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Date : 20 230 607


Dossier : T‐1890‐21

Référence : 2023 CF 802

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 juin 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

DOUGLAS RANDAL BOLDT

demandeur

et

LE COLLÈGE DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION ET EN CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Douglas Randal Boldt, est un consultant en immigration autorisé qui est réglementé par le défendeur, le Collège des consultants en immigration et en citoyenneté [le CCIC ou le Collège], autrefois appelé le Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada [le CRCIC].

[2] Le 30 août 2017, ou aux environs de cette date, une plainte a été déposée contre le demandeur auprès du CRCIC [la plainte] par une ancienne cliente du nom de Rose Hongmei Ju [la plaignante ou RHJ]. L’affaire a été renvoyée à un jury du Comité de discipline [le jury] en juin 2018, et le jury a entendu la plainte au fond au début de novembre 2020 [l’audience disciplinaire].

[3] Le 1er mars 2021, le jury a conclu que le demandeur avait commis un manquement professionnel du fait qu’il avait enfreint quatre articles du Code d’éthique professionnelle du CRCIC [le Code] : CRCIC c Boldt, 2021 CRCIC 5 [la décision disciplinaire]. Dans sa décision rendue le 3 décembre 2021 (sous les auspices du Collège), le jury a infligé au demandeur diverses sanctions, dont une suspension de sa licence et l’obligation d’en informer tous les clients qu’il avait à ce moment-là : CCIC c Boldt, 2021 CCIC 33 [la décision sur les sanctions].

[4] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire du fond de la décision disciplinaire, ainsi que de certaines décisions interlocutoires qui ont été rendues pendant le règlement de la plainte [collectivement, les « décisions »].

[5] Le demandeur a également déposé une requête visant à faire suspendre la décision sur les sanctions en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire sur le fond. Dans une ordonnance et des motifs datés du 23 décembre 2021, le juge McHaffie a conclu que le demandeur avait soulevé au moins une question sérieuse dans le cadre de la demande, et qu’au vu des conséquences permanentes que les sanctions temporaires risquent d’entraîner, il subira un préjudice irréparable si la suspension n’était pas accordée : voir Boldt c Collège des consultants en immigration et en citoyenneté, 2021 CF 1456 [Boldt 2021].

[6] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande.

II. Le contexte

A. Les faits

[7] Le demandeur est devenu consultant en immigration autorisé en 2008 et il exerce ses activités dans le cadre d’une entreprise nommée VisaMax Ltd. [VisaMax], à Winnipeg, au Manitoba. Par l’entremise de VisaMax, le demandeur a commencé, en 2010, à représenter RHJ ainsi que le mari de cette dernière, ZC, tous deux des ressortissants chinois. Le demandeur a aidé RHJ à obtenir un permis d’études dans le cadre d’un programme offert en Colombie‐Britannique, dans l’espoir qu’elle devienne admissible à un permis de travail postdiplôme. VisaMax a aussi aidé ZC à obtenir un permis de travail ouvert, grâce au visa d’étudiant de RHJ.

[8] VisaMax partage ses locaux avec une agence de voyages, Bowen Travel [B Travel], qui appartient à BL, la petite amie du demandeur. B Travel aidait les clients immigrants de VisaMax à organiser leurs voyages.

[9] Pendant qu’il était à la recherche d’un emploi grâce à son permis de travail ouvert, ZC a proposé à BL de lancer une entreprise afin d’être admissible au programme des travailleurs qualifiés du Programme des candidats des provinces [PCP] du Manitoba. ZC et BL ont ainsi créé une société appelée Westcan Equipment Ltd. [Westcan], qui n’a été constituée qu’au nom de BL. ZC est resté trois semaines à Winnipeg aux environs de février 2012 pour mettre l’entreprise sur pied et, durant ce séjour, il a habité chez le demandeur.

[10] Le 25 mars 2012, RHJ a envoyé à BL, pour le compte de ZC, une traite bancaire d’une somme de 60 000 $, au nom de Westcan, que BL a déposée dans le compte bancaire de Westcan. L’intention était que ZC travaille pour Westcan et qu’au moins une partie des 60 000 $ serve à le rémunérer. Toutefois, cet arrangement a été très bref, car ZC est retourné rapidement en Colombie‐Britannique pour rejoindre RHJ.

[11] Après la fin de son programme d’études, RHJ a effectué un stage chez B Travel. Elle a ensuite été embauchée par B Travel en tant qu’employée à temps plein munie d’un permis de travail postdiplôme, puis d’un permis de travail fermé, obtenu dans le cadre du PCP du Manitoba. Même si ce permis n’autorisait RHJ à travailler que pour B Travel, elle a également fourni des services de « coordonnatrice en matière d’immigration » pour VisaMax.

[12] À peu près à l’époque où RHJ est entrée au service de B Travel, on a appris que ZC était recherché en Chine pour des accusations criminelles de détournement de fonds. ZC et RHJ ont divorcé en 2013, en partie à cause de préoccupations suscitées par l’effet de ces accusations sur la demande de résidence permanente canadienne que RHJ avait déposée, mais ils ont continué de vivre ensemble à Winnipeg. ZC est retourné en Chine en 2016, et il a été reconnu coupable.

[13] Le 11 juin 2017, la demande de résidence permanente de RHJ a été rejetée. Elle a été jugée interdite de territoire au Canada pour fausse déclaration parce que son divorce était un divorce « de convenance » et qu’elle avait effectué des travaux non autorisés pour VisaMax.

[14] Après le rejet de sa demande de visa, RHJ a cessé de faire affaire avec le demandeur et a retenu les services d’un avocat. Le 23 juin 2017, RHJ a demandé à BL de lui rembourser l’investissement de 60 000 $. Elle a également demandé au demandeur de lui remettre le dossier d’immigration la concernant détenu par VisaMax. Le demandeur a présenté à RHJ une facture de 43 325 $ pour les services d’immigration qu’il avait fournis et lui a demandé de signer une renonciation en échange de son dossier. La renonciation avait pour effet de dégager le demandeur, VisaMax, BL et B Travel de toute réclamation éventuelle que RHJ pourrait avoir contre eux, y compris en lien avec l’investissement commercial.

[15] RHJ n’a pas signé la renonciation et a déposé sa plainte le 30 août 2017 ou aux environs de cette date.

B. L’avis de renvoi

[16] Après le dépôt de la plainte de RHJ, une enquête a été lancée et l’affaire a été renvoyée au Comité de discipline. Dans l’avis de renvoi, qui a été donné à la fin de juin 2018, il était indiqué que le demandeur aurait commis un manquement professionnel pour les motifs suivants :

  1. il n’a pas fourni à RHJ et à ZC une convention de mandat pour les divers services qu’il leur avait fournis en tant que représentant;

  2. il a facturé des honoraires excessifs et déraisonnables;

  3. il n’a pas remis à RHJ son dossier complet lorsqu’il s’est retiré de l’affaire;

  4. il a fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ lorsqu’il lui a permis de travailler pour VisaMax [la cinquième allégation];

  5. il a fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC lorsqu’il a facilité leur alliance commerciale relative à Westcan et leur investissement de 60 000 $;

  6. il a fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC s’agissant des 60 000 $ parce qu’il n’a pas donné instruction à BL de restituer les fonds.

