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Date : 20230602


Dossier : IMM-1374-22

Référence : 2023 CF 773

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

LIPING GENG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Un professeur d’université qui pourrait avoir enseigné l’anglais à des espions éventuels est-il interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]? Il s’agit de la question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 17 janvier 2022, par laquelle un agent d’immigration du consulat général du Canada à Hong Kong [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente présentée par le demandeur au titre de la catégorie du regroupement familial.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour nouvel examen.

II. Les faits

A. Le contexte

[3] Le demandeur est âgé de 68 ans et est un citoyen de la Chine, où il réside actuellement. Son épouse est une citoyenne canadienne et, ensemble, ils ont une fille, également citoyenne canadienne. Lorsqu’il était un jeune homme au sein de l’Armée populaire de libération [APL], il a terminé l’équivalent d’un programme de baccalauréat en chinois, anglais, mathématiques et actualités à l’Institut de langues étrangères de Luoyang [l’ILEL]. Les notes figurant dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] mentionnent qu’avant la restructuration de l’APL en 2015, l’un de ses départements, appelé « 3 APL », était responsable des renseignements d’origine électromagnétique. L’ILEL a formé des étudiants en langues étrangères pour le 3 APL ainsi que pour d’autres branches du gouvernement chinois.

[4] Après l’obtention de son diplôme, le demandeur a travaillé comme enseignant et chargé de cours en anglais à l’ILEL entre 1975 et 1987. Il a également obtenu une maîtrise en littérature anglaise à l’Université de Fudan où il a suivi des cours entre 1982 et 1985. Après son emploi à l’ILEL, le demandeur a travaillé pendant deux ans à l’Université de commerce international et d’économie de Pékin.

[5] En 1989, le demandeur a été accepté à l’Université de Toronto, où il a étudié pendant neuf ans et obtenu une maîtrise et un doctorat en littérature anglaise. Pendant cette période, le demandeur et sa famille ont obtenu leur résidence permanente au Canada et sont devenus citoyens canadiens en 1995. Le demandeur a enseigné la littérature anglaise à l’Université de Toronto et à l’Université Memorial de Terre-Neuve-et-Labrador.

[6] En 2007, le demandeur a jugé que ses perspectives d’emploi à temps plein étaient meilleures en Chine et il y est retourné. Il a renoncé à sa citoyenneté canadienne, car la Chine ne reconnaît pas la double citoyenneté. Selon les notes du SMGC tirées d’une entrevue avec un agent des visas à l’aéroport Pearson en juillet 2017 et le témoignage même du demandeur, celui-ci a présenté des demandes de visas pour revenir au Canada chaque année après son retour en Chine et les a obtenus, y compris un visa pour entrées multiples qui est valide pour dix ans afin de rendre visite à sa famille. Il était titulaire d’un visa semblable lui permettant de rendre visite à sa fille aux États-Unis après qu’elle s’est mariée et qu’elle y est déménagée.

[7] En 2019, après sa retraite, le demandeur souhaitait retrouver sa famille de façon permanente. Son épouse a donc présenté une demande de parrainage pour qu’il obtienne la résidence permanente. Elle l’a fait sans l’aide d’un avocat.

[8] À l’insu du demandeur, deux rapports ont été rédigés en octobre 2020 et en avril 2021, respectivement, par la Direction générale du filtrage de sécurité du Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS] et la Division du filtrage de la sécurité nationale [la DFSN] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC].

[9] Le rapport du SCRS mentionnait que le demandeur avait été professeur d’anglais à l’ILEL, où il enseignait aux officiers du 3 APL, que ce service était la branche du renseignement d’origine électromagnétique de l’armée chinoise, et que l’ILEL était un institut de formation militaire où les officiers et les responsables des affaires étrangères recevaient une formation linguistique, notamment en vue d’être affectés à des postes d’écoute. Ce rapport révélait également qu’en 1997, lors d’une entrevue avec le SCRS, le demandeur a reconnu que l’ILEL formait des officiers du 3 APL et qu’il était chargé d’enseigner l’anglais à des étudiants, dont certains seraient affectés à des postes du 3 APL et aux missions étrangères de la Chine. Cette entrevue de 1997 n’a pas donné lieu à une décision d’interdiction de territoire visant le demandeur.

[10] L’évaluation de sécurité de la DFSN indique qu’elle contient des renseignements extraits du rapport du SCRS. Elle s’appuie également sur un certain nombre de sources ouvertes, y compris des rapports trouvés sur Internet, pour conclure que l’ILEL fait partie de la structure organisationnelle du 3 APL et que de nombreux diplômés sont affectés à des postes de surveillance et de contrôle au sein du 3 APL, y compris ceux qui ciblent les États-Unis et le Canada.

[11] L’évaluation de la DFSN mentionne ce qui suit :

[traduction]

L’analyse qui suit démontrera qu’en raison du fait que le demandeur a été employé comme chargé de cours à l’ILEL, il existe des motifs raisonnables de croire qu’il est membre d’une organisation, le 3 APL, qui s’est livrée à des actes d’espionnage dirigés contre le Canada et contraires aux intérêts du Canada au sens des alinéas 34(1)f) et 34(1)a) de la LIPR, respectivement. De plus, l’analyse démontrera qu’il existe également des motifs raisonnables de croire que le demandeur a lui-même été l’auteur d’actes d’espionnage, au sens de l’alinéa 34(1)a).

