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Date : 20230601


Dossier : T-1144-22

Référence : 2023 CF 767

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2023

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE:

DENISE BEESWAX

demanderesse

et

CHIPPEWAS OF THE THAMES FIRST NATION

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Denise Beeswax, a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la chef et le conseil de la Chippewas of the Thames First Nation [le conseil de la COTTFN] l’ont destituée de son poste électif de conseillère de la Chippewas of the Thames First Nation [la COTTFN ou la défenderesse].

[2] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire parce que le conseil de la COTTFN n’avait ni la compétence ni le pouvoir de rendre cette décision.

I. Contexte

[3] La demanderesse est membre de la COTTFN. Elle a été élue au poste de conseillère pour trois mandats consécutifs, dont la dernière fois lors d’une élection tenue le 28 juillet 2021.

[4] Il est incontesté que les élections de la COTTFN sont régies par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‐5 [la Loi sur les Indiens].

[5] Lors d’une assemblée spéciale du conseil tenue le 3 mai 2022, les autres membres du conseil de la COTTFN ont adopté une motion ordonnant la destitution de la demanderesse de son poste électif pour le reste du mandat 2021-2023. Dans une lettre datée du 4 mai 2022, les membres du conseil de la COTTFN ont informé la demanderesse de leur décision, qu’ils ont affirmé avoir rendue au vu des plaintes de violence en milieu de travail reçues des membres du personnel et du comportement de la demanderesse lors des réunions du conseil, comportement qui était irrespectueux, agressif, voire violent, ce qui contrevenait au code de déontologie et au serment professionnel du conseil de la COTTFN et nuisait à sa capacité de gouverner.

[6] Dans une lettre portant la même date, la chef Jacqueline French, au nom du conseil de la COTTFN, a également informé le personnel de la COTTFN que le conseil avait reçu, en avril 2022, une plainte de violence en milieu de travail de la conseillère Beeswax contre un membre du personnel et a expliqué comment le conseil de la COTTFN y avait donné suite, notamment en déclenchant la tenue d’une enquête indépendante. Compte tenu des conclusions de l’enquêteur, le conseil de la COTTFN a jugé que la demanderesse représentait un danger pour le personnel de la COTTFN. Le conseil de la COTTFN a déclaré qu’il avait aussi examiné, lors de ses assemblées, les préoccupations à l’égard de la conduite de la demanderesse sur une longue période et qu’il avait conclu qu’elle avait commis de graves manquements au code de déontologie du conseil de la COTTFN. Le conseil de la COTTFN a déclaré qu’il avait décidé que la demanderesse serait démise de ses fonctions pour le reste de son mandat, à compter du 3 mai 2022, et que, jusqu’à ce que des mesures de sécurité adéquates soient mises en place, elle continuerait d’être bannie de tous les bâtiments administratifs où le personnel de la COTTFN travaille et fournit des services.

[7] La demanderesse déclare qu’elle conteste les allégations formulées à son endroit et qu’elle n’accepte pas les conclusions du conseil de la COTTFN. Toutefois, sa demande de contrôle judiciaire ne vise pas le bien-fondé de la décision. En fait, sa demande repose uniquement sur son affirmation selon laquelle le conseil de la COTTFN n’a ni la compétence ni le pouvoir de la destituer de ses fonctions d’élue.

II. Question préliminaire

[8] Le procès-verbal de l’assemblée spéciale du conseil de la COTTFN tenue le 3 mai 2022 indique que le conseil s’est penché sur les allégations de violence en milieu de travail formulées par le personnel. Ces allégations se rapportent à des événements survenus le 5 avril 2022 et qui sont décrits dans le rapport y afférent intitulé « Investigation of Workplace Violence Concerning COTTFN Denise Beeswax » (Enquête sur la violence en milieu de travail au sein de la COTTFN au sujet de Denise Beeswax) [le rapport sur la violence en milieu de travail], daté du 2 mai 2022, rédigé par Jim St. Germain, un consultant en ressources humaines embauché à temps partiel par la COTTFN. Plus précisément, il est reproché à la demanderesse d’avoir, le 5 avril 2022 : assisté indûment à une réunion des membres du personnel de la haute direction et eu un comportement agressif, abusif et intimidant; exigé indûment que de l’argent soit déposé dans son propre compte au nom d’une autre famille, en contravention des politiques et des procédures et d’une manière qui constituait de l’intimidation et du harcèlement à l’égard du personnel qui s’est senti menacé par son comportement; faussement accusé de voies de fait l’administratrice de direction par intérim; et publié des messages sur Facebook au sujet de l’agression dont elle aurait fait l’objet, qui ont été qualifiés d’incendiaires et de potentiellement diffamatoires.

[9] Dans le procès-verbal de la réunion, le conseil reconnaît qu’il devait prendre deux décisions, dont l’une consistait à déterminer comment protéger le personnel à la lumière du rapport sur la violence en milieu de travail. Le conseil de la COTTFN a réglé ce problème en interdisant à la demanderesse l’accès à tous les bâtiments administratifs où le personnel travaille et où des programmes et des activités sont offerts jusqu’à ce que des mesures de sécurité adéquates soient mises en place. La demanderesse n’attaque pas cette décision.

[10] L’autre décision prise par le conseil de la COTTFN, celle de destituer la demanderesse, est la seule décision visée par le présent contrôle judiciaire.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] La lettre du 4 mai 2002 est libellée comme suit :

[traduction]

Madame Beeswax,

C’est avec une profonde tristesse que nous vous écrivons pour vous informer de la décision du conseil de vous destituer de votre poste de conseillère.

Cette décision n’a pas été prise à la légère. Le conseil a examiné la situation et a eu des discussions au regard de ses responsabilités en tant que dirigeants et des sept enseignements des Nokomis et Mishoomis.

Étant donné qu’il avait reçu plusieurs plaintes de violence en milieu de travail de la part de plusieurs membres du personnel, le conseil avait l’obligation, en tant qu’employeur, d’enquêter sur ces allégations. Un processus équitable et transparent a été mis en place et le conseil a retenu les services d’un enquêteur indépendant. Le conseil vous a remis un résumé des plaintes et vous aviez la possibilité de les réfuter. Vous avez choisi de ne pas participer à ce processus. Après avoir examiné objectivement la preuve à sa disposition, l’enquêteur a conclu que toutes les plaintes étaient fondées.

Le conseil vous a avisée de son intention d’examiner les conclusions de l’enquêteur et vous a offert la possibilité de discuter de ces conclusions lors de l’assemblée du conseil du 2 mai 2022. Vous n’y étiez pas présente.

Le conseil reconnaît qu’il est de sa responsabilité de s’assurer que les membres de son personnel sont en sécurité et ne sont pas victimes de violence dans leur milieu de travail. Nous ne pouvons tolérer ou excuser un comportement agressif et menaçant de la part d’un conseiller envers les employés qui servent notre Nation. Le conseil avait l’obligation de prendre en considération les risques suscités par vos agissements et de prendre des mesures correctives.

Le conseil était aussi tenu de prendre en considération votre conduite au sein de l’organisation compte tenu des répercussions sur sa capacité de gouverner. Au cours des dernières années, nous avons été témoins d’un comportement irrespectueux, agressif, voire violent, en contravention de notre code de déontologie et de notre serment professionnel. Dans un esprit de collégialité, nous avons tenté de remédier au préjudice que cela a causé, notamment au moyen de discussions ouvertes lors des réunions du conseil, de discussions en tête-à-tête et de cercles de la parole. De plus, vous avez déjà été suspendue de vos travaux en comité et avez cessé de recevoir votre rémunération en raison de votre comportement agressif et violent.

Bien que vous ayez reconnu que votre conduite n’est pas digne de vos fonctions et que vous vous soyez engagée à changer, il n’y a eu aucun changement. Au contraire, nous avons constaté que vous avez continué, particulièrement par vos publications récentes dans les médias sociaux, d’avoir une conduite enfreignant nos codes et de tenter d’aggraver la division au sein de notre communauté.

L’effet cumulatif de vos agissements a non seulement compromis l’intégrité des fonctions exercées par le conseil et la sécurité du personnel, mais a également nui à la capacité du conseil de gouverner et de s’acquitter de ses responsabilités envers ses membres.

Nous avons pris cette décision selon ce que nous croyons, en tant que dirigeants, être dans le meilleur intérêt de la Nation.

Nous reconnaissons vos importantes et précieuses contributions au conseil. Nous respectons votre passion, vos idées et vos opinions. Malheureusement, le conseil ne saurait continuer à tolérer une conduite qui présente un risque pour la sécurité de son personnel et des membres de la communauté et qui compromet la capacité du conseil de gouverner.

Nous sommes conscients des répercussions de cette décision lourde de conséquences et le conseil continuera de vous offrir son soutien pendant la transition.

IV. Dispositions législatives pertinentes

Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‐5

Définitions

2(1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[...]

conseil de la bande

a) Dans le cas d’une bande à laquelle s’applique l’article 74, le conseil constitué conformément à cet article;

b) s’agissant d’une bande dont le nom figure à l’annexe de la Loi sur les élections au sein de premières nations, le conseil élu ou en place conformément à cette loi;

c) s’agissant d’une bande dont le nom a été radié de l’annexe de la Loi sur les élections au sein de premières nations conformément à l’article 42 de cette loi, le conseil élu ou en place conformément au code électoral communautaire visé à cet article;

d) s’agissant de toute autre bande, le conseil choisi selon la coutume de celle-ci ou, en l’absence d’un conseil, le chef de la bande choisi selon la coutume de celle-ci. (council of the band)

[...]

Élection des chefs et des conseils de bande

Conseils élus

74 (1) Lorsqu’il le juge utile à la bonne administration d’une bande, le ministre peut déclarer par arrêté qu’à compter d’un jour qu’il désigne le conseil d’une bande, comprenant un chef et des conseillers, sera constitué au moyen d’élections tenues selon la présente loi.

[...]

Mandat

78 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les chef et conseillers d’une bande occupent leur poste pendant deux années.

Vacance

(2) Le poste de chef ou de conseiller d’une bande devient vacant dans les cas suivants :

a) le titulaire, selon le cas :

(i) est déclaré coupable d’un acte criminel,

(ii) meurt ou démissionne,

(iii) est ou devient inhabile à détenir le poste aux termes de la présente loi;

b) le ministre déclare qu’à son avis le titulaire, selon le cas :

(i) est inapte à demeurer en fonctions parce qu’il a été déclaré coupable d’une infraction,

(ii) a, sans autorisation, manqué les réunions du conseil trois fois consécutives,

(iii) à l’occasion d’une élection, s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses, de malhonnêteté ou de méfaits, ou a accepté des pots‐de‐vin.

Questions en litige et la norme de contrôle applicable

[12] La demanderesse a soulevé une question préliminaire au sujet de l’admissibilité en preuve des sept affidavits que la COTTFN a déposés en réponse à sa demande de contrôle judiciaire.

[13] À mon avis, les questions relatives au bien-fondé de la décision peuvent se formuler ainsi :

  1. Le conseil de la COTTFN avait-il la compétence ou le pouvoir de destituer la demanderesse de son poste électif de conseillère?

  2. Dans l’affirmative, la décision de destituer la demanderesse était-elle raisonnable?

[14] En ce qui a trait à l’évaluation du bien-fondé de la décision du conseil de la COTTFN, il existe une présomption selon laquelle la cour de révision doit appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable, notamment lorsque la compétence du décideur est remise en question (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25, 65-68; Turner-Lienaux c Canada (Procureur général), 2022 CAF 213 au para 7; Shirt c Nation Crie de Saddle Lake, 2022 CF 321 aux para 30-31 [Shirt]). Les circonstances de la présente affaire ne justifient pas que l’on déroge à cette présomption.

Question préliminaire : l’admissibilité de la preuve par affidavit

[15] La défenderesse a déposé sept affidavits au soutien de sa réponse à la présente demande de contrôle judiciaire. Trois des dix membres du conseil de la COTTFN qui participaient à la réunion du 3 mai 2022 ont fourni des affidavits : l’affidavit de la chef Jacqueline French, qui occupait aussi ce poste pendant le mandat précédant immédiatement le mandat actuel, souscrit le 5 décembre 2022 [l’affidavit de Mme French]; l’affidavit de Myeengun Henry, Aîné, ancien chef et conseiller actuel de la COTTFN, souscrit le 3 décembre 2022 [l’affidavit de M. Henry]; l’affidavit d’Evelyn Young, membre actuelle du conseil qui était également en poste pendant le mandat précédant immédiatement le mandat actuel, souscrit le 6 décembre 2022 [l’affidavit de Mme Young]. De plus, la défenderesse a déposé : l’affidavit de Candace Doxtator, analyste des politiques et secrétaire du conseil de la COTTFN, souscrit le 8 décembre 2022 [l’affidavit de Mme Doxtator]; l’affidavit de Joan Riggs, de Catalyst Research and Communications, qui travaillait avec le conseil de la COTTFN depuis 2019, souscrit le 6 décembre 2022 [l’affidavit de Mme Riggs]; l’affidavit de Jim St. Germain, consultant en ressources humaines à temps partiel pour la COTTFN depuis le 23 mars 2022, souscrit le 2 décembre 2022 [l’affidavit de M. St. Germain]; l’affidavit de Sheila Jaggard, présidente de Ultimate Potential Inc. et administratrice de direction par intérim de la COTTFN depuis août 2021, souscrit le 4 décembre 2022 [l’affidavit de Mme Jaggard].

La position de la demanderesse

[16] La demanderesse soutient que les affidavits versés au dossier de requête de la défenderesse sont en grande partie irrecevables pour trois motifs.

[17] Premièrement, la preuve par affidavit se rapporte au bien-fondé de la décision et aux motifs donnés pour la destitution de la demanderesse. Le décideur, le conseil de la COTTFN, ne disposait pas des affidavits lorsqu’il a rendu sa décision et il est bien établi que, sous réserve de certaines exceptions restreintes qui, selon la demanderesse, ne s’appliquent pas en l’espèce, le contrôle judiciaire se limite aux éléments de preuve dont disposait le décideur (citant Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 au para 20 [Access Copyright] et Halcrow c Première Nation de Kapawe’no, 2021 CF 219 aux para 37-39). Par conséquent, la quasi-totalité de la preuve par affidavit de la défenderesse est irrecevable et devrait être radiée ou écartée.

[18] Deuxièmement, les affidavits comportent des énoncés détaillés concernant l’opinion subjective des déposants au sujet de la demanderesse, ce qui, selon cette dernière, constitue des témoignages d’opinion subjective de la part du conseil de la COTTFN et de ses employés ou de ses sous-traitants, présentés dans le but de justifier la décision. Cette preuve est incendiaire et il s’agit de témoignages d’opinion. Par conséquent, une grande partie de la preuve par affidavit est également irrecevable pour ce motif.

[19] Enfin, trois des sept affidavits ont été souscrits par les décideurs et visent à expliquer leur décision. La demanderesse affirme qu’il s’agit clairement d’une tentative d’étoffer la décision et d’ajouter des explications après le fait pour la justifier auprès de la Cour. Par conséquent, il faut radier ces affidavits ou ne leur accorder aucun poids (citant Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 aux para 41-42).