C. Les procédures et les ordonnances concernant la production des dossiers d’immigration de RHJ

[17] Pour se défendre contre la plainte, le demandeur a demandé aux gouvernements du Canada et du Manitoba de lui communiquer le dossier d’immigration complet de RHJ. Comme le CRCIC n’avait pas le pouvoir d’exiger la production de ces documents, l’avocate du CRCIC a consenti à ce que son client facilite la demande de production de dossier présentée par un tiers lors d’une conférence préparatoire, qui a eu lieu le 9 août 2018.

[18] Le 21 août 2018, l’avocate du CRCIC a envoyé à la conseillère qui représentait alors le demandeur le dossier d’immigration complet de RHJ dont disposait le gouvernement du Canada jusqu’en date du septembre 2017. La conseillère du demandeur a répondu en demandant le reste du dossier, soit les documents postérieurs à septembre 2017.

[19] Le 15 octobre 2018, le Comité de discipline a ordonné à l’avocate du CRCIC de faciliter la demande de production du dossier d’immigration complet de RHJ que le Canada et le Manitoba détenaient depuis 2010. L’ordonnance indiquait en partie ce qui suit :

[traduction]

Que l’avocate de [CRCIC] facilite l’exécution d’une demande présentée par l’entremise du conseiller de la plaignante pour que celle-ci signe le formulaire IMM 5744 et le formulaire de Demande d’accès en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée [le formulaire de demande d’accès à l’information], en vue d’obtenir une copie des dossiers d’immigration complets de la plaignante [...]

D. Les décisions interlocutoires

[20] En mars 2019, certains des documents demandés ont été fournis. À la conférence préparatoire du 25 avril 2019, RHJ n’avait toujours pas signé le formulaire d’accès à l’information. En mai 2019, le demandeur a déposé une requête pour faire rejeter la plainte. En juin 2019, le Comité de discipline a de nouveau ordonné à l’avocate du CRCIC de faciliter la production des dossiers d’immigration complets de RHJ au plus tard le 13 décembre 2019. Le 12 novembre 2019, le Comité de discipline a rejeté la requête présentée par le demandeur en mai 2019 au motif qu’elle était prématurée.

[21] En février 2020, le demandeur a déposé une seconde requête en vue de faire rejeter la plainte, laquelle était en partie fondée sur le fait que le défendeur n’avait pas communiqué les documents. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si, dans cette requête, le demandeur a également invoqué les retards comme motif de rejet distinct.

[22] Le 20 mai 2020, le Comité de discipline a rejeté la seconde requête au motif que le CRCIC n’avait pas le pouvoir de contraindre RHJ à produire des documents et qu’il n’était donc contrevenu à aucune ordonnance. Au contraire, l’avocate du CRCIC était intervenue pour faciliter la production des documents, comme l’exigeaient les ordonnances. Le Comité de discipline a également conclu que le demandeur n’avait pas établi la pertinence des documents demandés pour sa défense ni l’ampleur du préjudice qu’il subirait s’il n’y avait pas accès. Citant l’arrêt R c La, [1997] 2 RCS 680 [La], le Comité de discipline a souligné que le meilleur moyen pour évaluer l’incidence des documents manquants est d’entendre toute la preuve : au para 27.

E. L’audience disciplinaire et la décision disciplinaire

[23] Le jury a instruit la plainte en quatre séances au début de novembre 2020. Le demandeur a agi pour son propre compte à l’audience disciplinaire et il a déposé une requête préliminaire en vue d’obtenir les échanges entre l’avocate du CRCIC et le conseiller de RHJ au sujet de la production des dossiers d’immigration demandés. Le jury a rejeté cette requête après avoir conclu que les échanges étaient protégés par le privilège relatif au litige et qu’ils n’étaient pas pertinents pour la défense du demandeur contre la plainte.

[24] Le 1er mars 2021, le Comité de discipline a rendu sa décision au fond. Le jury n’a pas conclu que le demandeur avait facturé des honoraires déraisonnables ou excessifs ni fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ en lui permettant de travailler pour VisaMax. Il a toutefois jugé que le demandeur avait commis un manquement professionnel du fait qu’il avait enfreint de nombreux articles du Code, à savoir :

  1. il n’avait pas fourni à ZC une convention de mandat pour la représenter relativement à une demande de visa à entrées multiples et une demande de permis de travail;

  2. il n’avait pas fourni à RHJ une convention de mandat pour la représenter relativement aux aspects suivants : demande de permis de travail postdiplôme, demande dans le cadre du Programme des candidats du Manitoba, permis de travail fermé autorisant RHJ à travailler chez B Travel, demande de candidature fédérale et deux lettres d’équité procédurale;

  3. il n’avait pas fourni à RHJ son dossier complet lorsqu’il s’est retiré de l’affaire;

  4. il avait fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC lorsqu’il a encouragé ZC à conclure une alliance commerciale avec BL et à verser à celle‐ci la somme de 60 000 $ dans le cadre de cet accord [allégation no 6];

  5. il avait fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC en ne donnant pas instruction à BL de restituer les fonds.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[25] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soulève plusieurs questions en litige :

  • 1)le Comité de discipline a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait eu aucun manquement aux ordonnances interlocutoires de production de documents et en donnant suite à la plainte en l’absence d’une divulgation complète des documents de RHJ;

  • 2)il était déraisonnable de la part du jury de rejeter sa demande de divulgation des échanges entre l’avocate du CRCIC et le conseiller de RHJ;

  • 3)il était déraisonnable de la part du jury de le priver de son droit de contre‐interroger la plaignante;

  • 4)le jury a commis une erreur dans son analyse de la crédibilité;

  • 5)il était déraisonnable de la part du jury de conclure qu’il avait commis un manquement professionnel au titre de l’allégation no 6, c’est‐à‐dire qu’il aurait fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC lorsqu’il a facilité l’alliance commerciale et l’investissement de 60 000 $;

  • 6)le jury a fait naître une crainte raisonnable de partialité;

  • 7)le temps qui s’est écoulé entre le dépôt de la plainte, aux environs de septembre 2017, et la décision sur les sanctions, en décembre 2021, constituait un abus de procédure et un manquement à l’équité procédurale.

[26] Les parties s’entendent sur la norme de contrôle qui s’applique aux diverses questions dont la Cour est saisie. Il est présumé que la norme de contrôle judiciaire sur le fond est celle de la décision raisonnable et que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 23; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79.

[27] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de retenue, mais rigoureuse : Vavilov, aux para 12‐13. La cour de révision est tenue de s’assurer que la décision soumise à un contrôle, y compris le raisonnement qui la sous-tend et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable est celle qui repose sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont dispose le décideur, ainsi que de l’effet de la décision sur les personnes qui sont touchées par ces conséquences : Vavilov, aux para 88‐90, 94 et 133‐135.

[28] Pour qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur se doit d’établir qu’elle contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou tous les doutes au sujet d’une décision qui justifient que l’on intervienne. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve soumise au décideur, et elle ne devrait pas modifier les conclusions de fait de celui-ci, à moins de circonstances exceptionnelles : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou les insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

[29] Certains des arguments qu’invoque le demandeur sont formulés sous l’angle du caractère raisonnable, mais je conviens avec lui que, dans le cas d’un grand nombre des questions soulevées, il y a un chevauchement entre le caractère raisonnable et l’équité procédurale : Vavilov, aux para 76‐77, faisant référence à l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], aux para 22‐23. Par conséquent, lorsqu’il conviendra de le faire, j’analyserai chacune des questions que le demandeur a soulevées en gardant à l’esprit le caractère raisonnable et l’équité procédurale.

