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Date : 20230317


Dossier : T-1410-21

Référence : 2023 CF 236

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2023

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

HA VI DOAN

demanderesse

et

CLEARVIEW AL INC.

défenderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intervenant

ORDONNANCE ET MOTIFS


I. Introduction

[1] Mme Ha Vi Doan dépose une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif [requête en autorisation] au titre des articles 334.15 et suivants des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. L’acte introductif d’instance de Mme Doan est un avis de demande déposé à la Cour au titre du paragraphe 14(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, LC 2000, c 5 [la LPRPDE], de l’article 26 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, et des articles 301 et 334.12 des Règles.

[2] Mme Doan a présenté une demande à la Cour après avoir été informée par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada [le Commissariat ou le commissaire], au titre du paragraphe 12.2(3) de la LPRPDE, qu’il mettait fin à l’examen de la plainte qu’elle avait déposée dans le dossier no LPRPDE-041902 [la plainte]. Le commissaire a ensuite indiqué avoir décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de mettre fin à l’examen sur le fondement de l’alinéa 12.2(1)e) de la LPRPDE, puisque l’affaire avait déjà fait l’objet d’un rapport de sa part.

[3] Dans son avis de demande modifié à nouveau, Mme Doan indique provisoirement qu’elle invoquera la LPRPDE, la Loi sur les Cours fédérales et les Règles, puis elle ajoute qu’elle invoquera également les lois provinciales suivantes : la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 (Québec); la Personal Information Protection Act (Loi sur la protection des renseignements personnels), SBC 2003, c 63, et son règlement (Colombie-Britannique); la Personal Information Protection Act (Loi sur la protection des renseignements personnels), SA 2003, c P-6.5, et son règlement (Alberta); la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, LRQ c P-39.1 (Québec); la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, RLRQ c C-1.1 (Québec); et le Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991 (Québec). Mme Doan décrit le groupe visé par le recours collectif dans les termes suivants :

[traduction]

Toutes les personnes physiques, résidentes ou citoyennes du Canada, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies par Clearview Inc. (les « photographies recueillies ») (le « groupe » ou les « membres du groupe »);

Toutes les personnes physiques, résidant au Québec, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies (le « groupe québécois » ou les « membres du groupe québécois »).

[4] À l’appui de sa requête en autorisation, Mme Doan soutient qu’il n’est pas évident et manifeste que la partie I de la LPRPDE est non valide et elle soutient également que les conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles sont remplies puisque : (1) il n’est pas évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable relativement à des atteintes à la vie privée, à un délit d’intrusion dans l’intimité et à des violations des droits à la protection de la vie privée garantis par la loi québécoise (alinéa 334.16(1)a) des Règles); (2) quoi qu’il en soit, si la Cour devait exiger des précisions additionnelles, elle devrait accorder à Mme Doan l’autorisation de modifier sa demande; (3) elle a montré qu’il existe un certain fondement factuel étayant chacune des conditions énoncées aux alinéas 334.16 (1)b) à e) et que les conditions sont ainsi remplies.

[5] Clearview Al Inc. [Clearview] s’oppose à la requête en autorisation. Elle répond : (1) que la partie I de la LPRPDE outrepasse les pouvoirs du législateur et n’est pas valide et qu’elle a signifié l’avis de question constitutionnelle conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales; (2) que même si la partie I de la LPRPDE était valide, les conditions nécessaires à l’autorisation ne sont pas remplies puisque a) il existe une cause d’action valable, étant donné que Mme Doan elle-même satisfait à la condition énoncée à l’article 14 de la LPRPDE, mais que les actes de procédure ne révèlent aucune autre cause d’action valable; b) la Cour ne devrait pas accorder à Mme Doan l’autorisation illimitée de modifier sa demande qu’elle sollicite; c) Mme Doan n’a pas établi de fondement factuel montrant qu’il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes, conformément à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles; d) Mme Doan n’a pas établi de fondement factuel montrant que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs, conformément à l’alinéa 334.16(1)d) des Règles.

[6] Le procureur général du Canada [le PGC] a répondu à l’avis de question constitutionnelle présenté par Clearview et a participé à la procédure relative à la requête en autorisation. Il soutient que : (1) le point de départ est la présomption de validité de la LPRPDE; (2) toute conclusion constitutionnelle va au-delà de ce qui est demandé; (3) l’étape de l’autorisation d’un recours collectif n’est pas la tribune appropriée pour cette analyse de la division des pouvoirs; (4) les tribunaux ne devraient pas statuer sur des questions constitutionnelles qui ne sont pas nécessaires pour trancher le litige. À l’audience, Clearview s’est dite d’accord avec le PGC que la question constitutionnelle devrait être débattue à l’étape de l’examen sur le fond, si la requête en autorisation devait être accueillie.

[7] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejette la requête en autorisation présentée par Mme Doan, parce qu’au moins deux des conditions devant être réunies qui sont énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles ne sont pas remplies. Ainsi, après un examen attentif, je conclus que : (1) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable au titre de la LPRPDE puisque la représentante du groupe, Mme Doan, satisfait à la condition énoncée à l’article 14 de la LPRPDE; (2) les actes de procédure ne révèlent aucune autre cause d’action valable, puisque toutes les autres causes d’action soulevées n’ont manifestement aucune chance d’être retenues (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 [JP Morgan]); (3) Mme Doan n’a pas démontré qu’elle a droit à l’autorisation illimitée de modifier sa demande qu’elle sollicite, ou que cette option est disponible; (4) Mme Doan n’a pas établi de fondement factuel montrant qu’il existe un groupe identifiable d’au moins deux personnes, conformément à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles, alors que la modification qu’elle propose est prescrite par la LPRPDE; (5) Mme Doan n’a pas établi de fondement factuel montrant que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs, conformément à l’alinéa 334.16(1)d) des Règles.

[8] Compte tenu de ma conclusion concernant la requête en autorisation, la question constitutionnelle devient théorique et il donc inutile de l’examiner (State Farm Mutual Automobile Insurance Company c Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, 2010 CF 736 au para 119 [State Farm]).

II. Contexte

[9] Clearview est une société basée aux États-Unis qui fournit un logiciel de reconnaissance faciale à des institutions gouvernementales, surtout des organismes d’application de la loi et de sécurité nationale.

[10] Mme Doan est une citoyenne du Canada et habite à Montréal, au Québec. Elle est photographe et publie un grand nombre des photographies qu’elle prend d’elle-même, de sa famille et de ses clients sur divers sites Internet accessibles au public et divers sites de réseaux sociaux à des fins commerciales. Ses clients publient également en ligne des photos qu’elle a prises d’eux.

[11] En janvier et en février 2020, des rapports publics ont signalé que Clearview recueillait des images numériques à partir d’une variété de différents sites Web publics, dont Facebook, YouTube, Instagram, etc. Le 21 février 2020, le Commissariat et trois de ses homologues provinciaux, soit la Commission d’accès à l’information du Québec, le Commissariat à l’information et à la protection de la vie privée de la Colombie-Britannique et le Commissariat à l’information et à la protection de la vie privée de l’Alberta [les commissariats], ont lancé une enquête conjointe sur les activités de Clearview au Canada.

[12] Le 2 février 2021, les commissariats ont publié leur rapport intitulé « Conclusions en vertu de la LPRPDE no 2021-001 » [le rapport d’enquête]. En résumé, ils ont conclu dans ce rapport que Clearview avait recueilli, utilisé et communiqué des renseignements personnels sans obtenir le consentement requis et à des fins impropres. Les commissariats ont par conséquent conclu que Clearview avait enfreint les lois sur la protection de la vie privée mentionnées ci-dessus et ils ont formulé des recommandations.

[13] Les commissariats de la Colombie-Britannique et de l’Alberta, vu les manquements de Clearview, ont prononcé des injonctions ordonnant à Clearview de se conformer à leurs recommandations, injonctions que Clearview a contestées. Aucune décision n’a encore été rendue concernant l’une ou l’autre de ces contestations, et les rapports ne peuvent donc être considérés comme étant des rapports définitifs.

[14] Le 28 février 2020, le Commissariat a lancé une enquête sur l’utilisation par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) de la technologie de reconnaissance faciale au Canada et, en juin 2021, le Commissariat a présenté un rapport spécial au Parlement intitulé « Technologie de reconnaissance faciale : utilisation par les services de police au Canada et approche proposée ».

[15] En juillet 2020, Clearview a mis fin à toutes ses activités au Canada.

[16] Le 7 juillet 2020, Mme Doan a intenté une action contre Clearview, dans laquelle elle proposait de déposer un recours collectif au nom de deux sous-groupes différents :

1. Toutes les personnes physiques, résidentes ou citoyennes du Canada, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies [le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté];

2. Toutes les personnes physiques ou morales détenant des droits d’auteur et des droits moraux sur les photographies recueillies [le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté].

[17] Pour le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, Mme Doan a allégué que Clearview avait recueilli, copié, entreposé, utilisé et, dans certains cas, communiqué des photographies accessibles au public trouvées sur Internet, à son insu et sans son consentement ou à l’insu et sans le consentement des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté (dossier T-713-20). Mme Doan a affirmé que ces actes de Clearview violaient des lois fédérales et provinciales, notamment la LPRPDE et la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11.

[18] Clearview a déposé une requête, en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles, en vue d’obtenir une ordonnance radiant des parties des actes de procédure contenus dans le recours collectif proposé intenté par Mme Doan. La requête en radiation présentée par Clearview concernait uniquement la partie du recours collectif proposé portant sur l’atteinte à la vie privée. Dans sa requête en radiation, Clearview a affirmé que : (1) Mme Doan n’avait pas qualité pour déposer devant la Cour fédérale l’action concernant le groupe dont le droit à la vie privée n’avait pas été respecté, conformément aux articles 14 et 15 de la LPRPDE, puisque seuls un plaignant ou le commissaire peuvent solliciter des mesures de redressement pour une atteinte alléguée, qu’aucune autre loi fédérale ne confère à la Cour la compétence nécessaire pour le faire et que Mme Doan n’était pas une plaignante; (2) au moment du dépôt des actes de procédure, le commissaire n’avait pas encore publié son rapport d’enquête; (3) la Cour n’a pas compétence pour entendre des demandes fondées sur des manquements allégués à des lois provinciales.