[20] La demanderesse soutient que les motifs de la décision figurent dans la lettre de décision du conseil de la COTTFN et ne peuvent être complétés.

[21] Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat de la demanderesse a déclaré que, dans la mesure où la preuve par affidavit correspond à ce qui est consigné au procès-verbal de l’assemblée du conseil de la COTTFN, que le conseil a examiné lorsqu’il a rendu la décision et qui se trouve dans le dossier certifié du tribunal [le DCT], cela ne pose aucun problème, mais cela ne peut aller plus loin. De toute façon, il s’agit d’une question secondaire puisque la présente affaire porte sur une question de compétence, et non sur le bien-fondé de la destitution, ce à quoi la preuve par affidavit se rapporte principalement.

La position de la défenderesse

[22] La défenderesse soutient que la preuve par affidavit est nécessaire pour permettre à la Cour d’effectuer un contrôle judiciaire valable.

[23] La défenderesse soutient que la Cour ne doit pas écarter le témoignage des déposants dans les cas où la demanderesse n’a pas expressément relevé les parties des affidavits qui contiennent la preuve extrinsèque que le conseil n’aurait pas eue à sa disposition (citant Première Nation de Peguis c Canada (Procureur général), 2021 CF 990 au para 92).

[24] Certes, le conseil ne disposait d’aucun des affidavits lorsqu’il a rendu sa décision, et trois des sept affidavits ont été signés par des conseillers qui ont rendu la décision. Toutefois, il ne s’agit pas d’une tentative illégitime d’étoffer la décision ou de compléter la preuve à la disposition du conseil. La défenderesse soutient que la demanderesse adopte une interprétation restrictive de la recevabilité qui manque de sens pratique et qui n’est pas étayée par la jurisprudence. De plus, l’objection selon laquelle le conseil ne disposait pas des affidavits repose sur un formalisme excessif et ne tient pas compte du fait que le conseil disposait des renseignements contenus dans les affidavits lorsqu’il a rendu sa décision, vu les expériences vécues et partagées par les conseillers en lien avec la conduite de la demanderesse lors des assemblées du conseil. Par ailleurs, bien que le procès-verbal de l’assemblée du conseil du 3 mai 2022 figure dans le dossier de la demanderesse, il ne s’agit que d’un simple résumé des discussions, et non d’un dossier de preuve complet. La défenderesse soutient que les affidavits équivalent à une transcription des délibérations du conseil. La demanderesse a elle‐même versé à son dossier le procès-verbal de l’assemblée spéciale que le conseil a tenue le 3 mai 2022 pour discuter de sa conduite. De plus, le DCT contient des documents mentionnés dans les affidavits actuellement à la disposition de la Cour (à l’exception des pièces A, B et F annexées à l’affidavit de Mme Riggs et de la pièce A annexée à l’affidavit de Mme Doxtator).

[25] La défenderesse soutient que dans la mesure où certaines parties de ses affidavits contiennent une preuve extrinsèque dont le conseil ne disposait pas, cette preuve constitue des « considérations générales sur les points à examiner dans la procédure » de contrôle judiciaire ou « concerne le pouvoir du décideur », notamment lorsque la preuve se rapporte à des « manquements du décideur aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale » (citant State Farm Mutual Automobile Insurance Company c Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, 2010 CF 736 au para 54).

[26] Enfin, en ce qui concerne les réserves de la demanderesse à propos de la recevabilité des témoignages d’opinion, la défenderesse affirme qu’il est bien établi que les « témoins profanes » peuvent rendre des témoignages d’opinion si « les conclusions sont celles qu’une personne possédant une expérience ordinaire peut tirer », ce qui inclut les opinions au sujet de « l’état émotif d’une personne » (citant Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2017 CAF 236 au para 79 [Toronto Real Estate Board] et Graat c La Reine, 1982 CSC 33 aux p 835-836 [Graat]).

Analyse

[27] Selon l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 [les Règles], le demandeur peut demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, dont il ne dispose pas mais qui sont en la possession du décideur, en signifiant au décideur une requête à cet effet, laquelle précise les documents ou les éléments matériels demandés. En l’espèce, dans son avis de demande, la demanderesse a formulé une demande en ce sens :

[traduction]

Conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, la demanderesse demande à la défenderesse, la CTFN, de lui faire parvenir et d’envoyer au greffe une copie certifiée des documents ci-après qui ne sont pas en sa possession, mais qui sont en la possession de la défenderesse :

Tous les documents ou les éléments matériels dont le conseil de la CTFN a tenu compte pour rendre sa décision, notamment :

• Tous les éléments de preuve ou les renseignements sur lesquels le conseil s’est fondé pour parvenir à la décision;

• Toute la correspondance avec la chef et le conseil de la CTFN au sujet de la procédure de destitution qui a conduit à la décision;

• Toute la correspondance avec des tiers relativement à l’enquête sur la plainte, y compris toute lettre de mission, la correspondance au sujet de la portée de l’enquête et les autres communications entre l’enquêteur et la CTFN ou son avocate. (Dans la mesure où elle invoque le secret professionnel à l’égard de ces documents ou éléments matériels, la CTFN a renoncé à ce privilège lorsqu’elle s’est appuyée sur cette enquête pour justifier la destitution de la demanderesse.)

• Les documents des réunions lors desquelles la décision a été prise ou a été discutée (les « réunions »);

• Les documents concernant les avis de convocation aux assemblées, les procès-verbaux des assemblées, l’ordre du jour des assemblées, les notes des participants aux assemblées et tout autre document des assemblées (y compris les enregistrements audio ou vidéo);

• L’ensemble des lois, règlements ou résolutions de la CTFN sur lesquels repose la décision;

• Toutes les communications internes entre les membres du conseil de la CTFN relativement à la décision ou à l’enquête, y compris les messages texte, les courriels et les autres communications entre les membres du conseil;

• Tout autre document ou élément matériel pertinent quant à la décision.

[28] En réponse, le 3 août 2022, Candace Doxtator, secrétaire du conseil de la COTTFN, a attesté que les documents contenus dans le DCT ci-joint sont des copies certifiées conformes des originaux des documents ou éléments matériels décrits à l’article 317 des Règles. Entre autres documents, il y a la Chi-Inaakonigewin (la loi suprême de la Deshkan Ziibing Anishinaabe Aki (COTTFN)), le manuel des dirigeants de la COTTFN (Leadership Manual), divers documents de politique ainsi que des documents dont aurait disposé le conseil de la COTTFN lorsqu’il a pris sa décision, y compris les procès-verbaux des assemblées du conseil tenues du 21 mars 2018 au 3 mai 2022.

[29] Il est clairement établi dans la jurisprudence que la Cour qui est saisie d’une demande de contrôle judiciaire ne peut, en règle générale, examiner que le dossier de preuve dont disposait le décideur. Les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur et qui touchent au fond de l’affaire ne sont pas admissibles, sauf exception. Il est reconnu qu’échappe à ce principe l’affidavit : qui contient des renseignements généraux qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui sont pertinentes pour le contrôle judiciaire, sans aller plus loin, c’est-à-dire sans fournir d’éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le décideur administratif; qui porte à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qui n’apparaissent pas dans le dossier de preuve du décideur administratif, de sorte que la Cour peut ainsi s’acquitter de sa tâche d’examiner les questions d’équité procédurale; qui fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion donnée (Access Copyright, au para 20; voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 19-25; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 45 [Delios]; Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 86 [Tsleil-Waututh Nation]).

[30] Par conséquent, je ne suis pas d’accord avec la défenderesse lorsqu’elle affirme que la position de la demanderesse à l’égard de la recevabilité de la preuve par affidavit constitue une interprétation restrictive qui manque de sens pratique ou que l’objection soulevée par la demanderesse repose sur un formalisme excessif.

[31] Dans la mesure où la preuve par affidavit, comme l’affidavit de la chef French, sert à mettre une partie des mêmes documents que ceux contenus dans le DCT à la disposition de la Cour, cette preuve est inutile mais n’enfreint pas la règle générale. Il convient aussi de souligner que certaines parties de la preuve par affidavit décrivent des événements qui sont également décrits dans les procès-verbaux des assemblées du conseil et dans les notes figurant dans le DCT. Encore une fois, bien que ce soit inutile, cela n’enfreint pas la règle générale.

[32] Toutefois, ce qui est davantage problématique, c’est lorsque les affidavits servent à compléter les événements et les discussions qui sont décrits dans les documents du DCT ou lorsqu’ils comportent des témoignages d’opinion. Les efforts déployés pour compléter ou justifier le processus décisionnel ou la décision, ou les témoignages d’opinion, ne sont pas visés par l’exception relative aux renseignements généraux. Comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans l’arrêt Delios :

[44] Selon cette exception, une partie peut déposer un affidavit contenant « des informations générales qui sont susceptibles d’aider [la cour de révision] à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[45] L’exception des « renseignements généraux » vise les observations pur[e]s et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale.

[46] Toutefois, « [o]n doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[33] Par ailleurs, un décideur ne peut améliorer les motifs donnés au demandeur par le biais d’un affidavit déposé en preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire (Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 au para 46).

[34] La défenderesse invoque l’arrêt Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, dans lequel la Cour d’appel fédérale s’est également penchée sur la teneur des affidavits dans le cadre d’un contrôle judiciaire :

[145] À cet égard, l’avocat doit être conscient des limites des affidavits produits à l’appui dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Ils ne peuvent servir à étoffer les motifs du décideur ou les motiver davantage après le fait. Ils peuvent faire la lumière sur des éléments factuels et contextuels qui n’apparaissent pas ailleurs dans le dossier, mais qui étaient manifestement connus du décideur. Ils peuvent aussi fournir au tribunal de révision des indices généraux, par exemple sur la manière dont la demande de renseignements a été traitée, dont les documents ont été recueillis ou dont l’évaluation a été effectuée. Voir de manière générale Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, [2009] 2 R.C.F. 576, aux paragraphes 45 à 47; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 40 à 42; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22.

[35] Il importe de souligner d’entrée de jeu que la règle générale selon laquelle seule la preuve dont disposait le décideur est recevable dans le cadre d’un contrôle judiciaire vise à faire respecter les rôles distincts du décideur administratif et de la cour de justice. Le décideur administratif statue sur le fond. La cour de justice contrôle la décision du décideur en fonction de la preuve et de l’information que celui-ci a prises en considération.

[36] Toutefois, en l’espèce, la demanderesse ne conteste pas le bien-fondé des motifs de sa destitution. De plus, elle n’affirme pas que la décision était déraisonnable ou inéquitable sur le plan procédural. Elle conteste uniquement la compétence du conseil de la COTTFN de la destituer de son poste électif de conseillère.

[37] Par conséquent, la question de la recevabilité de la preuve par affidavit qui se rapporte aux motifs qui sous-tendent la décision du conseil de la COTTFN de destituer la demanderesse est peu pertinente pour trancher la question de compétence dont je suis saisie.

[38] Cela dit, je suis consciente que la défenderesse adopte le point de vue, examiné ci‐dessous, selon lequel le conseil de la COTTFN avait compétence, par déduction nécessaire, pour destituer la demanderesse et que la preuve par affidavit est impérative pour que la Cour puisse effectuer un contrôle judiciaire valable. Cependant, si la conduite de la demanderesse justifiait – ou nécessitait – sa destitution, sa conduite, prise en considération par le conseil de la COTTFN lorsqu’il a rendu la décision en cause, devrait faire partie du dossier et s’en dégager. Il ne devrait pas être nécessaire de compléter cette preuve au moyen des affidavits.

[39] À mon avis, certaines parties de ces affidavits ne se limitent pas à décrire les événements dont les déposants ont été personnellement témoins et qui ont été décrits par ailleurs dans les documents du DCT. De plus, dans certains cas, les déposants donnent leur opinion au sujet de l’état d’esprit de la demanderesse, et de ses répercussions, ce qui sert à justifier davantage, ou à étoffer, la décision de la destituer. Cela dit, la preuve par affidavit porte sur le bien-fondé de la décision et ajoute également les « commentaires personnels » des déposants concernant les événements relatés dans le DCT.

[40] Par exemple, comme le souligne la demanderesse, l’affidavit de Mme French contient un témoignage d’opinion relativement au comportement de la demanderesse, y compris les déclarations suivantes : la demanderesse [traduction] « est tout simplement incapable d’exercer ses fonctions au sein du conseil »; le comportement de la demanderesse [traduction] « est erratique, imprévisible, menaçant et inquiétant »; [traduction] « la demanderesse était déséquilibrée »; il y a [traduction] « toujours une vague crainte lors de nos réunions du conseil que la demanderesse perde le contrôle et devienne physiquement violente »; son comportement est erratique; des courriels envoyés par la demanderesse étaient [traduction] « à mon avis, incendiaires et dangereux » et [traduction] « fomentaient la division et entraînaient un risque de violence dans notre communauté ». De même, dans son affidavit, Mme Riggs énonce l’opinion selon laquelle le comportement de la demanderesse est perturbateur et enfreint le code de déontologie et [traduction] « qu’il y avait toujours une vague crainte que sa conduite dégénère en violence physique parce que la demanderesse est erratique et imprévisible ». Dans son affidavit, M. Henry déclare ceci : la demanderesse [traduction] « est erratique, irrespectueuse, agressive et parfois violente »; sa [traduction] « conduite erratique était embarrassante et humiliante pour la Nation »; elle [traduction] « était erratique, imprévisible et, à mon avis, nuisait aux intérêts de la Nation »; son comportement est [traduction] « très erratique et imprévisible ». Il énonce en outre l’opinion selon laquelle la [traduction] « demanderesse semble être incapable de maîtriser sa colère ou de comprendre les répercussions de ses agissements sur les autres ». L’affidavit de Mme Jaggard comporte l’opinion selon laquelle la demanderesse [traduction] « semblait déséquilibrée ». Dans son affidavit, Mme Young déclare que la déposante a [traduction] « toujours connu la demanderesse comme étant difficile et indisciplinée », faisant allusion notamment à un incident survenu en 2000 qui n’est pas relaté dans le DCT et qui n’a aucun lien avec les agissements de la demanderesse alors qu’elle était conseillère, et qu’elle s’est toujours efforcée de se montrer patiente envers la demanderesse, mais que le [traduction] « comportement [de cette dernière] n’est pas stable ». De plus, l’affidavit de Mme Doxtator décrit l’opinion de la déposante selon laquelle la demanderesse a un comportement erratique et [traduction] « extrêmement bizarre » et [traduction] « est instable ».

[41] Par ailleurs, pratiquement tous les affidavits ajoutent des renseignements à propos des événements antérieurs et précisent que les déposants avaient peur à l’époque de ce que la demanderesse pourrait faire, qu’ils ont parlé à l’époque à d’autres personnes qui leur ont dit qu’elles avaient peur, ou qu’ils trouvaient le comportement de la demanderesse menaçant. L’affidavit de Mme French décrit un incident survenu en novembre 2020 lors d’une réunion des dirigeants. La demanderesse s’était mise en colère et avait renversé une table (l’un des deux actes d’agression physique, l’autre ayant eu lieu en 2018, lorsque la demanderesse aurait lancé une chaise). L’affidavit ajoute qu’une autre conseillère en poste à l’époque (qui n’a pas témoigné par affidavit) a dit à Mme French, qui était alors conseillère, qu’elle avait peur. De plus, Mme French indique dans son affidavit qu’elle avait peur et que, de plus, lorsque la demanderesse a quitté la réunion, elle est restée dans son véhicule dans le stationnement, ce que la chef French affirme avoir interprété comme étant menaçant. Tout cela est peut‐être vrai, mais il est tout simplement impossible de savoir si ces sentiments ont été exprimés et si ces interprétations ont été formulées lorsque le conseil a pris la décision de destituer la demanderesse. Par conséquent, ce genre de preuve permet de justifier la décision mais ne figure pas dans le dossier dont disposait le conseil lorsque celui-ci a pris la décision.