[12] L’évaluation reconnaît que l’ILEL est une organisation distincte, mais elle mentionne qu’être membre de l’ILEL et être membre du 3 APL ne sont pas mutuellement exclusifs. L’évaluation s’appuyait également sur une déclaration faite par le demandeur lors d’une entrevue menée à l’aéroport Pearson le 16 juillet 2017, selon laquelle il avait le grade de [traduction] « commandant adjoint » au sein de l’APL entre 1969 et 1987, avant de déménager au Canada. Le demandeur affirme maintenant que c’était en réponse à une question posée par l’agent chargé de l’entrevue lui demandant de fournir une équivalence entre son statut de professeur et un grade militaire. Il faisait alors l’objet d’un [traduction] « avis de surveillance » pour une éventuelle interdiction de territoire. Cependant, après avoir communiqué avec d’autres bureaux, qui n’ont exprimé aucune préoccupation, l’agent chargé de l’entrevue a conclu à cette occasion que le demandeur était admissible.

[13] Le 22 novembre 2021, le demandeur a reçu une lettre d’équité procédurale mentionnant ce qui suit :

[traduction]

Après avoir tenu dûment compte de tous les aspects de votre demande, je crains que vous ne remplissiez pas les exigences requises pour obtenir un visa de résident permanent au Canada et j’aimerais vous donner l’occasion de dissiper les doutes soulevés.

En particulier, il existe des motifs raisonnables de croire que vous appartenez à la catégorie de personnes interdites de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Plus précisément, compte tenu de l’ensemble de la preuve dont je dispose, y compris les renseignements que vous avez vous-même fournis et ceux qui sont accessibles dans la source ouverte, je crains qu’il existe des motifs raisonnables de croire que, dans le cadre de vos études et de votre emploi comme professeur de langues à l’Institut de langues étrangères de l’APL à Luoyang, vous avez été membre du 3e Département (3 APL) du Département de l’état-major général de l’APL. Des sources ouvertes appuient le fait que l’institut de langues étrangères de l’APL à Luoyang relève du 3 APL. Selon des sources ouvertes, le 3 APL est la principale agence chinoise du renseignement sur les communications, et elle a ciblé le Canada et ses pays alliés à des fins de renseignement politique, économique et militaire.

[14] La lettre d’équité procédurale a cité deux sources pour ces renseignements. L’une des sources était un rapport daté du 11 novembre 2011 du Project 2049 Institute intitulé [traduction] « Infrastructure du renseignement d’origine électromagnétique et de la cyber-reconnaissance de l’Armée populaire de libération de la Chine ». Le site Web du Project 2049 Institute mentionne qu’il s’agit d’un organisme de recherche à but non lucratif basé à Arlington, en Virginie, qui est [traduction] « axé sur la promotion des valeurs et des intérêts américains en matière de sécurité dans la région indo-pacifique ». La deuxième source était un rapport daté du 7 mars 2012, préparé pour la Commission d’étude sur l’économie et la sécurité États-Unis–Chine par la société Northrop Grumman et intitulé [traduction] « Occuper les hauteurs du renseignement : capacités chinoises en matière d’opérations de réseaux informatiques et de cyberespionnage ».

[15] Le lendemain de la réception de la lettre d’équité procédurale, le demandeur a présenté une réponse décrivant ses études, ses antécédents professionnels en Chine et au Canada ainsi que ses antécédents en matière d’immigration. Il a également précisé qu’il travaillait à l’ILEL en tant qu’enseignant civil et qu’il n’avait pas de grade militaire. Le demandeur a ajouté qu’il avait déjà été interrogé par le SCRS et par des agents d’immigration au sujet de son emploi à l’ILEL, mais que ses demandes d’immigration avaient été acceptées.

[16] Le 17 janvier 2022, la demande de résidence permanente présentée par le demandeur a été rejetée. Il s’agit de la décision faisant l’objet du présent contrôle.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[17] L’agent a rejeté la demande pour le motif suivant : [traduction] « Compte tenu de vos antécédents professionnels, il existe des motifs raisonnables de croire que vous appartenez à la catégorie de personnes interdites de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ».

[18] Dans les notes jointes du SMGC, qui font partie des motifs, l’agent a fait remarquer que des sources ouvertes étayaient le fait que l’ILEL relevait du 3 APL, qui était la principale agence chinoise du renseignement sur les communications ayant ciblé le Canada et ses pays alliés à des fins de renseignement.

[19] L’agent a tenu compte de la réponse du demandeur à la lettre d’équité procédurale, mais a conclu que cette réponse n’avait pas dissipé ses doutes selon lesquels il était une personne visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. L’agent a écrit que la preuve continuait d’appuyer le fait que, compte tenu de la déclaration du demandeur concernant les études qu’il a faites à l’ILEL, suivies de ses neuf années d’emploi à titre instructeur, il était raisonnable de croire qu’il avait été membre d’une organisation qui s’était livrée à des actes d’espionnage dirigés contre le Canada ou contraires aux intérêts du Canada. L’agent a noté que le demandeur a confirmé ses antécédents professionnels à l’ILEL de l’APL entre 1975 et 1987, et qu’il était un enseignant sans grade militaire. L’agent a toutefois souligné que, lors d’un contrôle à un point d’entrée en juillet 2017, le demandeur a déclaré qu’il était [traduction] « commandant adjoint » dans l’APL. L’agent a conclu que, dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale, le demandeur avait minimisé le lien entre son travail d’enseignant à l’ILEL et le 3 APL en déclarant qu’il ne participait pas à des travaux ayant un lien avec le milieu militaire.

[20] L’agent a noté que [traduction] « des sources ouvertes crédibles [avaient] signalé que l’ILEL rel[evait] du 3 APL et qu’il form[ait] des officiers et des cadets à la surveillance du renseignement militaire étranger ». L’agent a également souligné qu’un ancien professeur d’anglais à l’ILEL qui [traduction] « sembl[ait] avoir occupé le même poste que M. Geng » avait déclaré publiquement avoir enseigné l’anglais à des espions à l’ILEL.

