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Date : 20230515

Dossier : IMM-5061-23

Référence : 2023 CF 681

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ÉTRANGER CONNU SOUS LES NOMS DE

WIHIIB ABDILLAHI WEHEL

OU ZAKARIA XUSEEN ALLALE

OU ZAKARIA ALAALE XUSEEN

OU ALAALE CABDILAAHI XUSEEN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le défendeur est détenu au Centre de détention provisoire de Calgary, un établissement correctionnel provincial. Après un contrôle des motifs de détention qui s’est déroulé sur cinq séances, entre le 5 et le 17 avril 2023, une commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la commissaire) a ordonné la mise en liberté du défendeur, sous réserve de certaines conditions, le 17 avril 2023.

[2] Le défendeur est un demandeur d’asile originaire de la Somalie. Il est détenu depuis environ quatre mois et demi. Le motif de sa détention est toujours le même : le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) était d’avis que l’identité du défendeur n’avait pas été prouvée mais pouvait l’être, et le ministre faisait des efforts valables pour établir l’identité du défendeur (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, alinéa 58(1)d) [la LIPR]). La commissaire a ordonné la mise en liberté du défendeur, car elle estimait que des facteurs militaient en sa faveur, à savoir : même si le ministre avait fait des efforts valables pour établir l’identité du défendeur, l’enquête sur l’identité était déficiente en raison des retards et du manque de diligence du ministre; la durée de la détention avait été longue et la durée future probable de la détention était incertaine en raison de la difficulté à vérifier les pièces d’identité des ressortissants de la Somalie; le défendeur avait coopéré avec le ministre en fournissant des renseignements utiles à l’établissement de son identité et il existait une solution de rechange viable à la détention.

[3] Le ministre a présenté une requête urgente à la Cour pour obtenir un sursis à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté en attendant qu’il soit statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision sur la mise en liberté de la Section de l’immigration. Le ministre a exprimé de sérieux doutes quant à l’appréciation par la commissaire de la coopération du défendeur, des efforts déployés par le ministre et du caractère approprié de la caution. Ces arguments sont fondés sur l’opinion du ministre selon laquelle la commissaire n’a pas justifié le fait qu’elle s’est écartée des décisions antérieures rendues dans le cadre des contrôles des motifs de détention et a déraisonnablement transféré au ministre le fardeau d’établir l’identité du défendeur.

[4] J’estime que le ministre n’a pas démontré l’existence de doutes sérieux quant aux motifs invoqués dans la requête en sursis. Les affirmations du ministre ne sont pas étayées par la preuve au dossier, y compris la transcription des contrôles des motifs de détention précédents et les motifs de la commissaire. La commissaire a rendu une décision exhaustive en exposant clairement le fondement de ses conclusions relatives aux retards et au manque de diligence du ministre dans l’enquête sur l’identité, à la coopération du défendeur et au caractère adéquat de la solution de rechange à la détention, y compris la caution. Au mieux, dans ses arguments, le ministre demande à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve et les observations présentés à la commissaire, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 125).

[5] Rien ne justifie que la Cour accorde un sursis à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté rendue par la Section de l’immigration. La requête en sursis sera rejetée. Compte tenu du droit à la liberté qui est en jeu, j’ai rendu une ordonnance le 25 avril 2023 par laquelle j’ai rejeté la requête en sursis, et j’ai précisé que des motifs détaillés suivraient. Voici les motifs de ma décision.

II. Contexte

[6] Le défendeur est arrivé au Canada le 8 décembre 2022. Il a cherché à entrer au Canada muni d’un passeport canadien au nom de Zakaria Hussein ALLALE. Il a été interrogé par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] à son arrivée. Durant cet interrogatoire, l’agent de l’ASFC a exprimé des soupçons, après quoi le défendeur a admis que le passeport n’était pas le sien et qu’il avait eu recours aux services d’un passeur pour fuir la Somalie et venir au Canada. Le défendeur a affirmé à ce moment-là qu’il souhaitait présenter une demande d’asile.

