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Date : 20230523


Dossier : IMM-4673-22

Référence : 2023 CF 711

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2023

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

MD GIASUDDIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 6 mai 2022 [la décision] dans laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que MD Giasuddin [le demandeur] avait perdu le statut de réfugié qui lui avait été accordé au motif qu’il s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, aux termes de l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur affirme que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a examiné la question de savoir s’il avait réfuté la présomption voulant qu’il se soit réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité en obtenant et en utilisant un passeport de ce pays et en y retournant à de nombreuses occasions. Il affirme également que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il avait démontré que les circonstances avaient changé à tel point qu’il ne serait plus exposé à une possibilité sérieuse de persécution.

[3] À mon avis, le demandeur n’a pas établi d’erreur susceptible de contrôle, et la demande devrait être rejetée. Bien qu’il ait relevé certains problèmes dans la décision, ceux-ci sont mineurs, et ses allégations ne font qu’exprimer, en grande partie, un désaccord quant à la façon dont la SPR a apprécié la preuve. Ce ne sont pas des circonstances dans lesquelles une cour de révision doit intervenir. La décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un changement de circonstances dans son pays de nationalité était raisonnable et tenait compte de la preuve qu’il avait produite.

I. Faits

[4] Le demandeur, âgé de 65 ans, est originaire du Bangladesh. Il vit au Canada depuis 20 ans.

[5] Le demandeur était un membre actif de la Ligue Awami, un important parti politique de son village natal au Bangladesh, depuis 1982. Après l’élection du Parti national du Bangladesh [le PNB] en 2001, il a commencé à subir de la persécution aux mains du PNB. En avril 2002, il a été arrêté par la police. Il a été détenu durant 30 jours sans qu’aucune accusation ne soit portée et il a été harcelé pendant sa détention. Une fois libéré, il s’est caché. Il a fui le Bangladesh après que la police eut tenté de l’arrêter de nouveau en août 2002.

[6] Le demandeur a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craignait d’être persécuté par le PNB. Le 25 juin 2004, la SPR a conclu que le demandeur avait qualité de réfugié au sens de la Convention. Le 3 février 2006, il est devenu résident permanent du Canada.

[7] En 2006, après la fin du mandat du PNB à la tête du Bangladesh, un gouvernement de transition a pris le contrôle du pays. En 2008, la Ligue Awami a été élue et elle est au pouvoir depuis.

[8] Après la fin du mandat du PNB, le demandeur est retourné au Bangladesh à cinq occasions :

  1. en juillet-août 2007, durant deux semaines et demie, pour assister au mariage de sa fille;

  2. en novembre 2010, durant un mois, pour rendre visite à ses parents âgés à Dhaka;

  3. en juillet 2012, durant un mois, pour voir ses parents à Dhaka et pour épouser son épouse actuelle à Chittagong;

  4. de novembre 2015 à janvier 2016, durant deux mois, pour voir son épouse à Dhaka et à Chittagong, et pour aller se recueillir sur la tombe de ses parents dans son village natal;

  5. de novembre 2017 à février 2018, durant trois mois, pour rendre visite à son épouse à Dhaka et à Chittagong, car il n’avait pas été en mesure de la parrainer pour qu’elle vienne au Canada.

[9] Le demandeur a voyagé au moyen d’un passeport bangladais, qu’il a renouvelé à quatre reprises depuis son arrivée au Canada, soit en 2006, en 2010, en 2013 et en 2018.

II. Régime législatif

[10] Aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, une demande d’asile est rejetée si « [le demandeur] se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité ». L’alinéa 108(1)e) de la LIPR prévoit que la demande d’asile d’un demandeur est rejetée si « les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus ».

[11] Voici les passages pertinents de l’article 108 de la LIPR :

Perte de l’asile

Cessation of Refugee Protection

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

[...]

...

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

Effect of decision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

[12] Trois observations peuvent être formulées à ce stade-ci. Premièrement, la constitutionnalité des dispositions appliquées en l’espèce n’est pas contestée. Il est entendu que les conséquences qui découlent de l’application de l’article 108 diffèrent selon l’alinéa invoqué par le ministre. La perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)e) n’entraîne pas la perte du statut de résident permanent ni les conséquences qui en découlent. En revanche, par application de la loi, le statut de résident permanent est perdu si un réfugié se réclame de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Un tel résultat découle de l’application de l’alinéa 46(1)c.1) :

Perte du statut

Loss of Status

Résident permanent

Permanent resident

46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

46 (1) A person loses permanent resident status

[...]

...

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d);

[...]

...

Bien que le demandeur soutienne que le constat de perte d’asile devrait se fonder sur l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, il a admis lors de l’audience que les deux dispositions, soit les alinéas 108(1)a) et 108(1)e), ne s’excluaient pas mutuellement.

[13] Deuxièmement, il existe une différence fondamentale entre l’alinéa 108(1)e) et les alinéas 108(1)a) à 108(1)d). La différence est expliquée de façon éloquente dans la décision Ravandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 761, [2021] 3 RCF 177 :

[46] L’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR prévoit qu’emporte perte du statut de résident permanent « la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile ». L’omission de l’alinéa 108(1)e) signifie que la décision prise en dernier ressort, entraînant la perte de l’asile sur constat des faits mentionnés à l’alinéa 108(1)e), n’emporte pas perte du statut de résident permanent. Toutefois, l’alinéa 46(1)c.1) ne prévoit pas qu’emporte perte du statut de résident permanent « la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile, sauf si l’alinéa 108(1)e) s’applique également ». Il en va de même de l’interdiction de territoire prévue au paragraphe 40.1(2) de la LIPR. De plus, le fait de réserver un traitement différent à la perte de l’asile constatée en application de l’alinéa 108(1)e) semble reposer sur un fondement rationnel. En effet, contrairement à la perte de l’asile fondée sur les motifs énoncés aux alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile fondée sur le motif énoncé à l’alinéa 108(1)e) ne découle pas des actes du réfugié. On peut soutenir que la situation est différente lorsque la perte de l’asile découle non seulement d’un changement de circonstances indépendant de la volonté du réfugié, mais aussi des actes qu’il a posés.

[En italique dans l’original.]

[14] Troisièmement, comme il ressort du paragraphe 108(2), c’est le ministre qui prend l’initiative, puisqu’il peut demander à la SPR de constater la perte de l’asile. En l’espèce, l’alinéa 108(1)a) était réputé s’appliquer puisque, selon le ministre, M. Giasuddin avait fait quelque chose, à savoir qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh par son comportement, notamment en renouvelant son passeport bangladais à quatre reprises et en retournant dans ce pays à cinq occasions. Il s’ensuit que la question dont la Cour est saisie est celle de savoir si les critères à prendre en compte pour conclure que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité ont été établis et si la SPR a fourni des motifs suffisants pour justifier sa conclusion selon laquelle le ministre s’était acquitté de son fardeau au titre de l’alinéa 108(1)a). En l’espèce, M. Giasuddin fait valoir que c’est plutôt l’alinéa 108(1)e) qui devrait s’appliquer.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[15] Le demandeur soulève les questions suivantes dans la présente demande :

  1. La SPR a-t-elle raisonnablement examiné la question de savoir s’il avait réfuté la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh?

  2. La SPR a-t-elle raisonnablement évalué la nature de la protection prévue à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR?

  3. La SPR a-t-elle raisonnablement examiné la question de savoir si les raisons pour lesquelles il avait demandé l’asile avaient cessé d’exister?

[16] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle qui s’applique à chaque question est celle de la décision raisonnable. La norme de la décision raisonnable s’applique aux questions relatives à l’interprétation et à l’application des dispositions prévues à l’article 108 de la LIPR aux faits de l’espèce (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 au para 11).

[17] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov] aux para 85‐86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 31). Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Vavilov, aux para 91-95, 99-100). Lorsqu’une décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis doivent refléter ces enjeux, et l’obligation qu’a le décideur d’expliquer sa décision croît (Vavilov, au para 133).

[18] Par conséquent, tant le résultat que le processus décisionnel sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 15 et 83). La Cour doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement de la SPR afin d’apprécier le caractère raisonnable de la décision. Étant donné que les motifs exposent la justification de la décision, la cour de révision doit s’intéresser non seulement au résultat, mais aussi au processus décisionnel, afin de déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Cependant, la cour de révision ne cherche pas à se substituer au décideur administratif; elle adopte plutôt une attitude de respect et suit le principe de la retenue judiciaire (Vavilov, aux para 13, 14, 85, 125).

IV. Décision de la SPR

[19] En août 2018, le ministre a demandé que soit constatée la perte de l’asile du demandeur, alléguant que celui-ci s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Bangladesh au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR en renouvelant son passeport bangladais et en retournant dans ce pays.

[20] Le demandeur n’a pas contesté qu’il était retourné au Bangladesh aux cinq occasions mentionnées; il a plutôt expliqué les circonstances de ses séjours et il a affirmé qu’il croyait avoir besoin du passeport comme pièce d’identité et pour gérer ses affaires au Bangladesh. Il a soutenu qu’il serait plus approprié que la SPR se fonde sur l’alinéa 108(1)e) de la LIPR pour examiner la question de sa perte d’asile au motif que les raisons pour lesquelles il avait demandé l’asile n’existaient plus.