[42] De plus, l’affidavit de Mme French mentionne des publications de la demanderesse sur Facebook, lesquelles figurent dans le DCT, dans lesquelles la demanderesse a affirmé qu’elle avait été agressée par l’administratrice de direction par intérim (Mme Jaggard) le 5 avril 2022. Selon la chef French, les publications étaient incendiaires et dangereuses, discréditaient le conseil, laissaient entendre que le conseil était corrompu et qu’il avait détourné des fonds, étaient menaçantes et injurieuses à l’égard du personnel, insinuaient que les policiers étaient incompétents et racistes, fomentaient et suscitaient la violence. Cependant, les courriels figurent dans le DCT et la chef French n’exprime que son opinion et son interprétation du contenu des publications – lesquelles sont éloquentes.

[43] L’affidavit de Mme Riggs en est un autre exemple. Il indique que, après la destitution de la demanderesse, lors d’une séance de trois jours sur la stratégie politique, le conseil a passé au travers d’un ordre du jour chargé et a pris des décisions sur des points qui n’avaient pu être réglés en raison du comportement perturbateur de la demanderesse lors de réunions antérieures. Tout d’abord, il est évident que le conseil de la COTTFN ne pouvait prendre en considération des événements survenus après la destitution de la demanderesse lorsqu’il a pris la décision de la destituer. Ensuite, l’affidavit de Mme Riggs contient cette déclaration générale sans aucune mention des documents antérieurs, qu’ils se trouvent dans le DCT ou non. Qui plus est, le but de cette déclaration, et d’une grande partie de l’affidavit de Mme Riggs, semble être de justifier après coup la décision du conseil. Enfin, il comporte diverses opinions sur la raison pour laquelle le conseil est parvenu à sa décision et la façon dont il y est parvenu.

[44] Je tiens à souligner que, hormis la preuve factuelle dont disposait le conseil lorsqu’il a pris sa décision (comme les procès-verbaux des assemblées antérieures du conseil), une grande partie de la preuve par affidavit repose sur des opinions ou des interprétations personnelles des événements. Le dossier ne nous permet pas de savoir dans quelle mesure ces opinions ou interprétations ont été exprimées lors des assemblées du conseil, hormis ce qui ressort du dossier. Je crains qu’une telle preuve, si elle est admise, puisse compléter le dossier sur lequel repose la décision et servir à justifier celle‐ci.

[45] Pour ces motifs, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire qu’une grande partie du contenu des affidavits semble excéder les renseignements figurant dans le dossier dont disposait le conseil de la COTTFN lorsqu’il a pris sa décision. Je suis en désaccord avec la défenderesse lorsqu’elle affirme que les affidavits peuvent être traités comme une [traduction] « transcription » des réunions – en fait, deux des sept déposants (M. St. Germain et Mme Jaggard) n’étaient même pas présents lors de l’assemblée du 3 mai 2022 au cours de laquelle la décision de destituer la demanderesse a été prise. De plus, bien que trois conseillers aient fourni des affidavits, les sept autres conseillers ne l’ont pas fait. Je ferais également remarquer qu’on n’explique nulle part pourquoi la réunion n’a pas été enregistrée (le dossier comprend l’enregistrement d’une assemblée spéciale du conseil sur le budget tenue le 31 mars 2022). Qui plus est, rien dans les affidavits n’indique ce qui a réellement été discuté lors de l’assemblée du conseil du 3 mai 2022.

[46] Enfin, je ne souscris pas non plus à l’argument du conseil de la COTTFN selon lequel les témoignages d’opinion des déposants sont recevables, car il est bien établi que les « témoins profanes » peuvent fournir des témoignages d’opinion si leurs conclusions sont celles qu’une personne possédant une expérience ordinaire peut tirer. La COTTFN appuie cette position sur l’arrêt Toronto Real Estate Board. Cependant, il s’agissait dans cette affaire d’un appel formé en vertu de la loi à l’encontre de deux décisions du Tribunal de la concurrence, et non d’un contrôle judiciaire, et il était question de déclarations de témoins dont la recevabilité n’était pas contestée. L’arrêt Graat, également invoqué par la COTTFN, n’aide pas non plus cette dernière dans le présent contexte de droit administratif étant donné qu’il concerne la recevabilité des dépositions de témoins non experts dans le cadre d’un procès pénal.

[47] En conclusion, étant donné qu’il est impossible de savoir quels éléments de la preuve par affidavit ont fait l’objet de discussions lors de la réunion du conseil de la COTTFN du 3 mai 2022, dans la mesure où la preuve par affidavit ne se limite pas à la teneur des documents contenus dans le DCT et aux événements qui y sont mentionnés et porte sur le bien-fondé de la décision ou fournit des témoignages d’opinion ou une justification de la décision, je ne lui accorderai aucun poids.

Le conseil de la COTTFN n’avait pas la compétence ou le pouvoir de destituer la demanderesse de son poste électif de conseillère

La position de la demanderesse

[48] La demanderesse soutient que la demande soulève une question distincte : celle de savoir si le conseil de la COTTFN avait la compétence ou le pouvoir de la destituer de son poste électif de conseillère. La demanderesse affirme que le conseil de la COTTFN n’était pas habilité à la destituer.

[49] La COTTFN tient ses élections conformément à la Loi sur les Indiens. L’alinéa 78(2)b) de cette loi traite expressément de la destitution d’un membre élu du conseil avant la fin de son mandat de deux années. Cette procédure nécessite l’examen des circonstances factuelles ainsi qu’une déclaration du ministre. Même si le conseil de la COTTFN avait l’intention de destituer la demanderesse en adoptant une motion lors de l’assemblée du conseil, il n’en avait ni la compétence ni le pouvoir (citant Owen c Première Nation de Little Grand Rapids, 2020 CF 1092 aux para 2, 6 [Owen]; Première Nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269 [Orr]; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 [Whalen]; Shirt, au para 36, citant Bell Canada c 7265921 Canada Ltd., 2018 CAF 174 au para 46; Shirt, au para 40; McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184 [Mckenzie]). Comme le conseil de la COTTFN a outrepassé son pouvoir, la décision doit être annulée.

[50] La demanderesse soutient que rien ne permet de faire fi des dispositions de la Loi sur les Indiens ou, par exemple, de traiter un conseiller comme un employé pouvant faire l’objet de mesures disciplinaires conformément aux principes applicables en droit du travail (citant Whalen, au para 54). De plus, elle fait valoir que le conseil de la COTTFN a privé ses membres du choix de la conseillère qu’ils ont démocratiquement élue (citant Morin c Nation crie d’Enoch, 2020 CF 696 [Morin]).

La position de la défenderesse

[51] La défenderesse reconnaît que la COTTFN n’a pas encore élaboré son propre code électoral coutumier et qu’elle tient donc des élections biennales sous le régime de la Loi sur les Indiens. De plus, elle reconnaît que la Loi sur les Indiens comporte des dispositions permettant expressément au ministre de destituer un membre élu du conseil avant la fin de son mandat de deux années et que ni la Loi sur les Indiens ni le Règlement sur le mode de procédure au conseil des bandes d’Indiens, CRC, c 950 [le Règlement MPCBI] ne confère expressément aux conseils des Premières Nations le pouvoir de destituer un conseiller en raison de son inconduite. Toutefois, la défenderesse soutient que les conseils de bande ne disposent pas uniquement des pouvoirs qui leur sont conférés expressément par la Loi sur les Indiens.

[52] La défenderesse soutient que la demanderesse s’est comportée de manière insubordonnée, irrespectueuse et parfois physiquement violente et que, malgré les efforts du conseil pour composer avec ses agissements, son inconduite a continué et s’est même aggravée. La défenderesse soutient qu’il était nécessaire, sur le plan pratique, que le conseil de la COTTFN puisse destituer la conseillère, dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, pour qu’il puisse remplir son mandat de gouvernance. Nier l’existence de ce pouvoir entraînerait des résultats absurdes et injustes qui sont incompatibles avec les principes de réconciliation et la reconnaissance par le Canada du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale.

[53] La défenderesse soutient que la COTTFN a élaboré d’autres lois, notamment la Chi‐Inaakonigewin (loi suprême) et le manuel des dirigeants. Elle fait valoir que le manuel des dirigeants « complète » les obligations imposées aux dirigeants par la Loi sur les Indiens et le Règlement MPCBI en attendant l’adoption d’un code électoral coutumier. Lorsqu’on interprète en corrélation le cadre législatif et la doctrine des pouvoirs complémentaires dans le contexte des politiques actuelles du législateur relativement aux peuples autochtones, force est de conclure, selon la défenderesse, que le conseil de la COTTFN doit pouvoir prendre les mesures nécessaires pour assurer son autonomie gouvernementale lorsque le mandat qui lui est confié par la loi de gouverner ses citoyens est menacé.

[54] La défenderesse allègue essentiellement que le conseil de la COTTFN avait le droit de destituer la demanderesse en vertu des doctrines des pouvoirs complémentaires et de la déduction nécessaire. Plus précisément, elle fait valoir qu’il existe un principe enchâssé depuis longtemps dans la loi selon lequel sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à l’exécution du mandat du décideur (citant ATCO Gas & Pipelines Ltd. c Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4 aux para 50-51; Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‐21, à l’art 31(2)). Le conseil de la COTTFN était habilité à destituer la demanderesse étant donné que : la Loi sur les Indiens et le Règlement MPCBI visent à assurer une bonne gouvernance; le Règlement MPCBI ne constitue pas un cadre exhaustif et permet au conseil de la bande d’établir tout règlement interne, qui ne soit pas en contradiction au Règlement MPCBI, en ce qui concerne des points qui n’y sont pas spécifiquement prévus (citant le Règlement MPCBI, art 23(1) et (2)); le manuel des dirigeants complète les dispositions législatives précisant les attentes envers le conseil de la COTTFN et son obligation de promouvoir une bonne gouvernance. Par ailleurs, la défenderesse affirme que le législateur n’avait pas l’intention de [traduction] « rester les bras croisés » lorsqu’un membre du conseil manque constamment à ses obligations légales et agit d’une manière qui compromet le mandat de gouvernance du conseil.

Analyse

[55] Par la définition à l’article 2 du terme « conseil de la bande », la Loi sur les Indiens reconnaît que les Premières Nations peuvent décider comment elles veulent choisir leur chef et leurs conseillers.

[56] Le conseil de la bande peut être « choisi selon la coutume de celle-ci », ce qui requiert généralement que la Première Nation adopte et ratifie un code électoral coutumier écrit – la loi de cette Première Nation sur la gouvernance et les élections– qui régit la tenue des élections. Le code électoral coutumier peut également prévoir dans quelles circonstances et de quelle manière le chef ou un conseiller peut être destitué de son poste électif (voir, par exemple, Orr, au para 19; Hall c Première Nation Kwikwetlem, 2020 CF 994 au para 7, annexe A; Shirt, au para 38).

[57] Les Premières Nations peuvent aussi demander d’être ajoutées à l’annexe de la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5 [la LEPN], laquelle répertorie les Premières Nations qui ont choisi de s’assujettir à la LEPN et de tenir leurs élections en conformité avec cette loi. En outre, la LEPN prévoit la révocation d’un chef ou d’un conseiller au moyen d’une pétition (art 36 de la LEPN).

[58] Pour les Premières Nations n’ont pas entrepris de démarches pour adopter un code électoral coutumier ou pour s’assujettir à la LEPN, l’élection du chef et des conseillers demeure assujettie à la Loi sur les Indiens. Il est incontesté que c’est le cas de la COTTFN.

[59] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’article 78 de la Loi sur les Indiens fixe à deux années le mandat pour les postes de chef et de conseiller élus. De plus, il comporte des dispositions permettant expressément la destitution d’un membre élu avant la fin de son mandat. Le poste de chef ou de conseiller devient ainsi vacant dans les cas suivants : si le titulaire, selon le cas, est déclaré coupable d’un acte criminel; meurt ou démissionne; est ou devient inhabile à détenir le poste aux termes de la Loi (art 78(2)a)); si le ministre déclare qu’à son avis le titulaire, selon le cas : est inapte à demeurer en fonctions parce qu’il a été déclaré coupable d’une infraction; a, sans autorisation, manqué les réunions du conseil trois fois consécutives, à l’occasion d’une élection; s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses, de malhonnêteté ou de méfaits, ou a accepté des pots‐de‐vin (art 78(2)b)).

Sources du pouvoir

i. La Loi sur les Indiens

[60] Comme je l’ai dit dans la décision Shirt, « tout exercice du pouvoir par une autorité publique doit être autorisé par la loi » (para 36, citant Bell Canada c 7265921 Canada Ltd., 2018 CAF 174 au para 46; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 111; voir aussi Vavilov, au para 109).

[61] La question en litige en l’espèce consiste à savoir si le conseil de la COTTFN était habilité à destituer la demanderesse de ses fonctions d’élue.

[62] Dans l’affaire Owen, où le juge Grammond a prononcé la décision à l’audience (la Première Nation et les défendeurs, à titre individuel, n’ayant pas comparu), le contexte était semblable à celui de l’espèce, à savoir la Première Nation n’avait pas adopté son propre code électoral mais cherchait à destituer un conseiller.

[63] Le juge Grammond a conclu que les élections de la Première Nation étaient régies par les articles 74 à 79 de la Loi sur les Indiens. Le chef et le conseil avaient adopté une résolution destituant le demandeur au motif qu’il s’était absenté des réunions du conseil trois fois consécutives et le conseil avait écrit au ministre pour lui demander de confirmer la décision (le dossier ne contenait aucune information au sujet de la réponse qu’avait pu recevoir le conseil), le juge Grammond a indiqué clairement que le conseil n’avait pas le pouvoir de destituer le conseiller :

[6] La Première Nation n’a pas le pouvoir de destituer un conseiller. Suivant l’alinéa 78(2)b) de la Loi sur les Indiens, ce pouvoir revient au ministre. C’est pourquoi la résolution adoptée en novembre 2019 pourrait tout au plus être considérée comme une demande priant le ministre d’exercer son pouvoir. Or, la Première Nation l’a interprétée comme une décision qui produit des effets juridiques et a cessé de rémunérer M. Owen. Cela n’était pas conforme à la Loi sur les Indiens. Par conséquent, la décision de destituer M. Owen du conseil doit être annulée.