A. Le jury a‐t‐il déraisonnablement privé le demandeur de son droit de contre‐interroger la plaignante?

[30] Le demandeur fait valoir que le jury a manqué à l’équité procédurale en rejetant sa demande de contre‐interroger RHJ à l’audience disciplinaire. Il souligne le rôle fondamental que joue le contre‐interrogatoire dans la fonction de recherche de la vérité qu’exécutent les tribunaux, une fonction qui s’applique tout autant dans le contexte administratif : Rezmuves c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 973, au para 29. Le demandeur soutient de plus que le jury n’a pas respecté les critères énoncés dans la décision Emery v Alberta (Appeals Commission of the Worker Compensation Board), 2000 ABQB 704 [Emery], au para 23.

[31] Ce qui était en cause en l’espèce était le droit du demandeur de contre‐interroger RHJ sur ses dossiers d’immigration. Plus précisément, le demandeur souhaitait poser des questions à RHJ au sujet des pages que RHJ ou son conseiller auraient irrégulièrement retranchées ou retirées du bureau de VisaMax. Au vu des numéros de page non consécutifs dans les documents communiqués qui se rapportaient au dossier d’immigration de RHJ, le demandeur allègue que 2 669 pages de ce dossier ont été retirées.

[32] Le demandeur soutient que le jury a créé l’attente légitime qu’il aurait le droit de contre‐interroger RHJ au sujet de son allégation. À l’audience disciplinaire, le demandeur a tenté d’expliquer comment il savait que des documents avaient été retirés du dossier de RHJ. Le jury a répondu ainsi : [TRADUCTION] « Vous pouvez [...] contre‐interroger la plaignante à ce sujet ». De plus, quand le demandeur a avancé que le conseiller de RHJ avait retiré les deux tiers des documents que l’on avait ordonné de produire, le jury a indiqué une fois de plus : [TRADUCTION] « [C]’est un point à propos duquel vous pouvez interroger la plaignante ».

[33] Le demandeur affirme toutefois que lorsqu’il a tenté plus tard de contre-interroger la plaignante, l’avocate du CRCIC s’y est opposée au motif qu’il n’avait pas établi que les 2 669 pages avaient été retirées du dossier. Plutôt que d’autoriser le demandeur à expliquer la raison pour laquelle il était arrivé à cette conclusion, le jury a demandé : [TRADUCTION] « Dans quel but? ». Le jury a ensuite conclu que les documents en question étaient, de toute façon, peu pertinents.

[34] De plus, le demandeur souligne que, peu après, l’avocate du CRCIC a admis qu’elle savait comment le demandeur était arrivé au chiffre de 2 669, mais elle a affirmé que les documents en question n’étaient pas pertinents. Il soutient que cette position contredisait ce que l’avocate avait déclaré plus tôt, à savoir que : [TRADUCTION] « [E]n tant que procureure, j’ai dit que j’aiderais parce que [...] M. Boldt a affirmé que cela était pertinent pour sa défense, ce qui m’a paru logique parce qu’il s’agit des dossiers de la plaignante et la plaignante, c’est elle ».

[35] Le demandeur estime que le fait que le jury l’ait privé de l’attente légitime, créée par le jury lui-même, de contre‐interroger RHJ est une situation sans issue, et il fait valoir que le jury a manqué à l’équité procédurale en le privant d’un moyen « essentiel » de présenter sa thèse de manière efficace, complète et équitable : Innisfil Township c Vespra Township, [1981] 2 RCS 145, p 18; Baker, au para 26.

[36] Avant d’examiner les arguments qu’invoque le demandeur, il convient d’indiquer en premier lieu quels étaient les dossiers manquants à propos desquels le demandeur souhaitait contre‐interroger RHJ. La preuve à cet égard était restreinte.

[37] Pour commencer, il y avait un courriel daté du 21 août 2018 de la part de Mme Cook, l’ex-conseillère du demandeur, qui accusait réception des documents de la plaignante allant jusqu’à septembre 2017. Mme Cook demandait ensuite les documents du dossier qui se rapportaient à la période postérieure à septembre 2017.

[38] Il y avait aussi une lettre datée du 16 mars 2020 que le conseiller de RHJ avait rédigée après avoir reçu les documents envoyés par le gouvernement du Canada à la suite de la demande d’accès à l’information. Le conseiller avait indiqué qu’il avait retranché tous les documents datant d’après la période où le demandeur avait représenté RHJ au motif que les documents retranchés n’étaient pas pertinents à l’égard de la plainte et qu’ils étaient protégés.

[39] Compte tenu de ce qui précède, je conviens avec le défendeur que le jury disposait d’éléments de preuve révélant que certains des documents manquants dataient d’après septembre 2017.

[40] Le demandeur renvoie à l’ordonnance du 28 juin 2019 rendue par le Comité de discipline, enjoignant à l’avocate du CRCIC de faciliter la communication de plusieurs documents, dont les permis d’études et de travail de RHJ, datés entre 2011 et 2014, de même que ses documents de demande de résidence temporaire et permanente datés entre 2014 et 2017. Je suppose que ces documents font partie du dossier que RHJ aurait retiré de son bureau, selon ce qu’affirme le demandeur. Je souligne que RHJ a effectivement déclaré avoir retiré certains de ses dossiers personnels du bureau de VisaMax après son départ, ce qu’elle a justifié par le fait qu’elle n’a pas eu recours au demandeur pour certaines de ses demandes d’immigration et que, conformément à la pratique de l’entreprise, elle était en droit de reprendre ses dossiers personnels quand elle avait cessé de faire affaire avec VisaMax.

[41] En fin de compte, la preuve concernant le nombre de documents qui auraient été retirés du bureau de VisaMax demeure imprécise. Rien dans la preuve n’indique non plus si l’une des 2 669 pages vraisemblablement absentes des documents communiqués aurait été retirée du bureau de VisaMax, ou si elle aurait été créée après que RHJ a cessé de faire affaire avec le demandeur.

[42] Par ailleurs, je fais remarquer que la preuve indique que le demandeur est parvenu à obtenir les dossiers d’immigration de RHJ par la voie d’une procédure judiciaire distincte, et qu’il savait vraisemblablement quelles pages avaient été retranchées. Ce fait a été confirmé à l’audience disciplinaire lors de la discussion concernant la possibilité que le demandeur contre-interroge RHJ, lorsque ce dernier a proposé de produire un tableau illustrant les dossiers censément manquants. Malgré avoir été convié par le jury à produire pareil tableau, le demandeur semble ne jamais l’avoir fait.

[43] Un autre élément contextuel important, selon moi, est l’objectif poursuivi par le demandeur pour contre‐interroger RHJ sur les dossiers manquants à l’audience disciplinaire.

[44] Le défendeur souligne que le demandeur a fait valoir à l’audience disciplinaire que l’objectif du contre‐interrogatoire était de se défendre contre l’allégation selon laquelle il avait fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ lorsqu’il lui a permis de travailler pour VisaMax, ce qui allait à l’encontre des conditions de son permis de travail fermé. Le défendeur soutient qu’étant donné que le demandeur s’est défendu avec succès contre cette allégation, la question du non-respect du droit de ce dernier de contre‐interroger RHJ n’est pas pertinente dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[45] Les passages pertinents de la transcription que le défendeur a soulignés sont reproduits ci‐dessous :

[traduction]

M. BOLDT : Bon, ce qu’il y a de pertinent – ce qu’il y a de pertinent c’est que je me défends contre la cinquième accusation en me fondant sur deux moyens. L’un est la règle MacIntyre. Que même si – peu importe ce que j’ai fait, [RHJ] aurait été refusée. C’est là un élément crucial de ma défense et un aspect capital de cette défense est qu’il manque des renseignements dans le dossier; en fait, les deux tiers du dossier sont manquants. Comment faire pour rendre une décision sur ce que j’ai fait et ce que je n’ai pas fait, comment, comment – si j’ai été – si je me suis comporté de manière irrégulière?

