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Date : 20230515


Dossier : T-735-19

Référence : 2023 CF 682

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

DARYLE WILLIAM HAUG

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Haug sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le grief qu’il a déposé en tant que détenu a été en partie accueilli et en partie rejeté. Je rejetterai sa demande parce qu’il n’a pas établi que la décision était déraisonnable. En outre, M. Haug ne saurait recourir au contrôle judiciaire afin d’obtenir réparation pour le défaut de mettre en place les mesures correctives prescrites dans la décision relative au grief.

I. Contexte

[2] M. Haug, un détenu fédéral, purge une peine d’une durée indéterminée pour agression sexuelle. Il est actuellement incarcéré au Pénitencier de Dorchester, au Nouveau‑Brunswick. Il a déposé un grief parce que son Agent correctionnel II [ACII] ne travaille pas dans l’unité où il réside et ne l’a pas rencontré avant de préparer le Registre des interventions. Il s’est aussi plaint du traitement accordé à deux demandes d’autorisation d’appels téléphoniques.

[3] En novembre 2017, M. Haug a déposé une plainte de premier niveau dans laquelle il alléguait que son ACII ne travaillait pas dans son unité, ce qui l’empêchait de progresser au regard de son plan correctionnel et nuisait au traitement de ses demandes d’autorisation d’appels téléphoniques. Il a demandé qu’on lui assigne un autre ACII. En décembre 2017, sa plainte a été rejetée. L’agent des plaintes a déclaré que, pour des questions de répartition de la charge de travail, certains ACII sont assignés à des détenus qui ne résident pas dans l’unité où ils travaillent.

[4] M. Haug a soulevé les mêmes questions dans le grief soumis au deuxième niveau. Le directeur de l’établissement a rejeté le grief essentiellement pour les mêmes motifs qu’au premier niveau.

[5] En février 2018, M. Haug a porté son grief au dernier niveau. Il s’est également plaint que ses deux demandes d’autorisation d’appels téléphoniques n’avaient pas été traitées. En mars 2018, il a déposé un addenda à son grief dans lequel il soulignait que son ACII ne faisait pas partie de son équipe de gestion de cas. Il mentionnait également n’avoir appris que récemment qui était son ACII et qu’il ne l’avait jamais rencontré.

[6] En mars 2019, un délégué du commissaire a rendu une décision faisant droit partiellement au grief. La première partie des motifs portait sur la préparation du Registre des interventions par l’équipe de gestion des cas. Le décideur a souligné que les progrès réalisés au regard du plan correctionnel sont évalués de diverses façons, et non seulement en fonction des observations de l’ACII. Un examen du Registre des interventions de M. Haug montre que les progrès de ce dernier étaient bel et bien documentés. Cette partie du grief de M. Haug a donc été rejetée.

[7] Le décideur s’est ensuite penché sur la question des rencontres avec l’ACII. Il a souligné que la Directive du commissaire [DC] 710-1 exige que l’ACII rencontre le détenu avant de remplir le Registre des interventions. Puisque le personnel du pénitencier de Dorchester n’a pas pu confirmer que ces rencontres avaient eu lieu, cette portion de la plainte a été accueillie. Le directeur du pénitencier de Dorchester a reçu l’ordre de s’assurer que les ACII rencontrent les délinquants avant de remplir le Registre des interventions.

[8] En ce qui concerne les demandes d’autorisation d’appels téléphoniques, le décideur s’est renseigné auprès du personnel du pénitencier de Dorchester et a conclu que M. Haug n’avait pas déposé de demande le 28 novembre 2017 et que sa demande du 2 janvier 2018 lui avait été accordée. Par conséquent, il a rejeté cette portion du grief.

[9] M. Haug sollicite le contrôle judiciaire de la décision sur le grief. Dans son avis de demande, M. Haug sollicite plusieurs déclarations relatives à l’assignation des ACII et aux rôles qu’ils ont au pénitencier de Dorchester. M. Haug cherche également à obtenir une ordonnance de mandamus afin de corriger les lacunes dont il a fait état.

[10] Pour des motifs qu’il n’est pas nécessaire d’exposer ici, il a fallu environ quatre ans pour fixer la date de l’audition de la présente demande.

II. Analyse

[11] Avant de plonger dans l’analyse des questions que soulève M. Haug, j’aimerais expliquer brièvement le rôle de la Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Un contrôle judiciaire n’est pas l’occasion de débattre à nouveau des faits de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Le rôle de la Cour est de veiller à ce que la décision rendue soit « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [soit] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 85 [Vavilov]. La Cour exerce son rôle en se basant sur la preuve dont le décideur disposait et en règle générale, il n’est pas permis de présenter de nouveaux éléments de preuve aux fins du contrôle judiciaire : Tsleil‑Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au paragraphe 86.