[64] En l’espèce, la COTTFN n’a pas adopté de code électoral coutumier ni choisi d’être assujettie à la LEPN. En conséquence, le pouvoir législatif de destituer un conseiller est prévu par la Loi sur les Indiens. Je souscris à la conclusion de la décision Owen selon laquelle ce pouvoir revient au ministre. Le conseil de la COTTFN n’était donc pas habilité à « ordonner », par une motion adoptée lors de l’assemblée du conseil du 3 mai 2022, la destitution de la demanderesse avant la fin de son mandat au sein du conseil pour 2021-2023. À mon avis, ce fait est déterminant.

[65] Lorsqu’elle a comparu devant moi, l’avocate de la défenderesse a fait valoir que comme les alinéas 78(2)a) et b) de la Loi sur les Indiens sont séparés par le mot « or » dans la version anglaise, cela doit indiquer que le conseil de la bande conserve le pouvoir de destituer les conseillers. Je ne vois pas en quoi cela aide la défenderesse. Selon l’alinéa 78(2)a), le poste de chef ou de conseiller d’une bande devient vacant lorsque le titulaire, selon le cas : est déclaré coupable d’un acte criminel; meurt ou démissionne; est ou devient inhabile à détenir le poste aux termes de la Loi sur les Indiens. Je ne dispose d’aucun élément de preuve indiquant que la demanderesse entre dans l’une ou l’autre de ces catégories.

ii. Pouvoir inhérent

[66] Pour ce qui est des autres sources de pouvoir, la défenderesse ne soutient pas que le conseil de la COTTFN a le pouvoir inhérent de destituer la demanderesse de ses fonctions. Elle soutient plutôt que la COTTFN a élaboré la Chi-Inaakonigewin, qui reconnaît la souveraineté inhérente de la Première Nation, et que ce document, de concert avec le Règlement MPCBI et le manuel des dirigeants, lui confère ce pouvoir dans une situation de nécessité.

[67] Cependant, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont déjà tranché des affaires dans lesquelles le chef et le conseil revendiquaient un pouvoir « inhérent » pour justifier la suspension ou la destitution de conseillers élus de leurs fonctions.

[68] Dans l’affaire Orr, le conseil de la Première Nation a suspendu un conseiller de son poste lorsqu’il a appris qu’une accusation d’agression sexuelle avait été portée contre lui. Le conseiller a soutenu que le conseil n’avait pas compétence pour le suspendre selon le code électoral de la Première Nation. Le chef et le conseil ont fait valoir qu’ils avaient le « pouvoir inhérent » de suspendre le conseiller par résolution. Ils ont avancé que le conseil avait dû prendre des mesures pour se protéger de toute responsabilité du fait d’autrui relativement aux accusations de harcèlement sexuel ainsi que, en sa qualité de fiduciaire, des mesures pour protéger les membres de la bande. La Cour d’appel fédérale a conclu que le code électoral avait « tout prévu » et qu’il prévalait sur tout pouvoir inhérent à l’égard de la suspension des conseillers. De plus, selon la Cour d’appel fédérale, il incombait au chef et au conseil de démontrer l’existence d’une coutume ou d’un pouvoir inhérent à l’égard de la suspension des conseillers et ils ne l’ont pas fait. Le pouvoir du conseil de suspendre le conseiller simplement par voie de résolution ne reposait pas sur un pouvoir inhérent.

[69] De même, dans l’affaire Whalen, la Première Nation a soutenu que son règlement électoral n’était pas un code complet et qu’il existait une coutume non écrite qui conférait au conseil le pouvoir de suspendre un conseiller de ses fonctions. À titre subsidiaire, elle affirmait que le pouvoir de suspension de ce conseil découlait de l’article 81 de la Loi sur les Indiens ou de la « nécessité ». Le juge Grammond a rejeté chacun de ces arguments.

[70] Dans la décision Whalen, le juge Grammond a conclu, en renvoyant à l’affaire Orr, que le règlement électoral était censé être un code complet, ne laissant aucune place à l’application de coutumes non écrites concernant les mêmes questions que celles qui étaient traitées dans ce règlement. Bien qu’il ait conclu que cette conclusion devrait être suffisante pour statuer sur la demande, le juge Grammond a examiné l’argument soulevé par le conseil selon lequel il existait une coutume en dehors du règlement électoral, mais il a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour que la Première Nation s’acquitte du fardeau qui lui incombait de prouver les faits sur lesquels se fonderait la règle coutumière invoquée. Le juge Grammond a ensuite examiné l’argument selon lequel la décision de suspendre le conseiller pourrait être fondée sur l’article 81 de la Loi sur les Indiens, qui accorde aux conseils des Premières Nations le pouvoir de prendre des règlements administratifs concernant une gamme de sujets qui sont généralement liés à la gouvernance locale, et en particulier, « “l’observation de la loi et le maintien de l’ordre” (alinéa 81(1)c)) et “la répression de l’inconduite et des incommodités”(alinéa 81(1)d)) ». Il a souligné que l’objet de la résolution du conseil de bande ne faisait pas référence à l’article 81 de la Loi sur les Indiens et, par conséquent, qu’il était fort probable que le fait de soulever cette question à l’étape du contrôle judiciaire enfreindrait l’interdiction de compléter les décisions administratives en offrant des motifs que le décideur a choisi de ne pas soulever (citant Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 2 au para 24). Quoi qu’il en soit, l’argument était dénué de fondement :

[70] L’article 81 doit néanmoins recevoir une interprétation compatible avec la logique et la structure de la Loi sur les Indiens. Les élections au conseil d’une Première Nation sont régies par les articles 74 à 80. En particulier, le paragraphe 78(2) énonce les motifs de destitution d’un chef ou d’un conseiller. Le législateur ne pouvait avoir eu l’intention de permettre aux conseils des Premières Nations de prendre, en se fondant sur l’article 81, des règlements qui s’écarteraient des règles énoncées aux articles 74 à 80, par exemple en prévoyant d’autres motifs de destitution ou de suspension.

[71] La même règle s’applique lorsqu’une Première Nation n’est pas assujettie aux articles 74 à 80 et a adopté ses propres lois électorales. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que « les coutumes électorales ne sont pas des « règlements administratifs » au sens des articles 81 à 86 de la Loi sur les Indiens » : Louie c. Louie, 2018 CF 550 [précitée], au paragraphe 18. Leur validité et leur force juridique ne découlent pas de la Loi sur les Indiens. Ainsi, les règlements administratifs pris en application de l’article 81 ne peuvent contredire ou modifier les lois électorales d’une Première Nation, puisqu’ils ne sont pas adoptés en vertu de la même source de pouvoir.

[72] Comme notre jurisprudence l’a clairement précisé, les lois électorales des Premières Nations doivent être adoptées par leurs membres ou refléter le « large consensus » de leurs membres. En revanche, il n’est pas nécessaire que les règlements pris en application de l’article 81 soient approuvés par les membres d’une Première Nation ou qu’ils reflètent leur large consensus. Autoriser les règlements administratifs pris en application de l’article 81 à faire quelque chose que les membres d’une Première Nation ont délibérément choisi de ne pas autoriser le conseil à faire détruirait cette relation entre ces deux sources d’autorité, à savoir l’ensemble des membres et le conseil.

[73] En effet, alors que les Premières Nations élaborent des cadres de gouvernance en dehors de la Loi sur les Indiens, le conseil d’une Première Nation ne peut utiliser les pouvoirs conférés par l’article 81 pour modifier ces cadres d’une manière qui n’avait pas été envisagée lors de leur création.

[Non souligné dans l’original.]

[71] Le juge Grammond a ensuite examiné l’argument selon lequel le pouvoir du conseil de suspendre un conseiller était « inhérent » et que ce pouvoir tire son origine du principe de la nécessité, étant donné que l’absence d’un tel pouvoir conduirait à un « résultat intolérable » ou à une absurdité. Il s’agit essentiellement du même argument que la défenderesse que soulève en l’espèce. Le juge Grammond a rappelé que, dans le contexte des élections, la Cour a conclu que les lois électorales devaient refléter le large consensus des membres de la Première Nation concernée. « Ce faisant, la Cour a déterminé qui a le pouvoir inhérent d’adopter de telles lois ou, du moins, à qui elle reconnaîtrait ce pouvoir. À moins de nous contredire, nous ne pouvons pas reconnaître une autre source de pouvoir ». La Première Nation ne pouvait donc invoquer un pouvoir inhérent de son conseil de suspendre la conseillère. Même si cette affirmation a été faite dans un contexte où il y avait un code électoral, je comprends que, de façon plus générale, en l’absence d’une confirmation démontrée par la Première Nation du pouvoir de destituer des conseillers de leurs fonctions – par code coutumier, coutume non écrite ou autre – et de la délégation de ce pouvoir au conseil au nom des membres de la Première Nation, les conseils des Premières Nations n’ont pas le pouvoir inhérent de destituer des dirigeants élus de leurs fonctions.

[72] Pour ce qui est de l’argument de la nécessité, le juge Grammond a conclu, tout en reconnaissant que le règlement des différends relatifs à la gouvernance des Premières Nations exige parfois un certain degré de créativité de la part de la Cour, que : « cela ne signifie pas que nous puissions, de manière générale, reconnaître de larges pouvoirs aux conseils des Premières Nations pour la seule raison que ces pouvoirs semblent avoir été omis dans les codes électoraux adoptés par les Premières Nations elles-mêmes. Ce n’est pas notre rôle. Si nous devions accepter cette invitation, nous élaborerions en fait une forme de droit commun de la gouvernance des Premières Nations qui se substituerait aux choix faits par celles-ci » :

[79] De plus, la nécessité est une norme trop vague pour reconnaître des pouvoirs tels que le pouvoir de suspendre un conseiller. À cet égard, la PNFM soutient qu’il est absurde ou intolérable que le conseil n’ait pas le pouvoir de discipliner ses membres, par exemple lorsqu’un conseiller viole des normes éthiques. Mais la ligne de démarcation entre ce qui est nécessaire et ce qui est simplement souhaitable est difficile à tracer. Ce n’est pas à moi de tracer cette ligne. C’est plutôt aux membres de la PNFM qu’il incombe de décider des types de manquement à l’éthique qui justifient la suspension ou la destitution. En fait, on peut dire que certains des motifs de destitution expressément mentionnés dans le Règlement électoral reflètent des normes éthiques.

[Non souligné dans l’original.]

[73] Comme je l’ai indiqué précédemment, je suis d’avis que le pouvoir de destituer la demanderesse de ses fonctions est conféré au ministre par l’alinéa 78(2)b) de la Loi sur les Indiens. Le conseil de la COTTFN ne peut donc pas exercer ce pouvoir.

[74] Quoi qu’il en soit, et bien que je reconnaisse que les Premières Nations en cause avaient adopté des codes électoraux dans les affaires Orr et Whalen, dans la mesure où le conseil de la COTTFN invoque un pouvoir« inhérent » – seul ou en combinaison avec le Règlement MPCBI et le manuel des dirigeants – de destituer la demanderesse de ses fonctions, il incombe au conseil de la COTTFN d’établir que la coutume de la COTTFN lui confère ce pouvoir. Comme je l’ai déjà dit dans la décision McKenzie :

[71] Il incombe aux défendeurs de prouver l’existence d’une coutume de bande (Whalen, au para 41; Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation crie de Samson), 2006 CAF 249; Orr, au para 20; Gadwa, au para 50). En ce qui concerne la coutume, j’ai résumé dans la décision Beardy c Beardy, 2016 CF 383, aux para 93-97, la jurisprudence sur le critère permettant de prouver l’existence d’une coutume. J’ai tiré la conclusion suivante :

[97] [...] pour déterminer si les actions du comité des élections étaient conformes à la coutume, les défendeurs doivent démontrer que ce type de prise de décision était fermement établi, généralisé et suivi de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un large consensus [renvois omis].

[72] Dans la décision Whalen, le juge Grammond a déclaré qu’un examen de la jurisprudence de la Cour montre qu’on entend par « coutume » les « normes résultant de l’exercice de la capacité inhérente des Premières Nations d’adopter leurs propres lois » (au para 32). Un large consensus peut être démontré par une loi adoptée à la majorité des voix des membres d’une Première Nation ou par une ligne de conduite qui exprime l’accord tacite des membres de la Première Nation sur une règle particulière (aux para 33, 36).

[73] Peu importe la façon de l’exprimer, les défendeurs n’ont pas selon moi démontré l’existence d’une coutume établie comme source du pouvoir du conseil de suspendre de leurs fonctions des conseillers dûment élus. Le seul exemple de la suspension de Mme McKenzie en novembre 2017 est insuffisant pour démontrer une pratique établie et un large consensus. Qui plus est, la tentative par les demandeurs de suspendre les conseillers Whiteknife et Marten le 28 novembre 2017 n’est pas la preuve d’une coutume établie et acceptée, car les demandeurs avaient dans ce cas suivi la procédure décrite à l’article 15 du code électoral en présentant une pétition signée par 100 membres de la bande et en demandant un avis juridique. En résumé, la preuve sur laquelle les défendeurs s’appuient pour établir l’existence d’une coutume ne démontre pas une ligne de conduite fermement établie et bénéficiant d’un large consensus au sein de la communauté de la PNCM.

[75] En l’espèce, la défenderesse ne présente aucune preuve que la COTTFN a une coutume qui permettrait au conseil de la COTTFN de destituer un conseiller élu. Selon le dossier dont je dispose, la suspension de la demanderesse des travaux en comité du conseil – et non de ses fonctions – est la seule mesure semblable qu’aurait déjà prise la COTTFN. De plus, la défenderesse n’estime pas que cette suspension limitée de la demanderesse des travaux en comité relevait de son pouvoir inhérent. La défenderesse affirme plutôt que le conseil avait le droit de prendre cette mesure, à titre de mesure disciplinaire, en vertu de son pouvoir d’« autoréglementation » prévu dans le manuel des dirigeants. Quoi qu’il en soit, cette suspension partielle de la participation aux travaux en comité du conseil ne constitue pas une preuve suffisante d’une pratique établie et d’un large consensus sur la destitution des conseillers par le conseil de la COTTFN.

iii. Doctrine de la compétence par déduction nécessaire

[76] Dans ses observations, la défenderesse mentionne comme question préliminaire à la fois la doctrine des pouvoirs accessoires et la doctrine de la compétence par déduction nécessaire. Au paragraphe 32 de l’arrêt Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38, la Cour suprême du Canada a affirmé ce qui suit : « La doctrine des pouvoirs accessoires peut être décrite brièvement. Reconnaissant qu’un certain chevauchement est inévitable dans notre ordre constitutionnel, le droit admet la validité de mesures qui excèdent la compétence provinciale si ces mesures font partie intégrante d’un régime législatif de compétence provinciale : General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, p. 668‐670. »

[77] Elle ajoute ceci :

[35] La doctrine des pouvoirs accessoires permet à l’un des ordres de gouvernement d’empiéter sur la compétence de l’autre afin d’établir un cadre réglementaire complet. De par leur caractère véritable, les dispositions adoptées suivant la doctrine des pouvoirs accessoires excèdent les pouvoirs attribués à l’organisme qui les a adoptées : General Motors, p. 667‐670. La doctrine des pouvoirs accessoires contrevient donc à l’idée que le Parlement et les législatures possèdent le pouvoir exclusif de légiférer dans les limites de la compétence que leur confère la Loi constitutionnelle de 1867. C’est pourquoi il n’est possible de recourir à cette doctrine que dans les cas où l’empiétement sur les pouvoirs de l’autre ordre de gouvernement se justifie par le rôle important que joue la disposition dans un régime législatif valide. Ce rapport ne saurait être insignifiant : Nykorak c. Attorney General of Canada, [1962] R.C.S. 331, p. 335; Gold Seal Ltd. c. Attorney‐General for the Province of Alberta (1921), 62 R.C.S. 424, p. 460; Global Securities, par. 23.