[...]

M. BOLDT : Donc, en ayant – ceci étant dit avec respect, en ayant ces documents devant vous, vous serez mieux à même de déterminer quelles étaient les questions en litige, et si ce que j’ai fait a eu une incidence quelconque sur le refus de [RHJ]. C’est là le cœur de... le cœur de l’affaire. Et comment allez-vous le faire s’il manque les deux tiers du dossier?

[Non souligné dans l’original.]

[46] Je suis d’avis que l’extrait de la transcription qui précède étaye l’argument du défendeur portant que c’était dans le contexte de sa défense contre la cinquième allégation, celle qui se rapportait au travail non autorisé que RHJ avait fait pour VisaMax, que le demandeur avait sollicité de contre‐interroger cette dernière. Je tiens compte de l’argument du demandeur au sujet de l’attente légitime que le jury a créée et du changement de position apparent de l’avocate du CRCIC. Toutefois, comme le jury a rejeté la cinquième allégation, le demandeur demande essentiellement à la Cour d’infirmer une décision malgré le fait qu’il a contesté avec succès l’allégation en question.

[47] Dans le même ordre d’idées, comme le soutient le défendeur, aucune des allégations formulées contre le demandeur n’avait trait à la question de la compétence. Le CRCIC n’a pas non plus allégué, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, que celui-ci ne s’est pas opposé à la décision par laquelle la demande de résidence permanente de RHJ a été rejetée. Malgré les affirmations répétées du demandeur selon lesquelles des questions concernant [TRADUCTION] « ce que RHJ dissimulait » étaient pertinentes à l’égard de sa défense, j’estime raisonnable de la part du jury de s’être assuré que l’audience disciplinaire ne sorte pas du cadre des allégations formulées dans l’avis de renvoi.

[48] Le demandeur soutient de plus que la crédibilité de RHJ était un élément clé relativement aux autres allégations, notamment celles qui avaient trait à la restitution du dossier de la plaignante, à la participation du demandeur dans Westcan ainsi qu’à l’investissement de 60 000 $. Dans ce contexte, le demandeur aurait dû pouvoir contre‐interroger RHJ afin de mettre en doute sa crédibilité. Pour les motifs énoncés ci‐après, aux paragraphes 92‐103 des présents motifs, je ne suis pas convaincue que la crédibilité a été un facteur déterminant en l’espèce. En conséquence, je ne suis pas d’avis que la question de savoir si le demandeur aurait en mesure de mettre en doute la crédibilité de la plaignante en la contre‐interrogeant sur les dossiers manquants aurait eu une incidence quelconque sur l’issue de l’affaire.

[49] Je tiens également à souligner que le demandeur a bel et bien eu la possibilité de contre‐interroger RHJ sur les autres allégations, ce qui lui aurait permis de mettre en doute sa crédibilité. De plus, bien que le demandeur n’ait pas été en mesure de contre‐interroger RHJ sur les dossiers manquants, comme le jury l’a souligné, il lui était loisible de produire sa propre preuve – dont un tableau – à propos des dossiers qui manquaient et des éléments, le cas échéant, qui auraient été retirés du bureau de VisaMax. Le demandeur a décidé de ne pas préciser quels étaient les dossiers manquants.

[50] Comme le confirme la jurisprudence, le refus d’autoriser un contre‐interrogatoire, en soi, ne suffit pas pour établir un manquement à l’équité procédurale; le refus doit être examiné selon les circonstances de l’affaire : Emery, au para 24. Le demandeur n’a pas établi que le refus du jury de l’autoriser à contre‐interroger RHJ sur les documents manquants constitue un manquement à l’équité procédurale.

B. Le Comité de discipline a‐t‐il commis une erreur en concluant qu’il n’y avait eu aucun manquement aux ordonnances interlocutoires de production de documents et en donnant suite à la plainte en l’absence d’une divulgation complète des documents de RHJ?

[51] Le demandeur fait valoir que le Comité de discipline a manqué à l’équité procédurale en permettant à RHJ de témoigner sans fournir les documents demandés et en donnant suite à la plainte en l’absence de ces documents. Il ajoute que lorsqu’elle a rendu des ordonnances visant à faciliter et à garantir la production de ces dossiers, le CRCIC a créé l’attente légitime qu’il n’y aurait pas d’instruction sans les documents pertinents et probants, citant l’arrêt Baker, au paragraphe 26.

[52] Le demandeur cite également la décision Markandey v Ontario (Board of Ophthalmic Dispensers), [1994] OJ No 484 [Markandey] pour faire valoir l’importance de la divulgation complète de tous les renseignements utiles à la conduite d’une affaire : au para 43. De plus, il souligne que les principes de divulgation énoncés dans l’arrêt R c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326 [Stinchcombe] s’appliquent dans le contexte disciplinaire professionnel, où les exigences plus sévères en matière de divulgation se justifient par les conséquences sérieuses qu’il peut y avoir pour la carrière et la position sociale d’une personne : Sheriff c Canada (Procureur général), 2006 CAF 139 [Sheriff], au para 32.

[53] En l’espèce, le demandeur fait remarquer que, après la communication des dossiers demandés, le conseiller de RHJ en avait retranché les deux tiers en invoquant une [TRADUCTION] « revendication de privilège injustifiée ». Citant la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jozepovic, 2021 CF 536 [Jozepovic], il affirme que les exigences plus sévères en matière de divulgation ont préséance sur le privilège du litige que revendique l’avocat sur des documents d’enquête, vu les conséquences personnelles sérieuses qui sont en cause : au para 19.

[54] En outre, citant l’arrêt La, le demandeur soutient que, dans la décision du 20 mai 2020, il y a eu inversion du fardeau de la preuve du fait que le Comité de discipline a exigé qu’il démontre que les documents qu’il souhaitait obtenir étaient pertinents et qu’il subirait un préjudice s’il n’avait pas accès à ceux-ci. Le demandeur affirme que les documents demandés étaient manifestement probants et pertinents, car RHJ s’est fondée sur sa plainte pour demander le réexamen de la décision par laquelle sa demande de résidence permanente a été rejetée. Il ajoute qu’il était pertinent d’examiner si les allégations formulées par RHJ dans sa demande de réexamen concordaient avec celles qui étaient faites dans la plainte.

[55] Ceci étant dit avec égards, je conclus que les arguments du demandeur sont sans fondement.