[7] Au cours des entrevues subséquentes avec l’ASFC, le défendeur a d’abord déclaré que son nom était Wihiib ABDILLAHI WEHEL. Le lendemain, il a précisé que Wihiib et WEHEL étaient des surnoms et que son nom complet était Alaale ABDILLAHI HUSEEN.

[8] L’utilisation par le défendeur d’un faux passeport, les échanges au sujet de son nom et son défaut de présenter des pièces d’identité à ce moment-là sont les motifs sur lesquels le ministre s’est fondé pour affirmer que l’identité du défendeur n’avait pas encore été établie. Le défendeur a été détenu pour ce motif. La Section de l’immigration a procédé à un contrôle des motifs de détention en cinq séances le 12 décembre 2022 ainsi que les 16 et 17 janvier, 13 février et 13 mars 2023, et le dernier contrôle des motifs de détention s’est déroulé sur cinq séances les 5, 6, 11, 13 et 17 avril 2023.

[9] Tout ce temps, le défendeur était détenu dans un établissement correctionnel provincial. Au cours de ses entrevues avec l’ASFC et des contrôles des motifs de détention dont il a fait l’objet, il a exprimé plusieurs fois des craintes au sujet des conditions de sa détention, y compris le fait qu’il côtoyait des personnes détenues pour des motifs de criminalité.

Décision faisant l’objet du contrôle

[10] La Section de l’immigration peut ordonner la détention d’une personne dans le cas où le « ministre estime que l’identité de l’étranger [...] n’a pas été prouvée mais peut l’être » et lorsque la personne détenue n’a « pas raisonnablement coopéré » avec le ministre dans le cadre de l’enquête sur l’identité ou que le ministre fait « des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger » (LIPR, art 58(1)d)).

[11] Dans sa décision du 17 avril 2023, la Section de l’immigration a conclu qu’il existait un motif de détention parce que i) le ministre estimait que l’identité n’avait pas été prouvée mais pouvait l’être; et que ii) le ministre avait fait des efforts valables pour établir l’identité du défendeur. La commissaire a conclu, à l’instar de la Section de l’immigration chaque fois qu’elle a procédé au contrôle des motifs de détention, à l’exception du contrôle des motifs de détention des 48 heures, que le défendeur avait raisonnablement coopéré dans le cadre de l’enquête sur l’identité.

[12] Même si la commissaire a formulé des commentaires sur les retards et le manque de diligence du ministre dans le cadre de l’enquête sur l’identité, je ne considère pas que, dans sa décision, elle a conclu que le ministre n’avait pas fait d’efforts valables et qu’il n’y avait donc aucun motif de détention au titre du paragraphe 58(1) de la LIPR. La commissaire a déclaré ce qui suit : « [L]e ministre a fait des efforts valables pour établir l’identité [...] Toutefois, j’estime que l’enquête sur l’identité est déficiente à plusieurs égards. » La commissaire a ensuite examiné les facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], que la Section de l’immigration n’examine que si elle conclut qu’il existe des motifs de détention. C’est dans cette analyse fondée sur l’article 248 que la commissaire se fonde sur ses conclusions au sujet des retards et du manque de diligence de l’ASFC dans le cadre de l’enquête sur l’identité. La commissaire a conclu que ce facteur – les retards ou le manque de diligence inexpliqués causés par le ministère – militait en faveur d’une mise en liberté, de même que la durée de la détention, la durée incertaine de la détention future en raison de la difficulté à vérifier l’identité des ressortissants somaliens et l’existence d’une solution de rechange à la détention par l’intermédiaire d’une caution.

Historique procédural de la requête en sursis

[13] Le 18 avril 2023, le ministre a envoyé à la Cour une demande écrite en vue d’obtenir un sursis provisoire à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté rendue par la Section de l’immigration, le temps qu’il prépare le dossier pour présenter une requête en sursis complète. Le juge Gascon a ordonné le sursis provisoire à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté le 19 avril 2023 et a fixé la date de l’audition de la requête en sursis au 24 avril 2023. Lorsque la Cour a ordonné le sursis provisoire, deux jours après l’ordonnance de mise en liberté du défendeur rendue par la Section de l’immigration, le défendeur était en fait encore détenu parce que l’une des conditions de mise en liberté n’était toujours pas remplie.