[78] La défenderesse n’explique pas comment la doctrine des pouvoirs accessoires s’applique en l’espèce et, à mon avis, elle semble confondre cette doctrine avec celle de la compétence par déduction nécessaire. La défenderesse soutient essentiellement qu’elle avait compétence pour destituer la demanderesse de ses fonctions en raison de son pouvoir implicite et de la nécessité, ce qui est en substance une question d’interprétation législative. Par conséquent, à mon avis, les arguments de la défenderesse relèvent de la doctrine de la compétence par déduction nécessaire.

[79] La défenderesse affirme qu’il existe un principe enchâssé depuis longtemps dans la loi selon lequel sont compris dans les pouvoirs conférés par une loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à l’exécution du mandat du décideur. Je ne suis pas convaincue que la doctrine de la compétence par déduction nécessaire s’applique en l’espèce.

[80] Dans l’arrêt ATCO invoqué par la défenderesse, la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si, lorsqu’elle autorise un service public à vendre un bien, l’Alberta Energy and Utilities Board (la « Commission ») pouvait, suivant ses lois habilitantes, attribuer aux clients une partie du gain net obtenu. Dans l’affirmative, la Cour devait décider si la Commission avait raisonnablement exercé son pouvoir et respecté les limites de sa compétence.

[81] La Cour suprême a expliqué « [qu’un] tribunal ou un organisme administratif est une création de la loi : il ne peut outrepasser les pouvoirs que lui confère sa loi habilitante, il doit [traduction] “s’en tenir à son domaine de compétence et ne peut s’immiscer dans un autre pour lequel le législateur ne lui a pas attribué compétence” : Mullan, p. 9‐10 (voir également S. Blake, Administrative Law in Canada (3e éd. 2001), p. 183‐184) » (au para 35). Pour décider si la Commission avait eu raison de conclure qu’elle avait compétence, la Cour a dû interpréter le cadre législatif à l’origine de ses attributions et de ses actes (au para 36).

[82] Dans le domaine du droit administratif, la compétence des tribunaux et des organismes administratifs a deux sources : 1) l’octroi exprès par une loi (pouvoir explicite); 2) la common law, suivant la doctrine de la déduction nécessaire (pouvoir implicite).

[83] Même si, à l’issue de la première étape du processus d’interprétation législative, la Cour suprême a conclu que la loi était silencieuse en ce qui concerne le pouvoir de la Commission de décider du sort du produit de la vente, en raison d’une certaine ambiguïté des dispositions, elle a poursuivi l’analyse en effectuant un examen du pouvoir implicite et a conclu que le pouvoir discrétionnaire conféré à la Commission par deux dispositions des lois pertinentes n’était pas absolu. La Cour suprême a conclu que la Commission devait plutôt exercer ce pouvoir discrétionnaire « en respectant le cadre législatif et les principes généralement applicables en matière de réglementation, dont le législateur est présumé avoir tenu compte en adoptant ces lois » (au para 50) et a ajouté ce qui suit :

51 Il incombe à notre Cour de déterminer l’intention du législateur et d’y donner effet (Bell ExpressVu, par. 62) sans franchir la ligne qui sépare l’interprétation judiciaire de la formulation législative (voir R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 26; Bristol‐Myers Squibb Co., par. 174). Cela dit, cette règle permet l’application de « la doctrine de la compétence par déduction nécessaire » : sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à la réalisation de l’objectif du régime législatif : voir Brown, p. 2-16.2; Bell Canada, p. 1756). Par le passé, les cours de justice canadiennes ont appliqué la doctrine de manière à investir les organismes administratifs de la compétence nécessaire à l’exécution de leur mandat légal :

[traduction] Lorsque l’objet de la législation est de créer un vaste cadre réglementaire, le tribunal administratif doit posséder les pouvoirs qui, par nécessité pratique et déduction nécessaire, découlent du pouvoir réglementaire qui lui est expressément conféré.

Re Dow Chemical Canada Inc. and Union Gas Ltd. (1982), 1982 CanLII 3238 (ON SCDC), 141 D.L.R. (3d) 641 (H.C. Ont.), p. 658‐659, conf. par (1983), 1983 CanLII 1879 (ON CA), 42 O.R. (2d) 731 (C.A.) (voir également Interprovincial Pipe Line Ltd. c. Office national de l’énergie, 1977 CanLII 3163 (CAF), [1978] 1 C.F. 601 (C.A.); Ligue de la radiodiffusion canadienne c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, 1982 CanLII 5204 (CAF), [1983] 1 C.F. 182 (C.A.), conf. par 1985 CanLII 63 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 174).

[84] La Cour suprême a aussi énuméré les situations dans lesquelles s’applique la doctrine de la compétence par déduction nécessaire (au para 73) :

[traduction]

1. la compétence alléguée est nécessaire à la réalisation des objectifs du régime législatif et essentielle à l’exécution du mandat de la Commission;

2. la loi habilitante ne confère pas expressément le pouvoir de réaliser l’objectif législatif;

3. le mandat de la Commission est suffisamment large pour donner à penser que l’intention du législateur était de lui conférer une compétence tacite;

4. la Commission n’a pas à exercer la compétence alléguée en s’appuyant sur des pouvoirs expressément conférés, démontrant ainsi l’absence de nécessité;

5. le législateur n’a pas envisagé la question et ne s’est pas prononcé contre l’octroi du pouvoir à la Commission.

(Voir également Brown, p. 2-16.3.)

[Non souligné dans l’original.]

[85] Dans l’arrêt ATCO, la Cour suprême a conclu que, pour attribuer un pouvoir à un organisme de réglementation, la preuve doit établir que l’exercice de ce pouvoir lui est nécessaire dans les faits pour atteindre les objectifs de la loi, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (au para 74). De plus, si le législateur avait souhaité que les clients bénéficient des avantages financiers découlant de la vente des biens d’un service public, elle aurait pu adopter une disposition le prévoyant expressément comme cela a été fait dans d’autres ressorts.

[86] Je tiens également à souligner que, dans l’arrêt Hershkovitz c Canada (Procureur général), 2021 CAF 38, la Cour d’appel fédérale a conclu que « [l]a doctrine peut être appliquée dans les situations où la Cour conclut que la compétence alléguée est essentielle à l’exécution du mandat confié en vertu de la loi à l’organe administratif, et où le législateur n’a pas envisagé la question » (au para 9) [Non souligné dans l’original].

[87] En l’espèce, le paragraphe 78(2) de la Loi sur les Indiens prévoit explicitement les circonstances dans lesquelles le poste de chef ou de conseiller devient vacant. Autrement dit, le législateur a, de toute évidence, prévu la destitution des conseillers élus, y compris les situations qui pourraient justifier une telle mesure et la personne qui exerce le pouvoir de prendre cette décision. Le pouvoir de destituer le chef et les conseillers de leurs fonctions revient explicitement au ministre. Le conseil de la COTTFN aurait peut-être souhaité détenir ce pouvoir et élargir son application, mais la loi ne lui confère pas ce mandat. En limitant les situations dans lesquelles un poste devient vacant, le législateur a énoncé le cadre applicable à la destitution. La doctrine de la compétence par déduction nécessaire ne s’applique pas dans ces circonstances.

[88] De plus, et fait important, si la COTTFN était d’avis que le pouvoir de destitution des conseillers élus devrait relever du conseil de la COTTFN et que ce pouvoir devrait être élargi pour inclure des allégations d’inconduite comme celles qui sont formulées en l’espèce, il était loisible à la COTTFN d’agir en ce sens en faisant adopter et ratifier par ses membres un code électoral qui aurait reflété cette intention. Puisque la COTTFN aurait pu faire ce choix, l’argument de nécessité pratique soulevé par la défenderesse ne tient pas.

[89] Et, à cet égard, on ne peut présumer que les membres de la COTTFN décideraient d’investir le conseil de la COTTFN, plutôt que ses membres, du pouvoir de prendre une telle décision. La demanderesse a été démocratiquement élue au poste de conseillère par une majorité des membres de la Première Nation. Les membres de la COTTFN pourraient fort bien être d’avis qu’un membre du conseil ne peut être destitué de ses fonctions pour une inconduite définie, par exemple, qu’au moyen d’une pétition signée par un nombre déterminé de membres de la Première Nation, ou d’une autre procédure qui tient compte d’un large consensus des membres de la Première Nation. On ne peut présumer que, même si un code coutumier était adopté et ratifié, le conseil, par opposition aux membres des Premières Nations, se verrait accorder le pouvoir de destituer un dirigeant élu, c’est-à-dire qu’un large consensus des membres de la COTTFN serait d’accord de conférer au conseil le pouvoir de destituer les conseillers élus de leur poste électif lorsque le conseil invoquerait lui-même la nécessité, ou dans d’autres circonstances. Il incombe aux membres de la Première Nation de décider quels types de manquements justifieraient la suspension ou la destitution d’un dirigeant de ses fonctions (Whalen, au para 79).

[90] À mon avis, la conclusion selon laquelle la doctrine de la compétence par déduction nécessaire ne s’applique pas dans les présentes circonstances est déterminante. Cependant, j’examinerai les autres observations de la défenderesse.

[91] La défenderesse soutient également que le conseil de la COTTFN avait le pouvoir de destituer la demanderesse de ses fonctions d’élue étant donné que la Loi sur les Indiens et le Règlement MPCBI visent à assurer une bonne gouvernance; le Règlement MPCBI ne constitue pas un cadre exhaustif et permet aux conseils de bande d’établir tout règlement interne, qui ne soit pas en contradiction au Règlement MPCBI, en ce qui concerne des points qui n’y sont pas spécifiquement prévus (citant les alinéas 23(1) et (2) du Règlement MPCBI); enfin, le manuel des dirigeants complète les dispositions législatives en précisant les attentes envers le conseil de la COTTFN et l’obligation du conseil de promouvoir une bonne gouvernance.

[92] Comme son titre l’indique, le Règlement MPCBI est de nature procédurale. Il traite entre autres : de la communication des avis et les moments où ont lieu les assemblées du conseil; de ce qui constitue le quorum; du choix du président des assemblées du conseil qui doit faire régner l’ordre et décider de toute question de procédure; de l’ordre du jour des réunions régulières du conseil; de la présentation et de l’adoption de motions; d’autres questions semblables. Pour replacer ces dispositions dans leur contexte, je reproduis ci-dessous quelques articles du Règlement MPCBI :

10 Le président doit faire régner l’ordre et décider de toute question de procédure.

[...]

14 Tout membre qui désire prendre la parole doit s’adresser au président et il doit s’en tenir au sujet à l’étude.

15 S’il arrive que plus d’un membre désire parler en même temps le président déterminera qui a droit de parole.

16 (1) Le président ou tout membre peut rappeler à l’ordre le membre qui a la parole, le débat sera alors suspendu et le membre visé ne doit reprendre la parole tant que la question d’ordre n’a pas été décidée.

(2) Un membre ne peut parler qu’une fois sur une question d’ordre.

17 Tout membre peut en appeler au conseil de la décision du président, et tous les appels se décident à la majorité des voix et sans débat.

18 (1) Toute question soumise au conseil se décidera à la majorité des voix des conseillers présents.

(2) Le président n’aura pas droit de vote; néanmoins, lorsque le vote est également partagé, le président, sauf si c’est le surintendant, doit donner un vote prépondérant.

19 Tout membre présent lorsqu’une question est mise aux voix doit se prononcer, à moins que le conseil ne l’en dispense ou qu’il ne soit personnellement intéressé en la matière, auquel cas il n’est pas tenu de voter.

20 Lorsqu’un membre s’abstient de voter, il est réputé donner un vote affirmatif.

21 Lorsqu’une question est mise aux voix au conseil, tout membre présent qui vote doit publiquement et individuellement, devant le conseil, faire connaître quel est son vote sur cette question; à la demande de tout membre, le secrétaire doit consigner le tout au procès-verbal.

22 Tout membre peut exiger, en aucun moment du débat, que la proposition ou motion à l’examen soit lue pour son bénéfice, mais on doit veiller à ne pas interrompre le membre qui a la parole.

23 (1) Les assemblées régulières seront accessibles aux membres de la bande, et aucun membre n’en sera exclu, sauf dans le cas de conduite malséante.

(2) Le président peut expulser ou exclure de toute réunion une personne qui est cause de désordre à l’assemblée.

[...]

31 Le conseil peut, s’il l’estime nécessaire, établir tout règlement interne, qui ne soit pas en contradiction au présent règlement, en ce qui concerne des points qui n’y sont pas spécifiquement prévus.

[93] La défenderesse fait valoir que les articles 10, 14 et 23 [TRADUCTION] « décrivent les mécanismes d’application de la loi » et que l’article 31 reconnaît que le règlement ne constitue pas un cadre exhaustif et que les conseils peuvent établir tout règlement interne, qui ne soit pas en contradiction au Règlement MPCBI, en ce qui concerne des points qui n’y sont pas spécifiquement prévus, s’ils le jugent nécessaire.

[94] À mon avis, le Règlement MPCBI énonce clairement le processus que doivent suivre le chef et les conseils pour la tenue des assemblées du conseil. Rien dans ce règlement ne confère aux conseils des Premières Nations la compétence ou le pouvoir de destituer un chef ou un conseiller de ses fonctions d’élu, ce qui, je le souligne, serait incompatible avec le paragraphe 78(2) de la Loi sur les Indiens. Je ne suis pas non plus d’accord pour dire que ce règlement traite de l’« application de la loi ». Il décrit plutôt le bon déroulement des assemblées du conseil.

[95] La défenderesse soutient par ailleurs que la COTTFN a établi un règlement interne en application de l’article 31 du Règlement MPCBI, à savoir le manuel des dirigeants, et que celui‐ci [traduction] « complète les dispositions législatives en précisant explicitement les attentes envers le conseil et les obligations du conseil d’assurer et de promouvoir, entre autres choses, une bonne gouvernance afin que le conseil puisse servir la population de façon juste et efficace ». La défenderesse déclare que tous les conseillers élus doivent accepter le code de déontologie et les déclarations connexes énoncées dans le manuel des dirigeants au début de leur mandat.

[96] J’ai un certain nombre de réserves à l’égard de cette prétention.

[97] Premièrement, comme il est énoncé dans la décision Whalen, l’article 81 de la Loi sur les Indiens doit recevoir une interprétation compatible avec la logique et l’économie de la Loi sur les Indiens. Il faut également examiner l’article 31 du Règlement MPCBI dans le contexte de la Loi sur les Indiens, qui prévoit que les élections des conseils des Premières Nations sont régies par les articles 74 à 80. Le paragraphe 78(2) énonce les motifs de destitution d’un chef ou d’un conseiller. Tout comme le législateur ne peut pas avoir eu l’intention de conférer aux conseils des Premières Nations le pouvoir de prendre des règlements administratifs en vertu de l’article 81 qui sont incompatibles avec les règles énoncées aux articles 74 à 80, il ne peut avoir eu l’intention de conférer aux Premières Nations, aux termes de l’article 31 du Règlement MPCBI, le pouvoir d’appliquer des règlements internes qui donnent le même résultat.