[21] Compte tenu de ce qui précède, l’agent a conclu qu’il était raisonnable de croire que, étant donné son poste, le demandeur participait à la formation d’officiers et de cadets en matière de surveillance du renseignement militaire étranger et qu’il aurait donc contribué à l’atteinte des objectifs du 3 APL. L’agent a également conclu que, compte tenu de son poste de commandant adjoint, le demandeur aurait été au courant du mandat d’espionnage du 3 APL et y aurait participé en toute connaissance de cause.

[22] L’agent a fait remarquer que le demandeur avait fait l’objet de vérifications de ses antécédents dans le cadre de demandes remontant aux années 1990, mais qu’en fonction des lois en matière d’immigration en vigueur et des renseignements accessibles dans les sources ouvertes, les doutes de l’agent selon lesquels le demandeur était ou avait été membre du 3 APL n’ont pas été dissipés. Par conséquent, il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est une personne visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[23] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la demande soulève deux questions de fond :

  1. La décision de l’agent était-elle raisonnable?

  2. L’agent a-t-il porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale?

[24] Au moyen d’une requête interlocutoire présentée au titre de l’article 87 de la LIPR, le défendeur a demandé une ordonnance visant à protéger certains renseignements figurant dans le dossier certifié du tribunal qui, autrement, seraient dévoilés au demandeur. En plus de l’avis de requête public, le défendeur a déposé des documents classifiés, y compris des affidavits, le 15 décembre 2022. Le demandeur s’est opposé à la requête du défendeur dans des observations écrites, mais n’a pas sollicité la tenue d’une audience publique. Le défendeur a informé le demandeur et la Cour qu’il ne s’appuierait, relativement au bien-fondé de la présente demande, sur aucun des renseignements pour lesquels la protection était demandée.

[25] Après avoir examiné les documents déposés dans le cadre de la requête, y compris les affidavits classifiés, ainsi que les passages pertinents du dossier certifié du tribunal et le texte clair des caviardages proposés, j’étais convaincu que la divulgation des renseignements caviardés porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité des personnes. J’étais également convaincu que les renseignements n’aideraient pas le demandeur dans le cadre du contrôle judiciaire, car ils n’étayaient ni ne minaient sa demande. Le 24 janvier 2023, une ordonnance a été rendue à cet effet.

[26] Dans ses observations écrites, le défendeur a soulevé une objection préliminaire concernant de nouveaux éléments de preuve contenus dans les affidavits du demandeur. Le défendeur soutient que les deux affidavits du demandeur sont [traduction] « truffés de déclarations inadmissibles » qui portent sur le bien-fondé de la conclusion d’interdiction de territoire, ou qui fournissent de nouveaux éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à l’agent. Par conséquent, le défendeur s’est opposé à l’utilisation des paragraphes 19 à 24 de l’affidavit présenté à l’étape de l’autorisation et des paragraphes 19 à 32 de l’affidavit supplémentaire.

[27] Au début de l’audience, je me suis demandé si les paragraphes contestés pouvaient être admissibles en vertu d’une ou de plusieurs des exceptions reconnues au principe général selon lequel de nouveaux éléments de preuve ne peuvent pas être présentés dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 19-28. J’ai également exprimé l’avis que, dans la mesure où ils contenaient des arguments inadmissibles selon l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, les affidavits pourraient être écartés. Par conséquent, les paragraphes contestés n’ont pas eu d’incidence sur l’issue, à mon avis.

[28] La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer au contrôle d’une décision administrative sur le fond est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. En l’espèce, rien ne justifie de déroger à cette présomption.

[29] Pour juger si une décision est raisonnable, la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » : Vavilov, aux para 86 et 99. Ainsi, les conclusions d’un décideur ne devraient pas être modifiées si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‐Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47.

[30] Lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de retenue, et elle n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative que le décideur administratif a accordée aux facteurs pertinents : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 112; Vavilov, au para 96. Il n’appartient pas à la Cour de transformer l’examen selon la norme de la décision raisonnable en un examen fondé sur la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 aux para 36-40. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100. Le respect du rôle du décideur administratif exige qu’une cour de révision adopte une attitude de retenue lors d’un contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 24, 75.

[31] Pour ce qui est du contrôle des questions d’équité procédurale, la Cour doit se demander si, « eu égard à l’ensemble des circonstances, [...] en mettant [...] l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne », la procédure suivie par le décideur était équitable : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46, 47. Cette norme ne commande aucune déférence à l’égard du décideur.

IV. Analyse

A. Les observations du demandeur

[32] Le demandeur fait valoir que la décision ne peut être maintenue principalement pour deux raisons : 1) il n’y avait aucun motif raisonnable de croire que l’ILEL était une organisation qui se livrait à de l’espionnage; et 2) l’agent a manqué à l’équité procédurale en ne fournissant pas les précisions requises dans la lettre d’équité procédurale envoyée au demandeur et en ne dévoilant pas les sources d’information sur lesquelles il s’appuyait qui n’étaient pas accessibles au public.

[33] Pour ce qui est de la première question, le demandeur soutient que la décision était déraisonnable, car l’agent a tiré des [traduction] « inférences non fondées et a fait abstraction d’éléments de preuve cruciaux » lorsqu’il a conclu que l’ILEL était une organisation qui se livrait à de l’espionnage. Il soutient en outre que l’agent a mal compris son rôle à l’ILEL.

[34] Le demandeur soutient que, pour tirer une conclusion au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, l’agent devait déterminer 1) s’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’ILEL se livrait à de l’espionnage, et 2) si le demandeur était interdit de territoire parce qu’il avait été membre de l’ILEL : Al Yamani c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457 au para 10; Yihdego c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 833 au para 13. La norme de preuve applicable aux conclusions tirées au titre de l’article 34 est celle des « motifs raisonnables de croire », qui est une « croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi », et une preuve crédible, objective et convaincante est requise : Ghazala Asif Khan c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 269 au para 24; Sellathurai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 208 [Sellathurai] aux para 67-71; Jalil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 246 aux para 35-40; Bajraktari c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1136 au para 27.