[14] Après avoir été informé par le ministre des difficultés éprouvées par ce dernier pour obtenir la transcription du contrôle des motifs de détention auprès de la Section de l’immigration et signifier son dossier de requête au défendeur, j’ai reporté l’audience au 25 avril 2023. Le défendeur n’avait pas d’avocat pour le représenter à l’audience de la requête en sursis et n’a présenté aucun dossier de requête en réponse. Le matin de l’audience de la requête en sursis, le 25 avril 2023, la Cour a reçu une lettre d’une avocate, dans laquelle celle-ci l’avisait que le service d’aide juridique de l’Alberta lui avait confirmé le matin même qu’elle disposait des fonds nécessaires pour représenter le défendeur à l’audience de la requête en sursis. Il s’agissait de la même avocate qui avait représenté le défendeur devant la Section de l’immigration. L’avocate du défendeur a demandé que la requête en sursis soit ajournée pour environ une semaine afin qu’elle puisse préparer le dossier de requête.

[15] J’ai instruit la demande d’ajournement de l’avocate du défendeur au début de l’audience. J’ai fait observer que je disposais des transcriptions des cinq séances du contrôle des motifs de détention devant la Section de l’immigration et que je les avais toutes examinées. J’ai également souligné qu’une bonne partie des éléments de preuve dont disposait la Section de l’immigration étaient également à ma disposition et que l’avocate du défendeur connaissait le dossier, étant donné qu’elle avait déjà représenté le défendeur dans le cadre du contrôle des motifs de détention. Compte tenu du droit à la liberté en jeu, j’ai décidé d’entendre le demandeur, qui était prêt pour l’audience, et j’ai proposé que nous examinions la question de savoir si j’avais besoin des observations de l’avocate du défendeur ou si celle-ci avait besoin de plus de temps pour préparer une réponse après la présentation des observations du demandeur. Les parties ont accepté de procéder ainsi.

[16] Après la présentation des observations du demandeur, l’avocate du défendeur a déclaré qu’elle était prête à y répondre. J’ai entendu les observations en réponse du défendeur et du demandeur. J’ai avisé les parties que j’allais mettre ma décision en délibéré. Plus tard dans la journée, le 25 avril 2023, j’ai rendu une ordonnance par laquelle j’ai rejeté la requête présentée par le ministre en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté. J’ai avisé les parties que les motifs détaillés de la décision suivraient.

III. Question en litige

[17] La seule question que pose la requête en sursis est celle de savoir si le défendeur a satisfait au critère applicable en matière d’injonction interlocutoire : la Cour devrait-elle accorder un sursis à la mise en liberté du défendeur en attendant qu’il soit statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du ministre visant la décision sur le contrôle des motifs de détention par laquelle la mise en liberté a été prononcée?

[18] Selon le critère bien établi pour obtenir une injonction interlocutoire, énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, la partie qui demande une injonction doit démontrer : i) qu’il existe une question sérieuse à juger; ii) que le refus d’accorder la mesure de redressement pourrait causer un préjudice irréparable aux intérêts du requérant; iii) et que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’injonction. Pour obtenir une injonction interlocutoire, le requérant doit démontrer qu’il satisfait aux trois volets du critère (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 14). Ces trois volets ne sont pas des « compartiments étanches » agissant indépendamment les uns des autres. Les juges saisis de ces requêtes doivent plutôt adopter une approche souple lorsqu’ils évaluent les trois volets et reconnaître que la solidité de la preuve présentée pour l’un des volets du critère peut parfois compenser les faiblesses d’un autre volet (Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au para 50).

[19] La question générale que je dois trancher consiste à savoir « s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 1).