[98] Deuxièmement, le préambule du manuel des dirigeants indique que le chef et le conseil souhaitent établir une politique globale pour assurer la bonne gouvernance de la Première Nation et de ses membres et qu’ils ont par conséquent décidé d’adopter les politiques énoncées dans leur manuel des dirigeants. Rien dans ce manuel n’indique que le chef et le conseil l’ont adopté à titre de « règlement interne » établi en application de l’article 31 du Règlement MPCBI pour traiter de points qui n’y sont pas spécifiquement prévus.

[99] De plus, le manuel des dirigeants aborde beaucoup plus de questions que la conduite des assemblées du conseil, c’est-à-dire qu’il dépasse la portée du Règlement MPCBI.

[100] L’objet du manuel des dirigeants est le suivant :

[traduction]

OBJET DES POLITIQUES

Les politiques contenues dans le présent manuel des dirigeants ont pour objet de maintenir une relation harmonieuse et mutuellement avantageuse entre le chef et le conseil et les membres de la Chippewas of the Thames First Nation. Ces politiques décrivent les rôles et responsabilités sur le plan politique, fonctionnel et juridique du chef, du conseil et du personnel, en particulier de l’administrateur, et définissent les procédures opérationnelles visant à assurer et à promouvoir une bonne gouvernance.

Le chef et le conseil de la Chippewas of the Thames First Nation souhaitent servir la population de façon juste et efficace. Le conseil est déterminé à établir une relation de travail efficace avec les autres chefs ou conseillers et les membres de la Chippewas of the Thames First Nation.

En adoptant les politiques contenues dans le présent document, le conseil confirme la séparation de la politique et de l’administration tout en reconnaissant qu’elles se chevaucheront de temps à autre. Le conseil est responsable de la planification stratégique et du leadership visionnaire de la Première Nation. L’administrateur est responsable des activités quotidiennes.

La responsabilité du conseil à l’égard des sociétés, des fiducies et des autres entités appartenant aux Premières Nations sera énoncée dans d’autres lois, politiques et documents constitutifs.

[101] Enfin, étant donné que l’article 78 de la Loi sur les Indiens énumère explicitement les situations qui entraînent la destitution d’un conseiller de son poste électif et la façon dont il peut être destitué et qu’il prévoit que ce pouvoir relève du ministre, et étant donné que le Règlement MPCBI ne traite pas de cette question, il est difficile de comprendre comment le manuel des dirigeants peut « compléter » le régime législatif existant en conférant au conseil de la COTTFN le pouvoir de destituer les conseillers de leurs fonctions d’élu. Il semblerait plutôt s’agir d’une usurpation de ce pouvoir.

[102] J’examinerai malgré tout brièvement les observations de la défenderesse à cet égard.

[103] Il est indiqué dans le manuel des dirigeants que la dernière approbation dont il a fait l’objet date du 23 juillet 2013, mais le dossier ne contient aucun autre renseignement sur la façon dont il a été élaboré ou sur son approbation. Dans son affidavit, la chef French indique seulement qu’il a été [traduction] « adopté par le conseil le 23 juillet 2013 ».

[104] Les dispositions précises du manuel des dirigeants auxquelles la défenderesse fait référence sont les suivantes :

  • -Après l’énoncé de l’objet des politiques, sous la rubrique « Effet », il est déclaré que [traduction] « [l]es politiques sont exécutoires au même titre que les lois ».

  • -La section 2.1 précise que le style de gouvernance du conseil doit être axé sur un leadership qui mettra l’accent sur les questions énoncées et, dans cet esprit, le conseil parlera, entre autres, d’une seule voix qui représente tous les membres du conseil et appliquera [traduction] « [l]’autoréglementation lorsque le chef ou les conseillers s’écartent de la bonne gouvernance et des politiques contenues dans le présent manuel des dirigeants ».

  • -L’article 3.3 prévoit [traduction] que « [l]e chef et le conseil ont le pouvoir collectif de gouverner la Première Nation ».

  • -L’article 3.13 confère au chef et au conseil [traduction] « le pouvoir d’établir et d’appliquer leurs propres règles et sanctions à l’égard du chef et des conseillers qui sont reconnus coupables de négligence dans l’exercice de leurs fonctions (ou qui manquent à l’exercice de leurs fonctions) ou qui contreviennent autrement aux présentes politiques ».

  • -L’article 4.1 prévoit que [traduction] « [...] le conseil respectera toutes les obligations légales qui peuvent être établies à l’occasion relativement au conseil et à la Première Nation et au conseil [sic] et à toutes les personnes autres que les Premières Nations avec lesquelles il traite ».

  • -L’article 4.11 indique que le chef est chargé d’assurer le leadership du conseil et de veiller à ce que l’intégrité des processus internes du conseil soit préservée de manière à ce que [traduction] « le conseil respecte ses propres règles et celles qui lui sont imposées légitimement par des personnes ayant compétence ».

  • -L’article 4.2 précise que les pouvoirs et la responsabilité du conseil comprennent, entre autres [traduction] « l’approbation des règlements internes du conseil ».

[105] Ce n’est pas parce que la défenderesse soutient que le manuel des dirigeants complète les obligations des dirigeants mentionnées dans la Loi sur les Indiens et le Règlement MPCBI [traduction] « dans l’attente de l’adoption d’un code électoral coutumier » que le manuel des dirigeants obtiendrait le large consensus de la COTTFN qui serait nécessaire pour adopter et ratifier un code coutumier et qui pourrait, si tel est le souhait des membres de la COTTFN, autoriser le conseil de la COTTFN à destituer des dirigeants élus pour négligence, inconduite ou pour d’autres raisons. Je signale également que rien dans la preuve n’indique que la COTTFN est en train d’élaborer un code coutumier en vue d’une possible adoption.

[106] Quoi qu’il en soit, la défenderesse ne fait état d’aucun élément de preuve dans le dossier dont je suis saisie démontrant que le conseil a établi ses propres « règles et sanctions » à l’égard d’un chef et de conseillers qui sont reconnus coupables de négligence dans l’exercice de leurs fonctions ou qui contreviennent autrement aux politiques énoncées dans le manuel des dirigeants. À l’audience, l’avocate de la défenderesse l’a reconnu, mais elle a soutenu que de telles règles pourraient être établies de façon ponctuelle. Si j’ai bien compris l’argument, la destitution de la demanderesse de son poste électif pourrait être considérée comme une mesure ponctuelle parce qu’un processus, que le conseil a jugé équitable sur le plan de la procédure, a été mis en place à cet effet. À mon avis, quel que soit la nature du manuel des dirigeants, la capacité d’établir des règles et des sanctions qui y est décrite n’appuie pas la prise de mesures ponctuelles, particulièrement des mesures aussi importantes que la destitution d’un conseiller de son poste électif (voir, de façon plus générale, Sault c LaForme, [1989] 2 CF 701).

[107] Enfin, même s’il était considéré comme une loi applicable, le manuel des dirigeants contient l’article 4.12, qui n’est pas mentionné par la défenderesse dans ses observations écrites :

[traduction]

4.12 INHABILITÉ ET DESTITUTION

Malgré la politique 3.10, un chef ou un conseiller ne peut occuper son poste et doit immédiatement renoncer à son poste de chef ou de conseiller dans les cas suivants :

• le titulaire du poste est absent à trois assemblées consécutives du conseil sans y avoir préalablement été autorisé;

• le titulaire du poste contrevient aux règles applicables relatives aux conflits d’intérêts;

• le titulaire du poste accepte des cadeaux en contravention de la politique 3.4;

• le titulaire du poste utilise son influence en contravention de la politique 3.5;

• le titulaire du poste utilise des renseignements confidentiels à son avantage ou à d’autres fins en contravention de la politique 3.6;

• le titulaire du poste est déclaré coupable d’un acte criminel (voir l’annexe D);

• le titulaire du poste meurt ou démissionne;

• le titulaire du poste est déclaré mentalement incapable ou faible d’esprit;

• le titulaire du poste est déclaré inapte à occuper son poste pour une raison mentionnée à l’article 78 de la Loi sur les Indiens;

Un chef ou un conseiller peut être déclaré inhabile à occuper son poste s’il apprend qu’un chef ou un conseiller agit ou a agi d’une manière qui constitue un motif d’inadmissibilité aux termes de la présente politique 4.11 et qu’il omet d’en aviser le conseil dans un délai raisonnable.

S’il appert qu’un chef ou un conseiller est inhabile à occuper un poste aux termes de la politique 4.11 et qu’il continue d’exercer ses fonctions de chef ou de conseiller, en plus de tous les recours disponibles, tout membre peut déposer une plainte conformément à la politique 11.0.

[108] Autrement dit, le manuel des dirigeants traite de l’habilité d’un chef et d’un conseiller à occuper un poste dans des circonstances précises, mais il n’autorise pas le chef et le conseil à destituer un conseiller, que ce soit en raison d’une inconduite comme celle alléguée en l’espèce, d’une violation du code de déontologie ou d’une allégation selon laquelle la conduite reprochée nuit à la capacité du conseil à gouverner ou l’empêche complètement de gouverner. Par conséquent, le manuel des dirigeants ne « complète » aucun pouvoir du conseil de la COTTFN à cet égard. À l’audience, l’avocate de la défenderesse a reconnu que le manuel des dirigeants [traduction] « n’[était] pas parfait », mais elle a réaffirmé la position de la défenderesse selon laquelle, dans les présentes circonstances bien précises, il était nécessaire que le conseil ait la capacité de destituer la demanderesse. C’est le conseil de la COTTFN qui « a approuvé » le manuel des dirigeants, et il a directement traité des circonstances dans lesquelles un chef ou un conseiller peut être destitué de son poste. Or, il n’a pas cru bon de s’investir du pouvoir de destituer un chef ou un conseiller de son poste.

[109] Cela dit, je reconnais que les documents dans le DCT font état de préoccupations légitimes du conseil de la COTTFN concernant le comportement de la demanderesse.

[110] Par exemple, le procès-verbal de l’assemblée spéciale du conseil tenue le 3 mai 2022 indique que le conseil a reçu le rapport sur la violence en milieu de travail ainsi que la [traduction] « documentation relative à la violation du code de déontologie du conseil ». La documentation qui aurait été fournie au conseil n’est pas jointe au procès-verbal qui se trouve dans le DCT, mais le rapport sur la violence en milieu de travail se trouve dans le DCT et l’auteur du rapport a conclu que les plaintes étaient fondées. Les autres documents comprennent vraisemblablement une « chronologie » qui se trouve également dans le DCT et qui décrit les autres assemblées du conseil de la COTTFN au cours desquelles il a été discuté de la conduite de la demanderesse, et les procès-verbaux de ces nombreuses assemblées y sont joints.

[111] Il est indiqué dans le procès-verbal qu’il y a eu une discussion sur le [traduction] « Rapport d’enquête sur les droits de la personne » (encore une fois, on présume que c’est le rapport sur la violence en milieu de travail), et cette discussion est caviardée. De plus, il est indiqué que les membres présents à l’assemblée ont eu la possibilité de poser des questions sur le rapport, et des parties de cette discussion sont caviardées. Le conseil a ensuite discuté de façon générale de ce qu’il faudrait faire au sujet de la conduite de la demanderesse, et des parties de cette discussion sont caviardées. En fin de compte, une motion a été adoptée pour que la demanderesse soit destituée de son poste. Le procès-verbal ne mentionne pas d’incidents précis relativement à l’inconduite reprochée, mais la chronologie indique ce qui suit :

[TRADUCTION]

Pendant le mandat de 2017 à 2019 :

Assemblée spéciale du conseil – Projet relatif au tabac, 21 mars 2018. Le chef Henry a soulevé des préoccupations au sujet de la conduite des conseillers lors des réunions de négociation qui pourrait nuire au processus. Il souligne que les personnes qui ont la parole ne doivent pas être interrompues et qu’il faut tenir les conversations requises avec l’équipe technique à l’extérieur de la table de négociation. Il a lu une lettre datée du 6 mars 2018 provenant du personnel qui concerne le comportement de la demanderesse lors de ces négociations (la lettre ne se trouve pas dans le dossier). Après un débat, une motion a été déposée pour permettre à la demanderesse de demeurer au sein de l’équipe technique, mais pas de l’équipe de négociation. La motion a été retirée lorsque la demanderesse a affirmé qu’elle respecterait le processus. Le procès-verbal confidentiel de l’assemblée tenue le 21 mars 2018 se trouve dans le DCT.

Assemblée du conseil – 25 septembre 2018. Le conseil a soulevé des préoccupations au sujet de la conduite de la demanderesse lorsqu’elle assistait à des réunions politiques et à des assemblées du conseil et de sa conduite avec le personnel administratif ayant entraîné des dérangements aux niveaux de la direction et de l’administration. Le chef Henry a fait remarquer que tous les conseillers lui avaient parlé de la conduite de la demanderesse. La demanderesse était d’avis qu’en tant que dirigeante élue, elle avait le droit de s’exprimer et de mener à bien les activités politiques liées à ses portefeuilles. On a signalé que le grand chef de l’Ontario avait demandé si la correspondance reçue de la demanderesse reflétait l’opinion et l’orientation du conseil de la COTTFN. Le chef Henry a informé la demanderesse qu’elle n’était pas autorisée à parler au nom de la Première Nation à l’égard de questions non approuvées par les dirigeants. Des préoccupations ont également été exprimées au sujet du fait que la demanderesse a déclaré dans les médias sociaux que les dirigeants n’étaient pas efficaces. Il a aussi été dit que les dirigeants n’avaient pas le temps de composer avec des emportements à chaque assemblée. Une motion a été adoptée pour renvoyer la demanderesse des comités, des conseils externes et de tout déplacement à des fins politiques pour le reste du mandat. Le procès-verbal de l’assemblée tenue le 25 septembre 2018 ainsi que le procès-verbal de l’assemblée tenue le 15 octobre 2018, qui portait sur le même point, soit le non-respect des protocoles par la demanderesse et le fait qu’elle coupait la parole à d’autres personnes qui cherchaient à parler, se trouvent dans le DCT. Une motion a été adoptée pour approuver [le procès-verbal de] l’assemblée du 25 septembre 2018 avec cette modification.

Assemblée spéciale du conseil – 15 avril 2019. La demanderesse a demandé de réintégrer les comités du conseil. Elle a été informée que, parfois, sa conduite était inappropriée de la part d’un conseiller élu, mais qu’elle apportait une contribution positive et avait démontré ses talents dans les comités auxquels elle participait. Après l’adoption d’une motion, la demanderesse a été réintégrée dans ses fonctions dans les comités internes. Le procès-verbal de l’assemblée tenue le 15 avril 2019 se trouve dans le DCT.