[35] Le demandeur soutient qu’un examen des sources citées par l’agent indique qu’il est difficile de savoir sur quel fondement l’agent a établi le lien entre l’ILEL et le 3e Département de l’APL. Il fait valoir que l’agent a commis une erreur en se fondant uniquement sur la preuve de ces [traduction] « sources ouvertes » pour tirer la conclusion d’interdiction de territoire, étant donné que les seules mentions de l’ILEL dans ces documents sont très brèves et notées au passage.

[36] Le demandeur fait remarquer que le premier document joint à la lettre d’équité procédurale, celui du Project 2049 Institute, mentionne, sans citer d’autorité ni de source, que la formation et l’éducation [traduction] « à l’intention du personnel du 3e Département [étaient] généralement offertes dans l’un de deux établissements. La plupart des linguistes affectés aux bureaux du 3e Département et aux [bureaux de reconnaissance technique] re[cevaient] une formation linguistique à l’Université de langues étrangères de l’APL à Luoyang » qui, selon le document, équivalait à peu près au Defense Language Institute de Monterey en Californie, aux États-Unis. Le demandeur fait valoir que ce passage n’indique pas que tous les étudiants de l’ILEL se livrent à de l’espionnage.

[37] Le deuxième document joint, à savoir le rapport préparé par la société Northrop Grumman, un entrepreneur américain dans le domaine de la défense, mentionne l’ILEL une fois au passage lorsqu’il traite des antécédents scolaires d’un ancien militaire qui y avait étudié, mais qui ne travaillait pas pour le 3 APL. En ce qui concerne les autres sources figurant dans les notes de l’agent dans le SMGC, le demandeur fait valoir qu’aucune d’entre elles n’a confirmé que l’ILEL se livrait à de l’espionnage ou que des employés de l’ILEL étaient à l’emploi du 3 APL.

[38] Le demandeur soutient que les allégations portées contre lui sont fondées sur un lien allégué, mais non établi, entre l’ILEL et le 3e Département. Par conséquent, il était déraisonnable pour l’agent de conclure que l’ILEL était une organisation d’espionnage simplement parce que quelques rapports affirmaient que d’anciens étudiants de l’ILEL avaient poursuivi une carrière au sein du 3 APL. Le demandeur ajoute qu’aucune organisation internationale, aucun organisme gouvernemental ou aucune décision d’un tribunal international n’a conclu que l’ILEL est une organisation qui se livre à de l’espionnage. Par conséquent, le demandeur soutient qu’il n’est pas possible de dire qu’il y a eu « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » qui permet de conclure que l’ILEL s’est elle-même livrée à de l’espionnage : Sellathurai, au para 67.

[39] De plus, le demandeur soutient que les décisions Peer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 752 et Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 71, sur lesquels l’agent s’est appuyé dans ses notes, ne s’appliquent pas, parce que ces affaires concernaient des demandeurs qui étaient des membres confirmés d’un service du renseignement, ou qui se livraient eux-mêmes directement à des actes d’espionnage.

[40] En réponse aux arguments écrits du défendeur, le demandeur soutient que le critère n’est pas de savoir s’il [traduction] « devait savoir » qu’il formait de futurs espions, mais plutôt s’il était membre d’une organisation qui se livrait à de l’espionnage : Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 au para 21.

[41] En ce qui concerne la deuxième question, le demandeur fait valoir qu’il y a un manquement à l’équité procédurale lorsqu’un agent ne donne pas un préavis au sujet de doutes précis, y compris la divulgation des sources sur lesquelles il s’est appuyé dans le cadre de son appréciation, et qu’une lettre d’équité procédurale « devait énoncer les doutes du décideur avec suffisamment de clarté et de précision pour que la partie concernée ait une possibilité véritable de les dissiper » : Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 326 [Mohammed] aux para 25-31; Asanova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1173 au para 29, 32; Brhane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 220 au para 19.

[42] Le demandeur soutient que la lettre d’équité procédurale manquait de précision, car les doutes de l’agent allaient au-delà de ce qui était décrit dans la lettre. En effet, l’agent craignait que le demandeur soit un [traduction] « commandant adjoint » pour le 3 APL. Le demandeur fait valoir que s’il avait été au courant des doutes de l’agent au sujet de la déclaration qu’il avait faite en 2017, il aurait expliqué qu’il n’avait pas affirmé être commandant adjoint, mais que sur la demande pressante de l’agent pour qu’il fournisse le nom d’un poste équivalent à son poste civil, il avait proposé celui de[traduction] « commandant adjoint de compagnie ». Le demandeur soutient qu’il n’avait pas envisagé qu’une déclaration faite il y a plusieurs années, prise hors de son contexte et sans lien avec sa demande, serait mal interprétée et utilisée contre lui. Il affirme qu’il n’a jamais été commandant adjoint au sein de l’APL et qu’il aurait pu fournir davantage d’éléments de preuve s’il avait été mis au courant de ce doute.

[43] De plus, le demandeur fait valoir que ses droits en matière d’équité procédurale ont été violés lorsque l’agent n’a pas communiqué les documents (les rapports du SCRS et de l’ASFC) sur lesquels il s’était appuyé pour rendre sa décision, étant donné que ceux-ci ont guidé le processus décisionnel : Mohammed, aux para 29, 31. La lettre d’équité procédurale comprenait des liens vers deux sources ouvertes sur lesquelles l’agent s’est appuyé, mais le demandeur n’a pas eu la possibilité de répondre aux autres sources qui ont mené au refus. En fait, le demandeur n’a pris connaissance des rapports du SCRS et de l’ASFC qu’après avoir reçu le dossier certifié du tribunal.

