuses sociétés humaines, les divers groupes qui les composent font l’objet de différences de traitement plus ou moins marquées. Les personnes qui, de ce fait, jouissent d’un traitement moins favorable ne sont pas nécessairement victimes de persécutions. Ce n’est que dans des circonstances particulières que la discrimination équivaudra à des persécutions. Il en sera ainsi lorsque les mesures discriminatoires auront des conséquences gravement préjudiciables pour la personne affectée, par exemple de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous.

[38] Cependant, conclure qu’une différence de traitement n’est assimilable qu’à de la discrimination ne met pas fin à l’analyse. Comme l’a déclaré la juge Dawson dans la décision Mete : « dans les cas où la preuve établit une série d’actions qui sont considérées comme de la discrimination plutôt que de la persécution, il faut tenir compte de la nature cumulative de cette conduite. Cette exigence reflète le fait que des incidents antérieurs peuvent servir de fondement à la crainte actuelle » (au para 5). La juge Dawson signale ensuite que ce principe est exprimé dans le Guide du HCR, citant l’extrait suivant du paragraphe 53 :

En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles‑mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ».

[39] Le paragraphe 53 du Guide du HCR indique également ce qui suit au sujet d’une crainte de persécution fondée sur des motifs « cumulés » :

Il va sans dire qu’il n’est pas possible d’énoncer une règle générale quant aux « motifs cumulés » pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

[40] Regroupant toutes ces idées, le Guide du HCR indique (au para 55) :

Lorsque les mesures discriminatoires ne sont pas graves en elles‑mêmes, elles peuvent néanmoins amener l’intéressé à craindre avec raison d’être persécuté si elles provoquent chez lui un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son propre sort. La question de savoir si ces mesures discriminatoires par elles‑mêmes équivalent à des persécutions ne peut être tranchée qu’à la lumière de toutes les circonstances de la situation. Cependant, il est certain que la requête de celui qui invoque la crainte des persécutions sera plus justifiée s’il a déjà été victime d’un certain nombre de mesures discriminatoires telles que celles qui ont été mentionnées ci‑dessus et que, par conséquent, un effet cumulatif intervient [note de bas de page renvoyant au paragraphe 53 omise].

[41] Après avoir passé en revue ces éléments de doctrine et d’autres, la Cour d’appel écrit, dans l’arrêt Munderere, que « la Commission a l’obligation de tenir compte de tous les faits qui peuvent avoir une incidence sur l’affirmation du demandeur d’asile suivant laquelle il craint avec raison d’être persécuté, y compris des incidents qui, pris isolément, ne constitueraient pas de la persécution, mais qui, pris globalement, pourraient justifier une allégation de crainte fondée de persécution » (au para 42).

[42] En résumé, suivant les circonstances particulières d’une demande de protection à titre de réfugié au sens de la Convention, plusieurs questions peuvent se poser, dont les suivantes : le traitement préjudiciable est‑il lié à un motif énoncé dans la Convention? Dans l’affirmative, est‑il assimilable à de la persécution ou s’agit‑il « simplement » de discrimination? Même si des formes distinctes de traitement préjudiciable n’ont pas de lien avec un motif énoncé dans la Convention ou si, en soi, elles ne sont pas assimilables à de la persécution, donnent‑elles lieu, dans leur effet cumulatif sur le demandeur d’asile en question, et compte tenu de ces circonstances particulières, à une crainte fondée de persécution?

[43] Toutes ces questions se posent en l’espèce. Comme je vais l’expliquer ci‑après, selon moi la réponse de la SPR à la troisième question en particulier est déraisonnable parce qu’elle manque de justification, de transparence et d’intelligibilité.

D. La demande fondée sur l’article 96 du demandeur

[44] Comme il a été mentionné plus tôt, la SPR a tenu compte de six facteurs pour déterminer si le demandeur était un réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR. À mon avis, cette évaluation est déraisonnable, et ce, à plusieurs égards. Cependant, avant d’examiner ces lacunes, je vais brièvement expliquer pourquoi je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, à un égard important, la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en se livrant à une interprétation sélective de la preuve documentaire.

[45] Comme le décrète l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits » (au para 126). Le décideur « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (ibidem). Le caractère raisonnable d’une décision « peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (ibidem).

[46] Longtemps avant l’arrêt Vavilov, il était bien établi dans le contexte des réfugiés que le défaut d’un décideur de prendre en compte des éléments de preuve qui étayaient la position d’un demandeur d’asile pouvait compromettre le caractère raisonnable d’une décision rejetant une demande de protection : voir la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe15.