[21] Le 6 mai 2022, la SPR a rendu sa décision, concluant que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Bangladesh.

[22] La SPR a choisi d’examiner aussi l’application de l’alinéa 108(1)e) au lieu de se concentrer uniquement sur l’allégation du ministre selon laquelle le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh au titre de l’alinéa 108(1)a) (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Al-Obeidi, 2015 CF 1041; Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224). Je m’explique mal pourquoi la SPR a estimé qu’elle devait se pencher sur les deux motifs. Le paragraphe 108(2) porte sur une demande du ministre visant la perte d’asile sur constat « de tels des faits mentionnés au paragraphe (1) ». De plus, le paragraphe 108(1) prévoit « [qu’]est rejetée la demande d’asile [...] dans tel des cas suivants ». Comme on le sait, il est clairement établi dans la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, que « [l]’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal » (art 11). Si le ministre demande que soit constatée la perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)a), cela constitue l’un des cas visés par le paragraphe.

[23] Néanmoins, la SPR s’est penchée sur la prétention selon laquelle l’alinéa 108(1)e) était pertinent et elle a conclu qu’il ne s’appliquait pas en l’espèce. Elle a déclaré qu’elle avait le pouvoir discrétionnaire de décider quel alinéa du paragraphe 108(1) s’appliquait le mieux aux faits d’une affaire en particulier. Elle a estimé qu’en l’espèce, M. Giasuddin n’avait pas démontré que les circonstances dans son pays de nationalité avaient changé à tel point qu’il ne serait plus exposé à une possibilité sérieuse de persécution en raison de ses opinions politiques. L’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas aux circonstances telles qu’elles avaient été présentées par le demandeur.

[24] Le changement de circonstances allégué par le demandeur était l’élection de la Ligue Awami, le parti qu’il appuyait lorsqu’il a demandé l’asile au Canada en 2004. Cependant, la SPR a conclu que le demandeur craignait toujours de retourner dans son village et qu’il risquait d’être victime de violence de la part des hommes de main du PNB (l’autre parti politique) ailleurs au pays. Je reproduis les paragraphes 14 et 15 de la décision :

[14] En effet, à l’audience relative à la demande de constat de perte d’asile, l’intimé a déclaré qu’il craint toujours de retourner dans son village et qu’il pourrait être victime de violence de la part des hommes de main du [PNB] ailleurs dans le pays. Par conséquent, l’intimé éprouve encore une crainte subjective de persécution et, dans ce contexte, il devient évident que les circonstances n’ont pas changé au point d’éliminer la possibilité de persécution pour l’intimé. Dans son affidavit présenté dans le contexte de la demande de constat de perte d’asile, l’intimé a déclaré qu’il préférait éviter le village de ses parents, car certains hommes de main du [PNB] y étaient encore présents. À l’audience, l’intimé s’est vu demander si ces derniers lui avaient causé des ennuis quand il avait séjourné au Bangladesh au fil des ans. Il a répondu par l’affirmative en disant que, depuis 2002 jusqu’au jour de l’audience, sa vie est toujours menacée et le [PNB] est présent dans le village de ses parents. Il a affirmé qu’il ne pouvait pas se rendre au village de ses parents quand il séjournait au Bangladesh, à l’exception d’une fois en 2010, où il voulait rendre visite à sa mère une dernière fois. Le propre témoignage de l’intimé confirme qu’il continue de craindre d’être persécuté par le [PNB] au Bangladesh. Avant même l’examen des conditions dans le pays, la preuve démontre que l’intimé éprouve encore une crainte subjective de persécution et qu’il en est ainsi depuis son départ du Bangladesh.

[15] Qui plus est, la preuve objective montre que le [PNB], bien qu’il ne soit plus au pouvoir, est profondément enraciné dans la société bangladaise et a des liens avec des organisations auxiliaires responsables d’actes de violence entre les partis et au sein même des partis. Le [PNB] entretient des liens avec des fondamentalistes depuis qu’il a conclu une alliance avec le Jamaat-e-Islami en 2001. Cette alliance a permis aux fondamentalistes islamiques d’avoir beaucoup de visibilité. Depuis lors, différents groupes djihadistes violents exercent librement leurs activités au Bangladesh. L’intimé a même fait état de cette relation étroite en disant que des membres du [PNB] et de Jamaat-e-Islami vivent dans son village natal et qu’ils y font ce qu’ils veulent.

Par conséquent, les conditions dans le pays n’ont pas suffisamment changé étant donné que le PNB est toujours le principal parti d’opposition et que des actes de violence peuvent toujours être perpétrés. En effet, si l’on se fie à la preuve objective, la police bangladaise est l’une des moins fiables au monde. La police est l’une des institutions que le demandeur craignait lorsqu’il a demandé l’asile au Canada. Si la SPR a jugé qu’elle devait examiner l’applicabilité d’autres motifs de perte d’asile, elle a conclu que l’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas.

[25] Avant d’examiner l’applicabilité de l’alinéa 108(1)a), la SPR a conclu ce qui suit :

[18] Par conséquent, outre le changement de gouvernement, l’intimé n’a fourni aucun élément de preuve objectif à l’appui de son affirmation selon laquelle, à compter de 2007, les autorités du Bangladesh n’étaient plus à sa recherche. Comme il a déclaré qu’il craignait encore le [PNB] et les fondamentalistes islamiques à la date de l’audience, la Commission conclut que les circonstances n’ont pas changé à un point tel que l’intimé ne craint plus la persécution. L’alinéa 108(1)e) de la LIPR ne s’applique donc pas dans la présente affaire.

[26] La SPR a ensuite procédé à un examen exhaustif de l’alinéa 108(1)a). Le principe fondamental demeure que « la protection internationale ne doit pas être accordée lorsqu’elle n’est plus nécessaire ou qu’elle ne se justifie plus », comme le prévoit le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le Guide du HCR). Une fois qu’un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, il n’a plus besoin de la protection du pays qui lui a reconnu la qualité de réfugié. Trois critères sont énoncés, et les trois doivent être établis avant qu’il puisse être conclu qu’un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Ces critères sont les suivants :

a) la volonté : le réfugié doit avoir agi volontairement;

b) l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité;

c) le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection.

[27] L’obtention d’un passeport du pays de nationalité crée une présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays, laquelle présomption est renforcée si le passeport est utilisé pour se rendre dans le pays. Des éléments de preuve suffisants doivent ensuite être présentés pour réfuter la présomption.

[28] La SPR a renvoyé au paragraphe 84 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo], où sont énumérés certains facteurs qui peuvent aider à déterminer si la présomption selon laquelle une personne s’est réclamée de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité est réfutée. Elle a ensuite examiné les trois critères.

[29] La SPR a facilement établi le critère lié à la volonté : le demandeur avait renouvelé son passeport à quatre reprises sans aucune contrainte. Les renouvellements étaient entièrement gratuits. Le demandeur n’a pas non plus été contraint de se rendre au Bangladesh à cinq occasions. Cette conclusion demeure incontestée devant la Cour. On peut en dire autant du troisième critère.

[30] Le critère lié à l’intention a aussi été établi. Le témoignage du demandeur selon lequel il avait présenté une demande de passeport bangladais afin d’avoir une pièce d’identité valide n’a pas été jugé convaincant, car il existe de nombreuses autres pièces d’identité valides, y compris une carte de résident permanent du Canada. Cela démontre une intention de se réclamer de la protection diplomatique du Bangladesh. La SPR a mis en doute la crédibilité du demandeur lorsqu’il a déclaré dans son témoignage qu’il n’avait pas l’intention de se rendre au Bangladesh, alors qu’en fait, il avait renouvelé son passeport à quatre reprises et était retourné au pays à cinq occasions pour des raisons qui n’étaient ni urgentes ni exceptionnelles.

[31] Selon l’arrêt Camayo, la raison du voyage est un facteur à prendre en considération pour déterminer si la preuve est suffisante pour réfuter la présomption. Le décideur a conclu que les raisons données ne suffisaient pas à réfuter la présomption : « Le désir d’entretenir des liens sociaux avec la famille ne constitue pas une circonstance exceptionnelle, comme c’est le cas si un membre de la famille est malade ou dans d’autres situations impératives de ce genre » (la décision, au para 42). Comme l’a mentionné la Cour fédérale dans la décision Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 312, « [...] le fait pour un réfugié de se rendre dans le pays dont il a la nationalité pour aller en vacances ne constitue pas une circonstance exceptionnelle suffisante pour réfuter la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité » (la décision, au para 42).

