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Date : 20230524


Dossier : IMM-8568-22

Référence : 2023 CF 733

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 24 mai 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

JOGINDER SINGH CHERA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Joginder Singh Chera, est un citoyen de l’Inde. M. Chera demande le contrôle judiciaire de la décision du 19 août 2022 [la décision] par un agent des visas [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, qui a rejeté sa demande de visa de résident temporaire. L’agent n’était pas convaincu que M. Chera quitterait le Canada à la fin de son séjour autorisé, comme l’exige l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[2] M. Chera soutient que la décision est inéquitable sur le plan procédural parce que l’agent a tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité sans lui donner la possibilité de répondre. M. Chera ajoute que la décision est déraisonnable parce que l’agent a fait fi des éléments de preuve contradictoires.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Chera sera accueillie. Après avoir examiné le droit applicable et les éléments de preuve dont l’agent était saisi, je conclus que ce dernier a porté atteinte aux droits de M. Chera en matière d’équité procédurale. En outre, je conclus que les motifs fournis à l’appui de la décision manquent de clarté et de logique.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[4] M. Chera est un citoyen indien de soixante-sept ans. Il vit avec son épouse, Mme Gurmej Kaur Chera, avec qui il est marié depuis plus de cinquante ans. Ils ont deux enfants. Leur fille, Jaswinder Kaur, vit en Inde, tandis que leur fils, Satnam Singh, vit au Canada avec son épouse et ses enfants.

[5] M. Chera et son épouse possèdent et gèrent une exploitation agricole en Inde.

[6] Le 17 février 2022, M. Chera a présenté une demande de visa de résident temporaire de six mois dans la catégorie « super visa » afin de rendre visite à son fils et à ses deux petits-enfants au Canada. Le super visa permet aux parents et grands-parents admissibles de rendre visite à leur famille au Canada pour une période plus longue qu’avec un visa de visiteur normal. M. Chera pourrait également assister au mariage de l’associé de son fils, qui est aussi un ami de la famille. Dans sa demande de « super visa », M. Chera a indiqué qu’il avait déjà présenté des demandes de visa au Canada et que certaines d’entre elles avaient été rejetées.

B. Décision de l’agent

[7] La décision se présente sous la forme d’une lettre standard dans laquelle l’agent indique qu’il n’est pas convaincu que M. Chera quittera le Canada à la fin de son séjour. La décision inclut également les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] (Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 381 au para 7).

[8] Dans la lettre de refus envoyée à M. Chera, l’agent a indiqué les motifs pour lesquels il avait rejeté sa demande : 1) ses liens familiaux importants au Canada et l’absence de tels liens à l’étranger; 2) la durée du séjour envisagé au Canada; 3) l’objet de sa visite, qui ne correspondait pas à un séjour temporaire.

[9] Dans les notes du SMGC, l’agent a d’abord énuméré les séjours antérieurs de M. Chera au Canada, d’août 2013 à janvier 2015, de février 2015 à août 2016 et de septembre 2016 à septembre 2019, ce qui donnait un total d’environ six (6) ans.

[10] L’agent a ensuite examiné l’objectif de la demande de visa de M. Chera, à savoir visiter son fils et ses petits-enfants et assister au mariage de l’associé de son fils le 26 mai 2022. Comme le mariage avait déjà eu lieu au moment de rendre sa décision, il a estimé que cet élément était [TRADUCTION] « caduque ». L’agent a poursuivi en disant que M. Chera avait déclaré dans son formulaire de renseignements sur la famille [le formulaire familial] que son épouse l’accompagnait, alors qu’il avait affirmé le contraire dans ses déclarations écrites pour justifier son voyage d’aller et de retour [la déclaration écrite]. L’agent a conclu qu’il n’accorderait aucun poids à la déclaration écrite de M. Chera, car il s’était contredit sur la question de la venue de son épouse au Canada.