IV. Analyse

A. Question sérieuse

[20] Il y a à la Cour fédérale un débat sur le critère juridique à appliquer pour établir le caractère sérieux d’une question lorsque le ministre demande le sursis à l’exécution d’une ordonnance de mise en liberté. Dans les décisions Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness) v Allen, 2018 FC 1194, et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Mohammed, 2019 CF 451, le juge Norris a appliqué un seuil élevé, qui exige que le demandeur démontre qu’il aurait probablement gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire principale. Dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Asante, 2019 CF 905, le juge Zinn applique le seuil habituel, soit un seuil peu élevé selon lequel le demandeur doit soulever une question sérieuse qui n’est ni frivole ni vexatoire.

[21] Il ne m’est pas nécessaire de trancher cette question. Même en appliquant le seuil peu élevé, j’estime que le ministre n’a pas établi que la décision de la commissaire soulève une question sérieuse.

1) Motifs justifiant de s’écarter des décisions antérieures rendues dans le cadre des contrôles de la détention

[22] Dans la décision Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130 [Brown], la Cour d’appel fédérale a précisé que le principe énoncé dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2004 CAF 4, selon lequel il faut fournir des « motifs clairs et convaincants » pour pouvoir aller à l’encontre des décisions antérieures concernant le contrôle des motifs de détention, n’est pas une « règle spéciale concernant les contrôles menés par la SI [Section de l’immigration] » ni un prétexte permettant à un commissaire de ne pas décider à nouveau si le maintien de la détention est justifié, comme il est tenu de le faire (Brown, au para 134). La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

L’obligation de fournir des motifs lorsqu’un commissaire va à l’encontre d’une décision antérieure est motivée par l’exigence bien comprise, essentielle à l’intégrité du processus décisionnel administratif et judiciaire, selon laquelle la SI est tenue d’expliquer, en cas de changement important des circonstances ou d’une réévaluation de la crédibilité, ce qui a changé et pour quelle raison la décision antérieure n’est plus pertinente (Brown, au para 134).

[23] Le ministre soutient que la commissaire n’a pas expliqué pourquoi elle était allée à l’encontre des décisions précédentes sur le contrôle des motifs de détention à l’égard de deux questions : i) le choix de la caution; et ii) la coopération du défendeur. Cet argument n’a aucun fondement à l’égard de l’une ou l’autre question. La commissaire a fourni des motifs transparents, intelligibles et adaptés pour chacune de ces questions.

a) Choix de la caution

[24] La caution est le directeur général d’une organisation communautaire somalienne de Calgary. L’ASFC a mis en relation le défendeur avec cette organisation afin de l’aider à obtenir des pièces d’identité de la part de membres de sa famille en Somalie. En janvier 2023, lors du premier contrôle des motifs de détention des 30 jours, la caution a témoigné. À ce moment-là, la caution connaissait le défendeur depuis peu de temps et a proposé un cautionnement de 1 000 $ provenant du fonds communautaire de l’organisation. Aux contrôles des motifs de détention suivants, en février et en mars 2023, le défendeur a proposé la même caution, mais celle‐ci n’a pas témoigné. Lors de ces deux contrôles des motifs de détention, les commissaires ont conclu que la caution n’était pas une solution de rechange convenable à la détention parce que cette personne connaissait le défendeur depuis peu et que l’identité de ce dernier n’avait pas encore été établie.

[25] L’homme proposé comme caution a longuement témoigné le 5 avril 2023, date à laquelle s’est tenue l’une des cinq séances du contrôle des motifs de détention d’avril 2023. Il a déclaré qu’il communiquait avec le défendeur depuis décembre 2022 et qu’il lui parlait environ deux fois par semaine. Il a témoigné au sujet de ses interactions avec la sœur du défendeur qui se trouve en Somalie. Il a également déclaré qu’il comprenait la confusion suscitée par le nom du défendeur et l’utilisation de surnoms. Il a déclaré que, si le défendeur était mis en liberté, il emmènerait le défendeur tous les jours au centre communautaire où il travaille. Il a également déclaré que le défendeur pourrait vivre avec lui et sa famille et que, si le défendeur disparaissait, il aviserait les autorités.