A. Le lieu de travail de l’ACII

[12] Essentiellement, la première plainte de M. Haug porte sur le fait que son ACII travaille dans une autre unité que la sienne, ce qui rend les interactions en personne quasi impossibles. L’ACII ne peut donc pas participer de façon significative à la gestion du cas et n’est pas disponible pour traiter des demandes courantes comme les demandes d’autorisation d’appels téléphoniques.

[13] Aux deux premiers niveaux du processus de grief, les décideurs ont conclu que le manque de personnel empêchait d’assigner un ACII qui travaille dans l’unité de M. Haug. Au dernier niveau, la réponse a été un peu plus élaborée. Le décideur a examiné le Registre des interventions de M. Haug pour évaluer le bien‑fondé des allégations faites par ce dernier concernant les répercussions négatives sur la gestion de son cas. Cet examen plus approfondi a peut-être été motivé par l’addenda déposé par M. Haug en mars 2018, qui insistait sur ces effets présumés. Le décideur a conclu que l’équipe de gestion de cas avait été en mesure de suivre les progrès de M. Haug et d’établir des objectifs pour les périodes à venir même M. Haug n’interagissait pas avec son ACII.

[14] M. Haug fait maintenant valoir que cette conclusion n’est pas raisonnable. Il affirme que les inscriptions figurant au Registre des interventions ne peuvent être valides si la rencontre entre l’ACII et le détenu n’a pas eu lieu. Pour cette raison, les conclusions tirées au sujet des première et deuxième parties du grief seraient contradictoires.

[15] Je ne peux souscrire à ces prétentions. Il ne faut pas perdre de vue que la plainte initiale de M. Haug concernait le lieu de travail de son ACII et non la validité des inscriptions figurant au Registre des interventions. C’est dans cette perspective qu’il faut lire les motifs du décideur. Ce que le décideur dit en réalité, c’est que ce n’est pas parce que l’ACII de M. Haug travaille dans une autre unité que cela nuit à son plan correctionnel, en particulier aux inscriptions figurant au Registre des interventions. De ce point de vue, la décision est raisonnable puisque M. Haug n’a pas établi qu’elle ne tenait pas compte des contraintes juridiques ou factuelles qui ont une incidence sur celle‑ci.

[16] À l’audition de la présente demande, M. Haug a cité plusieurs dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi]. Je ne suis pas convaincu que le fait que l’ACII de M. Haug travaille dans une autre unité a porté atteinte à l’une de ces dispositions.

B. Les rencontres avec l’ACII

[17] La deuxième partie du grief a été accueillie. Le décideur a conclu que le fait que l’ACII n’avait pas rencontré M. Haug lorsqu’il a rempli le Registre des interventions constituait un manquement au paragraphe 13 de la DC 710-1. Il a enjoint au directeur du pénitencier de Dorchester de veiller à ce que cette exigence soit respectée à l’avenir.

[18] En ce qui a trait à cette partie du grief, M. Haug cherche en fait à obtenir réparation pour le défaut de se conformer à la décision. Toutefois, une demande de contrôle judiciaire n’est pas le moyen approprié d’obtenir une telle réparation. L’article 44 des DC 081, Plaintes et griefs des délinquants, prévoit qu’un nouveau grief peut être présenté si les mesures correctives n’ont pas été prises. Lorsqu’une décision de dernier niveau prévoit des mesures correctives, le détenu peut déposer un autre grief de dernier niveau sans avoir à repasser par les deux premières étapes du processus de grief.

[19] Une partie doit avoir épuisé tous les recours administratifs à sa disposition avant de présenter une demande de contrôle judiciaire : Harelkin c Université de Regina, [1979] 2 RCS 561 aux pp 587 à 594; Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 aux paragraphes 40 à 45, [2015] 2 RCS 713; Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 aux paragraphes 30 à 33, [2011] 2 RCF 332. M. Haug n’avait pas épuisé tous les recours administratifs dont il disposait lorsqu’il a présenté la présente demande de contrôle judiciaire, puisqu’il aurait pu présenter un « grief pour non‑respect d’une décision » au dernier niveau.

[20] M. Haug fait valoir qu’il ne devrait pas avoir à épuiser tous les recours administratifs à sa disposition avant de demander réparation auprès de la Cour parce que le processus de grief est lent et inefficace. À l’appui de cette prétention, il fait référence à l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 RCS 165 [Ewert], et au Rapport 2017‑2018 de l’enquêteur correctionnel.

[21] Toutefois, la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont toujours exigé que les détenus épuisent tous les recours administratifs à leur disposition avant de présenter une demande de contrôle judiciaire, malgré les allégations selon lesquelles le processus est trop lent : Condo c Canada (Procureur Général), 2003 CAF 99; Mackinnon c Directeur de l’Établissement Bowden, 2016 CAF 14; Blair c Canada (Procureur général), 2022 CF 957 aux paragraphes 44 à 46; Ritch c Canada (Procureur général), 2022 CF 1462 aux paragraphes 22 à 26.