[19] Le 6 mai 2021, j’ai accueilli la requête en radiation présentée par Clearview dans le dossier T-713-20 [l’ordonnance]. J’ai alors estimé, notamment, que Mme Doan n’avait pas déposé de plainte au titre de l’article 11 de la LPRPDE et que la Cour d’appel fédérale avait déjà affirmé que : (1) les termes exprès de la LPRPDE indiquaient que le recours prévu à l’article 14 était à la disposition d’un « plaignant »; (2) un plaignant est une personne qui a déposé une plainte auprès du commissaire; (3) aux termes du paragraphe 14(1) de la LPRPDE, seul le plaignant dont la plainte a fait l’objet d’un rapport du commissaire peut ester devant la Cour (Englander c TELUS Communications Inc, 2004 CAF 387 au para 50 [Englander]).

[20] Dans mon ordonnance, j’ai également noté que la Cour fédérale avait confirmé que le recours était à la disposition des personnes ayant déposé des plaintes au titre de l’article 11(1) de la LPRPDE, faute de quoi la Cour n’avait pas compétence (Turner c Telus Communications Inc, 2005 CF 1601 aux para 34 et suivants [Turner]; Wilson c Telus Communications Inc, 2019 CF 276 au para 17 [Wilson]). J’ai conclu qu’il était évident et manifeste que Mme Doan n’avait pas qualité pour déposer une demande au titre de l’article 14 de la LPRPDE et j’ai par conséquent radié les parties des actes de procédure portant sur cette question, soit l’ensemble de la cause d’action fondée sur les allégations d’atteintes à la vie privée, pour le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté.

[21] Mme Doan n’a pas interjeté appel de cette ordonnance radiant ses actes de procédure pour le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, dans le dossier T-713-20.

[22] Le 28 juin 2021 ou vers cette date, Mme Doan a déposé sa plainte contre Clearview auprès du commissaire, au titre de l’article 11 de la LPRPDE. Dans sa plainte, Mme Doan a affirmé notamment que, lorsqu’elle a fourni son service de reconnaissance faciale, Clearview avait recueilli, utilisé, conservé et communiqué ses renseignements personnels, sous la forme de données biométriques et de photographies, sans son consentement et à des fins impropres ou non légitimes, violant ainsi son droit à la protection de sa vie privée, au titre de la LPRPDE et d’autres lois sur la protection de la vie privée.

[23] Dans sa plainte, Mme Doan a fait valoir le rapport d’enquête du Commissariat de février 2021 et a indiqué ce qui suit :

[traduction]

Si le CPVP dépose une plainte contre Clearview dans cette affaire (art 11(2) de la LPRPDE), Mme Doan aura qualité pour agir devant la Cour fédérale, au titre des articles 14 et 15 de la LPRPDE, même si le CPVP met fin à son examen pour les motifs « qu’il a déjà dressé un rapport sur l’objet de la plainte » (art 12.2(1)e) de la LPRPDE) et en avise Mme Doan (art 12.2(3) de la LPRPDE).

[24] Le 26 août 2021, le commissaire a écrit à Mme Doan. Il a indiqué avoir accepté la plainte de Mme Doan déposée le 5 juillet 2021 et repris brièvement ce qu’avait affirmé Mme Doan dans sa plainte. Le commissaire a conclu que les activités et les questions touchant à la LPRPDE dont faisait mention Mme Doan dans sa plainte avaient déjà fait l’objet d’un examen et étaient visées par le rapport de conclusions publié le 2 février 2021. Pour ce motif, le commissaire a indiqué avoir pris la décision d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 12.2(1)e) de la LPRPDE pour mettre fin à l’examen, au motif que la plainte de Mme Doan avait déjà fait l’objet d’un rapport d’enquête du Commissariat.

[25] Le 15 septembre 2021, Mme Doan a déposé son avis de demande. Le 18 novembre 2021, Mme Doan a déposé sa requête en autorisation, dans laquelle elle demandait également de se faire nommer représentante du groupe. Elle a proposé des points de droit ou de fait communs (annexe A), un plan pour le déroulement de l’instance (annexe B) et un résumé des ententes concernant les honoraires et débours conclues entre la demanderesse et ses avocats inscrits au dossier (annexe C).

[26] Le 1er décembre 2021, Clearview a fait parvenir un avis de question constitutionnelle au PGC et au procureur général de chaque province et territoire. Dans son avis, Clearview a exprimé son intention de remettre en question la constitutionnalité de la partie I de la LPRPDE et, subsidiairement, des alinéas 7(1)d), (2)c.1) et (3)h.1) de la LPRPDE et de l’alinéa 1e) du Règlement précisant les renseignements auxquels le public a accès, DORS/2001-7.

[27] Le 15 juillet 2022, Mme Doan a déposé un dossier de requête modifié, lequel contenait un avis de requête modifié et : (1) un affidavit de Mme Doan souscrit le 18 novembre 2021, présentant 12 pièces; (2) un affidavit de Mme Doan souscrit le 10 mars 2022, présentant neuf pièces; (3) un affidavit de Mme Emy Bergevin souscrit le 10 mars 2022, présentant 27 pièces; (4) une transcription du contre-interrogatoire de l’avocat général de Clearview, M. Jack Mulcaire, qui a eu lieu le 2 mai 2022, avec six pièces jointes.

[28] Le 3 août 2022, Mme Doan a modifié son avis de demande non contesté.

[29] Le 16 septembre 2022, Clearview a déposé son dossier de requête en réponse. À l’appui de son dossier de requête, Clearview a présenté : (1) un affidavit de M. Mulcaire souscrit le 25 février 2022. M. Mulcaire expose les faits substantiels sur lesquels Clearview entend s’appuyer à l’audience et présente trois pièces; (2) un affidavit de Mme Narod Migdesyan, parajuriste chez IMK LLP, souscrit le 25 février 2022, présentant 13 pièces; (3) une transcription du contre-interrogatoire de Mme Doan qui a eu lieu le 25 avril 2022, avec deux pièces jointes.

[30] Le 26 septembre 2022, le PGC a déposé un avis d’intervention en lien avec l’avis de question constitutionnelle.

[31] Le 24 octobre 2022, Mme Doan a modifié une fois de plus son avis de demande sans qu’on s’y oppose. Dans son avis de demande modifié à nouveau, elle a ajouté un sous-groupe pour les résidents du Québec. Comme je l’ai indiqué précédemment, le groupe proposé est défini en ces termes :

[traduction]

Toutes les personnes physiques, résidentes ou citoyennes du Canada, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies par Clearview (les « photographies recueillies ») (le « groupe » ou les « membres du groupe »);

Toutes les personnes physiques, résidant au Québec, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies (le « groupe québécois » ou les « membres du groupe québécois »).

[32] Dans son avis de demande modifié à nouveau, Mme Doan, en son propre nom et au nom des membres du groupe, sollicite les réparations suivantes auprès de la Cour :

a. une ordonnance autorisant la présente demande comme recours collectif et la nommant représentante demanderesse aux termes des Règles;

b. une déclaration selon laquelle Clearview a illégalement recueilli, copié, entreposé, utilisé et communiqué des renseignements personnels concernant les membres du groupe, en violation de leurs droits à la protection de leur vie privée;

c. une déclaration selon laquelle Clearview n’a pas respecté les droits quasi constitutionnels des membres du groupe;

i. une ordonnance enjoignant à Clearview de supprimer de sa base de données et de détruire toutes les copies de tous les renseignements personnels des membres du groupe, y compris toute donnée créée par Clearview,

ii. de cesser de recueillir, de conserver, d’utiliser, de vendre et de communiquer des photographies et des données connexes concernant les membres du groupe,

iii. d’empêcher que les photographies et les données connexes concernant les membres du groupe figurent dans les résultats de recherche de Clearview,

iv. de ne pas commercialiser ni offrir ses services au Canada;

d. des dommages-intérêts généraux, de nature pécuniaire et autre, des dommages-intérêts punitifs et des dommages-intérêts préétablis pour les atteintes à la vie privée commises par Clearview (y compris pour la commission du délit d’intrusion dans l’intimité);

e. des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs, au titre de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 (la Charte québécoise);

f. une ordonnance en vue de l’évaluation globale des dommages-intérêts dus aux membres du groupe;

g. des intérêts avant jugement et après jugement, conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales;

h. les frais liés aux avis et à la gestion du plan de distribution de la réparation pécuniaire dans la présente action, plus les taxes applicables;

i. toute autre réparation que la Cour estime juste.