[32] Un autre facteur à prendre en compte, selon l’arrêt Camayo, est le fait d’être conscient qu’un retour dans le pays de nationalité peut avoir des répercussions sur le statut de réfugié au Canada. M. Giasuddin a déclaré dans son témoignage qu’il ne savait pas que son retour au Bangladesh risquait de compromettre son statut de réfugié. Pour le décideur, le fait que le demandeur ait renouvelé son passeport à de nombreuses reprises et qu’il soit retourné au Bangladesh à de nombreuses occasions, alors qu’il affirmait qu’il était toujours exposé à un risque dans ce pays, indique qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. On peut en dire autant des craintes à l’égard des autorités policières. Le point de vue de la SPR semble être résumé au paragraphe 46 de la décision :

[46] Le nombre de séjours au Bangladesh, soit cinq en tout, et la durée de chacun, soit environ un mois pour chacun des trois premiers voyages, puis deux et trois mois pour les voyages ultérieurs, révèlent que l’intimé n’a pas fait preuve de prudence ni limité ses séjours au Bangladesh à une durée minimale. Il a choisi de se marier au Bangladesh et il a passé des mois là-bas. Son père est décédé avant son arrivée au Bangladesh en novembre 2015, mais il y est tout de même resté jusqu’au 27 janvier 2016. Il n’a donné aucune raison impérieuse pour expliquer la prolongation de son séjour après le décès de son père.

[33] La fréquence des renouvellements de passeport et des voyages au Bangladesh, ainsi que la durée croissante des séjours, étaient également déterminantes quant à la question de savoir si le demandeur avait obtenu la protection diplomatique de ce pays. Le raisonnement est énoncé au paragraphe 50 de la décision :

[50] Dans la présente affaire, la Commission conclut que l’intimé a effectivement obtenu de facto la protection diplomatique nationale, car un passeport bangladais lui a été délivré à quatre reprises, et les autorités du pays l’ont autorisé à y entrer et à en sortir cinq fois. En voyageant avec ses passeports bangladais, l’intimé s’est placé sous la protection des autorités nationales.

[34] Par conséquent, le troisième critère était établi de l’avis de la SPR.

V. Arguments et analyse

A. La SPR a-t-elle raisonnablement examiné la question de savoir si le demandeur avait réfuté la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh?

[35] Pour effectuer une analyse au titre de l’alinéa 108(1)a), il faut tenir compte des trois critères suivants : la volonté, l’intention et le succès de l’action (Camayo, au para 18). L’obtention d’un passeport du pays de nationalité, en particulier pour se rendre dans ce pays, crée une présomption réfutable accrue selon laquelle le réfugié avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité (Camayo, au para 63). L’analyse doit se concentrer sur la question de savoir si le comportement du réfugié peut indiquer de façon fiable qu’il avait l’intention de renoncer à la protection de son pays d’asile pour se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Cette analyse exige de la SPR qu’elle examine et mette en balance un vaste éventail de facteurs (Camayo, au para 84; Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1541 aux para 16-17; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 8 au para 35 [Ahmad]).

[36] Le demandeur, qui cherche à comparer les motifs donnés pour justifier la conclusion selon laquelle l’alinéa 108(1)e) ne s’applique pas et les motifs donnés pour justifier la conclusion selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh, soutient que les motifs de la SPR sont intrinsèquement contradictoires, inintelligibles et dénués de justification. Il invoque un certain nombre d’erreurs, qui seront examinées une à une ci-après.

1) La SPR a-t-elle tiré des conclusions contradictoires concernant la crainte subjective?

[37] Un facteur à prendre en considération est « [l]a question de savoir si les actions de la personne démontrent qu’elle n’a plus de crainte subjective de persécution dans le pays de sa nationalité, de sorte que la protection supplétive n’est plus nécessaire » (Camayo, au para 84). Le demandeur affirme que la SPR a tiré des conclusions contradictoires au sujet de sa crainte subjective en considérant que tant sa crainte que son absence de crainte indiquaient son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh.

[38] Lorsqu’elle a évalué l’intention, la SPR a fait remarquer qu’en se rendant au Bangladesh à cinq occasions, en voyageant dans le pays en train et en assistant au mariage de sa fille de même qu’à son propre mariage – deux événements publics – le demandeur ne s’était pas comporté comme une personne ayant une crainte subjective de persécution (la décision, aux para 38-39, 44). Dans son analyse effectuée au titre de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, la SPR a conclu que le témoignage du demandeur indiquait qu’il éprouvait encore une crainte subjective de persécution et qu’il en était ainsi depuis son départ du Bangladesh (la décision, au para 14). Le demandeur soutient que ces conclusions sont contradictoires.

[39] Le défendeur soutient que la SPR ne s’est pas contredite. La SPR a fait remarquer que l’allégation du demandeur concernant l’alinéa 108(1)e) était démentie à la fois par la preuve contenue dans le cartable national de documentation et par son propre témoignage, puis elle a conclu qu’au titre de l’alinéa 108(1)a), le comportement du demandeur montrait son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh. Le défendeur affirme qu’à aucun moment la SPR n’a conclu à la fois que le comportement du demandeur montrait une absence de crainte subjective et que le demandeur continuait à craindre d’être persécuté.

[40] Je suis du même avis que le défendeur. Les alinéas 108(1)a) et 108(1)e) sont des dispositions tout à fait distinctes qui s’appliquent indépendamment l’une de l’autre. Il se peut que les raisons pour lesquelles une personne a demandé l’asile au départ n’aient pas complètement disparu, mais que cette personne choisisse tout de même de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité. Comme l’a expliqué le demandeur, sa crainte liée à l’alinéa 108(1)e) était plutôt localisée et elle concernait un agent de persécution en particulier qu’il lui fallait éviter.

[41] Au paragraphe 14 de la décision, la SPR a noté que le demandeur avait présenté une preuve montant ce qui suit : 1) il craignait toujours de retourner dans son village et il risquait d’être victime de violence de la part des hommes de main du PNB ailleurs dans le pays; 2) il préférait éviter son village natal, car le PNB y était encore présent; 3) il n’avait pas pu se rendre dans son village natal lors de ses séjours au Bangladesh, à l’exception d’une fois. La SPR examinait alors la prétention du demandeur selon laquelle l’alinéa 108(1)e) s’appliquait aux faits qu’il présentait. Elle a conclu que les raisons pour lesquelles l’asile avait été demandé n’avaient pas complètement cessé d’exister compte tenu de la preuve fournie par le demandeur lui-même, y compris son témoignage à l’audience devant le décideur. En termes simples, la tentative d’affirmer que la perte de l’asile avait été constatée parce que les raisons pour lesquelles l’asile avait été demandé n’existaient plus a échoué du fait de la preuve présentée par le demandeur. Il n’y avait donc pas lieu d’examiner davantage l’alinéa 108(1)e). Le demandeur pouvait tout de même choisir de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh.

[42] La SPR a fait observer, dans le cadre de son analyse de la question de savoir si le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh, que même si celui-ci affirmait être toujours exposé à un risque dans ce pays, cela ne l’avait pas dissuadé d’y retourner à cinq occasions; en fait, cela pourrait être la preuve de son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh. Au paragraphe 44 de la décision, on peut lire ce qui suit :

[...] Dans le cas particulier qui nous occupe, il faut soupeser le fait que l’intimé ignorait qu’il ne devait pas obtenir de passeport bangladais à quatre reprises ni se rendre dans le pays dont il a la nationalité, et le fait qu’il a choisi d’aller au Bangladesh cinq fois, malgré sa crainte de retourner dans le village de ses parents. Il se peut que l’intimé n’ait pas été conscient des conséquences potentielles sur son statut de réfugié au Canada, mais il ne peut pas prétendre qu’il ignorait qu’il s’exposait à un risque en retournant au Bangladesh. Par conséquent, le fait qu’il a sciemment et volontairement choisi de retourner dans ce pays, tout en maintenant qu’il y est toujours exposé à un risque, démontre son intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays. D’ailleurs, quand il a été admis comme réfugié initialement, il a dû prouver qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution partout au Bangladesh, et non pas seulement dans son village natal. Par conséquent, le fait qu’il ignorait que son statut de réfugié risquait d’être compromis s’il retournait au Bangladesh doit être évalué par rapport à son comportement dans ce pays, et il a déclaré ne pas s’être caché, avoir assisté à des noces publiques et avoir voyagé en train. L’intimé y est retourné à différentes occasions, il a obtenu des autorités de l’État non pas un seul passeport, mais quatre, et il n’a pas essayé de dissimuler sa présence dans le pays.

[43] Au paragraphe 14 de la décision, dans son analyse de la question de savoir s’il est possible d’affirmer que les raisons pour lesquelles le demandeur a demandé l’asile n’existent plus, aux termes de l’alinéa 108(1)e), la SPR prend acte de la preuve fournie par le demandeur lui-même pour démontrer qu’il avait une crainte subjective de persécution. Au paragraphe 44, la SPR examine la façon dont le demandeur s’est comporté « tout en maintenant qu’il [était] toujours exposé à un risque [au Bangladesh] » dans le cadre d’une analyse plus large de son intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Dans le premier cas, la tentative d’invoquer l’alinéa 108(1)e) échoue parce que le demandeur témoigne des conditions qui existent toujours et parce qu’il existe une preuve objective concernant le caractère inadéquat des activités de la police. Dans le deuxième cas, le fait de continuer à séjourner au Bangladesh durant de longues périodes malgré le risque allégué démontre une intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays dans les circonstances de l’espèce. Lues dans leur contexte, ces conclusions ne sont pas contradictoires.