[44] Le demandeur souligne qu’il a fait l’objet de vérifications approfondies de ses antécédents dans le passé, depuis les années 1990 et jusqu’à tout récemment en 2017, et qu’aucune conclusion d’interdiction de territoire n’a jamais été tirée contre lui. De plus, la déclaration qu’il aurait faite en 2017 selon laquelle il était un [traduction] « commandant adjoint » n’a pas donné lieu à un refus d’entrée au pays. Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il était entré au Canada récemment et qu’il y entrait fréquemment.

[45] Enfin, le demandeur s’oppose à l’utilisation et au traitement par l’agent des renseignements de source ouverte, notamment les sources concernant un député néo-zélandais, M. Yang, qui, selon l’agent, [traduction] « occupait le même poste que M. Geng » et avait [traduction] « déclaré publiquement qu’il enseignait l’anglais à des espions à l’ILEL ». Le demandeur fait remarquer que, selon les liens fournis par l’agent, M. Yang n’a jamais admis avoir enseigné à des espions, mais que ses mots ont plutôt été sortis de leur contexte et mal interprétés. Malgré cela, le demandeur soutient qu’il n’y a aucun lien entre le fait que quelques espions se trouvent potentiellement dans une salle de classe de l’ILEL et le fait que tout le monde dans la salle de classe est un espion ou qu’il s’agit d’une salle de classe pour espions. Le demandeur fait valoir que, si les liens vers les sources ouvertes lui avaient été fournis et s’il avait eu la possibilité de répondre, il aurait pu ajouter que le Service néo-zélandais du renseignement de sécurité avait jugé que M. Yang ne posait aucun risque, et que ce dernier avait été réélu.

[46] Le demandeur croit que l’agent a également commis une erreur dans son appréciation de la structure militaire chinoise. L’ILEL et le 3 APL (qui n’existent plus) étaient des entités distinctes, et les étudiants inscrits à l’ILEL n’étaient pas tenus de travailler pour le 3 APL à la fin de leurs études ni de suivre une formation d’espionnage. Le demandeur soutient qu’il aurait également pu préciser à l’agent qu’il n’était pas possible d’être à la fois un membre du personnel civil et un officier militaire, et qu’il ne pouvait donc pas avoir le grade de commandant adjoint, qui n’existe même pas dans l’armée chinoise.

[47] Par conséquent, le demandeur soutient que l’agent a commis une série d’erreurs fatales et tiré des conclusions erronées, et qu’il n’y avait aucun motif raisonnable de croire que l’ILEL était une organisation qui se livrait à de l’espionnage.

B. Les observations du défendeur

[48] Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable que l’agent se fonde sur des renseignements de source ouverte et sur des aveux antérieurs que le demandeur avait faits aux autorités canadiennes pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation qui se livrait à de l’espionnage. Selon le défendeur, la preuve démontre que [traduction] « toutes les personnes qui ont fréquenté l’établissement où le demandeur enseignait faisaient partie du renseignement militaire chinois ou avaient des liens avec celui-ci », et que les enseignants se livraient activement à de l’espionnage. La lettre d’équité procédurale envoyée au demandeur ne manquait pas de précision et il a eu une possibilité réelle de participer à l’examen de la demande.

[49] Le défendeur soutient que l’article 33 de la LIPR dispose que la norme de preuve relative à l’interdiction de territoire est celle des « motifs raisonnables de croire » que des faits sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. La norme exige davantage qu’un simple soupçon et doit posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 aux para 114-117; Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) v Gaytan, 2021 FCA 163 au para 40. Le défendeur ajoute qu’« être membre » au sens de l’alinéa 34(1)f) n’exige pas qu’une personne appartienne officiellement à l’organisation ou qu’elle participe réellement aux actes de celle-ci : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 aux para 29, 30.

[50] En ce qui concerne la première question, celle relative à la décision raisonnable, le défendeur soutient que la conclusion selon laquelle il y avait des motifs de croire que le 3 APL et l’ILEL se livraient à des actes d’espionnage était raisonnable, puisque la preuve démontre que le 3 APL était responsable d’actes d’espionnage envers le Canada et que l’ILEL a formé des linguistes qui se sont livrés à de l’espionnage. En plus des éléments de preuve provenant de sources ouvertes, le défendeur fait valoir que le demandeur lui-même a confirmé le lien entre l’ILEL et le 3 APL lors de son entrevue en 1997.

[51] Le défendeur fait remarquer que, dans son formulaire de demande, le demandeur a qualifié son expérience initiale non pas de celle d’un civil, mais de celle d’un service militaire et/ou paramilitaire pour lequel il avait un commandant, et il a fourni un formulaire « Détails sur le service militaire » dans lequel il a inclus son emploi à l’ILEL. Le défendeur note également que le demandeur a déclaré avoir été [traduction] « démobilisé » à l’issue de ce service au sein de l’APL. Le demandeur a également dit aux autorités canadiennes lors de l’entrevue de 2017 qu’il était commandant adjoint. Le défendeur souligne que le demandeur s’appuie uniquement sur ses souvenirs des entrevues de 1997 et de 2017, comparativement aux notes prises de façon contemporaine par les agents.

[52] En ce qui concerne la deuxième question, le défendeur soutient d’abord que le demandeur n’a pas démontré qu’il s’était vu refuser la possibilité de participer utilement au processus. Le défendeur soutient que l’équité procédurale n’exige pas que les demandeurs reçoivent tous les renseignements dont disposent les autorités de l’immigration, surtout lorsque ces renseignements soulèvent des préoccupations en matière de sécurité nationale. Le droit d’un individu à l’équité procédurale peut devoir être concilié avec le devoir d’assurer la sécurité nationale : Amiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 205 [Amiri] aux para 31-36.