[47] En l’espèce, la SPR a admis que le demandeur ne peut retourner au Liban. Elle a conclu toutefois que ce fait n’était pas assimilable à de la persécution parce que la loi en question, qui interdit aux apatrides de retourner au Liban à moins de détenir un permis de résidence dans le pays où ils vivent à ce moment‑là, n’a pas de lien avec les motifs énoncés dans la Convention. Ce que la SPR a omis de prendre en considération c’est qu’il existait une preuve objective qui donnait à penser que, même si la loi s’appliquait techniquement à tout apatride souhaitant retourner dans ce pays, mais n’ayant pas de résidence ailleurs, comme les autorités libanaises l’appliquaient en pratique, les Palestiniens apatrides n’ayant pas le statut de résident ailleurs étaient bel et bien interdits de retour, tandis que d’autres personnes n’ayant pas le statut de résident ailleurs étaient autorisées, malgré cette règle, à retourner au Liban. Voir le document intitulé Lebanon : Readmission of Palestinian Refugees from Lebanon (Report based on a Fact Finding Mission to Beirut, Lebanon, from 7 to 10 January 2020) (Service d’immigration du Danemark) (Cartable national de la CISR sur le Liban (30 novembre 2020), au point 13.2). La SPR ne cite pas ce rapport dans sa décision, mais elle ne traite pas de la preuve détaillée qu’il contient quant à la différence de traitement que l’on fait subir aux Palestiniens apatrides qui tentent de retourner au Liban, comparativement à d’autres personnes. Cette preuve donne à penser que, contrairement à la conclusion de la SPR, ce n’était pas juste parce qu’ils ne détenaient pas un certain type de document que l’on empêchait les Palestiniens apatrides de retourner au Liban. La SPR n’était pas tenue de souscrire à cette preuve. Cependant, pour pouvoir déterminer que la règle selon laquelle la loi en question est une « loi d’application générale, et […] ne constitue pas de la persécution » était raisonnable, il était nécessaire de traiter de cette preuve. Ce qui n’a pas été fait.

[48] Le demandeur soutient également que la SPR a fait déraisonnablement abstraction d’éléments de preuve pertinents sur les circonstances des Palestiniens apatrides au Liban. Je ne suis pas de cet avis. L’analyse que fait la SPR de la preuve documentaire sur les circonstances des réfugiés palestiniens apatrides au Liban (dont ceux qui vivent dans le camp d’Ain al‑Hilweh) n’est certes pas détaillée, mais la SPR a souscrit au récit fait par le demandeur sur cette situation à un échelon factuel pour la plupart des aspects, sinon tous, qu’elle a examinés (voir le para 16 de la présente décision). Les rapports que cite le demandeur au stade du contrôle judiciaire ne font que renforcer ces conclusions. Ils ont peu d’incidence sur la qualification juridique de ces circonstances, le point principal au sujet duquel la SPR a exprimé son désaccord avec le demandeur.

[49] En revanche, je conviens bel et bien avec le demandeur que la manière dont la SPR a qualifié de manière juridique les circonstances sur lesquelles il fondait sa demande d’asile est viciée à plusieurs égards importants. Voici pourquoi.

[50] Premièrement, la conclusion de la SPR selon laquelle l’effet cumulatif des « problèmes » auxquels le demandeur s’est heurté n’est pas assimilable à de la persécution est déraisonnable. Cela dit, je ne conviens pas avec le demandeur que la SPR a simplement omis de prendre en compte l’effet cumulatif des facteurs qu’elle a relevés dans la décision, comme elle était tenue de le faire. La SPR écrit précisément qu’elle a « [examiné] si les problèmes vécus par le demandeur d’asile constituent de la simple discrimination ou si, dans leur ensemble, ils équivalent à de la persécution » (non souligné dans l’original). Même si la SPR n’a pas procédé expressément à une analyse cumulative ni fait état concrètement de sa conclusion selon laquelle, dans leur ensemble, les « problèmes » vécus par le demandeur n’étaient pas assimilables à de la persécution, il faut présumer que la SPR a fait ce qu’elle a dit qu’elle avait fait. Cependant, le décideur « ne peut se contenter d’affirmer qu’elle a tenu compte de la nature cumulative des actes de discrimination, mais […] elle doit effectivement effectuer une analyse de ces effets cumulatifs » (Iraqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1049 au para 25). Cela n’a pas été fait en l’espèce. La décision de la SPR n’offre donc aucun éclairage sur la manière dont l’analyse a été faite ni n’explique pourquoi la SPR est arrivée à sa conclusion. Cela rend la décision déraisonnable : voir Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 768 aux para 64‑67; Ban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 987 aux para 28‑29; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 397 aux para 25‑27; et Kokeny c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 993 aux para 21‑22.