[44] Le demandeur compare la présente affaire à la décision Aydemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 987 [Aydemir], dans laquelle la Cour a déclaré que la SPR avait commis une erreur en concluant que le demandeur, d’origine kurde, n’avait pas réfuté la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie en obtenant un passeport turc et en se rendant au pays à six occasions. La Cour a jugé que la SPR avait tiré des inférences inconciliables en concluant que les voyages répétés du demandeur en Turquie démontraient l’absence de crainte subjective, tout en rejetant l’argument du demandeur concernant l’alinéa 108(1)e) principalement parce qu’il avait lui-même déclaré qu’il craignait les autorités turques (Aydemir, aux para 69-71).

[45] En tout respect, la décision Aydemir n’est d’aucune utilité pour le demandeur. Premièrement, dans l’arrêt Camayo, il a été établi clairement que « l’issue de chaque procédure relative à une demande de constat de perte d’asile dépendra largement des faits » (au para 83). La question demeure de savoir si le comportement du réfugié peut indiquer de façon fiable son intention de se réclamer de nouveau de la protection diplomatique du pays dont il a la nationalité. Il s’agit d’une décision que doit prendre la SPR en se fondant sur les faits dont elle est saisie. Dans la décision Aydemir, la Cour a mentionné ce qui suit :

[45] L’alinéa 108(1)a) intègre le paragraphe 1 de la section C de l’article premier de la Convention, qui, comme l’explique le Guide du HCR, s’applique à un réfugié qui vit à l’extérieur du pays dont il a la nationalité mais qui montre par ses actes qu’il « ne peut ou ne veut [plus] se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité » (au para 118, à propos de la définition d’un réfugié au sens de la Convention). Les Lignes directrices en matière de perte de l’asile du HCR signalent que cela fait référence à la protection diplomatique, laquelle est considérée comme les mesures qu’un État peut prendre lorsqu’un autre État a violé les droits de l’un de ses ressortissants, mais elle inclut également l’octroi d’une aide consulaire, comme le renouvellement d’un passeport (aux paragraphes 6-7).

[...]

[52] Je ne suis pas d’accord pour dire que le passage de l’arrêt Camayo qui est cité donne à penser que seule la protection diplomatique est envisagée en cas de retour d’un réfugié dans le pays dont il a la nationalité. Le passage qui figure au paragraphe 63 fait référence à une présomption plus marquée de nouvelle réclamation de la protection de l’État lorsque le réfugié retourne dans le pays dont il a la nationalité, mais il ne va pas jusqu’à faire une distinction entre la protection diplomatique et la protection de l’État. Je signale également que dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 61, la Cour d’appel, en examinant si la SPR s’était fondée de manière raisonnable sur l’absence de connaissance subjective du réfugié, a fait référence à la [traduction] « connaissance du fait que l’utilisation d’un passeport confère une protection diplomatique » [non souligné dans l’original].

[46] Les faits de l’affaire Aydemir diffèrent de ceux de l’espèce. La présomption selon laquelle un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité peut être réfutée. Il avait été conclu, dans cette décision, que la SPR n’avait pas examiné raisonnablement la question de savoir si la présomption avait été réfutée. La SPR s’est vu reprocher de ne pas s’être concentrée sur les arguments de M. Aydemir ni sur son intention subjective. Au paragraphe 67 de la décision Aydemir, la Cour a fait observer que « la conclusion de la SPR selon laquelle [l’]intention [du demandeur] d’obtenir le passeport et de voyager en Turquie “[était] sans importance” ne refl[était] pas les indications données dans l’arrêt Camayo, à savoir qu’il est nécessaire de prendre en considération la totalité des éléments de preuve produits au sujet de l’intention subjective ». Ce n’est pas le cas dans l’affaire de M. Giasuddin.

[47] Les alinéas 108(1)a) et 108(1)e) reposent sur des considérations différentes. En l’espèce, la SPR a conclu que l’alinéa 108(1)e) ne pouvait pas s’appliquer parce que l’argument avancé par M. Giasuddin selon lequel les raisons qui avaient motivé sa demande d’asile n’existaient plus – et qu’il ne devrait donc plus avoir le statut de réfugié au Canada – n’était pas viable compte tenu de la preuve documentaire objective et de son propre témoignage. Je ne vois pas pourquoi, au vu du dossier, la constatation que le demandeur est retourné dans son pays de nationalité à cinq occasions, durant de longues périodes, au moyen d’un passeport délivré par ce pays et renouvelé à quatre reprises, alors qu’il craignait toujours de retourner dans son village et de subir de la violence de la part des hommes de main du PNB, n’est pas raisonnable et ne réfute pas la présomption de réclamation de la protection diplomatique qui découle de l’obtention d’un passeport. Autrement dit, il était loisible à la SPR de conclure que les raisons pour lesquelles l’asile avait été demandé à l’origine n’avaient pas encore cessé d’exister localement, mais cela ne l’empêchait pas de conclure que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection diplomatique conférée par l’utilisation de son passeport bangladais. En effet, la SPR a fait le rapprochement entre une certaine crainte et le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité, cette crainte étant une preuve supplémentaire de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays : malgré une certaine crainte, le demandeur a choisi de renouveler son passeport à quatre reprises et de retourner au Bangladesh à cinq occasions. Selon la SPR, le comportement du demandeur démontre son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh. Je ne vois pas comment cette conclusion peut être considérée comme déraisonnable compte tenu des faits de l’espèce.

[48] Il ne faut pas oublier que c’est l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité qui doit être évaluée au titre de l’alinéa 108(1)a). La présomption selon laquelle un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité existe une fois que le passeport délivré par ce pays a été obtenu. En l’espèce, le demandeur a demandé et obtenu quatre passeports de son pays de nationalité. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale au paragraphe 63 de l’arrêt Camayo, « le passeport permet à son titulaire de voyager sous la protection du pays qui l’a délivré ». Cette présomption, créée par la délivrance d’un passeport, est encore plus forte lorsque les réfugiés retournent dans leur pays de nationalité, car non seulement ils se placent sous la protection diplomatique pendant leur voyage, mais ils confient également leur sécurité aux autorités gouvernementales à leur arrivée. Il était loisible à la SPR de considérer que le fait de retourner au Bangladesh malgré les craintes qui subsistaient avait renforcé la preuve de l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh.

2) La SPR a-t-elle tiré des conclusions inintelligibles concernant la crainte subjective et le risque objectif?

[49] Le demandeur soutient que la SPR a tiré des conclusions inintelligibles concernant la crainte subjective et le risque objectif. Il s’agit d’une variation sur le même thème. En l’espèce, le demandeur prétend que sa crainte subjective de persécution ne coexiste pas avec le risque objectif. Il qualifie d’inintelligible l’explication donnée par la SPR selon laquelle sa crainte subjective indiquait son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh.

[50] Il vaut la peine de citer à nouveau les paragraphes 44 et 45 de la décision faisant l’objet du contrôle. Au paragraphe 44, la SPR a fait observer que, même si le demandeur avait déclaré qu’il n’était pas au courant des répercussions que ses voyages auraient sur son statut de réfugié, « il ne [pouvait] pas prétendre qu’il ignorait qu’il s’exposait à un risque en retournant au Bangladesh. Par conséquent, le fait qu’il [ait] sciemment et volontairement choisi de retourner dans ce pays, tout en maintenant qu’il y [était] toujours exposé à un risque, démontr[ait] son intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays. » La SPR a ajouté que « quand [le demandeur] y [était] retourné en 2007, il était encore menacé par les autorités de l’État, mais il [avait] volontairement choisi d’y retourner de toute façon. Cela démontr[ait] l’intention nécessaire de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh » (la décision, au para 45). Le demandeur soutient que ces remarques n’expliquent pas en quoi sa crainte et le risque qu’il courait étaient révélateurs de son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh.

[51] Le défendeur soutient que le demandeur néglige le fait que la partie de la décision à laquelle il renvoie porte sur le rejet de son argument selon lequel il n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh parce qu’il ignorait les répercussions que ses retours dans ce pays pourraient avoir sur son statut de réfugié au Canada. Le défendeur affirme que le point soulevé par la SPR était qu’en retournant au Bangladesh à cinq occasions alors qu’il était en danger dans ce pays, le demandeur avait montré son intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. Le défendeur soutient aussi que les arguments du demandeur ne tiennent pas compte du fait que la SPR a renvoyé à la protection diplomatique et non à la protection de l’État.