[53] Le défendeur fait valoir que la lettre d’équité procédurale ne manquait pas de précision, mais qu’elle fournissait des détails sur la nature des allégations en ce qui concerne les activités du demandeur et celles des organisations auxquelles il était affilié. Le défendeur soutient que la lettre d’équité procédurale et les liens qui y sont contenus ont révélé au demandeur les éléments suivants :

  1. L’allégation selon laquelle le demandeur pourrait être interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f);

  2. Le fait que cette allégation est fondée sur des renseignements fournis par le demandeur et trouvés dans des sources ouvertes;

  3. Il existe des motifs raisonnables de croire que l’emploi du demandeur à l’ILEL fait de lui un membre du 3 APL;

  4. Les sources ouvertes appuient le fait que l’ILEL relève du 3 APL;

  5. Le 3 APL est la principale agence chinoise du renseignement sur les communications;

  6. Le 3 APL a ciblé le Canada et ses pays alliés;

  7. Le contenu des deux rapports joints, y compris la déclaration selon laquelle les linguistes du 3 APL reçoivent une formation linguistique à l’ILEL.

[54] Le défendeur fait valoir que la réponse du demandeur à la lettre d’équité procédurale ne tenait presque pas du tout compte des doutes, car elle ne faisait aucune mention de la plupart des allégations et n’a fourni aucun document pour réfuter ces doutes. Selon le défendeur, ce facteur est important parce que dans son autre affidavit, le demandeur soulève des questions et des arguments qu’il prétend avoir fournis à l’agent, sans toutefois l’avoir fait. Par exemple, le défendeur souligne que, dans son affidavit, le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur en ce qui concerne la structure militaire. Cependant, la lettre d’équité procédurale traite expressément du lien entre le 3 APL et l’ILEL, un élément que le demandeur n’a pas abordé. De même, le défendeur fait remarquer que le demandeur aurait pu fournir, comme il l’a mentionné dans son affidavit, son certificat de démobilisation et des lettres de soutien d’anciens pairs ainsi que sa réponse à la lettre d’équité procédurale où il affirme qu’il n’avait pas de grade militaire. Par conséquent, le défendeur fait valoir que la lettre d’équité procédurale fournie était amplement suffisante pour permettre au demandeur de dissiper les doutes de l’agent.

[55] Deuxièmement, le défendeur soutient que le fait que les rapports de l’ASFC et du SCRS n’ont pas été communiqués ne constituait pas un manquement à l’équité procédurale. Selon l’argument avancé, la question pertinente n’est pas de savoir si le document a été remis au demandeur, mais si les renseignements lui ont été communiqués : Gebremedhin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 380 au para 9; Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883 aux para 22-27. De même, le défendeur invoque les paragraphes 30 à 34 de la décision Karahroudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 522, que j’ai rendue, où j’ai écrit que le défaut de fournir les documents précis au demandeur ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. Ce qui importe, c’est de savoir si le demandeur a eu une connaissance suffisante des renseignements sur lesquels la décision était fondée : AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 461 [AB] au para 31.

[56] Le défendeur soutient qu’il est évident, selon les propres affidavits du demandeur, que beaucoup plus de renseignements auraient pu être fournis à l’agent et que le demandeur a pu participer utilement au processus, mais qu’il n’a pas fourni de réponse appropriée.

[57] Le défendeur fait valoir que le demandeur cherche à faire apprécier à nouveau la preuve lorsqu’il se plaint de la façon dont l’agent a traité les renseignements provenant de sources ouvertes. Le défendeur soutient que la preuve provenant de sources ouvertes démontre l’existence de liens entre l’ILEL et le 3 APL et que, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, le député néo-zélandais M. Yang a reconnu avoir enseigné à des espions à l’établissement. De plus, deux des articles s’appuient sur l’opinion d’experts pour affirmer que l’ILEL est lié aux services du renseignement chinois et que les personnes travaillant pour l’ILEL se livraient activement à de l’espionnage, même si elles n’étaient pas en uniforme.

[58] Enfin, en ce qui concerne les antécédents du demandeur en matière d’immigration, le défendeur fait remarquer qu’il n’est pas interdit aux agents d’immigration de réexaminer l’admissibilité d’une personne qui avait déjà été jugée admissible.

C. Analyse

[59] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit commencer par les motifs du décideur et évaluer s’ils justifient le résultat : Vavilov, au para 99. La cour est également chargée d’examiner les conséquences de la décision sur la personne visée. Le décideur a la responsabilité accrue de justifier sa décision lorsque les conséquences peuvent être graves. Le défaut de traiter de ces conséquences peut se révéler déraisonnable : Vavilov, aux para 133-135.

[60] En l’espèce, le demandeur est un professeur de langues à la retraite âgé de 68 ans qui a déjà été accepté comme immigrant ayant le droit d’établissement et qui a obtenu la citoyenneté canadienne, et il veut maintenant revenir ici pour y passer sa retraite avec son épouse et sa fille, qui sont des citoyens canadiens. Il a obtenu à maintes reprises la permission d’entrer au Canada, notamment à l’aide d’un visa de visiteur à long terme. Les conséquences de la décision par laquelle le demandeur a été interdit de territoire dans la présente situation sont particulièrement sévères. À mon avis, l’agent n’a pas traité ces considérations de façon appropriée.