III. Ordonnance demandée au titre de la présente requête en autorisation

[33] Dans sa requête en autorisation, Mme Doan demande à la Cour les ordonnances suivantes :

1. Une ordonnance autorisant le présent recours collectif proposé (le « recours collectif proposé ») comme recours collectif, au titre des art 334.15 et suivants des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles);

2. Une ordonnance définissant le groupe (le « groupe » ou les « membres du groupe ») de la façon suivante :

a. toutes les personnes physiques, résidentes ou citoyennes du Canada, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies par Clearview (les « photographies recueillies »),

b. toutes les personnes physiques, résidant au Québec, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies (le « groupe québécois » ou les « membres du groupe québécois »);

3. Une ordonnance nommant la demanderesse représentante demanderesse du groupe (la « représentante demanderesse »);

4. Une ordonnance énonçant la nature des réclamations présentées au nom du groupe contre la défenderesse de la façon suivante :

a. des réclamations en matière d’atteintes à la vie privée (y compris pour la commission du délit d’intrusion dans l’intimité) contre Clearview en lien avec la collecte, la sauvegarde, l’utilisation, la vente et la communication subséquente par Clearview des photographies recueillies et des renseignements personnels connexes, en violation des droits des membres du groupe,

b. des réclamations en matière de violation de droits quasi constitutionnels contre Clearview en lien avec la collecte, la sauvegarde, l’utilisation, la vente et la communication subséquente par Clearview des photographies recueillies et des renseignements personnels connexes, en violation des droits des membres du groupe québécois;

5. Une ordonnance établissant les questions contenues dans l’annexe A du présent avis de requête (l’avis) comme étant les points de droit ou de fait communs pour le groupe;

6. Une ordonnance accordant une mesure de redressement déclaratoire, une injonction et des dommages-intérêts, décrits plus en détail ci-dessous;

7. Une ordonnance énonçant la réparation demandée par le groupe de la façon suivante :

a. une déclaration selon laquelle Clearview a illégalement recueilli, entreposé, utilisé, vendu et communiqué des renseignements personnels concernant les membres du groupe, en violation de leurs droits à la protection de leur vie privée,

b. une déclaration selon laquelle Clearview n’a pas respecté les droits quasi constitutionnels des membres du groupe québécois,

c. une ordonnance enjoignant à Clearview :

i. de supprimer de sa base de données et de détruire toutes les copies de tous les renseignements personnels des membres du groupe, y compris toute donnée créée par Clearview,

ii. de cesser de recueillir, de conserver, d’utiliser, de vendre et de communiquer des photographies et des données connexes concernant les membres du groupe,

iii. d’empêcher que les photographies et les données connexes concernant les membres du groupe figurent dans les résultats de recherche de Clearview,

iv. de ne pas commercialiser ni offrir ses services au Canada,

d. des dommages-intérêts généraux, de nature pécuniaire et autre, et des dommages-intérêts préétablis pour les atteintes à la vie privée commises par Clearview (y compris pour la commission du délit d’intrusion dans l’intimité),

e. des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs, au titre de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 (la Charte québécoise),

f. une ordonnance en vue de l’évaluation globale des dommages-intérêts dus aux membres du groupe,

g. des intérêts avant jugement et après jugement, conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7,

h. les frais liés aux avis et à la gestion du plan de distribution de la réparation pécuniaire dans la présente action, plus les taxes applicables,

i. toute autre réparation que l’avocat pourrait conseiller et que la Cour pourrait accorder;

8. Une ordonnance approuvant le plan relatif au déroulement de l’instance joint à l’annexe B du présent avis, lequel établit une méthode efficace pour :

a. faire progresser l’instance au nom du groupe,

b. tenir les membres du groupe informés du déroulement de l’instance;

9. Une ordonnance enjoignant à Clearview de payer les frais liés à la distribution des avis aux membres du groupe, selon les modalités du plan relatif au déroulement de l’instance ci-joint à l’annexe B;

10. Une ordonnance permettant à tout membre du groupe le souhaitant de s’exclure du recours collectif par écrit dans une lettre, un courriel ou une télécopie envoyés aux avocats de la demanderesse dans les trente (30) jours suivant le prononcé de l’ordonnance de la Cour (le délai d’exclusion);

11. Une ordonnance enjoignant à la défenderesse de fournir aux avocats de la demanderesse une liste de tous les membres du groupe que la défenderesse est en mesure d’identifier et les coordonnées de ces membres suivant l’expiration du délai d’exclusion;

12. Une ordonnance déclarant qu’il n’y aura aucuns dépens associés à la requête en autorisation, le tout conformément à l’article 334.39 des Règles;

13. Tout autre redressement que l’avocat pourrait demander et que la Cour pourrait accorder.

IV. La question en litige dans la présente requête en autorisation

[34] La question en litige est de savoir si la Cour devrait autoriser le recours collectif proposé. Pour ce faire, il faut déterminer si Mme Doan a satisfait aux conditions suivantes figurant aux alinéas 334.16(1)a) à e) des Règles : (1) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable; (2) Mme Doan a établi un certain fondement factuel relativement à toutes les autres conditions de l’autorisation, soit (i) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes; (ii) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs; (iii) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs; (iv) il existe un représentant demandeur approprié (Bruyea c Canada, 2022 CF 1409 au para 89 [Bruyea]).

[35] La Cour doit accorder l’autorisation si Mme Doan satisfait aux cinq conditions du critère. À l’inverse, si Mme Doan ne satisfait pas à l’une ou l’autre des cinq conditions énumérées, la requête en autorisation doit être rejetée (Lin c Airbnb, Inc, 2019 CF 1563 au para 21 [Airbnb]; Buffalo c Nation crie de Samson, 2008 CF 1308 au para 16 [Buffalo]).

V. Les règles d’autorisation générales

[36] Les règles relatives aux recours collectifs sont données à la partie 5.1 des Règles.

[37] Les recours collectifs procurent trois avantages importants sur la duplication des poursuites individuelles : (1) ils facilitent l’accès à la justice pour les personnes qui, sinon, pourraient ne pas être en mesure de faire valoir leurs droits par des poursuites judiciaires traditionnelles; (2) ils favorisent l’économie des ressources judiciaires en permettant qu’une seule procédure tranche un grand nombre d’affaires portant sur des questions similaires; (3) ils encouragent la modification des comportements chez les personnes qui ont causé le préjudice et dissuadent donc les défendeurs éventuels qui pourraient autrement présumer que des préjudices mineurs ne donneraient pas lieu à des poursuites (Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46 aux para 27-29).

[38] Il faut éviter d’appliquer une démarche trop restrictive en matière d’autorisation des recours collectifs pour adopter une interprétation qui donne pleinement effet aux avantages escomptés (Buffalo, au para 29). À l’étape de l’autorisation, la Cour doit déterminer si le recours collectif est un moyen procédural approprié (Pro‐Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 au para 99 [Pro-Sys]). Autrement dit, « [l]a Loi écarte carrément un examen au fond à l’étape de la certification » (Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 au para 16 [Hollick]).

[39] Toutefois, je garde également à l’esprit les principes qu’a fait ressortir le juge Gascon au paragraphe 60 de la décision Jensen c Samsung Electronics Co. Ltd, 2021 CF 1185 :

Cela dit, il est important de souligner que, même s’il s’agit d’un critère peu élevé, il s’agit tout de même d’un seuil à atteindre à l’étape de l’autorisation, et celle-ci sera refusée en l’absence d’une cause d’action valable ou lorsque les faits sur lesquels reposent les demandes des membres du groupe ne sont pas suffisamment étayés par la preuve. Bien qu’une requête en autorisation ne soit pas un mécanisme de filtrage visant à déterminer le bien-fondé ou la solidité du recours collectif envisagé, elle doit néanmoins fonctionner comme un « mécanisme de filtrage efficace » (Pro-Sys au para 103). Dans l’arrêt Pro-Sys, la CSC a expressément indiqué que l’examen du caractère suffisant de la preuve selon la norme fondée sur l’existence d’un certain fondement factuel ne peut pas être superficiel au point « d’être strictement symbolique » (Pro-Sys au para 103). Suffisamment de faits doivent permettre de convaincre le juge saisi des demandes d’autorisation que les conditions d’autorisation sont réunies « de telle sorte que l’instance puisse suivre son cours sous forme de recours collectif sans s’écrouler à l’étape de l’examen au fond » à cause du non-respect des conditions (Pro-Sys au para 104). Plus récemment, dans le contexte de requêtes en autorisation introduites en vertu du régime québécois des recours collectifs et de l’application de la norme de la « cause défendable » de la législation québécoise, la CSC a confirmé à maintes reprises qu’il « faut éviter de réduire le processus d’autorisation à une “simple formalité” » (Oratoire au para 62; Desjardins Cabinet de services financiers inc c Asselin, 2020 CSC 30 [Desjardins] au para 74).

VI. L’alinéa 334.16(1)a) des Règles : une cause d’action valable

A. Introduction

[40] Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan soutient que ses actes de procédure révèlent des causes d’action valables. Elle présente les trois catégories suivantes de causes d’action : (1) des atteintes à la vie privée au titre de la LPRPDE et des lois sur la protection des renseignements personnels de la Colombie-Britannique et de l’Alberta; (2) un délit d’intrusion dans l’intimité; (3) des violations des droits à la protection de la vie privée au titre des lois du Québec, notamment les quatre lois mentionnées plus haut. Subsidiairement, si la Cour devait exiger des précisions additionnelles, Mme Doan soutient que la Cour devrait lui accorder l’autorisation de modifier sa demande, sur le fondement de l’arrêt Paradis Honey Ltd c Canada, 2015 CAF 89 au para 80 [Paradis Honey].

[41] Compte tenu du droit applicable, et pour éviter les répétitions, j’examine les arguments soulevés par Mme Doan sous les rubriques suivantes : (1) atteintes à la vie privée au titre de la LPRPDE; (2) causes d’action soulevées au titre de diverses lois provinciales; (3) cause d’action soulevée au titre du délit de common law d’intrusion dans l’intimité; (4) autorisation de modifier la demande.

B. Le critère applicable

[42] La première condition d’autorisation établie à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles exige que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable. Le respect de cette condition est apprécié au regard de la norme de preuve applicable à la requête en radiation (Pro-Sys, au para 63).

[43] La radiation d’actes de procédure dans le contexte d’actions – avec ou sans autorisation de les modifier – est prévue à l’article 221 des Règles. L’acte de procédure sera radié s’il est évident et manifeste qu’il ne révèle aucune cause d’action ou que l’action est vouée à l’échec (Airbnb, au para 70).