[26] L’homme proposé comme caution a proposé de verser de sa propre poche un cautionnement de 3 000 $ et de fournir une garantie d’exécution de 2 000 $. Je fais observer que, dans ses observations sur le sursis provisoire et le dossier de requête écrit, le ministre a soutenu que l’homme proposé comme caution souhaitait verser une somme provenant du fonds communautaire de l’organisation où il travaillait. Cela n’est pas exact et, en fait, l’augmentation du cautionnement, l’ajout d’une garantie et la provenance des fonds marquaient un écart important entre ce qui avait été tout d’abord proposé au premier contrôle des motifs de détention des 30 jours et ce qui avait été proposé plus tard, lors du contrôle dont était saisie la commissaire. De plus, plus de temps s’était écoulé, de sorte que la commissaire disposait d’éléments de preuve indiquant que la relation entre la caution et le défendeur avait évolué.

[27] Rien ne permet de conclure que la commissaire n’a pas justifié sa décision d’accepter la caution. La commissaire a jugé crédible le témoignage de la caution. Aucune autre conclusion défavorable n’avait été tirée à l’égard de la crédibilité de la caution. Le fondement sur lequel s’est appuyée la commissaire pour conclure que la caution était acceptable est énoncé clairement dans la décision. Ces conclusions sont étayées par le dossier et la transcription, y compris le long témoignage fourni par la caution le 5 avril 2023.

b) Coopération du défendeur

[28] Le ministre soutient également que la commissaire n’a pas expliqué pourquoi elle était d’avis que le demandeur avait raisonnablement coopéré, ce qui va à l’encontre des conclusions tirées à cet égard par de précédents décideurs. Aucun motif au dossier n’appuie cet argument. Outre le premier contrôle des motifs de détention des 48 heures, dans le cadre duquel le commissaire n’avait pas précisément formulé de commentaires sur le degré de coopération du défendeur, il a été conclu systématiquement à chaque contrôle subséquent que, bien que le défendeur ait tout d’abord dissimulé son identité, il s’était depuis montré coopératif. Il ne s’agit pas d’une nouvelle conclusion tirée par la commissaire. Celle-ci disposait également de plus d’éléments de preuve concernant la coopération continue du défendeur dans le cadre de l’enquête sur l’identité menée par le ministre tout au long du mois de mars et durant une partie d’avril 2023.

c) Autres questions en litige

[29] Je fais remarquer que, dans ses observations écrites sur la requête en sursis, le ministre a également soutenu que la commissaire n’avait pas expliqué ce qui avait changé entre le moment où elle a ordonné la détention continue du défendeur le 11 avril 2023 et le moment où elle a ordonné sa mise en liberté le 17 avril 2023. Dans ses observations présentées de vive voix, le ministre a abandonné cet argument, convenant qu’il n’y avait pas d’ordonnance ni de motifs distincts de détention datés du 11 avril 2023, mais que, comme l’indique clairement le dossier, l’audience de contrôle des motifs de détention d’avril 2023 s’était plutôt déroulée sur cinq séances. La troisième séance a eu lieu le 11 avril 2023, et l’audience a repris les 13 et 17 avril 2023, pour permettre l’examen d’autres éléments de preuve et observations. La commissaire a rendu sa décision par laquelle elle a ordonné la mise en liberté, avec des motifs détaillés, le 17 avril 2023.