[56] Le commentaire formulé par la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt R c Mills, [1999] 3 RCS 668, au paragraphe 45 de ses motifs, et que le défendeur a cité est révélateur quant au fardeau et au processus à suivre pour ordonner la production de dossiers de tiers, lorsqu’il est possible de contraindre une personne à le faire :

En ce qui concerne l’ordonnance de communication de dossiers qui sont en la possession de tiers, le juge en chef Lamer et le juge Sopinka ont exposé une procédure en deux étapes. À la première étape, il s’agit de savoir si le document demandé par l’accusé devrait être communiqué au juge; à la deuxième étape, le juge du procès doit évaluer les intérêts opposés pour décider s’il y a lieu d’ordonner la communication à l’accusé. À la première étape, il incombe à l’accusé d’établir que les renseignements en cause sont d’une «pertinence probable» (par. 19 (souligné dans l’original)). Contrairement au contexte de la communication par le ministère public, où la pertinence est interprétée comme signifiant «l’utilité que [cela peut] avoir pour la défense», le seuil de la pertinence probable dans ce contexte exige que le juge qui préside le procès soit convaincu «qu’il existe une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l’habilité à témoigner d’un témoin» (par. 22 (souligné dans l’original)). Ce déplacement d’obligation ainsi que le seuil plus élevé, comparativement aux cas où les dossiers sont en la possession du ministère public, sont devenus nécessaires du fait que les renseignements en cause ne font pas partie de la «preuve à charge» de l’État, que ce dernier n’y a pas eu accès et que les tiers ne sont pas tenus d’aider la défense.

[Non souligné dans l’original.]

[57] La Cour suprême indique aussi dans l’arrêt Stinchcombe que même dans le contexte de la communication de documents, par opposition à la production, comme c’est le cas en l’espèce, l’obligation est discrétionnaire, et non absolue : à la p 339. L’exercice du pouvoir discrétionnaire tend à dépendre de la pertinence en tant que facteur primordial :

Comme je l’ai déjà indiqué, toutefois, cette obligation de divulguer n’est pas absolue. Elle est assujettie au pouvoir discrétionnaire du substitut du procureur général, lequel pouvoir s’exerce tant pour refuser la divulgation de renseignements que pour décider du moment de cette divulgation. Par exemple, il incombe au substitut du procureur général de respecter les règles en matière de secret. [...] Un pouvoir discrétionnaire doit être également exercé relativement à la pertinence de renseignements. Si le ministère public pèche, ce doit être par inclusion. Il n’est toutefois pas tenu de produire ce qui n’a manifestement aucune pertinence. La pratique dans le domaine civil nous enseigne qu’on peut compter sur les avocats, en leur qualité d’officiers de justice agissant de façon responsable, pour accepter de divulguer des renseignements pertinents. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[58] Au vu de la jurisprudence susmentionnée, je ne suis pas convaincue qu’il y a eu « inversement du fardeau de la preuve » du fait que le Comité de discipline se soit attendu à ce que le demandeur établisse la pertinence des documents qu’il souhaitait voir produire, que ce soit dans le contexte de la production ou de la communication, comme le demandeur semble le laisser entendre.

[59] Je demeure de cet avis malgré la [TRADUCTION] « reconnaissance tacite » initiale du CRCIC, comme l’allègue le demandeur, de la pertinence des dossiers. Comme le soutient ce dernier, et je suis du même avis, la reconnaissance initiale d’une certaine pertinence n’entraînait pas nécessairement le rejet de la plainte si les dossiers voulus n’étaient pas produits. Reconnaître que des dossiers sont pertinents ne permet pas nécessairement d’inférer que les dossiers satisfaisaient au degré requis de pertinence qui justifierait, en leur absence, le rejet de l’affaire.

[60] Je conclus que l’ordonnance datée du 28 juin 2019 envisageait bel et bien que le processus disciplinaire se poursuivrait avec ou sans les dossiers. Après l’énumération, par la présidente, des documents dont le CRCIC devait faciliter la production, l’ordonnance précisait ce qui suit :

[traduction]

S’agissant de tout document qui est demandé dans l’ordonnance qui précède et que le gouvernement du Canada ou la province du Manitoba ne reçoivent pas, il est demandé par la soussignée que chaque organe directeur indique pourquoi ces renseignements n’ont pas été communiqués. Si aucune explication n’est fournie ou aucune information n’est reçue, la présente affaire passera le plus rapidement possible au stade de la planification d’une conférence préalable afin que la conseillère [du demandeur] fixe les délais de communication en prévision de l’audience disciplinaire, advenant que le jury disciplinaire qui instruit la requête en rejet ne rejette pas l’affaire intégralement.

[Non souligné dans l’original.]

[61] De plus, le fait que RHJ puisse s’être fondée sur sa plainte comme motif pour faire réexaminer la décision par laquelle sa demande de résidence permanente a été rejetée ne rend pas ses dossiers pertinents à l’égard de l’évaluation de la plainte par le Comité de discipline. Comme il a déjà été mentionné, aucune des allégations soumises au Comité de discipline n’avait trait à la compétence du demandeur ou au rejet de la demande de résidence permanente de RHJ. La seule allégation qui a pu avoir été touchée par la non‐communication des dossiers a été rejetée en fin de compte par le jury.

[62] Je conviens également avec le défendeur que le demandeur n’a jamais établi la pertinence des dossiers d’immigration manquants en ce qui a trait aux allégations sérieuses qui figuraient dans l’avis de renvoi, à savoir qu’il n’aurait pas fourni de convention de mandat, qu’il n’aurait pas remis à RHJ son dossier complet lorsqu’il s’est retiré de l’affaire et qu’il avait fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC lorsqu’il a facilité leur alliance commerciale.

[63] De plus, le défendeur fait valoir, et je suis du même avis, que le demandeur n’a pas établi le préjudice causé par la privation de son droit à une défense pleine et entière contre les allégations. Il ajoute que le demandeur n’a pas expliqué comme il faut à l’audience disciplinaire pourquoi il avait besoin des documents retranchés et, en tout état de cause, il a pu défendre certaines des allégations de fond sans ces documents.

[64] Je suis également d’avis que la décision Jozepovic, sur laquelle se fonde le demandeur, ne s’applique pas. Dans cette affaire, les procédures sous‐jacentes faisaient courir au défendeur le risque d’être déclaré criminel de guerre ou d’être reconnu coupable d’avoir commis des crimes contre l’humanité : au para 18. La Cour a précisément indiqué que l’étendue des obligations de communication dont il est question dans l’arrêt Stinchcombe dépend de la « gravité des conséquences de la procédure sur les droits personnels, la réputation, la carrière et le statut de l’accusé dans la collectivité » : Jozepovic, au para 18. La Cour a conclu que les conséquences possibles dans l’affaire Jozepovic étaient « bien plus graves » que les conséquences en cas de manquement professionnel dans des affaires telles que Sheriff, qui ressemblent davantage à l’espèce : au para 18.

[65] À l’audience tenue devant moi, le demandeur a également fait valoir qu’il était déraisonnable de la part du Comité de discipline de conclure que l’avocate du CRCIC s’était conformée à l’ordonnance de « faciliter » la production des dossiers de RHJ, car il n’a nullement analysé la signification du mot « faciliter » (facilitate). Le demandeur a cité plusieurs définitions du mot facilitate, tirées de dictionnaires anglais, pour faire valoir que l’avocate du CRCIC ne s’était pas conformée à l’ordonnance parce qu’elle n’était pas [traduction] « arrivée au résultat souhaité », à savoir l’obtention des dossiers.

[66] Je rejette cet argument.