[11] L’agent a conclu que M. Chera n’avait pas démontré que ses liens hors du Canada suffiraient à motiver son retour en Inde, car : 1) M. Chera ne travaille comme agriculteur que depuis trois (3) ans en Inde; 2) son épouse l’accompagnerait au Canada; 3) M. Chera n’a qu’une fille en Inde, et elle ne vit plus avec lui et son épouse. De plus, l’agent a conclu qu’il ne pouvait pas considérer l’emploi actuel de M. Chera en Inde comme un facteur de retour en raison de la nature des séjours antérieurs de M. Chera au Canada.

C. Norme de contrôle applicable

[12] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] soutient que la décision devrait être examinée selon la norme du caractère raisonnable, mais M. Chera fait valoir que les questions d’équité procédurale ne sont pas tranchées selon une norme de contrôle particulière, et que c’est plutôt à la Cour de juger du caractère équitable de la procédure dans les circonstances. Je suis du même avis que M. Chera.

[13] La Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que l’équité procédurale n’exige pas l’application des normes de contrôle habituelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35); Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54). Il s’agit plutôt d’une question juridique qui doit être évaluée à la lumière des circonstances et qui exige que la cour de révision juge si la procédure suivie par le décideur administratif respectait les normes d’équité et de justice naturelle (CFCP, au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54).

[14] Ainsi, lorsque l’équité procédurale et les manquements allégués à la justice fondamentale font l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, la cour de révision doit tenir compte du contexte particulier et des circonstances de l’espèce. Son rôle est de déterminer si la procédure suivie par le décideur administratif était équitable et offrait aux parties concernées le droit d’être entendues ainsi que la possibilité complète et équitable de connaître la preuve à réfuter et d’y répondre. La cour de révision n’a aucune obligation de déférence à l’égard du décideur lorsqu’elle examine les questions d’équité procédurale.

[15] Cependant, la norme de la décision raisonnable s’applique à la contestation sur le fond des conclusions de l’agent des visas à l’égard des demandes de visa de résident temporaire (Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 378 [Abbas] au para 14; Perez Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2021 CF 491 [Perez Pena] au para 12; Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 445 au para 7). La norme de la décision raisonnable porte sur la décision prise par le décideur administratif, ce qui comprend à la fois le processus de raisonnement et le résultat de la décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 83 et 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99).

[16] Le contrôle judiciaire doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13), tout en s’abstenant « d’apprécier à nouveau la preuve » dont elle est saisie (Vavilov, au para 125).

[17] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes ne doivent pas être superficielles pour qu’une cour de révision infirme une décision administrative. La cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

III. Analyse

A. Équité procédurale

[18] Tout d’abord, M. Chera affirme que l’agent a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité fondée sur une incohérence perçue dans les renseignements présentés sur la venue de son épouse au Canada, et il fait valoir que l’agent ne lui a pas donné l’occasion de s’expliquer, ce qui portait atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale. Il soutient également que l’agent a manqué à son obligation en matière d’équité procédurale en se forgeant une opinion subjective sur son intention de rester au Canada sur la foi de ses demandes d’immigration antérieures sans lui donner la possibilité de répondre. M. Chera soutient en outre que l’affirmation de l’agent selon laquelle il n’était pas un visiteur authentique équivalait à une conclusion voilée en matière de crédibilité.

[19] Je suis du même avis que M. Chera.

[20] La Cour a conclu à de nombreuses reprises que le niveau d’équité procédurale auquel a droit le demandeur de visa se situe à l’extrémité inférieure du registre, mais qu’il doit quand même pouvoir répondre aux doutes de l’agent des visas en matière de crédibilité (Zubova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 444 au para 18, citant Pan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 838 au para 26). Au paragraphe 24 de la décision Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283, le juge Mosley a indiqué ce qui suit :