[22] Dans l’arrêt Ewert, la Cour suprême a accordé un jugement déclaratoire pour éviter à M. Ewert de devoir recommencer le processus de grief afin que sa plainte puisse être réglée. Cependant, les juges majoritaires ont du même coup reconnu que le tribunal devrait habituellement refuser de rendre un jugement déclaratoire lorsque la loi prévoit un autre moyen approprié de régler le litige. En fait, les juges majoritaires ont conclu que, sauf « circonstances exceptionnelles », la procédure de règlement de griefs créée par l’article 90 de la Loi constituait un motif de refuser d’accorder un jugement déclaratoire : Ewert, au paragraphe 83.

[23] Dans l’arrêt Ewert, les circonstances exceptionnelles qui ont poussé la cour à accorder un jugement déclaratoire étaient que le Service correctionnel n’avait pas obtenu d’avis sur la question en litige auprès d’un organisme indépendant, comme promis. En outre, le dossier de plainte de M. Ewert avait été fermé après le début d’un examen interne sur l’outil qui faisait l’objet du grief. Toutefois, le résultat de cet examen n’avait pas été communiqué à M. Ewert. Enfin, ce dernier avait déposé son grief près de deux décennies avant que la Cour suprême n’entende sa cause.

[24] En l’espèce, nous ne sommes pas en présence de telles circonstances exceptionnelles. Tous les aspects du grief de M. Haug ont été traités au dernier niveau. Qui plus est, M. Haug a déposé son grief initial en novembre 2017 et a reçu la décision de dernier niveau en avril 2019. Cette période est sans commune mesure avec celle de l’affaire Ewert et ne justifie pas l’octroi d’une dispense de l’exigence d’épuiser tous les recours administratifs.

C. Les demandes d’autorisation d’appels téléphoniques

[25] Le décideur a rejeté la troisième partie du grief de M. Haug, qui porte sur le traitement de deux demandes d’autorisation d’appels téléphoniques. Après s’être renseigné auprès du personnel du pénitencier de Dorchester, le décideur a conclu que M. Haug n’avait présenté qu’une seule demande et que cette dernière avait été accordée. Cela étant, il était tout à fait raisonnable pour lui de rejeter le grief.

[26] Néanmoins, M. Haug fait valoir que le personnel du pénitencier a omis de traiter d’autres demandes semblables ou a pris un temps excessif pour le faire. Toutefois, une demande de contrôle judiciaire porte sur la décision contestée. Le demandeur ne peut pas s’appuyer sur des faits qui n’ont pas été présentés au décideur administratif. En l’espèce, la plainte de M. Haug portait sur deux demandes en particulier. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, il ne peut pas demander à la Cour de se prononcer sur d’autres demandes et ainsi contourner le processus de règlement des griefs.

III. Décision

[27] Puisque la décision sur le grief de M. Haug est raisonnable, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[28] M. Haug affirme que le plaignant qui présente une demande de contrôle judiciaire ne devrait pas avoir à payer de dépens puisque l’article 91 de la Loi prévoit que l’accès à la procédure de règlement des griefs doit se faire « sans crainte de représailles/without negative consequences ». Selon M. Haug, la demande de contrôle judiciaire n’est que la suite de la procédure de règlement des griefs et le fait de condamner le détenu aux dépens constitue des « représailles » prohibées par la Loi. Je ne souscris pas à cet argument. Le contrôle judiciaire est fondamentalement distinct du processus administratif : Vavilov, au paragraphe 24. En outre, on ne saurait prétendre que l’octroi de dépens équivaut à des « représailles » ou à des « conséquences négatives ». L’attribution des dépens vise à indemniser la partie ayant obtenu gain de cause, à encourager l’utilisation efficace des ressources judiciaires et, dans certains cas, à faciliter l’accès à la justice : Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71 aux paragraphes 19 à 30, [2003] RCS 371. En vue d’atteindre ces objectifs, il n’est pas rare que les tribunaux condamnent aux dépens le détenu débouté de sa demande de contrôle judiciaire sur des questions touchant la Loi.

[29] Le procureur général demande la somme de 1 500 $ à titre de dépens. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris du faible revenu des détenus, je suis d’avis que la somme de 500 $ est juste et raisonnable.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑735‑19

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Le demandeur est condamné à payer au défendeur la somme de 500 $, taxes et débours compris, à titre de dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑735‑19

 

INTITULÉ :

DARYLE WILLIAM HAUG c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

lE 15 MAI 2023

 

COMPARUTIONS :

Daryle William Haug

 

POUR SON PROPRE COMPTE

Heidi Collicutt

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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