[67] Comme l’a admis le demandeur devant la Cour, RHJ n’était pas partie à l’instance disciplinaire et le CRCIC n’avait pas le pouvoir de contraindre qui que ce soit à produire les dossiers la concernant. Le seul moyen pour CRCIC d’obtenir les dossiers était par l’entremise de RHJ. L’ordonnance rendue par le Comité de discipline visait à favoriser l’atteinte de cet objectif, et c’est exactement ce que le CRCIC a fait, lorsqu’il a demandé à RHJ de signer le formulaire de demande d’accès à l’information, tout en nommant un enquêteur du CRCIC comme son représentant désigné. Le fait que RHJ ait plutôt désigné son conseiller, et qu’elle ait permis à celui‐ci de retrancher des dossiers, était indépendant de la volonté du CRCIC. Je conclus que ce que le CRCIC a fait a été de [TRADUCTION] « rendre facile ou moins difficile ou [de] permettre d’atteindre plus facilement » l’objectif d’obtenir les dossiers, ce qui concorde avec la définition du mot « facilitate » (faciliter) qui est énoncée dans le Oxford English Reference Dictionary.

[68] Enfin, le demandeur fait valoir qu’il a été déraisonnable de la part du Comité de discipline de conclure que le conseiller de RHJ était le seul à pouvoir demander au gouvernement les dossiers concernant cette dernière. Il signale que ni la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‐1 ni la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‐21 n’imposent de restrictions quant à la personne qui peut être désignée comme un tiers susceptible de recevoir des documents. RHJ, affirme-t-il, aurait pu désigner l’enquêteur du CRCIC comme destinataire. Peut-être bien que oui. Cependant, le CRCIC ne pouvait pas obliger RHJ à désigner son enquêteur, tout comme il n’était pas habilité à contraindre cette dernière de communiquer la totalité de ses dossiers d’immigration. Il importe donc peu de savoir si le Comité de discipline a commis une erreur en concluant que seul le conseiller de RHJ pouvait demander les dossiers en question.

C. Était-il déraisonnable de la part du jury de rejeter la demande de divulgation des échanges entre l’avocate du CRCIC et le conseiller de RHJ présentée par le demandeur?

[69] Le demandeur conteste également la décision du jury de rejeter la requête qu’il a présentée à l’audience disciplinaire en vue d’obtenir la divulgation de toute la correspondance entre l’avocate du CRCIC et le conseiller de RHJ au sujet de la production des dossiers d’immigration de RHJ. À titre subsidiaire, le demandeur a demandé que les échanges soient présentés au jury afin que celui-ci se prononce sur leur admissibilité avant que les parties pertinentes lui soient transmises. Il a demandé ces échanges pour pouvoir étayer son allégation selon laquelle le conseiller de RHJ avait influencé de manière irrégulière le CRCIC.

[70] En réponse à cette requête, l’avocate du CRCIC a allégué que la correspondance demandée était « de nature administrative et [n’était] pas lié[e] aux allégations énoncées dans l’avis de renvoi ». Le jury a rejeté cette requête au motif que CRCIC n’était pas légalement tenu de divulguer des renseignements non pertinents, que les échanges faits par un avocat en prévision d’une audience sont protégés par le privilège relatif au litige et que, à défaut d’une preuve prima facie d’irrégularité, le CRCIC n’est pas tenu de produire des éléments de preuve pour « réfuter les allégations non fondées [du demandeur] ».

[71] Invoquant les arrêts Stinchcombe et Sheriff, le demandeur soutient que cette correspondance aurait dû être divulguée. Il allègue qu’il a été déraisonnable de la part du jury de conclure que les échanges demandés étaient peu pertinents à l’égard de l’avis de renvoi sans en évaluer d’abord la teneur pour en déterminer la pertinence ou sans décider s’ils tombaient sous le coup de l’obligation de divulguer « à l’accusé tous les éléments de preuve qui pourraient l’aider dans sa défense » : Sheriff, au para 33. Le demandeur ajoute que le jury a appliqué le mauvais critère juridique en agissant de la sorte, citant la décision Markandey, au paragraphe 43.

[72] En défense, le demandeur a avancé que la plainte était sans fondement et que les motifs de la plainte étaient inappropriés. S’appuyant sur une lettre du Barreau du Manitoba qu’avait reçue le conseiller de RHJ en lien avec une question de droit distincte qui concernait le demandeur, celui-ci soutient qu’il était raisonnable de sa part de s’enquérir de la nature des échanges entre les avocats. Il fait valoir que suivant le raisonnement dans la décision Markandey, l’avocate du CRCIC se trouvait dans l’obligation de faciliter un examen des documents demandés, et que le jury se devait de réviser la décision de ne pas les communiquer : au para 43; Stinchcombe, au para 21.

[73] De plus, le demandeur fait valoir que le jury a commis une erreur en appliquant le droit régissant le privilège relatif au litige : College of Physicians of BC v British Columbia (Information and Privacy Commissioner), 2002 BCCA 665 [College of Physicians of BC] aux para 28‐33 et 89. Il affirme que ce privilège se rattache à la stratégie d’instance et il est d’avis qu’étant donné que le CRCIC est tenu d’agir dans l’intérêt public, le refus de divulguer des échanges [TRADUCTION] « pourrait suggérer un comportement répréhensible face à la poursuite ». Il soutient que si les échanges étaient de nature administrative, comme l’affirme l’avocate du CRCIC, le privilège relatif au litige ne s’appliquerait pas. Enfin, il fait valoir que la partie qui revendique ce privilège doit décrire les documents avec suffisamment de précision pour que l’on sache si leur objet principal était la préparation du litige, ce qui n’était pas le cas en l’espèce : Alberta v Suncore Inc, 2017 ABCA 221 [Suncore] (autorisation de pourvoi devant de la Cour suprême refusée), au para 48.

[74] Le jury aurait pu fournir des motifs plus étoffés, mais je suis d’avis que sa décision de rejeter la requête en divulgation du demandeur était raisonnable, et ce, pour les raisons suivantes.

[75] Tout d’abord, le demandeur semble avoir mal interprété le privilège relatif au litige en soutenant que ce dernier ne s’attache qu’à la stratégie d’instance et que, de ce fait, les échanges « de nature administrative » ne sont pas visés. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique, dans l’arrêt College of Physicians of BC, ne mentionne pas que la stratégie d’instance est le seul aspect qui est protégé par le privilège relatif au litige : voir les para 28‐33.

[76] Comme il est indiqué dans l’arrêt Suncore :

[traduction]

[37] Le privilège relatif au litige s’attache aux documents créés principalement en vue du litige : Blank, aux para 59‐60. Il inclut tout document dont l’objet principal est la préparation du litige connexe qui « demeure en instance ou peut être raisonnablement appréhendé » : Blank, au para 38.

[77] L’arrêt Suncore cite deux arrêts de la Cour suprême qui servent de fondement à la jurisprudence entourant le privilège relatif au litige : Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39 [Blank] et Lizotte c Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52 [Lizotte].

[78] Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt Lizotte :

[19] Le privilège relatif au litige crée une immunité de divulgation pour les documents et communications dont l’objet principal est la préparation d’un litige. Les exemples classiques d’éléments couverts par ce privilège sont le dossier de l’avocat et les communications verbales ou écrites entre un avocat et des tiers, par exemple des témoins ou des experts : J.‐C. Royer et S. Lavallée, La preuve civile (4e éd. 2008), p. 1009‐1010

[79] Dans l’arrêt Lizotte, la Cour suprême précise que le privilège relatif au litige est un « privilège générique » en ce sens qu’il donne lieu à une présomption d’inadmissibilité pour une catégorie de communications lorsque les conditions régissant son application sont remplies, c’est‐à‐dire que l’objet principal des communications était la préparation d’un litige : aux para 32‐33 et 36, citant Blank, au para 60. La Cour suprême a indiqué clairement dans l’arrêt Lizotte qu’« à moins que l’on soit dans un cas visé par une des exceptions au privilège relatif au litige, tout document satisfaisant aux conditions de son application sera couvert par une immunité de divulgation » : au para 37.