Il ressort clairement [...] que, lorsque les réserves découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité d’y répondre. Lorsque, par contre, des réserves surgissent dans un autre contexte, une telle obligation peut exister. C’est souvent le cas lorsque l’agent des visas a des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de renseignements fournis par le demandeur au soutien de sa demande. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[21] Dans le contexte des demandes de visa, la Cour a établi une distinction entre les conclusions fondées sur le caractère suffisant des éléments de preuve, qui n’entraînent pas l’obligation d’informer le demandeur, et les conclusions défavorables en matière de crédibilité, qui exigent que l’agent donne au demandeur l’occasion de répondre (Perez Pena, au para 35). Il y a obligation d’équité procédurale lorsque l’agent des visas perçoit une incohérence dans les renseignements fournis par le demandeur et que cette incohérence le conduit à douter de la fiabilité du demandeur (Thedchanamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 690 au para 27). Je conviens que la limite entre le caractère insuffisant de la preuve et la conclusion voilée en matière de crédibilité est parfois difficile à tracer et que « [l]a référence aux doutes quant à la bonne foi [...] ne doit pas être confondue avec un doute en matière de crédibilité » (Abbas, au para 22, citant D’Almeida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 308 au para 65 et Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 517 [Patel] au para 14). Toutefois, « une conclusion selon laquelle le demandeur n’est pas de bonne foi peut parfois équivaloir à une conclusion voilée en matière de crédibilité reflétant des réserves quant à l’authenticité de la demande » (Abbas, au para 25, citant Patel, au para 12 et Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381 au para 29). Tout dépend des faits particuliers de chaque affaire.

[22] En l’espèce, l’agent a clairement indiqué dans les notes du SMGC qu’il avait des doutes concernant l’incohérence entre le formulaire familial et la déclaration écrite quant à savoir si l’épouse de M. Chera voyagerait avec lui ou non. Le formulaire familial contient une [TRADUCTION] « case cochée » indiquant que l’épouse de M. Chera l’accompagnerait au Canada. Toutefois, la déclaration écrite de M. Chera ainsi que l’attestation de son fils indiquent toutes deux, de manière détaillée, les raisons pour lesquelles l’épouse de M. Chera restera en Inde. Ils mentionnent qu’elle devait rester en Inde pour s’occuper d’un proche et gérer l’exploitation agricole avec l’aide de fermiers voisins. En outre, les observations présentées par le représentant de M. Chera à l’appui de sa demande de visa réitèrent également que l’épouse de M. Chera ne l’accompagnera pas lors de sa visite au Canada.

[23] Dans les notes du SMGC, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] Le client indique dans son formulaire familial que son épouse l’accompagne, mais dans ses observations écrites sur son voyage d’aller et de retour, il affirme qu’elle reste en Inde pour gérer la ferme en son absence avec l’aide d’autres voisins agriculteurs. Je n’accorde aucun poids à la déclaration du client compte tenu de la contradiction susmentionnée et du fait que dans sa demande PG-1 initiale, le client a déclaré un séjour de 3 mois qui est devenu un séjour d’un an et demi.

[24] À mon avis, cette affirmation de l’agent montre clairement que « les doutes de l’agent ont trait à la crédibilité du demandeur [M. Chera] lui-même; la suffisance des éléments de preuve fournis n’est pas en cause » (Egheoma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1164 [Egheoma] au para 12). L’agent a choisi, sans fournir de motif clair à l’appui de sa décision, d’accorder plus de poids à la « case cochée » du formulaire familial qu’aux déclarations écrites détaillées de M. Chera et de son fils. L’incohérence constatée par l’agent lui a apparemment fourni des raisons suffisantes de croire que l’épouse de M. Chera accompagnerait ce dernier au Canada. En tirant cette conclusion, l’agent n’a pas tenu compte de la déclaration écrite de M. Chera – et de son fils – ce qui, dans les circonstances, signifiait que l’agent doutait de la crédibilité du témoignage écrit de M. Chera. Je fais également remarquer que la décision est muette sur la principale raison invoquée dans la déclaration écrite pour laquelle l’épouse de M. Chera resterait en Inde, à savoir qu’elle aiderait sa nièce.