[44] Les Règles ne parlent pas de requête en radiation dans le contexte de demandes. Comme l’a affirmé le juge Stratas dans l’arrêt JP Morgan, au paragraphe 48 : « la compétence de la Cour fédérale pour radier un avis de demande n’est pas tirée des Règles, mais plutôt de la compétence absolue qu’ont les cours de justice pour restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires : David Bull, précité, à la page 600; Canada (Revenu national) c Compagnie d’assurance‐vie RBC, 2013 CAF 50 ». Le juge Stratas a confirmé que la barre est placée haute et que « [l]a Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est “manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli” : David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 (CA), à la page 600. Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c Western Grain Storage By‐Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959. »

[45] Même si la Cour d’appel fédérale a donné à penser, dans l’arrêt JP Morgan, que le seuil à franchir était plus élevé pour radier un avis de demande que pour radier des actes de procédure dans une action au titre de l’article 221 des Règles, elle a plus tard confirmé que le critère était en fait le même dans les deux cas (Wenham Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 aux para 33-34 [Wenham]). Toutefois, les mots employés pour décrire le critère applicable dans chaque cas diffèrent.

[46] Comme le présent recours collectif proposé est introduit au moyen d’une demande, et non au moyen d’une action, j’utilise les termes et le critère établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt JP Morgan, soit de savoir si l’avis de demande est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli (voir également Soprema Inc c Canada (Procureur général), 2021 CF 732 au para 26; Soprema Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 103 au para 10; Kenney c Canada (Procureur général), 2016 CF 367 au para 19).

[47] Pour déterminer s’il existe une cause d’action valable, il n’y a pas lieu d’examiner la preuve et l’analyse se limite aux actes de procédure (Airbnb, au para 70; R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 23; Condon c Canada, 2015 CAF 159 au para 13 [Condon]). Sinon, l’instruction de la requête deviendrait une audience complète sur le fond (Condon, au para 13). La Cour doit donc présumer que les faits substantiels présentés dans l’avis de demande modifié à nouveau sont avérés.

C. Les allégations d’atteintes à la vie privée au titre de la LPRPDE

(1) La cause d’action au titre de la LPRPDE fondée sur le statut de Mme Doan à titre de représentante du groupe

[48] L’article 14 de la LPRPDE est libellé ainsi :

14(1) Après avoir reçu le rapport du commissaire ou l’avis l’informant de la fin de l’examen de la plainte au titre du paragraphe 12.2(3), le plaignant peut demander que la Cour entende toute question qui a fait l’objet de la plainte — ou qui est mentionnée dans le rapport — et qui est visée aux articles 4.1.3, 4.2, 4.3.3, 4.4, 4.6, 4.7 ou 4.8 de l’annexe 1, aux articles 4.3, 4.5 ou 4.9 de cette annexe tels qu’ils sont modifiés ou clarifiés par les sections 1 ou 1.1, aux paragraphes 5(3) ou 8(6) ou (7), à l’article 10 ou à la section 1.1.

(2) La demande est faite dans l’année suivant la transmission du rapport ou de l’avis ou dans le délai supérieur que la Cour autorise avant ou après l’expiration de l’année.

(3) Il est entendu que les paragraphes (1) et (2) s’appliquent de la même façon aux plaintes visées au paragraphe 11(2) qu’à celles visées au paragraphe 11(1).

[49] Les parties ont confirmé, et je suis d’accord avec elles, que la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles est remplie, puisque Mme Doan a établi qu’il existe une cause d’action valable aux fins d’autorisation. Mme Doan a établi qu’elle satisfait à l’exigence du paragraphe 14(1) de la LPRPDE et qu’elle peut donc présenter une demande à la Cour pour obtenir une audience. Selon le libellé de la Loi, Mme Doan est une plaignante et elle a été informée au titre du paragraphe 12.2(3) de la LPRPDE de la fin de l’examen de la plainte.

[50] Puisque Mme Doan a elle-même établi une cause d’action valable aux fins d’autorisation, et puisqu’elle est la représentante du groupe, une cause d’action valable a donc été établie. Aux termes de l’alinéa 334.16(1)a) des Règles, la condition relative à l’existence d’une cause d’action valable est remplie si le représentant demandeur a une cause d’action valable contre le défendeur (Darmar Farms Inc v Syngenta Canada Inc, 2019 ONCA 789 aux para 35-38; Taylor v Canada (Attorney General), 2012 ONCA 479 au para 21 [Taylor]).

(2) La cause d’action au titre de la LPRPDE relativement aux autres membres du groupe

[51] Il ressort clairement de la preuve, et Mme Doan n’affirme pas le contraire, qu’elle est la seule plaignante au titre de la LPRPDE au sein des membres du groupe, et donc la seule membre à satisfaire aux exigences du paragraphe 14(1) de la LPRPDE; rien n’indique qu’un autre membre du groupe proposé soit un plaignant au titre de la LPRPDE. Je souligne au passage que la question de savoir si un recours collectif peut être intenté au titre de la LPRPDE pour un groupe de plaignants n’est pas en jeu dans la présente instance.

[52] Mme Doan formule d’abord des observations sur la question des autres membres du groupe dans son mémoire en réponse. Elle affirme qu’il n’est pas évident ou manifeste qu’un recours collectif au titre de la LPRPDE n’a aucune chance d’être accueilli, malgré le fait que seule Mme Doan satisfasse à l’exigence énoncée à l’article 14 de la LPRPDE, étant donné qu’il s’agit d’une nouvelle demande et compte tenu de la décision Haikola v The Personal Insurance Company, 2019 ONSC 5982 [Haikola]. Dans l’affaire Haikola, les défendeurs alléguaient que la cour n’avait pas compétence, car la loi ne prévoyait que des actions individuelles. Comme l’affaire a été réglée avant l’audience relative à l’autorisation, la question demeure non résolue. Toutefois, Mme Doan souligne que la Cour supérieure de l’Ontario a formulé des observations, au paragraphe 77, sur l’idée qu’un droit d’action indépendant peut fonder un recours collectif, même sans qu’il soit explicitement fait référence à ce moyen procédural dans la loi créant le droit d’action :

[traduction]

Une incertitude subsiste quant à la question de savoir si un recours collectif peut être intenté devant la Cour fédérale. L’article 14 de la LPRPDE exige qu’un plaignant alléguant une atteinte à la vie privée obtienne un rapport du commissaire avant d’intenter une action en dommages-intérêts devant la Cour fédérale. La LPRPDE ne précise pas explicitement si le plaignant qui a obtenu le rapport du commissaire peut se prévaloir lui-même de la procédure de recours collectif prévue dans les Règles des Cours fédérales dans le cas où le rapport fait état d’une atteinte systémique à la vie privée. Les défendeurs ont contesté énergiquement (et continuent de le faire) la compétence de la Cour fédérale d’autoriser la demande présentée par Haikola comme recours collectif au titre de l’article 14 de la LPRPDE.

[53] Mme Doan soutient qu’en l’espèce, ces observations formulées par la Cour supérieure résonnent avec force, étant donné que les membres du groupe [traduction] « ont obtenu un rapport démontrant une atteinte systémique à la vie privée » des Canadiens (Rapport d’enquête, pièce P-5, au para 89).

[54] En outre, Mme Doan soutient que mon ordonnance du 6 mai 2021 n’est pas pertinente, puisque la situation en l’espèce est différente. Elle ajoute que, dans le dossier T-713-20, j’ai rendu l’ordonnance de rejet au motif [traduction] « [qu’]au moment du dépôt des actes de procédure, le commissaire n’avait pas publié de rapport », que Mme Doan n’avait pas [traduction] « modifié sa déclaration » d’une autre manière et qu’elle n’avait pas affirmé [traduction] « [qu’]elle a déposé une plainte au titre de l’article 11 de la LPRPDE à un moment ou à un autre ». Elle soutient qu’en l’espèce la situation est différente, en raison de l’existence du rapport d’enquête, de la plainte et des actes de procédure, qui font état d’atteintes générales à la vie privée de tous les membres du groupe, en violation de la LPRPDE. Elle est donc d’avis que la possibilité d’intenter un recours collectif fondé sur un rapport du Commissariat concluant à des manquements généralisés est la seule interprétation qui défende réellement les objectifs de la LPRPDE.

[55] De plus, Mme Doan affirme que la jurisprudence sur laquelle s’est fondée notre Cour dans l’ordonnance de rejet n’est ni contraignante ni convaincante en ce qui concerne les faits en l’espèce, étant donné ce qui suit :

· Dans la décision Wilson, aux paragraphes 25 et 26, rien n’indiquait l’existence d’une plainte ou d’une enquête au titre de la LPRPDE;

· Dans la décision Turner, aux paragraphes 34 à 38, la Cour devait déterminer si un syndicat pouvait être partie à l’instance ou avoir qualité pour agir dans la procédure de plainte déposée par quatre de ses membres et, fait important, la Cour n’était pas saisie d’allégations de manquements systémiques;

· Dans l’arrêt Englander, aux paragraphes 49 à 52, les observations de la Cour d’appel fédérale selon lesquelles « il faut déduire du paragraphe 14(1) que seul le plaignant dont la plainte a fait l’objet d’un rapport du commissaire peut ester devant la Cour » ont été formulées dans un contexte que la Cour a qualifié d’« exceptionnel », c’est-à-dire que le plaignant n’était pas personnellement intéressé. Ce n’est pas le cas en l’espèce. De plus, la Cour n’a pas énuméré, et n’était pas censée énumérer, toutes les façons dont une personne peut avoir qualité pour agir au titre de la LPRPDE.

[56] Je ne suis pas de cet avis. En 2010, le paragraphe 14(1) de la LPRPDE a été modifié pour qu’y soit précisé que le plaignant peut, après « avoir reçu [...] l’avis l’informant de la fin de l’examen de la plainte au titre du paragraphe 12.2(3), [...] demander que la Cour entende toute question qui a fait l’objet de la plainte », afin de tenir compte de l’ajout de l’alinéa 12.2 (1)e). Contrairement à ce que soutient Mme Doan, j’estime que cette modification n’a pas eu d’effet sur les principes énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Englander et que je suis toujours liée par ses enseignements. En outre, dans la décision Wilson, rendue après l’adoption de la modification, la Cour fédérale a confirmé que l’article 14 concerne la compétence de la Cour.