[52] Le rôle d’une cour de révision n’est pas d’examiner le bien-fondé d’une décision administrative, mais plutôt d’établir si la décision est légale. Comme j’ai tenté de l’expliquer, ce qui rend ces conclusions inintelligibles n’a pas été démontré. La SPR a expliqué en quoi la crainte qu’éprouvait toujours le demandeur pouvait étayer la conclusion selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Il était loisible à la SPR de considérer que cinq retours au Bangladesh et quatre renouvellements de passeport, et ce, en dépit d’une crainte alléguée dans certaines circonstances, témoignaient d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection diplomatique du pays de nationalité. Bien que le demandeur ne soit pas d’accord, les motifs fournis sont intelligibles et transparents. Ils peuvent être compris facilement. Compte tenu des faits de l’espèce, il y a une justification. Pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, « la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur “se tient” » (au para 104). Si le demandeur semble croire qu’il existe une contradiction entre les alinéas 108(1)a) et 108(1)e), et que ces alinéas ne peuvent pas coexister, tel n’est pas le cas.

3) La SPR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la connaissance qu’avait le demandeur des risques concernant son statut au Canada?

[53] Il convient de répéter que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable et non celle de la décision correcte. De plus, les facteurs à prendre en compte sont des facteurs « qui peuvent aider à réfuter la présomption selon laquelle une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité » (Camayo, au para 84). C’est sous cet angle que ces facteurs doivent être examinés. Le fait qu’il y ait un certain nombre de facteurs à apprécier ne change rien, selon moi, à la prémisse selon laquelle, en raison de la forte présomption qui existe dans le cas d’une personne qui est retournée souvent dans son pays de nationalité après avoir renouvelé son passeport, un poids considérable devra être accordé à ces facteurs pour qu’ils soient, pris collectivement, considérés comme étant suffisants pour réfuter la présomption. Pris individuellement, les facteurs n’ont pas la même importance que la présomption à examiner pour déterminer si un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Plutôt, « [a]ucun facteur individuel ne sera nécessairement déterminant, et tous les éléments de preuve relatifs à ces facteurs doivent être examinés et équilibrés afin de déterminer si les actions de la personne sont telles qu’elles ont permis de réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité » (Camayo, au para 84). En fait, certains des facteurs pourraient, au bout du compte, renforcer la présomption.

[54] Le demandeur soutient que sa connaissance subjective des conséquences de ses actes est un facteur important à apprécier et que la SPR l’a apprécié de façon déraisonnable. Il affirme que la SPR a accepté son témoignage selon lequel il ne savait pas qu’obtenir un passeport bangladais risquait de lui faire perdre son statut au Canada. Selon lui, son témoignage révélait clairement qu’il n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh, et la SPR n’a pas tenu compte de ce facteur. Puisqu’il prétend qu’il n’était pas au courant des conséquences d’un retour au Bangladesh, lesquelles découlent directement de la loi, on peut en déduire qu’il n’avait pas l’intention de se réclamer de la protection diplomatique conférée par le passeport qu’il avait choisi d’utiliser.

[55] Le défendeur fait remarquer que la connaissance qu’avait le demandeur des conséquences de ses actes sur son statut d’immigration n’est qu’un facteur parmi tant d’autres.

[56] Il ne fait aucun doute que ce facteur peut être pris en compte pour déterminer si la présomption selon laquelle le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh a été réfutée. Ce facteur n’est toutefois pas déterminant; il doit être mis en balance avec d’autres facteurs par rapport à la forte présomption en l’espèce. Je note que le facteur est exposé dans l’arrêt Camayo en des termes qui ne laissent pas entendre qu’il est essentiel ou déterminant. La Cour d’appel fédérale dit que la « preuve qu’une personne est retournée dans son pays d’origine en sachant parfaitement que cela pouvait mettre en péril son statut de réfugié peut avoir une signification différente de la preuve qu’une personne n’est pas consciente des conséquences potentielles de ses actions ». L’arrêt Camayo appuie l’affirmation selon laquelle le facteur doit être soupesé avec tous les autres éléments de preuve (au para 70). Le demandeur ne devait pas se contenter d’être en désaccord avec la SPR au sujet du poids qui devait être accordé à ce facteur. Il devait démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que ce point rendait la décision déraisonnable dans son ensemble.

[57] Le demandeur s’est appuyé à tort sur la décision Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074, car dans cette affaire, le décideur « n’a pas tenu compte du témoignage [du demandeur] selon lequel il s’était rendu [dans son pays de nationalité] uniquement parce qu’il croyait fermement jouir de la sécurité découlant du statut de résident permanent au Canada » (au para 18). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le demandeur invoque aussi la décision Mayell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139 [Mayell]. Cependant, dans cette affaire, la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que le demandeur s’était rendu dans son pays de nationalité uniquement parce que son avocat lui avait dit que cela ne compromettrait pas son statut au Canada (aux para 17-19). On pourrait difficilement dire que ce demandeur a tout simplement fait fi de la loi, car il a tenté de vérifier l’état du droit. Ces circonstances sont manifestement différentes de celles de l’espèce. La SPR n’a pas négligé d’examiner la compréhension subjective qu’avait le demandeur des conséquences de l’obtention d’un passeport bangladais et d’un voyage dans ce pays. En effet, dans la décision Mayell, le demandeur n’a pas fait fi des conséquences juridiques qu’aurait le fait de voyager avec un passeport de son pays de nationalité. Au contraire, le fait qu’il ait sollicité un avis juridique pour savoir s’il courait un risque sur ce plan, plutôt que de prétendre qu’il ignorait la loi, tend à démontrer qu’il n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Les faits de l’affaire Mayell ont beaucoup plus de poids. Il n’a pas été démontré que l’appréciation du facteur selon lequel le demandeur ne connaissait pas les conséquences juridiques que pouvait avoir le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité rendait la décision faisant l’objet du contrôle dépourvue de justification, de transparence ou d’intelligibilité. Ce n’est qu’un facteur parmi d’autres à soupeser.

4) La SPR a-t-elle négligé de tenir compte de la preuve concernant la nature des risques pour la sécurité du demandeur au Bangladesh et les précautions qu’il a prises?

[58] L’identité des agents de persécution et la question de savoir si le demandeur a pris des précautions sont deux facteurs qui peuvent être pris en compte pour déterminer s’il a réfuté la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité (Camayo, au para 84). Ces facteurs confirment manifestement qu’une certaine crainte persistante à l’égard de la situation dans le pays de nationalité n’empêche pas qu’il soit conclu qu’un demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Comme le dit la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Camayo, lorsque la preuve démontre que la personne qui demande le passeport craint des acteurs non étatiques, « le fait de demander un passeport ou d’entrer dans le pays n’expose pas nécessairement la personne à son agent de persécution ».

[59] Le demandeur soutient que la SPR s’est méprise sur la nature du risque auquel il était exposé au Bangladesh en ne se demandant pas si son agent de persécution était un acteur étatique ou non et en ne tenant pas compte du fait que sa crainte était localisée. Il affirme que la SPR s’est livrée à des spéculations en concluant qu’il était toujours menacé par les autorités de l’État lorsqu’il était retourné au Bangladesh en 2007 puisque le PNB n’était plus au pouvoir. Il soutient aussi que le fait qu’il ait agi « au vu et au su des autorités » n’était pas pertinent puisqu’il ne craignait plus les autorités. De plus, il affirme que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pris aucune précaution, car elle n’a pas tenu compte du fait qu’il avait évité de retourner dans son village natal et qu’il avait déclaré dans son témoignage qu’il estimait pouvoir séjourner à l’extérieur de son village natal temporairement.

[60] Le défendeur soutient que les conclusions de la SPR étaient raisonnables et que la décision tenait compte des explications du demandeur et des précautions qu’il avait prises.

[61] Par son argument, le demandeur exprime seulement un désaccord quant à la façon dont la SPR a traité la question; il ne fait aucunement valoir que le traitement fait par la SPR était déraisonnable. La preuve n’a pas été écartée, et la norme de la décision raisonnable a ses paramètres.

[62] Au paragraphe 84 de l’arrêt Camayo, le point qui porte sur les précautions laisse entendre que diverses inférences peuvent être tirées du fait que des précautions aient été prises ou non. Si, comme cela semble être le cas, le demandeur cherche à soulever la question des précautions prises ou non pendant qu’il séjournait au Bangladesh, il semble soutenir qu’en quelque sorte, l’absence de précautions prises pendant ses séjours au Bangladesh a été déraisonnablement évaluée. Je ne suis pas de cet avis. Le point soulevé par la SPR, qui est d’une importance plutôt négligeable, est que le demandeur a voyagé sans prendre de précautions, bien qu’il ait déclaré qu’il craignait encore le PNB et les fondamentalistes islamiques (la décision, au para 18). En effet, la SPR a conclu que le PNB exerçait toujours un certain pouvoir. L’absence relative de précautions semble appuyer la conclusion selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh.

[63] Le demandeur a tenté de combiner les considérations pertinentes à l’égard de son argument selon lequel l’alinéa 108(1)e) devait être appliqué avec les motifs pour lesquels il avait été conclu, compte tenu des faits de l’espèce, qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Comme je l’ai déjà mentionné, les alinéas 108(1)a) et 108(1)e) ne s’excluent pas mutuellement, contrairement à ce qui semble être la prémisse de l’argument du demandeur.