[25] Malgré les observations pertinentes présentées par l’avocat du ministre, je ne suis pas persuadé que la conclusion de l’agent sur la venue de l’épouse de M. Chera n’était pas une conclusion sur la crédibilité de ce dernier. Il est clair que les conclusions de l’agent sur ce point ne reposent pas sur le fait que M. Chera aurait manqué à son obligation positive de fournir les éléments de preuve requis dans le cadre d’une demande de visa (Abbas, au para 21).

[26] Par conséquent, je conviens que l’agent aurait dû communiquer ses doutes à M. Chera sur la venue de son épouse au Canada et que M. Chera aurait dû pouvoir s’expliquer sur l’apparence de contradiction liée à l’intention de son épouse de rester en Inde (Egheoma, au para 14). En résumé, l’agent a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité, et l’agent avait donc l’obligation de permettre à M. Chera de fournir des réponses aux questions que sa demande soulevait.

[27] J’estime également que M. Chera aurait dû avoir la possibilité de répondre aux doutes de l’agent concernant ses longs séjours au Canada entre 2013 et 2019. La présence continue d’un étranger au Canada n’est pas, en soi, un motif raisonnable pour rejeter une demande de visa de résident temporaire si le respect des exigences de la législation canadienne en matière d’immigration n’était pas en cause dans le passé : « [l]e simple fait que [le demandeur] a demeuré légalement au Canada ne peut raisonnablement étayer la conclusion qu’[il] déciderait d’entrer dans la clandestinité ou de tenter de demeurer au Canada sans autorisation après l’expiration de son [visa] » (Momi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 162 au para 24; GU c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 522 au para 21). Même si M. Chera est resté un an et demi avec son premier visa de résident temporaire – au lieu des trois (3) mois déclarés initialement –, rien dans le dossier n’indique qu’il a contrevenu à la loi. Je souligne également que M. Chera s’est aussi conformé aux exigences des visas ou permis qui lui ont été accordés ultérieurement, et qu’il est toujours retourné en Inde à la suite de ses séjours temporaires précédents.

[28] Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, je conclus que les conclusions de l’agent sur la bonne foi du demandeur équivalaient à des conclusions voilées sur sa crédibilité, et que M. Chera n’a pas eu la possibilité de répondre aux doutes de l’agent à cet égard. Un tel manquement à l’équité procédurale est suffisant pour justifier l’intervention de la Cour et l’annulation de la décision.

B. Caractère raisonnable de la décision

[29] Compte tenu de ma conclusion sur l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’examiner le caractère raisonnable de la décision. Toutefois, je ferai les brèves remarques suivantes.

[30] M. Chera soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il ne respectera pas la durée de validité prévue de son visa de résident temporaire ne repose sur aucun motif raisonnable. Selon M. Chera, cette conclusion repose sur des spéculations et des soupçons qui ne sont pas suffisamment appuyés par les motifs fournis dans la décision. M. Chera ajoute que l’agent n’a pas considéré certains éléments de preuve contradictoires concernant ses liens familiaux et financiers en Inde.

[31] Encore une fois, je souscris aux observations formulées par M. Chera.

[32] L’agent a conclu que M. Chera n’avait pas démontré de manière satisfaisante que ses liens avec l’Inde justifiaient qu’il y retourne. Dans les notes du SMGC, l’agent a notamment affirmé que la famille de M. Chera en Inde était réduite, car seule sa fille y habite encore, alors que son fils vit au Canada. Je ne suis pas convaincu qu’une telle conclusion, sans autres explications, respecte la norme de la décision raisonnable. D’après la décision elle-même (y compris les notes du SMGC), il est impossible de savoir pourquoi l’agent a accordé plus de poids à la présence du fils de M. Chera au Canada qu’à la présence de son épouse et de sa fille en Inde. J’estime qu’il est déraisonnable que l’agent fasse référence aux relations de M. Chera au Canada pour les comparer à celles qu’il a en Inde sans expliquer comment il a soupesé ces relations les unes par rapport aux autres (Zoie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1297 aux para 21-22). En d’autres termes, la justification de la décision fait défaut sur ce point.