2) Transfert du fardeau d’établir l’identité

[30] Le ministre soutient que la décision de la commissaire a pour effet de transférer au ministre à lui seul le fardeau d’établir l’identité du défendeur, ce qui est déraisonnable. Cet argument n’est pas fondé. La commissaire énonce les principes juridiques pertinents relatifs à la détention pour des motifs liés à l’identité, y compris le principe selon lequel « [c’]est d’abord et toujours l’étranger, et non le ministre, qui a l’obligation d’établir son identité ». La commissaire explique en détail les différentes mesures que le défendeur a prises pour établir son identité; il a notamment consenti à ce que l’ASFC fouille ses appareils électroniques, il a participé à chaque entrevue avec l’ASFC, il a communiqué avec des membres de sa famille en Somalie et il a fait en sorte que des pièces d’identité de la Somalie soient envoyées au Canada.

[31] La commissaire souligne que le ministre ne croit pas les explications du défendeur concernant l’utilisation de surnoms ou la raison pour laquelle c’est le nom du district plutôt que le nom du petit village qui est inscrit comme lieu de naissance sur l’un de ses enregistrements de naissance. La commissaire estime que le défendeur ne peut rien faire de plus à cet égard, étant donné que l’ASFC n’a fourni aucun élément de preuve documentaire pour contredire les explications du défendeur au sujet de ces prétendues divergences. La commissaire souligne également qu’il ressort des éléments de preuve sur les conditions dans le pays qu’il est difficile de confirmer l’identité des ressortissants somaliens. Dans ses motifs, la commissaire a renvoyé aux éléments de preuve suivants : « [L’] accès aux documents est gravement limité [...] assujetti à des coûts prohibitifs et à un brouillard administratif » « il n’y a pas [...] de système national d’enregistrement [...] y compris l’enregistrement des naissances ou de documents d’identité qui pourraient servir de preuve documentaire de la nationalité en Somalie » et « il est impossible d’authentifier les documents [en Somalie] ».

[32] La commissaire a également examiné les efforts déployés par le ministre, tel qu’il était requis, pour évaluer le caractère valable de ses efforts au titre du paragraphe 58(1) de la LIPR et pour déterminer s’il y a eu des retards ou un manque de diligence inexpliqués au titre de l’article 248 du RIPR. Les conclusions de la commissaire au sujet du manque de diligence et des retards inexpliqués du ministre dans le cadre de l’enquête ne signifient pas que la commissaire transfère au ministre le fardeau de prouver l’identité du demandeur. Aucun exemple ne permet de soutenir l’affirmation générale du ministre selon laquelle la commissaire a transféré de façon déraisonnable au ministre le fardeau de prouver l’identité. Cet argument constitue une affirmation sans fondement.

3) Autres arguments

[33] Dans les autres arguments qu’il a avancés pour contester la décision de la commissaire, le ministre exprime simplement son désaccord sur la façon dont la commissaire a soupesé un facteur en particulier, il affirme qu’un poids plus important aurait dû être accordé à l’utilisation d’un passeport frauduleux par le défendeur au départ. Par exemple, le ministre soutient ce qui suit : [traduction] « L’attention que la commissaire a accordée à la coopération du défendeur n’enlève rien au fait que le défendeur a cherché sciemment à frauder le système d’immigration. » Le ministre soutient également que [traduction] « dans son raisonnement exposé dans la transcription de l’audience du 17 avril, la commissaire semble écarter quelque peu le fait que le ministre a déployé des efforts diligents pendant quatre mois et accorder de façon déraisonnable du crédit au défendeur parce qu’il coopère maintenant, malgré le fait qu’il a tenté d’induire le ministre en erreur au départ ». Le ministre affirme simplement qu’il ne souscrit pas à la manière dont la commissaire a soupesé les facteurs qu’elle devait examiner. Il ne s’agit pas d’un motif de contrôle judiciaire.

[34] Comme il est mentionné ci-dessus, la commissaire a motivé sa conclusion selon laquelle le défendeur avait raisonnablement coopéré après avoir tout d’abord fourni de faux renseignements. De plus, l’évaluation par la commissaire de la coopération du défendeur concorde avec les décisions rendues à l’issue des trois derniers contrôles des motifs de détention. La commissaire a également justifié ses conclusions à l’égard des retards et du manque de diligence du ministre. Ces arguments ne soulèvent aucune question sérieuse.