[51] Deuxièmement, comme il a été signalé plus tôt, la SPR a admis que le demandeur ne peut retourner au Liban. Il était raisonnable – nécessaire, en fait – que la SPR se demande ensuite si la raison pour laquelle le demandeur se verrait refuser l’entrée au Liban constituait en soi un acte de persécution : voir l’arrêt Thabet, au para 32. Comme je l’ai déjà mentionné, la conclusion de la SPR selon laquelle il ne s’agissait pas en soi d’un acte de persécution est déraisonnable. Par ailleurs, et en tout état de cause, la SPR a omis déraisonnablement de se rendre compte que cela n’épuisait pas l’importance juridique du fait que le demandeur ne peut retourner au Liban.

[52] Il ne fait aucun doute que le demandeur, qui ne peut retourner au Liban, satisfait donc à l’alinéa 96b) de la LIPR. Il n’est pas nécessaire d’examiner s’il ne veut pas retourner dans ce pays parce qu’il craint avec raison d’y être persécuté pour un motif énoncé dans la Convention, l’autre volet du critère disjonctif applicable à l’alinéa 96b). La question de savoir si le demandeur avait la qualité de réfugié au sens de la Convention ou non dépendait de celle de savoir s’il se trouvait hors du Liban du fait d’une crainte fondée de persécution pour un motif énoncé dans la Convention. Selon le cadre juridique susmentionné, la réponse à cette question dépendait, dans une large mesure, de l’état d’esprit dans lequel se trouvait le demandeur lorsqu’il avait quitté le Liban en septembre 2018. Le demandeur a produit une preuve abondante sur cette question même, et pourtant la SPR ne se penche pas sur elle de manière sérieuse, sinon pas du tout. Ce qui amène à se demander si la SPR était effectivement attentive et sensible à la question qui lui était soumise (Vavilov, au para 128).

[53] Troisièmement, comme corollaire aux deux points qui précèdent, on ne relève dans la décision aucune explication quant à la raison pour laquelle la SPR a conclu, comme elle a certainement dû le faire (encore qu’elle ne le dise pas expressément), que l’effet cumulatif des conditions dans lesquelles le demandeur vivait au Liban, de pair avec tous les autres désavantages qu’il a subis dans ce pays en tant que Palestinien apatride, n’ont pas suscité chez lui une crainte fondée de persécution.

[54] Pour réitérer le critère formulé au paragraphe 53 du Guide du HCR (un critère qu’ont adopté la juge Dawson dans la décision Mete et la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Munderere) :

[…] un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles‑mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ».

[55] La SPR n’a pas mis en doute le récit du demandeur que c’était à cause des conditions régnant au Liban (notamment dans le camp où il avait passé toute sa vie) qu’il avait quitté le pays en septembre 2018. Elle n’a pas mis en doute le fait que le demandeur avait été exposé à de graves conditions défavorables dans le camp d’Ain al‑Hilweh. Elle a jugé que le demandeur avait relaté de manière crédible ses propres expériences. Elle n’a pas mis en doute le récit du demandeur (récit corroboré par une preuve objective sur la situation régnant dans le pays) selon lequel le camp était surpeuplé, appauvri et ravagé par des tensions et de la violence religieuses et politiques. Elle n’a pas mis en doute la sincérité de la crainte qu’avait le demandeur d’être entraîné dans des conflits de nature politique ou sectaire. Elle n’a pas mis en doute qu’il régnait une atmosphère générale d’insécurité pour les Palestiniens apatrides au Liban en général, ou dans le camp d’Ain al‑Hilweh en particulier. Elle a admis que le demandeur, étant un jeune homme, serait soumis à de stricts contrôles chaque fois qu’il entrerait dans le camp ou qu’il en sortirait en passant par les points de contrôle militaires. Elle a admis qu’il était légalement interdit au demandeur de travailler dans sa profession et de posséder des biens immobiliers au Liban. Et pourtant, malgré tout cela, la SPR n’explique jamais pourquoi ces conditions, considérées ensemble, et dans le contexte géographique, historique et ethnologique particulier du demandeur, n'ont pas suscité chez ce dernier une crainte fondée de persécution. En d’autres termes, nulle part dans la décision n’est‑il expliqué pourquoi la SPR a conclu que ce que le demandeur avait vécu dans son ensemble ne suscitait pas une crainte fondée d’être victime de conséquences d’une nature nettement préjudiciable. Là encore, l’absence complète d’une analyse d’une question centrale rend la décision déraisonnable.