[61] Je conviens avec le défendeur qu’il n’est pas interdit à un agent de réexaminer l’admissibilité d’une personne qui avait déjà été jugée admissible. Toutefois, en choisissant de le faire, l’agent devait, dans les circonstances de l’espèce, justifier cette décision à la lumière des décisions contraires antérieures, en particulier la décision rendue en 2017 lorsque l’agent chargé de l’entrevue avait sans doute un motif de juger le demandeur interdit de territoire, mais a choisi de ne pas le faire. La loi n’avait pas changé et les sources ouvertes mentionnées par l’agent dans la décision dataient de 2011 et de 2012, respectivement. Les brèves remarques de l’agent n’expliquent pas pourquoi il a été décidé de s’écarter des décisions antérieures. Au vu de la présente affaire, il est difficile de comprendre pourquoi les autorités canadiennes n’ont eu aucun doute quant au fait que le demandeur s’était rendu au Canada et était reparti pendant de nombreuses années, mais la situation a changé lorsque son épouse l’a parrainé pour qu’il revienne ici pour prendre sa retraite.

[62] Il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation de la preuve à celle du décideur. Toutefois, les sources sur lesquelles l’agent s’est fondé n’appuient pas pleinement les conclusions tirées dans la décision. Les sources, par exemple, n’étayent pas la conclusion selon laquelle le demandeur avait un grade militaire, décrit comme [traduction] « commandant adjoint », alors qu’il enseignait à l’ILEL entre 1969 et 1987. Cette conclusion semble avoir été tirée uniquement sur la base des notes prises lors de l’entrevue menée au point d’entrée en juillet 2017 et n’est pas conforme à la description de la structure de commandement de l’APL décrite dans les deux sources ouvertes citées par l’agent. Si celui-ci avait examiné attentivement la structure décrite dans ces sources, la notion selon laquelle le demandeur était un [traduction] « commandant adjoint » au sein de l’APL aurait été invraisemblable.

[63] Le demandeur fait valoir qu’il a mentionné le grade comme une équivalence approximative de son niveau universitaire en tant que professeur. Les notes de l’entrevue de juillet 2017, contrairement à beaucoup d’autres que la Cour a vues, ne comprennent pas les questions posées et les réponses fournies. Il s’agit plutôt d’un résumé de l’entrevue qui, par conséquent, n’a qu’une valeur limitée en tant que compte rendu de ce qui a été dit à cette occasion.

[64] L’agent n’a pas tenu compte du contenu intégral des deux sources ouvertes sur lesquelles il s’est appuyé, qui fournissent des détails considérables sur l’organisation et la structure de commandement du 3 APL. À la lumière de ces renseignements, il est difficile de comprendre comment le demandeur pourrait être considéré comme un officier supérieur du 3 APL alors qu’il travaillait comme professeur de langues à l’ILEL.

[65] De plus, je souligne que les renseignements obtenus du SCRS qui ont été extraits et inclus dans le rapport de la DFSN comprennent des notes tirées d’une entrevue que le Service a menée avec le demandeur en 1997. À ce moment-là, selon le rapport, le demandeur a reconnu que l’ILEL était un institut militaire de la République populaire de Chine utilisé pour former les officiers de l’APL, y compris les membres du 3 APL, et il a décrit son rôle comme étant celui d’un civil sans grade militaire.

[66] À mon avis, tant l’évaluation de la DFSN que les motifs de décision de l’agent témoignent d’un effort exagéré visant à établir que le demandeur était un membre du 3 APL et que, par conséquent, il était interdit de territoire. L’évaluation de la DFSN va plus loin et mentionne [qu’][traduction] « il existe également des motifs raisonnables de croire que le demandeur lui-même s’est livré à de l’espionnage, au sens de l’alinéa 34(1)a) ». Cette affirmation est fondée sur une analyse douteuse de la notion de facilitation dans le contexte de l’espionnage, étayée par une phrase d’un jugement oral de 1991 pour laquelle aucune jurisprudence n’est fournie : Shandi (Re), [1991] ACF no 1319 au para 17.

[67] Le décideur dans l’affaire qui nous occupe ne s’est peut-être pas fondé sur cette affirmation, car il n’en a pas fait mention dans les motifs fournis. Toutefois, à des fins de référence future et de certitude accrue, je suis d’avis que l’idée selon laquelle le demandeur s’est livré à de l’espionnage simplement en enseignant l’anglais à des membres du 3 APL qui ont par la suite été chargés de surveiller les communications interceptées à des postes d’écoute en Chine ou à l’étranger est dénuée de fondement. Quel que soit le sens que peut avoir la facilitation dans le contexte de l’espionnage, sens qui reste à déterminer dans le cadre d’une autre affaire, l’agent est allé trop loin.

[68] L’agent a conclu que l’emploi du demandeur en tant que membre du personnel enseignant de l’ILEL équivalait à une appartenance au 3 APL, en se fondant en partie sur le nombre d’années qu’il avait passées au sein de l’APL à titre d’étudiant. Il ne ressort pas clairement des motifs que l’agent a tenu compte des éléments de preuve qui allaient à l’encontre de cette conclusion, comme la longue carrière universitaire du demandeur en Chine et à l’étranger, y compris au Canada, et l’observation de la DFSN selon laquelle l’ILEL était une organisation distincte, même si l’appartenance à l’une n’exclut pas le fait d’être membre de l’autre.

[69] Un autre élément qui pose problème est le fait que l’agent s’est appuyé sur des articles de presse concernant des commentaires attribués à un député néo-zélandais, qui semblent avoir été sortis de leur contexte et mal interprétés. Cela ne constituerait pas en soi une erreur susceptible de contrôle. Cependant, l’effet cumulatif de cette erreur et de mes réserves quant au fait que l’agent s’est appuyé sur les autres sources ouvertes m’amène à conclure que la décision ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable. La retenue ne m’oblige pas à faire abstraction de ce que je considère être des lacunes graves dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle.