Pendant le mandat de 2019 à 2021 :

Le 25 novembre 2020 – Séance des dirigeants, du 23 au 26 novembre 2020, au Best Western Stoneridge Inn. Le résumé indique que la demanderesse a renversé une table pendant la séance des dirigeants du 25 novembre 2020. Un cercle de partage a eu lieu le lendemain. Le DCT ne contient aucune documentation relativement à cet incident, mais la chef French, Joan Riggs et Candace Doxtator, qui étaient présentes à cette réunion, ont confirmé l’incident dans un affidavit.

Assemblée du conseil – 9 février 2021. Le procès-verbal de l’assemblée tenue le 9 février 2021 se trouve dans le DCT. Le point 5.5 « Conseillère, D. Beeswax, comportement » est caviardé. Au point 4.1 « Note d’information – Code de déontologie », il est indiqué qu’il faut régler ce problème et que le conseil a récemment invité des représentants des gouvernements provinciaux et fédéral à une assemblée et que « de tels comportements sont survenus, et que nous en sommes maintenant presque à la promotion de la violence latérale en public ». Le code de déontologie avait été présenté au début du mandat et avait été approuvé, mais la demanderesse avait retiré son soutien. Une discussion générale s’en est suivie, concernant notamment un avertissement qui est donné après deux minutes pour aviser les conseillers de conclure leurs réflexions, le nouveau droit du chef de réprimander les conseillers « lorsqu’ils s’emportent », la tenue d’une assemblée du conseil pour traiter de l’élaboration du système de gouvernance de la COTTFN, la nécessité de trouver un processus qui fonctionne pour la COTTFN afin d’intervenir dans le cas où une personne fait des commentaires négatifs, interrompt les autres et fait des commentaires lorsque quelqu’un d’autre parle. Le conseil a adopté une motion par la laquelle le conseil prend acte des recommandations contenues dans la note d’information – Code de déontologie, sans modification. La note d’information ne se trouve pas dans le DCT.

Séance à huis clos – 2 juillet 2021. Un conseiller a reproché à la demanderesse son comportement et a affirmé qu’elle n’était pas digne de faire partie du conseil parce qu’elle recevait de l’aide sociale et, par conséquent, qu’elle n’était pas en position de parler de l’éradication de la pauvreté, qu’elle était dérangeante et qu’elle était inapte à siéger au conseil. Le conseiller a présenté des excuses. Le procès-verbal de l’assemblée tenue le 6 juillet 2021 se trouve dans le DCT; toute discussion à ce sujet semble avoir été caviardée.

Séance à huis clos – 14 décembre 2021. Selon la chronologie, cette séance vise l’examen d’une demande concernant la prise de mesures disciplinaires contre la demanderesse pour son comportement au cours d’un forum sur le logement. Le procès-verbal de l’assemblée tenue le 14 décembre 2021 se trouve dans le DCT, mais il est entièrement caviardé. Assemblée spéciale du conseil – 31 mars 2022 (tenue par Zoom). Selon la chronologie, l’assemblée a été ajournée en raison de la conduite de la demanderesse. Le DCT ne contient pas le procès-verbal de cette assemblée, mais contient un enregistrement partiel de cette réunion à partir du moment où la chef French a décidé de placer la demanderesse dans une salle d’attente Zoom et jusqu’au moment où la demanderesse s’est jointe à l’assemblée parce qu’elle insistait pour donner son point de vue. La chef French a décidé d’ajourner l’assemblée parce qu’il était impossible de travailler quand la demanderesse participait à l’assemblée parce qu’elle interrompait les autres et parlait en même temps qu’eux. Dans son affidavit, la chef French affirme que la demanderesse, qui assistait à l’assemblée à distance, interrompait les autres conseillers et parlait constamment en même temps qu’eux et refusait de respecter le temps alloué. La chef French a placé la demanderesse dans une salle d’attente Zoom. Selon la chef French, la demanderesse s’est ensuite précipitée dans la salle du conseil, en criant et en exigeant que le conseil l’écoute. À la suite d’une discussion très animée entre la chef French et la demanderesse, l’assemblée a pris fin prématurément parce que le conseil n’a pas été en mesure de terminer son ordre du jour.

[112] De plus, le procès-verbal de l’assemblée spéciale du conseil tenue le 11 avril 2022 se trouve dans le DCT (il est indiqué dans le procès-verbal que la demanderesse était en conflit d’intérêts et qu’elle a donc été exclue de la réunion) et décrit l’objet de cette réunion comme étant la cueillette de renseignements à la lumière de l’assemblée sur le budget tenue le 31 mars 2022 et des questions précédentes. Il rend compte d’une discussion générale sur la conduite de la demanderesse, y compris l’ajournement de l’assemblée sur le budget du 31 avril 2022, les incidents où la demanderesse a renversé une table et où elle a lancé une chaise, le non-respect de sa part des protocoles, le fait qu’elle parlait en même temps que les autres personnes et ne permettait pas aux autres personnes de parler; l’utilisation d’insultes raciales pour intimider le personnel et les invités; la perturbation des activités du conseil; le brandissement du bâton à exploits; la perturbation des réunions du personnel; la sécurité du personnel; le sentiment de ne pas être en sécurité. Aucune décision n’a été prise au cours de cette assemblée. Le DCT contient également des notes confidentielles datées du 11 avril 2022. Ces notes semblent avoir été rédigées par Joan Riggs de Catalyst Research and Communications. Selon ces notes, l’assemblée du conseil tenue ce jour‐là était de fournir au conseil les mêmes renseignements sur le comportement de la demanderesse pour appuyer sa prise de décision sur la façon de procéder. Elles indiquent qu’on a demandé aux membres du conseil de relever les comportements de la demanderesse et les incidents précis impliquant la demanderesse qui, selon eux, constituaient des comportements préoccupants. Les notes indiquent que la directrice administrative s’est jointe à l’assemblée pour faire part de ses préoccupations et des comportements qu’elle a constatés envers le personnel. Voici une liste de 22 comportements (sans source et peu de contexte) (le reste des notes est caviardé) :

  1. Lors d’une assemblée, elle a lancé une chaise en direction du chef (de l’époque) et du chef régional de l’APN.

  2. Renverser une table lors d’une assemblée spéciale du conseil.

  3. Parler en même temps que d’autres personnes et ne pas laisser l’occasion aux autres de s’exprimer.

  4. Ne pas arrêter pas de parler même lorsqu’on lui demande de conclure ses observations.

  5. Adopter un comportement intimidant.

  6. Menacer les gens.

  7. Crier pendant les assemblées du conseil. Crier dans l’immeuble administratif. Crier contre des personnes.

  8. Prendre le bâton à exploits (médecine, objet sacré) et l’utiliser de façon inappropriée et parfois comme arme potentielle.

  9. Harceler des personnes.

  10. Agir de façon agressive avec le personnel.

  11. Adopter un comportement perturbateur avec le personnel – se rendre au bureau des employés sans rendez-vous, y rester de deux à trois heures et leur parler sans se soucier de leurs échéances et de leurs responsabilités.

  12. Lorsqu’elle parle aux employés, elle leur demande de faire des tâches sans suivre les processus établis par le conseil au lieu de passer par la directrice administrative. Elle ment au personnel à propos de son autorité.

  13. Le langage qu’elle utilise au bureau administratif et devant le conseil est inapproprié pour un lieu de travail.

  14. Utiliser des insultes raciales pour décrire les personnes que le conseil rencontre et/ou pour parler des personnes qui travaillent avec le conseil.

  15. Proférer des insultes raciales pour intimider les gens.

  16. Parler aux personnes qui sont assises près d’elle lorsque d’autres personnes prennent la parole pendant l’assemblée. Parler assez fort pour que les personnes qui ont la parole puissent l’entendre parler de ce qu’ils disent ou de ce qu’elle pense d’eux.

  17. Elle a failli heurter un employé avec sa voiture dans le stationnement.

  18. Elle s’est présentée à la réunion de la haute direction, a refusé de partir, a perturbé la réunion.

  19. Elle a perturbé la réunion sur le budget à un point tel où la réunion a dû être annulée, ce qui a perturbé les travaux du conseil.

  20. Elle est restée assise dans sa voiture à côté du bureau administratif. Il a fallu appeler les policiers pour leur demander d’escorter les employés jusqu’à leur voiture parce qu’ils craignaient qu’elle ne les blesse ou qu’elle ne les accoste.

  21. Lors des assemblées communautaires, y compris les réunions sur le budget, elle monopolise la tribune et parle longuement, même si ces réunions sont une occasion pour le conseil d’écouter les membres de la collectivité.

  22. Elle fait des publications sur les médias sociaux qui sont inexactes, qui discréditent la nation et qui sont explosives.

[113] Certains de ces comportements reprochés sont décrits dans les divers affidavits.

[114] À mon avis, dans le contexte de ses interactions avec le conseil actuel et le conseil antérieur, et compte tenu du dossier dont je dispose, il ne fait guère de doute que la demanderesse a parfois été perturbatrice, irrespectueuse et réticente à se conformer aux protocoles, ou incapable de s’y conformer, et qu’elle a eu des accès de colère l’ayant même menée, lors d’un mandat précédent, à renverser une table et lancer une chaise. Il ne fait aucun doute que ces comportements ont nui à la productivité de ce conseil et des conseils antérieurs de la COTTFN et que certains conseillers ont peut-être été réticents à participer aux activités du conseil et ont peut-être même eu peur des réactions de la demanderesse.

[115] Toutefois, cette conduite ne confère pas, en soi, au conseil de la COTTFN la compétence de destituer la demanderesse de son poste électif, c’est-à-dire que le conseil de la COTTFN doit avoir compétence pour la destituer. Il n’acquiert pas ce pouvoir seulement parce qu’il est d’avis qu’il doit prendre des mesures pour régler le problème de la conduite de la demanderesse, même s’il est fondé à vouloir le faire. Comme je l’ai dit précédemment, il doit exister une certaine compétence autorisant la prise d’une telle décision.

[116] L’avocate de la défenderesse a souligné tout au long de ses observations qu’il était nécessaire que le conseil de la COTTFN puisse prendre cette mesure et que le conseil était en présence d’une circonstance extraordinaire. Notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont toutefois rejeté les arguments de nécessité lorsqu’il n’existe aucune compétence pour destituer un conseiller de son poste. Dans l’affaire Orr, le conseiller qui avait été suspendu avait été accusé d’agression sexuelle et le conseil avait soutenu qu’il avait dû prendre des mesures pour se protéger contre toute responsabilité du fait d’autrui relativement aux accusations de harcèlement sexuel et, en sa qualité de fiduciaire, pour protéger les membres de la bande. La Cour avait jugé que le conseil n’avait pas le pouvoir de suspendre le conseiller malgré cette prétention. Dans l’affaire Whalen, la Première Nation avait fait valoir que le pouvoir de suspendre un conseiller tirait son origine du principe de la nécessité, étant donné que l’absence d’un tel pouvoir conduirait à un résultat intolérable ou à une absurdité. Cet argument aussi a été rejeté. Selon le juge Grammond, la nécessité était une norme trop vague pour reconnaître des pouvoirs tels que le pouvoir de suspendre un conseiller.

[117] En conclusion, malgré les observations présentées avec ferveur et habiles de l’avocate de la défenderesse, je conclus que le conseil de la COTTFN n’avait pas le pouvoir de destituer la demanderesse de son poste électif de conseillère. Dans ces circonstances, ce pouvoir appartient exclusivement au ministre conformément au paragraphe 78(2) de la Loi sur les Indiens. Le conseil de la COTTFN n’a pas non plus affirmé ou démontré qu’il a le pouvoir « inhérent » de destituer la demanderesse de son poste. La doctrine de la compétence par déduction nécessaire n’est d’aucune utilité pour la défenderesse. La compétence relative à la destitution des conseillers a été explicitement définie par le législateur dans le paragraphe 78(2) de la Loi sur les Indiens. Nous ne sommes pas en présence d’une situation où cette compétence est essentielle à l’exécution du mandat confié par de la loi au conseil de la COTTFN. Plus important, si la COTTFN avait voulu que le conseil de la COTTFN ait le pouvoir de destituer les conseillers de leur poste électif, elle aurait pu adopter et ratifier un code coutumier qui reflète cette intention. L’argument de nécessité de la défenderesse est ainsi ébranlé. De plus, comme je l’ai déjà mentionné, même si un code électoral était adopté, la COTTFN pourrait décider de se réserver ce pouvoir (par exemple, en exigeant une pétition signée par une majorité ou un pourcentage précis de membres pour destituer un conseiller de son poste). Enfin, je ne suis pas d’accord pour dire qu’ensemble, les dispositions pertinentes de la Loi sur les Indiens, le Règlement MPCBI et le manuel des dirigeants – quelle que soit la nature de ce document – confèrent au conseil de la COTTFN le pouvoir, par nécessité ou autrement, de destituer la demanderesse de son poste.

V. Réparation

[118] La demanderesse sollicite une ordonnance de la nature d’un certiorari annulant la décision sous-jacente, une déclaration selon laquelle la demanderesse sera réintégrée dans ses fonctions au conseil pour le reste de son mandat et une ordonnance portant qu’elle a droit à l’ensemble de la rémunération qu’elle aurait dû recevoir si elle n’avait pas été destituée de son poste.

[119] La défenderesse soutient que la demande relative à la rémunération est essentiellement une demande de dommages-intérêts qui ne relève pas de la compétence de la Cour (citant Morin, au para 56; Lee c Canada (Procureur général), 2012 CAF 241 au para 3; Meggeson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 175 aux para 33-37); la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F-7, art 18.4(2)). Bien que la demanderesse cite des cas où la Cour a ordonné le versement d’une rémunération avec effet rétroactif, aucun de ces cas ne tenait compte de la compétence de la Cour d’accorder des dommages-intérêts. Cependant, dans la décision Ross c Mohawk Council of Kanesatake, 2003 CFPI 531 aux para 52, 97‐101 [Ross], la Cour s’est penchée sur la question de savoir si elle avait compétence pour ordonner le paiement du salaire rétroactif et a conclu qu’elle ne l’avait pas.

[120] Il est vrai, comme le fait valoir la défenderesse, que la Cour ne peut adjuger de dommages-intérêts dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il est également vrai, comme le fait valoir la demanderesse, que la Cour a déjà ordonné le paiement de toute rémunération impayée que des conseillers auraient dû recevoir s’ils n’avaient pas été destitués illégalement de leurs fonctions. Voir, par exemple, les décisions McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184 au para 99 [McKenzie]; Testawich c Duncan’s First Nation, 2014 CF 1052 au para 42 [Testawich]; Tsetta c Conseil de Bande de la Première Nation des Dénés Couteaux-Jaunes, 2014 CF 396 au para 43 [Tsetta]; Parenteau c Badger, 2016 CF 536 [Parenteau]; Tourangeau c Première Nation de Smith's Landing, 2020 CF 184 [Tourangeau]; Saulteaux v Carry the Kettle First Nation, 2022 FC 1435 au para 92 [Saulteaux].