[64] Dans la décision, la SPR a non seulement fait remarquer que le PNB constituait une préoccupation et que les fondamentalistes islamiques étaient présents dans le pays, mais elle a aussi reconnu que le demandeur craignait toujours de retourner dans son village natal et qu’il avait évité de s’y rendre à l’exception d’une fois (la décision, au para 16). Bien que ces remarques aient été formulées dans le contexte de l’examen de l’argument du demandeur concernant l’alinéa 108(1)e), interprétées globalement et en corrélation avec la partie de la décision qui traite de l’alinéa 108(1)a), elles confirment que la SPR était au courant des précautions prises par le demandeur dans certaines circonstances. La SPR a fait observer que le demandeur avait déclaré « ne pas s’être caché, avoir assisté à des noces publiques et avoir voyagé en train », de même qu’avoir renouvelé son passeport à quatre reprises et s’être rendu au Bangladesh à cinq occasions (la décision, au para 44), et ce, malgré le fait que le réseau et les relations de l’agent de persécution s’étendaient partout au Bangladesh (la décision, au para 15). Ce constat a renforcé la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection de ce pays. Je ne vois pas comment on pourrait affirmer que cela est déraisonnable.

[65] Peut-être plus important encore, il est très difficile de savoir, en l’espèce, quelle importance il convient d’accorder à l’identité de l’agent de persécution et aux précautions prises dans le cadre de la tentative du demandeur de réfuter la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Ces facteurs concernent le fait d’avoir obtenu un passeport et d’avoir voyagé dans le pays de nationalité malgré les craintes, qu’elles soient liées à des acteurs étatiques ou non étatiques, en prenant des précautions dans certaines circonstances. Le cas échéant, cela pourrait laisser croire que le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, puisque « [l]a preuve qu’une personne qui affirme craindre le gouvernement du pays dont elle a la nationalité révèle néanmoins sa localisation à ce même gouvernement en demandant un passeport ou en entrant dans le pays peut être interprétée différemment de la preuve concernant les personnes qui demandent un passeport et qui craignent des acteurs non étatiques » (Camayo, au para 84). Toutefois, si l’agent de persécution ne fait pas partie du gouvernement, est-ce à dire qu’il n’y a aucune intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité? Ainsi, si l’agent de persécution est un acteur étatique, ce facteur est pertinent. Dans le cas contraire, le facteur n’a qu’une pertinence limitée à l’égard de la question. De même, les précautions prises concernant la crainte suscitée par certains acteurs non étatiques peuvent avoir un certain poids. Mais quel poids? Comme l’a mentionné la Cour suprême du Canada au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, « la cour [de révision] doit [...] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ». En l’espèce, je ne vois pas en quoi des facteurs comme l’identité de l’agent de persécution et les précautions tendent à démontrer que la présomption selon laquelle le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh a été réfutée. Un facteur neutre, comme l’identité de l’agent de persécution en l’espèce, ne ferait pas pencher la balance en faveur d’un demandeur. En ce qui concerne les précautions, le demandeur doit, en l’espèce, démontrer quel effet sur la réfutation de la présomption aurait pu avoir une conclusion concernant des précautions, prises ou non.

[66] Il ne faut pas perdre de vue la nature du facteur et son utilisation pour réfuter la présomption. La SPR a examiné la totalité de la preuve. Elle a conclu qu’en dépit de ses craintes, le demandeur avait voyagé sans prendre de précautions, dans l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh (la décision, au para 47). Le demandeur n’est pas d’accord. Cependant, cela ne rend pas la conclusion déraisonnable. Il lui incombait de démontrer le caractère déraisonnable de la conclusion, fardeau dont il ne s’est pas acquitté.

[67] En ce qui concerne la nature temporaire des séjours du demandeur dans des régions situées à l’extérieur de son village natal, la Cour a conclu que la nature temporaire des séjours d’une personne dans son pays d’origine n’empêchait en rien un constat de perte de l’asile (Akar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1472 au para 16). La SPR a tenu compte de la fréquence et de la durée des voyages du demandeur (la décision, au para 46).

5) L’appréciation faite par la SPR des raisons des voyages du demandeur au Bangladesh était-elle déraisonnable?

[68] Le demandeur affirme que la SPR, dans son appréciation, a minimisé les raisons de ses voyages et qu’elle n’a pas procédé à un examen individualisé de la question. Il soutient que la SPR a jugé non exceptionnelles les raisons de ses voyages, sans tenir compte de sa preuve indiquant qu’il s’était rendu au Bangladesh pour voir ses parents âgés, qu’il craignait de ne plus revoir, ou pour voir son épouse. Il prétend que la SPR s’est plutôt fondée sur des déclarations générales tirées de la jurisprudence pour déterminer que les raisons de ses voyages ne suffisaient pas à réfuter la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh.

[69] Les facteurs énoncés dans l’arrêt Camayo comprennent la raison du voyage (si voyage il y a eu). Une distinction est établie entre le voyage pour une raison comme la maladie grave d’un membre de la famille ou pour « une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite à des amis » (Camayo, au para 84). À mon avis, les reproches du demandeur sont injustifiés.

[70] La SPR a exposé les raisons des voyages du demandeur aux paragraphes 29 à 33 de la décision. Elle a conclu que ces raisons n’étaient ni pressantes ni exceptionnelles. Elle a mentionné que le demandeur s’était rendu au Bangladesh pour assister au mariage de sa fille par sens du devoir, mais qu’il n’avait pas cherché d’autres solutions et qu’il avait en outre déclaré que le mariage aurait pu avoir lieu sans qu’il soit présent (la décision, au para 36). Elle a ajouté qu’assister à un mariage n’était pas une raison valable constituant une circonstance exceptionnelle (la décision, au para 40), pas plus que des vacances pour rendre visite à un conjoint ou à un membre de la famille (la décision, aux para 41-42). Ce ne sont pas là des raisons impérieuses qui pourraient constituer des circonstances exceptionnelles. Dans la décision Canada (Immigration et Citoyenneté) c Safi, 2022 CF 1125, la Cour s’est abstenue de tenter de définir les « circonstances exceptionnelles » ou leur portée (au para 51). Je souscris à cette approche. Il suffit de dire que les « raisons impérieuses » de voyager mentionnées dans l’arrêt Camayo ne sont pas en contradiction avec l’expression « circonstances exceptionnelles » qui semble tirée du Guide du HCR. La SPR affirme que rendre visite à un membre de la famille malade peut constituer une circonstance exceptionnelle (la décision, au para 42), mais elle fait plus tard remarquer que, si le demandeur s’est rendu au Bangladesh en novembre 2015 pour rendre visite à son père malade, il est tout de même resté durant trois mois même si son père était malheureusement décédé à son arrivée (la décision, au para 46). De plus, la SPR a reconnu que la raison du voyage du demandeur en 2010 était de rendre visite à ses parents âgés (au para 30) et, bien que ceux-ci soient décédés en 2014 et en 2015, le demandeur n’a attiré l’attention sur aucun élément de preuve au dossier indiquant qu’ils étaient en mauvaise santé ou que le degré d’urgence de la visite était comparable à celui d’une visite à un membre de la famille malade.

[71] Il convient de rappeler que l’asile est censé être temporaire. Lorsque les circonstances changent, par exemple si un réfugié se réclame de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, il peut en aller de même du statut de réfugié. Celui qui retourne dans le pays qu’il a fui court le risque d’être réputé s’être réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Le risque augmente lorsque le réfugié renouvelle son passeport à de nombreuses reprises et qu’il séjourne dans son pays durant de longues périodes. La question devient alors de savoir comment il peut continuer à prétendre qu’il a besoin de protection à l’égard du pays dont il a la nationalité. Les raisons des voyages du demandeur prennent de l’importance compte tenu des raisons que celui-ci avait, en premier lieu, de fuir le pays et de demander une protection internationale. Un réfugié doit avoir des raisons sérieuses de retourner dans le pays dont il a la nationalité à plusieurs reprises avec un passeport de ce pays si ce n’est pas simplement pour se réclamer de nouveau de la protection du pays. Un voyage vers le pays de nationalité avec le passeport du pays doit être l’exception et non la règle. De l’avis de la SPR, ce n’était manifestement pas le cas en l’espèce.