[57] À l’audience, les avocats de la demanderesse ont affirmé que, tant que Mme Doan elle-même satisfaisait à la condition relative à l’existence d’une cause d’action valable au titre de la LPRPDE, elle pouvait introduire le recours collectif au nom de toutes les personnes nommées dans le rapport d’enquête. Autrement dit, la demanderesse affirme que les mesures prises par le représentant demandeur au titre des articles 11 à 14 de la LPRPDE font office de parapluie et couvrent tous les autres membres du recours collectif. Elle est d’avis que ces étapes procédurales prévues par la loi, nécessaires dans le cas d’une action individuelle, deviennent nulles dans un contexte d’autorisation d’un recours collectif et que les autres membres du groupe bénéficient des mesures procédurales prises par le représentant demandeur. Mme Doan invoque l’arrêt Banque Canadienne Impériale de Commerce c Green, 2015 CSC 60 [CIBC c Green]. À son avis, cette question devrait par conséquent être examinée dans l’analyse portant sur l’existence d’une cause d’action valable.

[58] Mme Doan a ainsi fait valoir que l’exigence énoncée par la LPRPDE est de nature procédurale et que l’article 14 de la LPRPDE sert à régir l’exercice du droit et non à le créer. À l’audience, elle s’est largement appuyée sur l’arrêt CIBC c Green pour soutenir que le dépôt d’une plainte au titre de la LPRPDE est une question de procédure, comparable à l’obligation d’obtenir l’autorisation de poursuivre prévue au paragraphe 138.8(1) de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, LRO 1990, c S 5.

[59] Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’ai indiqué dans mon ordonnance du 6 mai 2021, la Cour fédérale a confirmé que le recours prévu dans la LPRPDE est ouvert aux personnes ayant déposé une plainte conformément au paragraphe 11(1) de la LPRPDE, à défaut de quoi la Cour n’a pas compétence (Turner, aux para 34 et suivants; Wilson). Une fois encore, Mme Doan n’a pas interjeté appel de cette ordonnance.

[60] Les exigences énoncées à l’article 14 de la LPRPDE ne sont pas de nature procédurale – elles produisent des droits formels et il faut y satisfaire pour que la Cour ait compétence. Sous le régime de la LPRPDE, être un « plaignant » est un élément constitutif de la cause d’action prévue par la loi. La LPRPDE crée le droit légal d’ester devant la Cour fédérale. Comme le soutient Clearview, l’article 14 crée un droit d’action formel pour un groupe restreint de personnes. Les personnes qui ne satisfont pas aux exigences n’ont simplement pas de droit d’action et, comme je l’ai affirmé dans mon ordonnance qui n’a pas été contestée, la Cour n’a pas compétence pour entendre leur demande.

[61] À l’audience relative à la présente requête en autorisation, les avocats de Mme Doan ont en fait confirmé sans équivoque que cette dernière était d’accord pour dire qu’une personne doit être un plaignant et satisfaire aux exigences du paragraphe 14(1) de la LPRPDE pour pouvoir présenter une demande à la Cour. Toutefois, malgré cet aveu et malgré le fait qu’elle ait précédemment affirmé qu’il s’agissait d’une mesure procédurale, Mme Doan a fait valoir que le recours collectif servait en fait à étendre les droits formels d’une personne, c’est-à-dire le plaignant satisfaisant à l’article 14 de la LPRPDE, à tous les membres du groupe, même s’ils n’ont pas ce droit à titre individuel.

[62] Je ne peux pas souscrire à cet argument. Dans l’arrêt Bisaillon c Université Concordia, 2006 CSC 19, la Cour suprême du Canada a confirmé sans équivoque que le recours collectif ne modifie ni ne crée de droits substantiels (paragraphe 17) :

Néanmoins, le recours collectif demeure un véhicule procédural dont l’emploi ne modifie ni ne crée des droits substantiels (Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., [2003] R.J.Q. 1011 (C.A.), par. 57-58; Tremaine c. A.H. Robins Canada Inc., [1990] R.D.J. 500 (C.A.), p. 507; Y. Lauzon, Le recours collectif (2001), p. 5 et 9). En effet, la procédure du recours collectif ne saurait justifier une action en justice lorsque, considérées individuellement, les différentes réclamations visées par le recours ne le permettraient pas : D. Ferland et B. Emery, dir., Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 2, p. 876‐877.

[63] Au paragraphe 22 de l’arrêt Bisaillon, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’« [e]n bref, la procédure de recours collectif ne saurait avoir pour effet de conférer à la Cour supérieure compétence sur un ensemble de litiges qui, autrement, relèveraient de la compétence ratione materiae d’un autre tribunal. Sauf dans la mesure prévue par la loi, cette procédure ne modifie pas la compétence des tribunaux. Elle ne crée pas non plus de nouveaux droits substantiels ».

[64] Le fait que le litige ait été recadré comme un recours collectif ne crée pas de droits substantiels pour les membres du groupe qui ne sont pas des plaignants, comme on l’explique ci-dessus.

[65] Compte tenu des enseignements de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel fédérale, je suis convaincue que l’argument de Mme Doan – selon lequel les membres du groupe qui ne sont pas des « plaignants » peuvent se joindre à la demande qu’elle a déposée au titre de l’article 14 de la LPRPDE – n’a aucune chance d’être accueilli.

[66] En outre, le fait que l’argument soit nouveau, que la Cour supérieure de l’Ontario ait exprimé des réserves dans l’arrêt Haikola, ou une fois encore que les atteintes soient systémiques, n’a aucune importance à la lumière des vices mentionnés ci-dessus.

D. Les causes d’action soulevées au titre de diverses lois provinciales

[67] Mme Doan soulève des causes d’action au titre des lois provinciales suivantes de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et du Québec :

· Personal Information Protection Act (Loi sur la protection des renseignements personnels) et son Règlement (Colombie-Britannique);

· Personal Information Protection Act (Loi sur la protection des renseignements personnels) et son Règlement (Alberta);

· Charte des droits et libertés de la personne (Québec);

· Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (Québec);

· Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (Québec);

· Code civil du Québec (Québec).

[68] Mme Doan commence par la question de la compétence qu’a la Cour pour entendre ses réclamations en lien avec des lois provinciales dans son mémoire en réponse. Elle soutient qu’il est de droit constant qu’une fois la compétence de la Cour fédérale établie, le plaideur entendu par la Cour fédérale peut également invoquer des lois provinciales et que la Cour peut examiner et appliquer accessoirement ces lois (ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752 aux pp 781-782 [ITO-Int’l Terminal Operators]; Peter G White Management Ltd c Canada, 2006 CAF 190 aux para 58-59, 68 [Peter G White]).

[69] Ainsi, selon sa thèse, puisque la LPRPDE confère une compétence à la Cour fédérale pour trancher une demande déposée au titre de l’article 14 de la LPRPDE, la Cour peut donc s’appuyer sur des lois provinciales et les appliquer accessoirement.

[70] Mme Doan invoque notamment la décision Robertson c Beauvais, 2014 CF 208 [Robertson], où selon elle notre Cour a confirmé l’applicabilité du droit provincial de manière accessoire et la possibilité pour notre Cour d’accorder des dommages-intérêts punitifs au titre de la Charte des droits et libertés de la personne. Elle reproduit les paragraphes suivants de la décision Robertson :

[82] Il ressort également de la jurisprudence que, dans les cas où la Cour est compétente d’après les critères [établis dans l’arrêt ITO-International], mais où les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) ou la jurisprudence fédérale ne couvrent pas un élément subsidiaire de la demande, il est permis d’examiner le droit provincial dans le ressort où la cause d’action a pris naissance en vue de combler les lacunes (voir p. ex. ITO, au paragraphe 34; Bande de Stoney c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2005 CAF 220, [2006] 1 RCF 570, aux paragraphes 40, 41, 74 et 75; St-Hilaire c Canada (Procureur général), 2001 CAF 63, 204 DLR (4th) 103, au paragraphe 31). [...]

[101] À mon avis, les affaires qui précèdent étayent la conclusion que je suis compétente pour accorder des dommages-intérêts en l’espèce, parce que la majorité d’entre elles appuient cette conclusion et aussi parce que, en fonction des principes établis, cette conclusion découle de la décision que la Cour suprême a rendue dans l’affaire Roberts. [...]

[102] Conclure autrement imposerait aux demandeurs un fardeau injustifié en les obligeant à scinder leurs demandes s’ils décidaient d’invoquer la compétence incontestable de la Cour pour ce qui est d’accorder un jugement déclaratoire et une injonction dans des situations telles que la présente. Procéder ainsi exposerait également les défendeurs aux dépens d’une seconde action devant une cour supérieure provinciale et donnerait lieu à des instances dédoublées, des résultats qu’il y a lieu d’éviter dans toute la mesure du possible. Il y a donc des raisons de principe valables qui éclairent également la question de savoir si la Cour a compétence sur les demandes de dommages-intérêts comme celles que M. Robertson a formulées en l’espèce.

[103] Je conclus de ce fait que je suis bel et bien compétente pour accorder les dommages‐intérêts demandés. Le fait que, pour ce faire, je doive peut-être prendre en considération des principes du droit civil ou la Charte du Québec ne fait pas obstacle à cette conclusion. [...]

[71] Mme Doan soutient ainsi que son utilisation de causes d’action provinciales est accessoire à la demande présentée au titre de la LPRPDE et que cette utilisation est nécessaire pour que l’affaire soit tranchée entièrement sans multiplier les procédures incidentes devant les cours supérieures des provinces (Peter G White, aux para 79-80). Elle ajoute que, si la Cour fédérale devait refuser d’exercer sa compétence sur des parties de la présente affaire, les membres du groupe seraient forcés de scinder leurs réclamations, fondées sur les mêmes faits que la réclamation présentée au titre de la LPRPDE, et de les présenter devant diverses cours supérieures provinciales.