[121] Dans l’affaire McKenzie, le conseil de bande avait suspendu trois conseillers. Dans la décision que j’ai rendue dans cette affaire, j’ai conclu que le règlement électoral en cause était exhaustif et avait tout prévu en matière de destitution et de suspension indéfinie des conseillers. De plus, il n’existait aucun pouvoir coutumier résiduel ou continu qui permettait de suspendre les conseillers. Comme le chef et le conseil n’avaient pas le pouvoir de suspendre les conseillers, j’ai annulé la résolution du conseil de bande par laquelle les conseillers avaient été suspendus. J’ai également conclu qu’après l’annulation de la résolution du conseil de bande, les demandeurs avaient droit à la rémunération qu’ils auraient touchée à titre de conseillers, car ils n’avaient pas été destitués de leurs fonctions de façon appropriée.

[122] Dans la décision Testawich, le juge Mosley a conclu qu’il était approprié d’ordonner l’annulation de la décision du comité d’appel de destituer un conseiller de ses fonctions et de lui redonner la charge de conseiller. De plus, le fait que le demandeur ait cherché et obtenu un autre emploi n’avait aucune incidence sur sa demande visant l’obtention d’une rémunération rétroactive pour la période où il a été destitué de ses fonctions, le juge Mosley déclarant qu’« [i]l ne s’agit pas d’une action dans laquelle le demandeur aurait une obligation d’atténuer son préjudice » (au para 42).

[123] Dans la décision Tsetta, le juge Montigny a conclu que la décision du conseil de bande de suspendre le chef et de le dépouiller de sa rémunération et de ses pouvoirs et de lui interdire l’accès à son bureau était une décision déraisonnable qui débordait le cadre des pouvoirs conférés au conseil par la politique électorale applicable. La résolution du conseil de bande le suspendant a été annulée, et la Cour a ordonné au défendeur de payer au chef « la rémunération et les autres avantages qui auraient dû lui être versés ».

De même, dans la décision Parenteau, le juge Manson a annulé la décision de destituer les demandeurs de leurs postes de conseillers et a ordonné qu’ils soient rémunérés pour les postes qu’ils occupaient de la date de leur congédiement abusif jusqu’à la fin de leur dernier mandat.

[124] Dans la décision Tourangeau, le juge Favel a rendu une ordonnance de certiorari annulant la décision, prise par un quorum du conseil de bande, relative à la suspension du demandeur de son poste de chef. Il a conclu qu’ « [i]l s’ensuit que le demandeur [était] en droit de recevoir tout salaire impayé découlant de l’annulation de la décision » (au para 68).

[125] Dans la décision Saulteaux, le juge Favel a conclu que le conseil de bande avait illégalement destitué la demanderesse de son poste de conseillère en manquant à son obligation d’équité procédurale envers elle et en entravant son pouvoir discrétionnaire (aux para 1, 91). Par conséquent, et citant bon nombre des décisions mentionnées plus haut, il a ordonné au défendeur de verser à la demanderesse toute la rémunération à laquelle elle aurait eu droit à titre de conseillère à compter de la date de sa destitution.

[126] Comme le fait valoir la défenderesse, aucune de ces affaires ne traitait directement de la compétence de la Cour à rendre une telle ordonnance. Cependant, à mon avis, il est implicite que, dans chacune de ces décisions, la Cour était d’avis qu’elle avait compétence pour ordonner le versement aux demandeurs de la rémunération qu’ils auraient reçue s’ils n’avaient pas été destitués de façon abusive de leur poste.

[127] De plus, les faits dans l’affaire Ross, dont la décision a été rendue en 2003, se distinguent des faits dans les autres affaires. Dans la décision Ross, la juge Heneghan a conclu que la décision du conseil de bande de mettre fin à l’emploi du demandeur à titre de chef adjoint et de chef de police intérimaire contrevenait à son obligation d’équité procédurale. Elle a déclaré que ni la réintégration ni l’octroi de dommages-intérêts n’étaient une réparation possible dans le cadre d’un contrôle judiciaire (au para 100). Cependant, contrairement à la plupart des décisions mentionnées plus haut, la juge Heneghan a conclu que le décideur dans l’affaire dont elle était saisie avait probablement la compétence voulue pour rendre la décision faisant l’objet du contrôle et, par conséquent, elle a ordonné que l’affaire soit renvoyée pour qu’il soit statué à nouveau sur celle‐ci (aux para 81, 101). Elle n’a pas analysé davantage la question de la compétence et, dans cette affaire, il ne s’agissait pas d’une situation où un membre élu du conseil avait été destitué de son poste par un conseil qui n’avait pas compétence pour le faire et où la décision relative à la destitution avait donc été annulée.

[128] Les faits dans l’affaire Morin, également invoquée par la défenderesse, se distinguent des faits de l’espèce. Dans l’affaire Morin, le demandeur avait, dans son avis de demande, cherché à obtenir une déclaration de la Cour portant qu’il était le 10e conseiller élu de la Première Nation et avait demandé d’être rémunéré à titre de conseiller à compter de la date de l’élection et jusqu’à ce que l’affaire soit réglée par la Cour. Dans ses observations écrites, il avait demandé en plus une ordonnance de dommages‐intérêts généraux, particuliers et majorés ainsi que des dommages‐intérêts punitifs et exemplaires contre le comité d’appel en matière d’élections. Dans cette affaire que j’ai instruite, j’ai pris acte des observations que l’avocat du demandeur a faites selon lesquelles environ le tiers du mandat électoral était maintenant terminé et que le demandeur avait été privé du poste de conseiller pendant cette période. J’ai toutefois conclu que, compte tenu de l’écart d’un vote, en l’absence d’éléments de preuve du président d’élection, et compte tenu du dossier dont je disposais, je n’étais pas en mesure d’établir avec certitude si le demandeur avait été dûment élu, comme il le prétendait. Autrement dit, la réintégration dans ses fonctions et la rémunération n’étaient pas des réparations possibles dans ces circonstances. En ce qui concerne sa demande de dommages-intérêts additionnels :

[56] En ce qui concerne les dommages‐intérêts, le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales décrit les recours à la disposition de la Cour. Il s’agit de recours en droit administratif, notamment le certiorari, la prohibition et le mandamus, qui peuvent être exercés contre un tribunal administratif. Selon le paragraphe 18(3), ces recours ne peuvent être obtenus que par présentation d’une demande de contrôle judiciaire visée à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Par conséquent, bien que la Cour puisse annuler la décision du comité d’appel en matière d’élections, les réparations pécuniaires comme les dommages‐intérêts généraux, particuliers et majorés et les dommages‐intérêts punitifs et exemplaires demandés par le demandeur ne peuvent normalement pas être accordés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Le demandeur n’a pas proposé que la demande soit traitée comme s’il s’agissait d’une action, en vertu du paragraphe 18.4(2), ou qu’elle soit réunie à une action, en vertu de la règle 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98106 (voir Lee c Canada (Procureur général), 2012 CAF 241; Meggeson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 175, aux par. 33 et 34; et Brake, aux par. 23 et 26). À l’audience sur la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a d’ailleurs reconnu que la Cour n’avait pas compétence pour accorder des dommages-intérêts pécuniaires en l’espèce.

[129] En l’espèce, contrairement à l’affaire Morin, j’ai conclu que la demanderesse a été destituée illégalement de son poste électif et qu’elle ne demande pas une réparation pécuniaire comme des dommages-intérêts généraux, particuliers et majorés ni des dommages-intérêts punitifs et exemplaires.

[130] Étant donné que la décision du conseil de la COTTFN de destituer la demanderesse de son poste a été prise alors que le conseil n’en avait pas la compétence et qu’elle sera donc annulée, la demanderesse a droit à toute rémunération qu’elle aurait reçue si elle n’avait pas été destituée illégalement de son poste. À mon avis, il ne s’agit pas de l’octroi de dommages‐intérêts, mais plutôt d’une réintégration rétroactive dans ses fonctions et de l’octroi des avantages découlant de cette décision.

VI. Dépens

La position de la demanderesse

[131] La demanderesse sollicite le paiement d’une somme globale de 25 000 $ au titre des dépens ou, subsidiairement, des dépens à taxer en conformité avec la colonne V du tarif B. Elle soutient que les éléments ou principes suivants appuient l’adjudication de dépens plus élevés que ceux calculés selon le tarif habituel :

  • -La Cour a reconnu qu’un facteur pertinent dans la détermination des dépens est le déséquilibre de pouvoir ou des ressources entre, d’une part, un conseiller qui doit utiliser ses propres fonds pour intenter une poursuite contre sa bande et, d’autre part, une bande qui utiliserait les fonds de la bande pour contester la demande (citant Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 au para 29 [Whalen II]).

  • -Lorsqu’une affaire permet de clarifier des questions de gouvernance pour la Première Nation, il est justifié d’adjuger des dépens plus élevés au demandeur agissant à titre individuel(citant Shirt, au para 105);

  • -La défenderesse a présenté environ 400 pages de preuve par affidavit, dont la grande majorité était inadmissible, ce qui a inutilement augmenté les dépens en l’espèce parce que la demanderesse a dû traiter de questions concernant la recevabilité de la preuve (citant l’art 400(3)i) des Règles de la Cour fédérale et Eshraghian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 828);

  • -La demanderesse a tenté de façon raisonnable de régler le différend par l’envoi à la défenderesse d’une lettre dans laquelle son avocate soulevait la question de la compétence. C’est en raison du rejet de la proposition de règlement faite par la demanderesse que la présente instance a été introduite.

[132] La demanderesse soutient que la somme globale sollicitée est étayée par les décisions suivantes rendues par notre Cour : Whalen II, au para 49, où il était question de la suspension d’une conseillère, et où des dépens 40 000 $, qui correspondaient à 40 % des frais réels engagés, ont été octroyés; Garner c Première Nation Union Bar, 2021 CF 657, où des dépens supérieurs à 50 000 $, qui correspondaient à 50 % des frais réels engagés, ont été octroyés; Shirt, où la Cour a adjugé des dépens de 20 000 $; Engstrom c Première Nation de Peters, 2020 CF 394, où la Cour a adjugé des dépens de 39 000 $ après avoir rejeté la demande d’indemnisation complète du demandeur.

La position de la défenderesse

[133] La défenderesse soutient que la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir que les faits de l’espèce justifient des dépens majorés.

[134] La demanderesse n’a présenté aucune preuve qu’un montant fixé en conformité avec le tarif ne permettrait pas d’atteindre les objectifs d’indemnisation, de règlement ou de facilitation de l’accès à la justice, et elle n’a déposé aucun document à l’appui pour justifier la somme globale de 25 000 $ qu’elle réclame. La défenderesse soutient également que les affaires citées par la demanderesse à l’appui de l’adjudication d’une somme globale sont différentes de celle qui nous occupe parce qu’il y est question de négligence ou de mauvaise foi. De plus, la demanderesse n’a fourni que peu d’éléments de preuve, voire aucun, à l’appui de l’application des principes généraux en matière de dépens sur lesquels elle s’appuie.

[135] La défenderesse soutient en outre que les affidavits ne reflètent que le dossier de preuve dont disposait le décideur, et que certaines des pièces plus longues, comme les procès-verbaux des assemblées, les publications dans les médias sociaux et le manuel des dirigeants, ont été produites dans plus d’un affidavit. De plus, la demanderesse a inutilement rallongé les observations en l’espèce en soulevant la question de l’admissibilité à la dernière minute. Les affidavits ne changent pas non plus « le fait que, comme l’affirme la demanderesse, le présent contrôle judiciaire ne porte que sur une question relativement simple » ce qui justifie un tarif par défaut moins élevé.

Enfin, la défenderesse soutient que, pour déterminer la réparation demandée, la Cour doit prendre en compte l’inconduite de la demanderesse. Même si le conseil de la COTTFN n’avait pas compétence pour destituer la demanderesse de ses fonctions, la Cour ne devrait pas légitimer ses comportements en lui accordant des dépens majorés.

Analyse

[136] En vertu du paragraphe 400(1) des Règles, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. Les facteurs qui peuvent être pris en considération dans l’adjudication des dépens sont énoncés au paragraphe 400(3) des Règles et comprennent le résultat de l’instance, la charge de travail en cause et la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance. La Cour peut fixer tout ou partie des dépens en se reportant au tarif B et adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés (paragraphe 400(4)).

[137] J’ai examiné les observations des deux parties. En l’espèce, la demanderesse a, dès le départ, mis le doigt sur une question en particulier, la compétence du conseil de la COTTFN de la destituer de ses fonctions d’élue. Elle a traité cette question de façon succincte dans ses observations écrites et dans les observations de son avocate à l’audience, et elle a obtenu gain de cause à cet égard. Je sais également qu’il y a un déséquilibre entre les moyens financiers du conseil de la COTTFN et ceux de la demanderesse, surtout depuis que la demanderesse a été destituée de ses fonctions et qu’elle n’était plus rémunérée. De plus, la demanderesse a soulevé une question légitime concernant la gouvernance de la COTTFN.

[138] Toutefois, la demanderesse n’a pas déposé de mémoire de dépens ni d’autre document pour établir les frais réels qu’elle a engagés pour poursuivre le présent litige. Il est donc impossible pour la Cour de savoir si le tarif habituel est une indemnisation inadéquate ou si la somme globale proposée reflète une contribution raisonnable aux frais qu’elle a engagés dans le cadre du litige. Ces montants ne peuvent pas être fixés « de façon arbitraire » et correspondent généralement à un pourcentage allant de 25 % à 50 % des frais effectivement engagés par la partie ayant obtenu gain de cause (Whalen II, au para 33, citant Nova Chemicals c Dow Chemical Co, 2017 CAF 25 au para 17).

[139] Pour ce qui est de la conduite de la demanderesse, je veux d’abord souligner que rien dans sa conduite au cours du présent litige ne justifierait une adjudication des dépens en faveur de la partie adverse. Sa conduite en tant que conseillère, par contre, était très loin d’être acceptable et n’est pas cautionnée par la Cour. Cependant, ces questions sont distinctes. La défenderesse n’invoque aucune décision de notre Cour qui donne à penser que la mauvaise conduite d’un demandeur qui a eu gain de cause, conduite qui a donné lieu à la décision faisant l’objet du contrôle, est un facteur qui militerait contre l’octroi de dépens majorés comme le sollicite la demanderesse. Tout compte fait, me fondant sur l’argument simple de la demanderesse, qui a choisi de ne pas contre-interroger les déposants des affidavits présentés par la défenderesse, et l’absence de tout document à l’appui de sa demande de dépens majorés sous forme d’une somme globale, je suis d’avis qu’il convient d’adjuger à la demanderesse des dépens en conformité avec la colonne III du tarif B.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1144-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. .La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision, en date du 3 mai 2022, par laquelle le conseil de la COTTFN a destitué la demanderesse de son poste électif de conseillère est annulée.

  3. La demanderesse est réintégrée dans son poste de conseillère de la COTTFN conformément à son élection à ce poste le 28 juillet 2021.

  4. La COTTFN doit verser à la demanderesse la rémunération qui aurait dû lui être versée à titre de conseillère à compter de la date de sa destitution le 3 mai 2022.

  5. La demanderesse a droit à ses dépens, calculés selon la colonne III du tarif B.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1144-22

 

INTITULÉ :

DENISE BEESWAX c CHIPPEWAS OF THE THAMES FIRST NATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Evan C. Duffy

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Carol Godby

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bailey Wadden & Duffy LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

CG Law Group

London (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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