[33] De plus, en rejetant les éléments de preuve indiquant que l’épouse de M. Chera resterait en Inde, l’agent a également fait fi des éléments de preuve du contraire, sans fournir d’explication raisonnable. Comme l’a fait valoir l’avocat de M. Chera, le décideur ne peut faire fi des éléments de preuve qui contredisent directement un élément clé sur lequel il s’est appuyé pour tirer sa conclusion (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez] aux para 16-17). En outre, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” » (Cepeda-Gutierrez, au para 17). En l’espèce, les principales conclusions de fait de l’agent sur la présence de l’épouse de M. Chera étaient en opposition avec les éléments de preuve cruciaux qui contredisaient sa conclusion, ce que la Cour d’appel fédérale a décrit comme le « trait distinctif d’une décision déraisonnable » (Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 27).

[34] Le ministre affirme qu’en tout état de cause, la demande de visa de résident temporaire de M. Chera était devenue sans objet, puisque le mariage à l’origine de la demande avait déjà eu lieu au moment où la décision a été rendue. J’estime que ce raisonnement n’est pas convaincant, car le mariage de l’associé de son fils n’était qu’un objectif secondaire de la visite de M. Chera. L’objectif principal de la demande de visa de M. Chera était de rendre visite à son fils et à ses petits-enfants. En effet, la raison d’être de la catégorie « super visa » pour laquelle M. Chera a présenté sa demande est de permettre à un parent ou à un grand-parent de rendre visite à ses enfants ou petits-enfants pour une période plus longue (Gonzalez Zuluaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1105 au para 2). L’agent ne pouvait écarter le contexte spécifique de la demande de visa de résident temporaire de M. Chera au seul motif qu’il aurait également assisté à un mariage pendant son séjour au Canada.

[35] À l’audience, l’avocat du ministre a insisté sur les caractéristiques exceptionnelles des super visas et sur le fait que Mme Chera détenait un visa de résidente temporaire valide lui permettant de voyager au Canada, et il a fait valoir que l’agent avait raisonnablement tenu compte de tous les éléments de preuve au dossier avant de débouter M. Chera. Toutefois, je souligne que la décision et les notes du SMGC ne font aucunement état de la demande de « super visa » ou de la possibilité pour Mme Chera d’utiliser son visa de résidente temporaire.

[36] Je conviens avec le ministre qu’il n’est pas nécessaire de fournir des motifs exhaustifs pour que les décisions des agents des visas soient raisonnables, étant donné le grand volume de décisions qu’ils rendent chaque jour (Nimely c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 282 au para 7). Il y a également lieu de faire preuve d’une grande déférence à l’égard des décisions des agents des visas étant donné leur niveau d’expertise sur le sujet. Cependant, bien que l’obligation de fournir des motifs soit minime dans le contexte des demandes de visa de résident temporaire et que les motifs brefs soient souvent raisonnables, la Cour doit être « capable de comprendre le fondement de la décision » (Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 au para 32). La nature particulière du processus décisionnel relatif aux demandes de visa de visiteur ne dispense pas les agents des visas de l’obligation de fournir des motifs transparents, justifiés et intelligibles (He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1027 [He] au para 20). Il est crucial pour les demandeurs de « comprendre les raisons pour lesquelles leur demande est refusée » (He, au para 18). Dans le cas de M. Chera, je ne suis pas persuadé que les motifs fournissent une justification adéquate à l’appui de la décision. De plus, les erreurs alléguées par M. Chera sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable.

IV. Conclusion

[37] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Chera est accueillie. La décision était inéquitable sur le plan procédural et ne constitue pas une issue raisonnable au regard du droit et des éléments de preuve. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent des visas pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[38] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8568-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision du 19 août 2022 de l’agent des visas de rejeter la demande de visa temporaire de M. Joginder Singh Chera est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour une nouvelle décision sur le fond par un nouvel agent des visas.

  4. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8568-22

INTITULÉ :

JOGINDER SINGH CHERA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MAI 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 24 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Joshua Slayen

POUR LE DEMANDEUR

Artemis Soltani

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Murphy & Company, s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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