[80] Autrement dit, le privilège relatif au litige ne s’applique pas seulement à une stratégie d’instance, comme le soutient le demandeur, mais à toute communication et à tout document qui ont été créés dans le but principal de se préparer à un litige. Cette définition, selon moi, englobe tous les échanges entre l’avocate du CRCIC et le conseiller de RHJ, qu’ils soient de nature administrative ou non, tant qu’ils ont été préparés en vue des poursuites intentées par le CRCIC contre le demandeur.

[81] Ma conclusion s’appuie en outre sur deux jugements cités par le défendeur, bien que je ne sois pas lié par eux : Law Society of Upper Canada v Kesavan, 2012 ONLSAP 20, au para 46; Law Society of Upper Canada v Dyment, 2014 ONLSTA 26 [Dyment] aux para 52‐53.

[82] Quant à la question de savoir ce qui constitue une exception au privilège relatif au litige, la Cour suprême s’est exprimée comme suit dans l’arrêt Lizotte, au paragraphe 41 de ses motifs :

Il convient donc de s’en tenir à identifier, le cas échéant, les exceptions précises au privilège relatif au litige plutôt que de procéder à une mise en balance pour chaque cas. À ce chapitre, dans Smith c. Jones, 1999 CanLII 674 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 455, la Cour a statué que les exceptions au secret professionnel sont toutes applicables au privilège relatif au litige, car le secret professionnel de l’avocat est le « plus important privilège reconnu par les tribunaux » (par. 44). Cela comprend les exceptions relatives à la sécurité publique, à l’innocence de l’accusé et aux communications de nature criminelle (par. 52‐59 et 74‐86). S’y ajoute l’exception au privilège relatif au litige reconnue dans Blank pour la « divulgation d’éléments de preuve démontrant un abus de procédure ou une conduite répréhensible similaire de la part de la partie qui [. . .] revendique [le privilège relatif au litige] » (par. 44).

[83] Je déduis de l’argument du demandeur qu’il est d’avis qu’une exception s’appliquait dans son cas à cause d’« un abus de procédure ou [d’]une conduite répréhensible similaire » de la part de RHJ et de son conseiller. Par conséquent, il est important d’examiner quels éléments de preuve, le cas échéant, le demandeur a présentés au jury à l’appui de sa position, en gardant à l’esprit qu’il lui incombait de démontrer prima facie que l’avocate du CRCIC ou le conseiller de RHJ avaient eu une conduite répréhensible ou irrégulière : Blank, au para 45.

[84] Le demandeur souligne la [TRADUCTION] « thèse » selon laquelle les motifs de la plainte sont inappropriés, c’est‐à‐dire que la plainte viserait à prolonger le séjour de RHJ au Canada. Sur ce fondement, le demandeur a fait valoir devant le jury que la divulgation des échanges entre les avocats serait pertinente à cet égard.

[85] J’ai passé en revue la transcription des échanges entre le demandeur et le jury sur cette question. Tout d’abord, quand la présidente du jury a demandé au demandeur quelle était la pertinence des échanges, le demandeur a répondu qu’ils étaient liés à sa défense fondée sur [TRADUCTION] « les motifs inappropriés, la mauvaise foi et l’absence de mains propres ». Quand on lui a rappelé que ses questions étaient sans lien avec l’avis de renvoi, le demandeur est revenu à la question de la communication du dossier d’immigration de RHJ. Selon lui, même si le Comité de discipline avait ordonné la production du dossier de RHJ, plus de la moitié de ce dossier avait été retranchée et la personne qui avait facilité ce retrait était le conseiller de RHJ. Il avait donc le droit de voir les échanges entre l’avocate du CRCIC et le conseiller de RHJ.

[86] Après avoir examiné la transcription, je constate que le demandeur n’a présenté aucune preuve à l’appui de sa thèse selon laquelle le conseiller de RHJ s’est conduit de manière irrégulière, hormis la lettre du Barreau du Manitoba mentionnée précédemment. Par ailleurs, le demandeur n’a pas établi la pertinence des échanges relativement aux allégations de conduite irrégulière de la part du conseiller de RHJ.

[87] En l’absence de preuve quant à la conduite irrégulière alléguée, je conviens avec le défendeur qu’il était raisonnable de la part du jury de conclure qu’il n’était pas nécessaire de produire les échanges demandés, car le demandeur n’a pas soulevé une [TRADUCTION] « allégation défendable tant sur le plan juridique que sur le plan factuel » qui n’était rien d’autre qu’une simple conjecture : Speck v Law Society of Ontario, 2020 ONLSTH 51, au para 34; Law Society of Upper Canada v Sriskanda, 2015 ONLSTH 186, aux para 63 et 85.

[88] Devant notre Cour, le demandeur fait également valoir que la question de savoir si sa thèse aurait été retenue en définitive est peu pertinente en ce qui a trait à la question de la communication des documents, car elle a été présentée de bonne foi. Toutefois, il avance que le jury a tout de même commis une erreur parce qu’il n’a rien fait pour demander ou examiner les documents visés par la requête et qu’il a simplement souscrit à l’argument du conseiller selon lequel les documents étaient protégés.

[89] En toute déférence, c’est au demandeur qu’il incombait de démontrer prima facie qu’une exception s’appliquait. Une croyance de bonne foi, en soi, ne suffit pas pour s’acquitter de ce fardeau. Ce n’était qu’après la présentation par le demandeur d’une preuve prima facie d’irrégularité que le jury aurait été tenu d’examiner les documents et de déterminer s’il y avait lieu de faire exception au privilège relatif au litige : Blank, au para 45.

[90] Même si le conseiller de RHJ a effectivement exprimé une opinion défavorable au sujet du demandeur, cette opinion est celle d’une personne qui n’est pas partie à l’instance, ce qui n’est pas pertinent : voir la décision Dyment, au para 60.

[91] Enfin, je rejette également l’autre argument avancé par le demandeur à l’audience, à savoir que le jury a mal interprété sa requête et n’a pas tenu compte de la portée de sa demande relative à la totalité des échanges [TRADUCTION] « concernant cette affaire ». Je suis d’avis que le jury n’a pas commis une telle erreur.

D. Le jury a‐t‐il commis une erreur dans son analyse de la crédibilité?

[92] Le demandeur fait valoir qu’il a été déraisonnable de la part du jury de préférer la version de RHJ à la sienne sans procéder à une analyse quelconque en matière de crédibilité, et donc que les décisions du jury ne sont pas fondées : Vavilov, au para 98. Le demandeur s’appuie sur l’arrêt College of Physicians and Surgeons of Saskatchewan v Shamsuzzaman, 2011 SKCA 41 [Shamsuzzaman], une affaire dans laquelle le comité de discipline n’avait tiré aucune conclusion explicite quant à la crédibilité, mais avait préféré le témoignage du plaignant à celui du Dr Shamsuzzaman, et ce, sans expliquer pourquoi. La cour de révision a conclu que les motifs étaient insuffisants : aux para 46‐48.