[72] Clearview soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence pour examiner les réclamations de Mme Doan fondées sur le droit provincial. Clearview soutient que, pour appliquer le droit provincial, notre Cour doit pouvoir conclure que : (1) elle a compétence en vertu d’une loi fédérale valide; (2) l’application du droit provincial est accessoirement nécessaire pour trancher des questions soulevées au titre du droit fédéral (renvoyant à l’arrêt Peter G White, au para 58). Clearview affirme que notre Cour a compétence pour entendre la cause d’action présentée par Mme Doan au titre de la LPRPDE – et seulement celle de Mme Doan – et que l’application du droit provincial n’est pas nécessaire pour statuer sur la demande présentée au titre de la LPRPDE.

[73] Clearview ajoute que notre Cour n’a pas de compétence générale lui permettant d’examiner des réclamations fondées sur des lois provinciales et que c’est essentiellement ce que vise Mme Doan en tentant d’introduire une action en responsabilité civile devant la Cour fédérale (Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54 au para 33 [Windsor]). Clearview invoque la décision Sibomana c Agence de recouvrement collectcents, 2019 CF 1257, aux paragraphes 27 à 29 [Sibomana], où la même question a déjà été examinée.

[74] Clearview ajoute que, même si la Cour fédérale a une compétence limitée lui permettant d’appliquer accessoirement le droit provincial, cette compétence ne s’applique pas en l’espèce. En l’espèce, Clearview soutient qu’il n’est pas accessoirement nécessaire que la Cour ait recours aux lois provinciales ou à la common law pour étayer ou achever l’analyse qu’elle doit effectuer pour l’application de la LPRPDE. Clearview souligne qu’en fait la décision Sibomana de la Cour fédérale va directement dans le sens contraire.

[75] En ce qui concerne les atteintes à la vie privée soulevées par Mme Doan au titre des lois de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, Clearview a confirmé qu’elle conteste les rapports produits par les commissariats des deux provinces. Clearview souligne ainsi que ces rapports ne sont donc pas des rapports [traduction] « définitifs » au sens de la législation applicable et qu’aucun droit d’action n’a donc encore été créé, renvoyant au paragraphe 60(1) et à l’article 57 des lois sur la protection des renseignements personnels de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, respectivement. Elle soutient donc que, même si la Cour fédérale a compétence pour appliquer des lois provinciales, la cause d’action en l’espèce n’aurait aucune chance d’être accueillie étant donné les circonstances actuelles.

[76] De plus, en ce qui concerne les atteintes à la vie privée soulevées par Mme Doan au titre des lois de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, Clearview soutient que, même si la Cour avait compétence eu égard à des réclamations au titre de ces lois provinciales, Mme Doan est une résidente du Québec et est assujettie aux lois du Québec. Clearview ajoute que Mme Doan n’a manifestement pas de recours au titre des lois de l’Alberta ou de la Colombie-Britannique. Elle renvoie notamment à l’arrêt Taylor, au paragraphe 21, et à la décision Leroux v Ontario, 2021 ONSC 2269, au paragraphe 50, pour affirmer que la condition doit être appréciée du point de vue du représentant demandeur.

[77] Je suis d’accord avec Clearview que la Cour fédérale n’a pas compétence relativement à des réclamations soulevées au titre de lois provinciales en l’espèce.

[78] En tant que cour d’origine législative, la Cour fédérale ne peut exercer que les compétences qui lui sont attribuées par des lois : elle est un tribunal d’origine législative, doté d’une compétence limitée et spécifique (ainsi que des pouvoirs inhérents à une cour supérieure d’archives qui sont nécessaires pour gérer efficacement les affaires dont elle est saisie et rendre des décisions, comme l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626 aux para 35-38). La Cour fédérale n’a généralement pas compétence pour examiner des demandes fondées sur des lois provinciales : son pouvoir est constitutionnellement limité à l’administration de lois fédérales (Windsor, au para 33; Sibomana, aux para 27, 28; ITO-Int’l Terminal Operators, à la p 781; Produits forestiers du Canada ltée c Canada (Procureur général), 2005 CAF 220 aux para 56-57).

[79] Dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators, la Cour suprême du Canada a affirmé que, « [l]orsqu’une affaire relève, de par son “caractère véritable”, de sa compétence légale, la Cour fédérale peut appliquer accessoirement le droit provincial nécessaire à la solution des points litigieux soumis par les parties » (ITO-Int’l Terminal Operators, à la p 781).

[80] En l’espèce, la Cour a compétence pour entendre la demande que Mme Doan a déposée au titre d’une loi fédérale valide, soit le paragraphe 14(1) de la LPRPDE. L’affaire ne relève pas de la compétence de la Cour uniquement pour l’essentiel : elle relève entièrement de la compétence de la Cour. La question sur laquelle la Cour fédérale a compétence concerne la demande présentée au titre du paragraphe 14(1) de la LPRPDE; l’application du droit provincial n’est pas du tout accessoirement nécessaire pour statuer sur la question (Peter G White, au para 58). Au contraire, il est manifeste que la loi établit un code exhaustif pour le règlement des demandes présentées au titre du paragraphe 14(1) de la LPRPDE et que rien dans la loi ni dans la jurisprudence n’indique que des lois provinciales sont « nécessaires » pour trancher les questions soulevées au titre de la LPRPDE.

[81] Comme l’a mentionné le juge Roy au paragraphe 28 de la décision Sibomana, l’article 26 de la Loi sur les Cours fédérales fournit une assise particulière lorsque compétence est conférée à la Cour fédérale. Le texte de l’article 26 est rédigé ainsi :

La Cour fédérale a compétence, en première instance, pour toute question ressortissant aux termes d’une loi fédérale à la Cour d’appel fédérale, à la Cour fédérale, à la Cour fédérale du Canada ou à la Cour de l’Échiquier du Canada, à l’exception des questions expressément réservées à la Cour d’appel fédérale.

[82] Le juge Roy a fait observer que la Cour a compétence lorsqu’une autre loi fédérale lui confère expressément cette compétence et il a renvoyé à de la doctrine à l’appui. Il a ajouté que l’article 14 de la LPRPDE sert à conférer compétence à la Cour et à en fixer les limites. Comme l’a indiqué le juge Roy, la Cour n’a pas compétence pour examiner des questions qui dépassent les limites établies par l’article 14 de la LPRPDE (voir les paragraphes 27 à 31 de la décision Sibomana).

[83] Mme Doan souhaite utiliser l’article 14 de la LPRPDE comme une passerelle pour avoir accès à la Cour fédérale et y faire examiner des questions qui ne relèvent pas de sa compétence. Sa thèse selon laquelle il serait plus simple et plus pratique de porter toutes les affaires devant la Cour fédérale plutôt que d’introduire des instances distinctes dans les cours provinciales ne peut être retenue; le fait que ce serait plus simple ne peut conférer compétence là où elle n’existe pas.

[84] Les réclamations soulevées au titre de lois provinciales n’ont manifestement aucune chance d’être accueillies (JP Morgan, au para 47).

[85] Il n’est pas nécessaire que je me penche sur les autres arguments soulevés par Clearview au sujet des atteintes à la vie privée au titre des lois de la Colombie-Britannique et de l’Alberta.

E. Le délit d’intrusion dans l’intimité

[86] Mme Doan invoque le délit d’intrusion dans l’intimité qui, selon elle, engage la responsabilité de la personne qui fait intentionnellement intrusion dans l’intimité d’une autre personne ou dans ses affaires ou intérêts personnels, [traduction] « lorsqu’une personne raisonnable considérerait cette conduite comme étant très choquante » (Jones v Tsige, 2012 ONCA 32 au para 70). Mme Doan avance que les conditions nécessaires sont remplies et que, selon les faits allégués, les membres du groupe sont admissibles à des dommages-intérêts, notamment des dommages-intérêts pécuniaires, des dommages-intérêts non pécuniaires, des dommages-intérêts punitifs et des dommages-intérêts majorés pour le délit d’intrusion commis par Clearview.

[87] Clearview répond d’abord qu’il est évident et manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence pour examiner les allégations de responsabilité avancées par Mme Doan et fondées sur la common law, renvoyant à la compétence d’origine législative de la Cour fédérale, comme elle l’a fait pour les réclamations fondées sur les lois provinciales. Clearview ajoute, comme elle l’a fait à l’égard des lois de la Colombie-Britannique et de l’Alberta, que, même si la Cour estime qu’elle a compétence, Mme Doan est une résidente du Québec et est assujettie aux lois du Québec, et n’a manifestement aucun recours concernant le délit d’intrusion dans l’intimité, puisqu’il n’existe pas au Québec.

[88] Je ne suis pas certaine que ce recours puisse être soulevé au moyen de l’instrument procédural que constitue une demande présentée au titre des articles 300 et suivants des Règles, et que les redressements demandés soient disponibles. Quoi qu’il en soit, à supposer que ce soit le cas, il est manifeste que notre Cour n’a pas compétence pour se pencher sur ce recours; il n’est pas nécessaire d’examiner le délit d’intrusion dans l’intimité pour trancher la question soulevée au titre de la LPRPDE et, en fait, la LPRPDE ne le permet pas, conformément aux conclusions tirées par le juge Roy dans la décision Sibomana. L’analyse mentionnée plus haut concernant les recours invoqués au titre de lois provinciales s’applique également en l’espèce, avec les adaptations nécessaires.

[89] Il n’est pas nécessaire que j’examine les autres arguments de Clearview à ce sujet. La cause d’action de Mme Doan en lien avec le délit d’intrusion dans l’intimité n’a aucune chance d’être accueillie.

F. Autorisation de modifier

[90] Mme Doan soutient qu’elle a fait valoir les éléments constitutifs requis concernant les causes d’action alléguées et qu’elle satisfait donc à cette condition. Subsidiairement, elle demande à la Cour de lui accorder l’autorisation de modifier sa demande, si la Cour devait avoir besoin de plus de précisions (Paradis Honey, au para 80). À l’audience, les avocats de Mme Doan ont précisé que, si la Cour estime qu’il manque un détail dans l’avis de demande modifié à nouveau, la Cour a le pouvoir de lui accorder l’autorisation de le modifier, si elle pense que la modification faciliterait l’autorisation. Toutefois, si la demande contient un vice fondamental qui ne peut être corrigé, les avocats de Mme Doan conviennent que l’autorisation de modifier l’avis ne devrait pas être accordée, conformément aux arrêts Canada (Procureur général) c Jost, 2020 CAF 212 aux para 49, 111 [Jost], et Buffalo c Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165 au para 12.