[72] En ce qui concerne l’affirmation du demandeur voulant que la SPR ait commis une erreur en faisant des déclarations générales selon lesquelles les mariages ou les visites à des membres de la famille ne permettaient pas de réfuter la présomption d’intention, il ne s’agit pas d’une erreur. Premièrement, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Camayo, précise le type de raisons qui constituent des raisons impérieuses de voyager (p. ex., la maladie grave d’un membre de la famille). Deuxièmement, les observations formulées par la SPR aux paragraphes 40 à 42 de la décision indiquent que les raisons invoquées par le demandeur ne constituent pas des « raisons impérieuses » qui permettent de réfuter la présomption. Il faudrait davantage. De plus, les observations formulées par le demandeur aux paragraphes 104 à 106 de son mémoire, selon lesquelles [traduction] « la raison qui motive le voyage d’une personne ne suffit pas, à elle seule, à indiquer l’intention de cette personne de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité », ratent la cible. Il est incontestable que, s’il n’est pas déterminant, le facteur demeure pertinent. Plus important encore, il contribue à réfuter la présomption. Un demandeur doit ensuite démontrer l’existence de raisons impérieuses. Les facteurs énoncés au paragraphe 84 de l’arrêt Camayo sont censés aider à réfuter la présomption selon laquelle un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. D’abord et avant tout, c’est le fait d’avoir obtenu un passeport et de s’être rendu dans le pays qui établit une présomption selon laquelle le demandeur avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection diplomatique du Bangladesh. En outre, si les voyages n’étaient ni pressants ni motivés par une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, non seulement cela n’aide pas à réfuter la présomption, mais cela pourrait même favoriser la conclusion que l’intention était de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité. Il s’agit d’une preuve pertinente à l’égard de cette question. Le poids qui devrait être accordé à ce facteur est une autre question. Je souscris à l’opinion formulée au paragraphe 35 de la décision Ahmad :

[35] Quant aux facteurs qu’un décideur devrait prendre en considération lorsqu’il traite de cas de perte d’asile, je suis d’accord avec la juge Go, dans la décision Hamid, pour dire que l’arrêt Camayo de la Cour d’appel fédérale a eu pour effet de présenter une série de facteurs (au paragraphe 84) que la SPR devrait prendre en considération – qui vont au-delà de déterminer simplement si les circonstances, qui ont nécessité le voyage, étaient exceptionnelles (voir les décisions Seid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1167, au para 20; Abadi, au para 18) – au moment d’examiner et de pondérer les éléments de preuve, afin d’établir si la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays d’origine a été réfutée. Il s’ensuit que la SPR devrait alors évaluer et pondérer d’autres éléments de preuve pour décider, de manière définitive, de quel côté de l’analyse touchant le fait de se réclamer de la protection de son pays d’origine la balance penche, M. Ahmad ayant le fardeau de convaincre la SPR, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’avait pas l’intention de se réclamer de la protection du Pakistan, une fois que l’obtention de son passeport pakistanais et que ses voyages de retour au Pakistan ont été produits en preuve.

[73] En l’espèce, les raisons des voyages ne peuvent certainement pas être invoquées à l’appui de la tentative de réfuter la présomption. Aucune erreur susceptible de révision n’a été commise.

6) L’appréciation faite par la SPR des raisons pour lesquelles le demandeur a renouvelé son passeport était-elle déraisonnable?

[74] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans l’appréciation de sa preuve concernant les renouvellements de son passeport. Il renvoie aux commentaires de la SPR selon lesquels il avait bien d’autres moyens à sa disposition pour se procurer un document d’identité valide, plutôt que d’obtenir un passeport bangladais. Il soutient que les conclusions de la SPR sont minées par le fait qu’elle a négligé de mentionner ce qui suit :

  1. il croyait qu’un passeport bangladais était nécessaire pour vendre les biens de sa famille au Bangladesh;

  2. il avait dû présenter une copie de son ancien passeport bangladais à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada dans le cadre de sa demande de résidence permanente, ce qui l’avait amené à croire qu’il était nécessaire de posséder un passeport valide au Canada;

  3. lorsque des personnes ordinaires, comme lui, font une demande de passeport auprès de leur ambassade, il s’agit d’une simple démarche de routine et pas d’une demande de protection diplomatique.

[75] À mon avis, ces observations sont inutiles. Ces points ont été traités au regard du fait que le demandeur avait obtenu volontairement un passeport de son pays de nationalité, à la rubrique « Le critère de la volonté a été établi » dans la décision de la SPR (aux para 26-27). Contrairement à ce que prétend le demandeur, ils n’ont pas été utilisés pour démontrer son intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. L’obtention de quatre passeports est, sans contredit, une démarche volontaire du demandeur. En ce qui concerne le troisième point, il n’est tout simplement pas pertinent à l’égard de la question de savoir s’il s’est réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh.

B. La SPR a-t-elle raisonnablement évalué la nature de la protection prévue à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR?

[76] Le demandeur soutient que la décision est intrinsèquement incohérente en ce qui concerne la nature de la protection prévue à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Il affirme que la décision est incohérente quant à savoir si cette protection renvoie à la protection diplomatique à l’extérieur du Bangladesh ou à la protection accordée par les autorités bangladaises à l’intérieur du pays. Il prétend que la SPR a apprécié les critères de la volonté et de l’intention en tenant compte à la fois du fait qu’il avait communiqué avec les autorités diplomatiques du Bangladesh pour renouveler son passeport et du fait qu’il était retourné au Bangladesh. En revanche, elle a limité à la protection diplomatique son analyse de la question de savoir s’il avait bel et bien obtenu la protection, le troisième critère (les deux premiers étant bien entendu l’intention et la volonté). Essentiellement, le demandeur soutient que la SPR a conclu que le critère se limitait à la protection diplomatique, mais que son examen des deux autres critères, soit la volonté et l’intention, était principalement axé sur le retour au Bangladesh. En fait, le demandeur semble d’avis que les trois critères permettant d’établir s’il s’est réclamé de nouveau [traduction] « de la protection du pays de nationalité [...] doivent être appréciés par rapport à la protection diplomatique » (mémoire des faits et du droit, au para 119).

[77] Cet argument est sans fondement. Un examen équitable des motifs portant sur l’applicabilité de l’alinéa 108(1)a) donnés par la SPR, considérés dans leur ensemble, n’appuie pas cette prétention. La SPR a établi qu’au titre de la présomption selon laquelle un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, les dispositions sur la perte de l’asile doivent être interprétées de manière restrictive; les trois critères reconnus par les instruments internationaux et la jurisprudence canadienne doivent être satisfaits. Il est dit sans équivoque que la présomption signifie « se réclamer de nouveau de la protection diplomatique du pays dont il a la nationalité » (la décision, au para 23).

[78] La SPR a ensuite repris les facteurs dont elle devait tenir compte pour déterminer si la présomption avait été réfutée (Camayo, au para 84). Certains de ces facteurs comportent des éléments qui renvoient aux actes d’un demandeur à l’intérieur de son pays de nationalité : l’identité de l’agent de persécution; l’utilisation du passeport pour voyager; la raison du voyage; ce que la personne a fait pendant son séjour dans le pays de nationalité; les précautions qui ont été prises, s’il y a lieu; la question de savoir si les actions de la personne démontrent qu’elle n’a plus de crainte subjective de persécution. Je ne vois pas comment un examen des facteurs établis dans la jurisprudence a pu entraîner la confusion alléguée par le demandeur et l’amener à se demander si la protection [traduction] « renvoie à la protection diplomatique à l’extérieur du Bangladesh ou à la protection accordée par les autorités bangladaises à l’intérieur du pays ». Le type d’analyse qui tient compte, dans une certaine mesure, de facteurs qui peuvent être considérés comme étant internes au Bangladesh est prescrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Camayo. Je ne trouve pas incohérent de se demander, dans le cas où un réfugié se serait réclamé de nouveau de la protection diplomatique de son pays de nationalité, si l’intention de ce réfugié est mise en lumière par son comportement lorsqu’il est retourné dans son pays de nationalité. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Camayo, les facteurs doivent être « examinés et équilibrés afin de déterminer si les actions de la personne sont telles qu’elles ont permis de réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité ».

[79] Au bout du compte, la prémisse fondamentale concernant l’asile est qu’il s’agit d’une mesure temporaire de protection contre la persécution. Elle est compatible avec la possibilité de refuge intérieur, selon laquelle la fuite vers une autre région du pays de nationalité doit être envisagée avant de demander la protection internationale (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (C.A.), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589; Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164). L’asile est une mesure d’une durée et d’une portée limitées. Une fois qu’une personne s’est réclamée de nouveau de la protection diplomatique de son pays de nationalité, l’asile prend fin :

[22] La perte d’asile est un concept qui fait partie du droit de l’immigration du Canada depuis qu’il a ratifié pour la première fois la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, R.T. Can 1969 n° 6. À l’heure actuelle, elle est prévue à l’article 108 de la LIPR et est fondée sur la prémisse que l’asile est une mesure temporaire contre la persécution. L’asile est perdu lorsque les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent.

(Bermudez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 131 [Bermudez].)

[80] En effet, la Cour suprême du Canada a établi clairement que « [l]e principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non‐citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada » (Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 RCS 539 au para 46; voir aussi Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711 à la p 733).

[81] Comme la Cour l’a mentionné au paragraphe 52 de la décision Aydemir, rien dans l’arrêt Camayo ne donne à penser que seule la protection diplomatique, par opposition à la protection de l’État, est envisagée par la Cour d’appel fédérale en cas de retour d’un réfugié dans le pays dont il a la nationalité.

[82] Il s’ensuit que la nature de la protection prévue à l’alinéa 108(1)a) est compatible avec les contraintes juridiques imposées par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Bien sûr, cette jurisprudence lie la Cour.