V. Conclusion

[35] Selon les éléments de preuve dont je dispose, y compris les transcriptions de tous les précédents contrôles des motifs de détention, j’estime que la décision de la commissaire ne soulève aucune question sérieuse. Même si le ministre avait établi l’existence d’une question sérieuse, ses arguments concernant le préjudice irréparable sont hypothétiques. Le ministre n’a pas « [produit] des éléments de preuve clairs et concrets démontrant qu’un préjudice irréparable surviendra si le sursis est refusé » (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Erhire, 2021 CF 908 [Erhire] au para 36).

[36] Par exemple, le ministre a mentionné – deux fois dans ses observations sur le sursis provisoire et une fois de plus dans ses documents relatifs à la requête en sursis et dans ses arguments présentés de vive voix –, qu’il pourrait y avoir un lien entre le défendeur et le groupe terroriste Al-Shabaab. Le ministre a indiqué que ce lien possible est un motif permettant de conclure que le rejet de la requête en sursis pourrait entraîner un préjudice irréparable. Comme l’a confirmé le ministre à l’audience relative à la requête en sursis, cet argument était fondé sur le seul fait que, lors d’une entrevue avec l’ASFC le lendemain de son arrivée, le défendeur a expliqué que l’agent de persécution qu’il craignait était le groupe Al-Shabaab parce que celui-ci avait tué son père et son frère. Le défendeur a été détenu durant plus de quatre mois et interrogé à de nombreuses reprises par l’ASFC. La question de son lien avec le groupe Al-Shabaab n’a été soulevée dans aucune de ces entrevues. Selon le raisonnement du ministre, le simple fait de mentionner un groupe terroriste dans une demande d’asile, même si c’est pour le désigner comme agent de persécution, est un motif permettant de formuler des hypothèses sur un lien potentiel, et ces hypothèses constituent un motif suffisant pour conclure qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis de l’ordonnance de mise en liberté n’est pas accordé. Ce raisonnement très hypothétique qui n’est fondé sur aucun élément de preuve ne peut constituer un motif suffisant pour conclure à l’existence d’un préjudice irréparable.

[37] De plus, selon la prépondérance des inconvénients, outre le fait qu’il soit d’intérêt public d’assurer l’intégrité des instances en matière d’immigration, j’ai également tenu compte de l’intérêt public quant à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté et au propre droit à la liberté du défendeur. Comme l’a fait observer le juge Norris, « la perte de liberté, ne serait-ce que d’un jour, demeure un facteur décisif : voir R c Hall, 2002 CSC 64 au para 47; et R c Penunsi, 2019 CSC 39 au para 68 » (Erhire, au para 45). Le droit à la liberté du défendeur a un poids important, puisqu’il s’agit à la fois de tenir compte d’un intérêt privé, en mettant fin à la détention, et d’un intérêt public, en « s’[assurant] que toute privation de liberté est justifiée » (Erhire, au para 44; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Kalombo, 2020 CF 793 aux para 57-62; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Santiago Cruceta, 2022 CF 1629 au para 7).

[38] Par conséquent, j’estime que le fait d’accorder un sursis à l’exécution de l’ordonnance ne serait pas « juste et équitable [...] eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire ». Je ne suis pas convaincue que le ministre a établi qu’un sursis devrait être accordé.

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

La requête présentée par le demandeur en vue de surseoir à la mise en liberté du défendeur est rejetée.

Blank

« Lobat Sadrehashemi »

Blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5061-23

INTITULÉ :

MSPPC c ÉTRANGER CONNU SOUS LES NOMS DE WIHIIB ABDILLAHI WEHEL OU ZAKARIA XUSEEN ALLALE OU ZAKARIA ALAALE XUSEEN

LIEU DE L’AUDIENCE :

ottawa (ontario) - PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE sadrehashemi

DATE DES MOTIFS :

LE 12 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Meenu Ahluwalia

POUR LE DEMANDEUR

Amina Muhammad

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Precision Law

Avocats et notaires publics

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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