[91] Mme Doan n’a invoqué aucune disposition, et je n’ai trouvé aucun article dans la partie des Règles concernant les recours collectifs, la partie 5.1, qui permette ou ordonne que la Cour accorde à Mme Doan l’autorisation illimitée de modifier sa demande pour atténuer ou corriger une conclusion défavorable concernant le premier critère de l’article 334.16 des Règles.

[92] Le paragraphe 75(1) des Règles énonce la règle générale selon laquelle la Cour peut, sur requête, autoriser une partie à modifier un document, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties. L’article 75 des Règles s’applique à toutes les instances, y compris les demandes (Astrazeneca AB c Apotex Inc, 2006 CF 7 au para 19, conf. par. Astrazeneca AB c Apotex Inc, 2007 CAF 327). Une limite est établie au paragraphe 75(2), lequel dispose que l’autorisation visée au paragraphe (1) ne peut être accordée pendant ou après une audience que si, selon le cas : a) l’objet de la modification est de faire concorder le document avec les questions en litige à l’audience; b) une nouvelle audience est ordonnée; c) les autres parties se voient accorder l’occasion de prendre les mesures préparatoires nécessaires pour donner suite aux prétentions nouvelles ou révisées. Les articles 200 et 201 des Règles concernent les modifications dans le contexte d’actions, et non de demandes.

[93] L’article 75 des Règles ne prévoit pas le critère applicable aux modifications. Dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242, au paragraphe 3 [Abbvie], la Cour d’appel fédérale a affirmé que le critère consiste à déterminer si les intérêts de la justice seraient mieux servis si la demande de modification ou de rétractation était approuvée ou rejetée (Abbvie, au para 3; voir également Boakye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 831 au para 19).

[94] Dans l’arrêt Paradis Honey, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une modification à une déclaration pouvait être proposée pour montrer que certains problèmes pouvaient être corrigés, même après que le défendeur en eut demandé la radiation.

[95] L’arrêt Jost, au paragraphe 49, a établi que, pour refuser une autorisation de modifier un acte de procédure dans le contexte d’une requête en autorisation d’un recours collectif, il doit être évident et manifeste qu’aucune cause d’action défendable n’est possible selon les faits allégués : les vices de la déclaration doivent être tels qu’ils ne peuvent être corrigés par une modification.

[96] Dans le contexte d’une requête en radiation, dans la décision Ward c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 568, au paragraphe 30, notre Cour a refusé l’autorisation de modifier, parce que le demandeur n’avait pas précisé comment la demande serait modifiée, ni expliqué en quoi les faits allégués, après modification, étaieraient une cause d’action.

[97] Je prends également note d’une décision récente de notre Cour, dans laquelle elle a accordé une autorisation de modifier un acte de procédure pour qu’y soient ajoutées des allégations de négligence généralisée ou de déclarations inexactes faites par négligence après que le demandeur a présenté une proposition de déclaration modifiée à nouveau et où elle a autorisé le défendeur à présenter de brèves observations après l’audience (Bruyea, aux para 48-53, 133).

[98] Premièrement, en l’espèce, Mme Doan n’a proposé aucune modification à la Cour. Deuxièmement, et quoi qu’il en soit, je suis convaincue qu’il n’y a en l’espèce aucun moyen de corriger les vices relevés, puisqu’ils concernent la compétence de la Cour. La Cour n’a simplement pas compétence pour entendre des causes d’action concernant : (1) des personnes qui ne satisfont pas aux conditions établies au paragraphe 14(1) de la LPRPDE; (2) des réclamations présentées au titre de lois provinciales dans le contexte en l’espèce; (3) une réclamation concernant un délit en common law entre des parties privées et dans le cadre d’une demande.

VII. L’alinéa 334.16(1)b) des Règles : un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes

[99] Ayant déterminé que Mme Doan a une cause d’action valable au titre de la LPRPDE, je me penche maintenant sur les autres conditions qui doivent être remplies pour que la Cour autorise une instance comme recours collectif.

[100] Mme Doan soutient que le groupe proposé et le groupe québécois satisfont aisément à la condition établie à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles et qu’elle a démontré un certain fondement factuel indiquant qu’il existe un groupe identifiable et un groupe québécois chacun formé d’au moins deux personnes.

[101] Mme Doan affirme qu’étant donné le nombre de photographies dans la base de données de Clearview, le groupe du recours collectif et le groupe québécois pourraient chacun compter des millions de membres. Mme Doan fait valoir que leur taille peut être déterminée de manière objective à partir : (1) de la connaissance exclusive ou des dossiers de Clearview de la façon décrite par Mme Doan; (2) de statistiques, en tenant compte du nombre d’utilisateurs d’Internet et d’utilisateurs canadiens des réseaux sociaux qui utilisent régulièrement les réseaux sociaux pour publier des photographies où figurent des visages.

[102] Mme Doan souligne que, quoi qu’il en soit, le manque de détails sur le nombre précis de membres dans le groupe ou sur leur identité n’est pas déterminant à l’étape de l’autorisation, pas plus que la taille numérique du groupe (Option Consommateurs c Google, 2022 QCCS 2308). Elle ajoute que la condition que doit appliquer la Cour est de déterminer si les membres potentiels du groupe peuvent être identifiés, et non s’ils peuvent se reconnaître comme membres au moment de l’autorisation, ni si la représentante demanderesse sait combien d’autres membres peuvent se reconnaître comme membres (Douez v Facebook, 2014 BCSC 953 au para 204, établissant une distinction d’avec l’arrêt Sun‐Rype Products Ltd c Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58 [Sun‐Rype]). Elle affirme que la preuve montre ce qui suit : (1) il existe un certain fondement factuel montrant que des membres du groupe peuvent être identifiés; (2) Clearview a la capacité d’identifier le groupe et devrait répondre aux demandes d’accès à l’information des Canadiens (Airbnb); (3) Clearview peut avoir accès aux données de géolocalisation des photographies recueillies et les utiliser; (4) les membres du groupe peuvent être identifiés au moyen de critères objectifs.

[103] Enfin, Mme Doan soutient que la période visée par le recours collectif n’est pas excessive et qu’il n’existe aucune raison justifiant de limiter le recours collectif à la période durant laquelle Clearview a offert ses services à des utilisateurs canadiens.

[104] Clearview répond que le recours est trop général puisque : (1) la plupart des membres du groupe n’ont pas de recours; (2) la période visée par le recours collectif est trop large; (3) le groupe n’est pas identifiable.

[105] Premièrement, Clearview fait valoir que le recours collectif proposé souffre essentiellement du même défaut que celui qui a nui à la demande initiale alléguant une atteinte à la vie privée présentée par Mme Doan dans le dossier T-713-20 : l’intéressé n’a le droit d’intenter une action en Cour fédérale au titre du paragraphe 14(1) de la LPRPDE que s’il est un « plaignant » (ordonnance du 6 mai 2021; Englander, au para 50). Même si Mme Doan a corrigé ce vice dans son cas en suivant la procédure établie à l’article 11 de la LPRPDE et est devenue une « plaignante » qui peut présenter une demande à la Cour au titre du paragraphe 14(1), Clearview souligne qu’il n’existe aucun élément de preuve, ni même une seule allégation, indiquant que quiconque autre que Mme Doan ait déposé une plainte au titre de l’article 11 de la LPRPDE. Ainsi, Clearview soutient que la très grande majorité des membres du groupe proposé n’ont pas de cause d’action au titre de la LPRPDE; en fait, selon le dossier, la seule personne qui pourrait avoir une cause d’action au titre de la LPRPDE est Mme Doan elle-même.

[106] Deuxièmement, Clearview répond que le groupe proposé est trop large parce qu’il n’est pas limité dans le temps à la période durant laquelle Clearview a eu des utilisateurs au Canada – c’est-à-dire entre le début de 2019 et juillet 2020. En dehors de cette période, selon Clearview, notre Cour n’a pas compétence sur ses activités.

[107] Troisièmement, Clearview soutient que le groupe n’est pas identifiable, puisqu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve établissant qu’un certain fondement factuel montre que deux personnes ou plus pourront déterminer si elles appartiennent ou non au groupe (renvoyant à l’arrêt Sun‐Rype, au para 58).

[108] Les parties conviennent, qu’en ce qui concerne les conditions autres que la cause d’action valable, Mme Doan porte le fardeau de produire des éléments de preuve établissant « un certain fondement factuel » montrant que les conditions sont remplies (Hollick, au para 25; Pro-Sys, au para 99; AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 au para 40 [Fischer]). Ces conditions se rapportent à la forme de la procédure et non à son fond. Ce fardeau de la preuve est inférieur à celui de la prépondérance des probabilités, étant donné que ce n’est pas à l’étape de la requête en autorisation qu’il convient de se prononcer sur les contradictions dans les éléments de preuve (Pro-Sys, au para 102). Cela dit, le demandeur doit néanmoins présenter des actes de procédure appropriés qui comportent suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’autorisation. Même si l’autorisation demeure un obstacle peu difficile à franchir, elle demeure un obstacle (Simpson v Facebook, 2021 ONSC 968 au para 50).