C. La SPR a-t-elle raisonnablement examiné la question de savoir si les raisons pour lesquelles le demandeur avait demandé l’asile avaient cessé d’exister?

[83] Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur a soutenu devant la SPR que la question de sa perte d’asile devrait être examinée au regard de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR. Son argument repose sur le fait que les conséquences pour lui seraient moins graves si sa perte d’asile était constatée au titre de l’alinéa 108(1)e) étant donné qu’elle n’entraînerait pas la perte de son statut de résident permanent.

[84] Toutefois, comme il a été admis à l’audition de la demande de contrôle judiciaire, les alinéas 108(1)a) et 108(1)e) ne s’excluent pas mutuellement.

[85] Dans la décision Aydemir, la Cour a renvoyé à la genèse de l’alinéa 108(1)a) :

[45] L’alinéa 108(1)a) intègre le paragraphe 1 de la section C de l’article premier de la Convention, qui, comme l’explique le Guide du HCR, s’applique à un réfugié qui vit à l’extérieur du pays dont il a la nationalité mais qui montre par ses actes qu’il « ne peut ou ne veut [plus] se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité » (au para 118, à propos de la définition d’un réfugié au sens de la Convention). Les Lignes directrices en matière de perte de l’asile du HCR signalent que cela fait référence à la protection diplomatique, laquelle est considérée comme les mesures qu’un État peut prendre lorsqu’un autre État a violé les droits de l’un de ses ressortissants, mais elle inclut également l’octroi d’une aide consulaire, comme le renouvellement d’un passeport (aux paragraphes 6-7).

[86] Cet alinéa est manifestement d’une tout autre nature que l’alinéa 108(1)e), qui prévoit que les raisons pour lesquelles l’asile a été demandé n’existent plus. Comme je l’ai déjà fait remarquer, l’asile prend fin en application de l’alinéa 108(1)e) même si le réfugié n’a rien fait pour entraîner ce résultat. Ce n’est pas le cas lorsqu’un réfugié se réclame de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, ce qui suppose une action volontaire démontrant une intention.

[87] Le fait que la SPR ait été convaincue que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection diplomatique de son pays de nationalité satisfait à l’exigence de l’alinéa 108(1)a). Il est plutôt ironique que le demandeur prétende maintenant que son asile aurait dû prendre fin parce que les conditions pour lesquelles la protection lui avait été accordée au départ n’existaient plus. En effet, s’il a raison et que les conditions pour lesquelles l’asile lui avait été accordé au départ n’existent plus, le fait qu’il ait renouvelé son passeport bangladais à quatre reprises et qu’il soit retourné dans son pays de nationalité à cinq occasions, sans ressentir de crainte pendant qu’il s’y trouvait, ne fait que confirmer qu’il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays. Il n’en faut pas davantage pour statuer sur cet argument.

[88] Néanmoins, j’ajoute les observations suivantes. C’est le demandeur qui a cherché à faire valoir que sa perte d’asile était attribuable au fait que les conditions au Bangladesh pour lesquelles le statut de réfugié lui avait été accordé au Canada n’existaient plus. Il a tenté de le démontrer à la SPR, qui a rejeté son argument, et il lui incombe maintenant de démontrer à la Cour que la SPR a tiré une conclusion déraisonnable. Au mieux, nous sommes en présence d’un simple désaccord qui ne pourrait aucunement permettre de conclure que la décision est déraisonnable.

[89] Essentiellement, la SPR s’est dite d’avis que le demandeur avait lui-même laissé entendre qu’il craignait d’être persécuté et que, à l’en croire, les raisons pour lesquelles il avait demandé l’asile existaient toujours. La SPR a déclaré que le « [l]e propre témoignage de l’intimé confirm[ait] qu’il continu[ait] de craindre d’être persécuté par le [PNB] au Bangladesh » (la décision, au para 14). Ce n’est pas le seul élément de preuve sur lequel la SPR s’est appuyée. Aux paragraphes 15 et 16 de la décision, la SPR a continué d’estimer que le PNB était « profondément enraciné dans la société bangladaise », qu’il avait des liens avec des organisations auxiliaires et des fondamentalistes islamiques, qu’il demeurait le principal parti d’opposition et qu’il continuait de commettre des actes de violence. Ces affirmations, comme l’indique la SPR, sont fondées sur des éléments de preuve objectifs (cartable national de documentation sur le Bangladesh, février 2022). Le demandeur a même fait état de la relation avec des groupes fondamentalistes dans son village natal, où il avait évité de se rendre, déclarant que ces groupes « y [faisaient] ce qu’ils [voulaient] » (la décision, au para 15). La SPR disposait d’éléments de preuve qui lui ont permis de conclure, comme elle l’a fait, que les raisons pour lesquelles l’asile avait été demandé existaient toujours au titre de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR.

[90] Était-ce la seule conclusion possible? Probablement pas. Cependant, ce n’est pas ce qu’exige la norme de la décision raisonnable et, chose certaine, il n’appartient pas à une cour de révision de se prononcer sur le fond. Au paragraphe 125 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‐42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‐18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

Quoi qu’il en soit, il suffisait, à mon avis, qu’il ait été établi de façon raisonnable que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Si le demandeur n’avait pas tort et que les raisons pour lesquelles il avait demandé l’asile n’existaient plus, de sorte que l’alinéa 108(1)e) pouvait s’appliquer, il y avait tout de même lieu de conclure qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh en renouvelant son passeport à quatre reprises et en se rendant dans le pays, pour des raisons moins qu’impérieuses, à cinq occasions pour des périodes de plus en plus longues. Si les raisons pour lesquelles le demandeur avait demandé l’asile existaient toujours, la SPR a tenu compte de cette possibilité dans son examen de cette question, et le demandeur n’a pas démontré que la décision était déraisonnable. Les alinéas 108(1)a) et 108(1)e) ne s’excluent pas mutuellement. Chaque cas est examiné en fonction des faits qui lui sont propres.

VI. Conclusion

[91] L’examen de chaque demande de constat de perte de l’asile dépend largement des faits (Camayo, au para 83).

[92] La perte de l’asile est « fondée sur la prémisse que l’asile est une mesure temporaire contre la persécution. L’asile est perdu lorsque les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent » (Bermudez, au para 22).

[93] Les cas dans lesquels la protection contre la persécution n’est pas nécessaire, décrits au paragraphe 108(1), visent des situations différentes et ne s’excluent pas mutuellement.

[94] Dans le cas qui nous occupe, le ministre a présenté une demande au titre de l’alinéa 108(1)a), qui prévoit que, si un « [réfugié] se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité », la perte de l’asile doit être constatée. Si les raisons pour lesquelles le réfugié avait demandé l’asile au départ n’existent plus, aux termes de l’alinéa 108(1)e), cela ne fait qu’ajouter à la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du Bangladesh. Par contre, si l’on peut dire que les raisons existent toujours, la SPR doit alors se demander si le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité.

[95] La jurisprudence établit sans ambiguïté qu’il y a trois critères implicites à prendre en compte pour déterminer si un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité :

  1. le réfugié doit avoir agi volontairement;

  2. le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité;

  3. le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection.

Les trois critères sont cumulatifs et doivent être établis. Toutefois, M. Giasuddin a mis l’accent sur son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh. Il ne fait aucun doute qu’il a obtenu volontairement un passeport bangladais. Il s’est aussi rendu au Bangladesh volontairement, où il a séjourné durant de longues périodes. Il n’a pas non plus été contesté qu’il avait obtenu de facto la protection diplomatique nationale.

[96] Un constat de perte de l’asile au titre des alinéas 108(1)a) à 108(1)d) entraîne des conséquences graves. D’abord et avant tout, la personne perd son statut de résident permanent s’il est conclu qu’elle s’est réclamée de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité, ce qui entraîne une interdiction de territoire au Canada et la prise de mesures de renvoi. La perte de l’asile donne aussi lieu à d’autres conséquences (Camayo, au para 51; Bermudez, au para 25). Il s’ensuit que les motifs donnés par le décideur doivent refléter les enjeux (Vavilov, au para 133; Camayo, au para 40).

[97] Il existe une présomption selon laquelle une personne qui acquiert un passeport de son pays de nationalité a eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays. Cette « présomption est encore plus forte lorsque les réfugiés retournent dans leur pays de nationalité » (Camayo, au para 63; Aydemir, au para 52).

[98] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Cette norme prévoit qu’il incombe au demandeur de convaincre la cour de révision, selon la prépondérance des probabilités, que la décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, ou qu’elle est étayée par un raisonnement cohérent et rationnel. Le demandeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau. Bien que la décision de la SPR ne soit pas un modèle de clarté, le résultat est raisonnable et il a été atteint au moyen d’une analyse cohérente et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances.

[99] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[100] Lorsqu’on leur a demandé s’il y avait des questions de portée générale à certifier, les parties ont convenu qu’il n’y en avait aucune. La Cour partage ce point de vue.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4673-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4673-22

 

INTITULÉ :

MD GIASUDDIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Kathleen Hadekel

Pour le demandeur

Evan Liosis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hadekel Shams s.e.n.c.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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