[56] Quatrièmement, je conviens avec le demandeur que la SPR a considéré sous un angle déraisonnablement restrictif les expériences qu’il a vécues au Liban en tant que fondement de sa demande d’asile en réduisant ces expériences aux six points énumérés au paragraphe 14 de la présente décision. (En fait, ce ne sont que cinq de ces six points qui pouvaient éclairer la crainte fondée de persécution du demandeur au moment de son départ du Liban. Comme l’a expliqué le demandeur dans l’exposé circonstancié supplémentaire de son formulaire de FDA, il n’a appris qu’il ne pourrait pas retourner dans le pays qu’après son départ.) Je conviens que l’approche que la SPR a suivie est par trop simpliste et réductrice. La SPR n’a pas saisi toute l’étendue du fondement de la prétendue crainte fondée de persécution du demandeur, ancrée comme elle l’était dans ce qu’il avait lui‑même vécu en grandissant dans le camp de réfugiés et ce que corroborait la preuve sur la situation dans le pays, laquelle documentait les circonstances souvent extrêmement difficiles dans lesquelles vivent les Palestiniens apatrides au Liban. Comme le demandeur l’a présenté à la SPR dans les exposés circonstanciés de son FDA, dans sa déposition ainsi que dans les observations de sa conseil, sa demande d’asile comportait nettement plus que les six (ou cinq) « problèmes » dont la SPR a traité. Une fois encore, en réduisant les éléments de la demande du demandeur aux points que la SPR a mis en lumière, ses motifs amènent à se demander si le décideur était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise.

[57] Je noterais, en terminant, que le demandeur n’a pas contesté directement la conclusion de la SPR selon laquelle, vu que les mesures de sécurité plus sévères mises en œuvre contre les jeunes hommes palestiniens entrant dans le camp ou en sortant visaient une raison non énoncée dans la Convention (la sécurité), ces mesures ne sont pas assimilables à de la persécution. Il n’est donc pas nécessaire que je traite du caractère raisonnable de cette conclusion. Il ne faudrait toutefois pas considérer que mon silence sur ce point signifie que je considère qu’il s’agit là d’une conclusion raisonnable.

E. La demande fondée sur l’article 97 du demandeur

[58] Lors du contrôle judiciaire, le demandeur n’a pas contesté la conclusion distincte qu’a tirée la SPR au titre de l’article 97 de la LIPR, à savoir qu’il n’a pas la qualité de personne à protéger. Il n’est donc pas nécessaire que j’en traite ici.

VI. CONCLUSION

[59] En résumé, tout compte fait, je suis persuadé que les lacunes que j’ai relevées plus tôt sont suffisamment sérieuses et cruciales à l’égard de la conclusion que la SPR a tirée au titre de l’article 96 de la LIPR pour mettre en doute le caractère raisonnable global de la décision. L’affaire doit donc faire l’objet d’une nouvelle décision. De plus, même si je n’ai pas relevé d’erreurs susceptibles de contrôle dans la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR, vu le lien étroit qui existe entre ces deux aspects de la demande d’asile du demandeur, il convient de renvoyer l’affaire à la SPR dans son intégralité de façon à pouvoir rendre une nouvelle décision sur ces deux questions, sur le fondement du dossier qu’aura en main le nouveau décideur.

[60] Enfin, l’intitulé initial mentionne que le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Même si c’est sous ce nom que le défendeur est aujourd’hui connu, son nom, selon la loi, est toujours celui de ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration : Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, paragraphe 5(2) et LIPR, paragraphe 4(1). En conséquence, dans le cadre du présent jugement, l’intitulé est modifié de façon à ce que le défendeur soit désigné comme le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2486‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de manière à indiquer que le bon défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 23 mars 2021 est infirmée et l’affaire renvoyée à un décideur différent en vue d’une nouvelle décision.

  4. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2486‑21

 

INTITULÉ :

MOHAMMAD ABBASS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 21 septembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Marc J. Herman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Herman and Herman

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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