[109] Avoir un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes est la première des conditions restantes, énoncées à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles. Les recours collectifs ont besoin d’un groupe identifiable qui permette d’identifier les personnes qui ont droit à l’avis d’autorisation, qui ont droit à la réparation potentielle et qui sont liées par le jugement (Paradis Honey Ltd c Canada, 2017 CF 199 au para 22 [Paradis Honey (CF); Airbnb, au para 92). Pour déterminer s’il existe un groupe de personnes identifiable, le groupe doit être défini en fonction d’un critère objectif, qui est indépendant du fond de l’instance, et les réclamations des membres du groupe doivent soulever des questions communes ou, en d’autres termes, « il doit exister un lien rationnel entre la définition proposée du groupe et les questions communes énoncées » (Paradis Honey (CF), au para 23). Il incombe au représentant demandeur proposé d’établir que le groupe est défini de manière suffisamment étroite pour qu’il satisfasse à ces critères. Toutefois, il n’est pas difficile de s’acquitter de ce fardeau : la Cour doit être convaincue que le groupe n’est pas inutilement large, mais pas que tous les membres du groupe partagent le même intérêt dans le règlement de la question commune énoncée (Hollick, au para 21; Paradis Honey (CF), au para 24).

[110] Il est utile de répéter que Mme Doan demande à la Cour d’autoriser le groupe suivant :

[traduction]

Toutes les personnes physiques, résidentes ou citoyennes du Canada, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies par Clearview Inc. (les « photographies recueillies ») (le « groupe » ou les « membres du groupe »);

Toutes les personnes physiques, résidant au Québec, dont le visage apparaît sur les photographies recueillies (le « groupe québécois » ou les « membres du groupe québécois »).

[111] D’après les éléments de preuve au dossier, Mme Doan est la seule personne qui satisfait à la condition établie au paragraphe 14(1) de la LPRPDE et qui peut par conséquent demander à la Cour de tenir une audience. Il n’y a aucun fondement factuel montrant qu’il existe un groupe d’au moins deux personnes sur lequel la Cour a compétence. Il en est question plus haut et les mêmes principes s’appliquent. Le fait que Mme Doan elle-même puisse présenter une demande à la Cour ne confère pas et ne peut pas conférer à la Cour compétence sur les autres membres du groupe, dont aucun n’est un plaignant.

[112] Mme Doan propose que la Cour modifie le groupe pour le limiter aux « plaignants » au titre de la LPRPDE, donnant à penser qu’ils allaient tous déposer une plainte et invoquer le rapport d’enquête de février 2021 et qu’ils allaient tous recevoir le même avis du commissaire. Toutefois, comme Clearview l’a souligné à l’audience, la procédure est prescrite aux termes du paragraphe 14(2) de la LPRPDE. Rien n’a été fait pour convaincre la Cour que la période limite d’un an devrait être prolongée, et je m’empresse d’ajouter qu’il n’est pas garanti qu’une requête en prolongation serait accueillie dans le cas d’une demande qui dépasse le délai de plus d’un an.

[113] Je conviens avec Clearview que Mme Doan n’a pas établi de certain fondement factuel montrant qu’il existe un groupe d’au moins deux personnes sur lequel la Cour fédérale a compétence. Comme Mme Doan n’a pas établi de certain fondement factuel relativement à l’existence d’un groupe d’au moins deux personnes, cette condition n’a pas été remplie, et la demande ne peut être autorisée comme recours collectif. Il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments soulevés à ce sujet.

[114] Je note néanmoins que Clearview a sans équivoque confirmé qu’elle ne peut identifier les personnes qui figurent dans les images que ses robots recueillent ni savoir si ces personnes sont des citoyennes ou des résidentes canadiennes. La situation est donc différente de celle dans l’affaire Airbnb et dans l’affaire Douez v Facebook Inc, 2018 BCCA 186, où l’entreprise avait confirmé qu’il était possible, quoique difficile, de trouver les informations recherchées (affidavit de M. Mulcaire, au para 23).

VIII. L’alinéa 334.16(1)d) des Règles : le meilleur moyen

[115] Pour satisfaire à la condition relative à la question du meilleur moyen, le représentant demandeur doit démontrer : (1) que le recours collectif est un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance et de régler les questions communes découlant des demandes de multiples demandeurs; (2) que le recours collectif serait préférable à tous les autres moyens raisonnables dont disposent les membres du groupe pour faire valoir leurs réclamations (Fischer, au para 48; Hollick, au para 28; Wenham, au para 77). L’analyse servant à déterminer si le recours collectif est le meilleur moyen « s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif : l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice » (Fischer, au para 22; Wenham, aux para 81, 85-98; Airbnb, au para 143).

[116] Mme Doan soutient que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs, conformément à l’alinéa 334.16(1)d) des Règles. Elle affirme que le recours collectif : (1) est un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser les demandes; (2) est préférable aux autres moyens raisonnables disponibles; (3) sert les objectifs du recours collectif.

[117] Je ne suis pas de cet avis. Comme Clearview l’a affirmé et comme je l’ai mentionné plus haut, la LPRPDE n’accorde de droit d’action qu’aux personnes qui ont présenté une plainte au commissaire et qui satisfont à la condition établie à l’article 14 de la LPRPDE.

[118] Une fois encore, comme Clearview le soutient, un recours collectif au nom de millions de citoyens ou de résidents canadiens qui n’ont jamais déposé de plainte au titre de la LPRPDE et qui ne satisfont pas aux conditions établies à l’article 14 ne peut être le « meilleur moyen » pour ces personnes de faire valoir leurs réclamations, parce qu’elles n’ont pas fait de telles réclamations. Par conséquent, en l’espèce, le recours collectif ne répondrait pas aux objectifs de l’économie des ressources judiciaires, de l’accès à la justice et du moyen juste et efficace pour toutes les parties, y compris la Cour, de régler les questions (Fischer, au para 16).

[119] En outre, faute d’un certain fondement factuel indiquant comment seront sélectionnés les membres du groupe, « il est impossible de dire si un recours collectif serait préférable à d’autres options raisonnables » (Salna c Voltage Pictures, LLC, 2021 CAF 176 au para 118 [Salna]). Cela a des conséquences sur l’analyse du meilleur moyen, comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Salna : « [l]’analyse diffère selon la taille du groupe. Bref, le tribunal n’a pas besoin de connaître le nombre exact de membres ni les limites précises du groupe. Il doit toutefois pouvoir conclure, sur le fondement d’une certaine preuve, que le recours collectif est le meilleur moyen » (Salna, au para 119).

[120] Mme Doan n’a pas établi de certain fondement factuel montrant que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs.

IX. La question constitutionnelle

[121] Le 30 novembre 2021, Clearview a signifié un avis de question constitutionnelle pour donner avis de son intention de mettre en question la validité constitutionnelle de la partie I de la LPRPDE et, subsidiairement, des alinéas 7(1)d), (2)c.1) et (3)h.1) de la LPRPDE et de l’alinéa 1e) du Règlement précisant les renseignements auxquels le public a accès.

[122] Clearview fait essentiellement valoir que la partie I de la LPRPDE outrepasse la compétence générale conférée au Parlement de légiférer en matière de trafic et de commerce (paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867) parce qu’elle ne satisfait pas à certains des cinq facteurs énoncés dans l’arrêt General Motors of Canada Ltd c City National Leasing, [1989] 1 RCS 641.

[123] Subsidiairement, Clearview soutient que l’article 4.3 de l’annexe 1 de la LPRPDE, les alinéas 7(1)d), (2)c.1) et (3)h.1) de la LPRPDE et l’article 1 du Règlement précisant les renseignements auxquels le public a accès ont pour effet conjugué de violer le droit à la liberté d’expression garanti par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui ne peut être justifiée dans une société libre et démocratique.

[124] Mme Doan soutient notamment que la Cour est actuellement saisie d’une seule requête : sa requête en autorisation de la présente instance comme recours collectif. Ainsi, Mme Doan affirme que l’examen par la Cour des questions constitutionnelles soulevées par Clearview doit se limiter à déterminer s’il est évident et manifeste qu’elle n’a aucune cause d’action valable au titre de la LPRPDE, ce qui inclut la thèse de Clearview. Elle est donc d’avis que pour, que sa thèse soit accueillie, Clearview doit démontrer qu’il est évident et manifeste que la partie I de la LPRPDE est inconstitutionnelle, ce que Clearview n’a pas réussi à faire.

[125] Le PGC fait valoir, entre autres, qu’une déclaration d’invalidité constitutionnelle ne devrait pas être accordée dans le contexte d’une requête en autorisation, comme en l’espèce, pour la simple raison qu’aucune des parties n’a sollicité une telle conclusion (alinéas 182d) et 359b) des Règles; formule 359; Energizer Brands, LLC c The Gillette Company, 2020 CAF 49 aux para 38-39; Pascal c Canada (Procureur général), 2005 CAF 31 au para 2).

[126] À l’inverse, comme l’a fait observer le PGC, si notre Cour refuse d’autoriser le recours collectif en raison de tout autre argument soulevé par Clearview, la question constitutionnelle devient théorique (State Farm, au para 119). À l’audience, Clearview s’est dite d’accord avec le PGC sur ce point.

[127] En l’espèce, il n’est pas nécessaire que la Cour réponde à la question constitutionnelle, puisque la requête en autorisation de l’instance comme recours collectif sera rejetée pour d’autres motifs.

X. Conclusion

[128] Compte tenu de ce qui précède, je rejette la requête en autorisation présentée par Mme Doan.


ORDONNANCE dans le dossier T-1410-21

LA COUR ORDONNE :

1. La présente requête en autorisation est rejetée.

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1410-21

 

INTITULÉ :

HA VI DOAN c CLEARVIEW AL INC. et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2022

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

Le 17 mars 2023

COMPARUTIONS :

Lev Alexeev

Mélina Cardinal-Bradete

Molly Krishtalka

Élise Veillette

POUR LA DEMANDERESSE

Doug Mitchell

Olga Redko

Mathilde Couture

POUR LA DÉFENDERESSE

Michelle Kellam

Erin Morgan

POUR L’INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CABINET D’AVOCATS NOVALEX INC.

POUR LA DEMANDERESSE

IMK LLP

POUR LA DÉFENDERESSE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Montréal (Québec)

POUR L’INTERVENANT

 

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