[70] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, je conviens avec le demandeur qu’il n’a pas reçu suffisamment de renseignements pour comprendre les allégations portées contre lui. Dans la lettre d’équité procédurale, l’agent ne fait référence qu’aux deux documents provenant de sources ouvertes tierces mentionnés ci-dessus, et aucun d’eux n’apporte d’éléments de preuve crédibles et convaincants permettant de conclure que l’ILEL se livre à des actes d’espionnage.

[71] Si j’admets que le contenu de l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs de visa se situe à l’extrémité inférieure du spectre et que la quantité de renseignements fournis pourrait devoir être soupesée par rapport à des considérations de sécurité nationale, ce qui a été fourni en l’espèce dans la lettre d’équité procédurale est insuffisant, à mon avis, et aucune retenue n’est exigée.

[72] Dans la décision AB citée par le défendeur, le juge Fothergill a écrit ce qui suit :

[30] Même à l’extrémité inférieure du spectre, l’équité procédurale exige généralement que le demandeur reçoive les renseignements sur lesquels la décision est fondée, de façon à ce qu’il puisse présenter sa version des faits et corriger au besoin les erreurs ou les malentendus. Toutefois, l’équité procédurale n’exige pas que les demandeurs reçoivent la totalité des renseignements en possession des autorités de l’immigration (Amiri, au para 33). De plus, le droit d’une personne d’obtenir une décision à l’égard d’une demande de visa et d’obtenir un contrôle judiciaire de cette décision conformément à la loi, y compris selon les normes d’équité procédurale, peut devoir être concilié avec le devoir de l’État de protéger la sécurité nationale (Karahroudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 522 [Karahroudi] au para 27).

[31] La divulgation complète des renseignements en possession du ministre n’est pas toujours nécessaire si l’essentiel du contenu ou des préoccupations soulevées est communiqué au demandeur (Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879 au para 105). Ce qui importe, c’est de savoir si le demandeur a eu une connaissance suffisante des renseignements sur lesquels la décision était fondée et s’il a eu la possibilité de participer de façon significative au processus décisionnel (Karahroudi, para 33; Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49 au para 22).

[Non souligné dans l’original.]

[73] En l’espèce, la lettre d’équité procédurale n’était pas assez précise. L’agent a écrit qu’il avait des doutes [traduction] « compte tenu de la totalité de la preuve dont [il] disposai[t] ». La lettre d’équité procédurale était trompeuse sur ce en quoi consistait cette [traduction] « totalité de la preuve ». Par exemple, la lettre d’équité procédurale mentionne que des sources ouvertes ont été consultées, mais n’en cite que deux, alors que les notes du SMGC renvoient à au moins sept documents différents sur lesquels l’agent s’est appuyé. En plus de ces sources, l’agent a utilisé 1) des déclarations faites par le demandeur en 1997; 2) des déclarations faites par le demandeur en 2017; 3) un rapport du SCRS daté d’octobre 2020; et 4) une évaluation de l’interdiction de territoire de la DFSN datée d’avril 2021. Le défaut de communiquer ces rapports était problématique parce que ces documents [traduction] « ont guidé le processus décisionnel », comme l’a conclu la juge Mactavish au paragraphe 31 de la décision Amiri.

[74] Le demandeur n’a pas eu la possibilité réelle et équitable de discuter des doutes de l’agent. Je conviens avec le défendeur que l’équité n’exige pas la communication de chaque document sur lequel le décideur s’est appuyé, mais exige plutôt que le demandeur ait une compréhension suffisante de l’essentiel des doutes soulevés. Cela ne s’est pas produit en l’espèce. Par exemple, comme le demandeur l’a fait valoir, il ne pouvait pas s’attendre à ce que des commentaires qu’il avait formulés il y a des années ou des décennies, et qu’il avait probablement oubliés, seraient utilisés contre lui dans le cadre de la présente demande. Il n’a pas eu l’occasion de répondre aux doutes soulevés par ces déclarations, en particulier sa remarque qui figure dans les notes d’entrevue de juillet 2017 et qui lui a été reprochée, selon laquelle il avait été un [traduction] « commandant adjoint » de l’APL. Comme je l’ai déjà mentionné, je considère que cette remarque n’est pas plausible à la lumière de la preuve concernant la structure de commandement de l’APL.

V. Conclusion

[75] Il n’est pas contesté que le 3 APL était un département de l’armée chinoise qui recueillait des renseignements d’origine électromagnétique et qui, à cette fin, avait besoin d’employés qui comprenaient les langues étrangères à peu près de la même manière que les organismes semblables dans d’autres pays, dont le Canada. Il n’est pas non plus contesté que l’ILEL a formé des linguistes qui étaient employés par le 3 APL à cette fin. La controverse en l’espèce est de savoir si, en enseignant l’anglais à des étudiants de l’ILEL, y compris à certains qui étaient peut-être à l’emploi du 3 APL, le demandeur était de ce fait membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes d’espionnage dirigés contre le Canada ou contraires aux intérêts du Canada. Bien que le fait d’être membre soit un concept large dans le contexte de l’article 34 de la LIPR, il ne peut pas être étendu à l’infini.

[76] À mon avis, les motifs fournis pour la décision faisant l’objet du présent contrôle ne justifiaient pas le résultat, particulièrement à la lumière des graves conséquences pour le demandeur. La décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Je suis également convaincu que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale en ce que la lettre d’équité procédurale ne lui a pas fourni un fondement suffisant pour comprendre les doutes de l’agent au sujet de son admissibilité. Par conséquent, il s’est vu refuser la possibilité de répondre pleinement à ces doutes.

[77] Pour ces motifs, la demande sera accueillie, la décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[78] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale et aucune ne sera certifiée. La présente affaire repose sur des faits très particuliers.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1374-22

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1374-22

INTITULÉ :

LIPING GENG c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mai 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 2 juin 2023

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

Pour le demandeur

David Knapp

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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