[93] Le demandeur cite également l’arrêt Law Society of Upper Canada v Neinstein, 2010 ONCA 193 [Neinstein], où la cour de révision a conclu que les motifs concernant les témoignages contradictoires ne constituaient qu’un énoncé de [TRADUCTION] « la décision rendue » sans expliquer le « pourquoi » : aux para 92 et 94. Il soutient que, dans son cas, le jury a commis des erreurs semblables en n’expliquant pas pourquoi il a écarté son témoignage dans certaines conclusions de fond de la décision disciplinaire. S’agissant de ces conclusions, il souligne les éléments contradictoires qui suivent :

  1. Le jury a conclu que le demandeur n’a pas remis à RJH son dossier lorsque celle-ci lui a retiré son mandat. Le demandeur a témoigné que puisqu’il n’avait pas trouvé son dossier en format électronique ou papier, il avait conclu qu’elle avait retiré ses dossiers du bureau de VisaMax. De son côté, RHJ a déclaré qu’avant son départ, elle n’avait retiré que certains renseignements personnels de son ordinateur de travail.

  2. Le jury a écarté le témoignage du demandeur selon lequel il n’avait pas pris part à la constitution de Westcan et qu’il n’avait fourni que quelques conseils généraux de nature commerciale. RHJ a témoigné que le demandeur participait de très près à l’exploitation de l’entreprise. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait rien à voir avec l’investissement de 60 000 $ et que cela le mettait mal à l’aise.

[94] Le demandeur affirme que l’absence d’une analyse en matière de crédibilité dans ces conclusions relatives aux témoignages était particulièrement préoccupante, vu que RHJ avait admis avoir menti au demandeur lors du processus d’immigration initial et qu’il avait été conclu qu’elle avait fait une fausse déclaration dans sa demande de résidence permanente.

[95] Je rejette les arguments du demandeur.

[96] Le défendeur soutient, et je suis de cet avis, que le jury n’avait pas à procéder à une analyse de la crédibilité relativement au fait que le demandeur n’avait pas remis à RHJ son dossier lorsqu’il s’est retiré de l’affaire. La renonciation que le demandeur a demandée à RHJ de signer, de même que sa propre reconnaissance du fait qu’il avait accepté de remettre à RHJ son dossier à condition qu’elle signe la renonciation, sont très révélateurs. En fait, le demandeur a reconnu qu’il n’aurait pas dû imposer cette condition et que si RHJ n’avait pas exigé la restitution de l’investissement de 60 000 $, il aurait fait plus d’efforts pour chercher son dossier.

[97] Pour ce qui est du différend concernant la capacité du demandeur à récupérer les dossiers qui auraient été retirés par RHJ, le demandeur a lui‐même déclaré qu’il existait une copie de sauvegarde de tous les dossiers sur un disque dur et qu’il avait pu récupérer le dossier de RHJ après que le CRCIC le lui avait demandé. Par conséquent, il était raisonnable de conclure, sans procéder à une analyse relative à la crédibilité, que le demandeur n’avait pas remis à RHJ son dossier lorsqu’il s’est retiré de l’affaire, contrevenant ainsi au Code.

[98] S’agissant de la participation du demandeur dans Westcan, le défendeur allègue que la preuve confirmait clairement que le demandeur avait joué un rôle dans l’entreprise et qu’il était au courant de cette dernière ainsi que de l’utilisation de l’investissement de 60 000 $. Il fait remarquer que dans le cas contraire, le demandeur aurait dit à RHJ de s’adresser à BL concernant la restitution des 60 000 $. Or, il a plutôt répondu à RHJ en lui envoyant la renonciation.

[99] Je ne suis pas tout à fait d’accord avec le défendeur sur ce point. Je suis d’avis que le jury n’a pas écarté le témoignage du demandeur selon lequel il n’avait rien à voir avec l’investissement de 60 000 $ et que cela le mettait mal à l’aise. Le jury n’a pas tiré de conclusions précises quant à la participation réelle du demandeur dans Westcan; il a plutôt conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur « était au courant de l’investissement de 60 000 $ et du fait que la création de l’entreprise était en partie motivée par des considérations liées à l’immigration ». Le jury a ensuite jugé que la petite amie du demandeur « a[vait] bénéficié de cet arrangement », tout comme lui, en fournissant des conseils en matière d’immigration à un client. Le jury n’a pas conclu que le demandeur avait fourni à ses clients des conseils de nature commerciale, pas plus que le demandeur n’avait [TRADUCTION] « joué un rôle important » dans l’exploitation de l’entreprise, selon le témoignage de RHJ.

[100] Dans ce contexte, les conclusions du jury reposaient sur le propre témoignage du demandeur.

[101] Le seul cas où le jury a semblé préférer la version de RHJ à celle du demandeur avait trait à la question de savoir si RHJ avait retiré ses dossiers du bureau de VisaMax. Cependant, bien que le jury ait effectivement préféré la version de RHJ à celle du demandeur, il l’a fait en recourant à une certaine analyse. Le jury a également souligné le manque de preuve convaincante à l’appui de la position du demandeur selon laquelle il avait subi un préjudice en répondant à la plainte parce qu’il n’avait pas obtenu certains dossiers d’organismes externes, ce qui l’a amené à conclure que le demandeur avait enfreint le Code en ne remettant pas le dossier qu’il « avait en sa possession ». En fin de compte, la conclusion du jury selon laquelle le demandeur a enfreint le Code ne dépendait d’aucune conclusion concernant les dossiers qui avaient été retirés, mais du fait que le demandeur n’avait pas remis les dossiers qu’il avait en sa possession.

[102] Je suis d’avis que même si l’analyse à laquelle s’est livré le jury en matière de crédibilité était restreinte, elle était néanmoins plus étoffée que celle qui a été jugée déraisonnable dans l’arrêt Neinstein, où la formation qui avait instruit l’affaire avait simplement tiré une [TRADUCTION] « conclusion générique » sans recourir à une analyse quelconque au sujet de la preuve de M. Neinstein : au para 90.

[103] Enfin, je conclus que le demandeur s’est fondé à tort sur l’arrêt Shamsuzzaman. Dans cette affaire, le manque d’explications quant à la raison pour laquelle le comité avait rejeté la preuve du Dr Shamsuzzaman était ce sur quoi portait l’une des deux questions en litige qui, ensemble seulement, sont devenues déterminantes quant à l’issue du litige : voir Shamsuzzaman, au para 48. Dans cette affaire, la Cour a expressément souligné [TRADUCTION] « [qu’elle n’était] pas sûr que chacune des erreurs susmentionnées, considérées isolément, satisferait au seuil élevé que requiert une intervention suivant la norme de contrôle de la décision raisonnable » : au para 48. Par conséquent, l’erreur sur laquelle le demandeur tente de se fonder – une erreur non déterminante dans l’arrêt Shamsuzzaman – n’étaye pas son argument portant que le fait que l’agent n’ait pas procédé à une analyse de la crédibilité avant de retenir la version de RHJ plutôt que la sienne constitue une erreur susceptible de contrôle.

E. Était-il déraisonnable de la part du jury de conclure que le demandeur a fait passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC relativement à l’alliance commerciale et à l’investissement de 60 000 $?

[104] Le demandeur conteste la conclusion de fond du jury selon laquelle il a enfreint le Code du fait qu’il a commis les actes énoncés à l’allégation no 6, notamment en faisant passer ses propres intérêts avant ceux de RHJ et de ZC lorsqu’il a facilité ou encouragé ZC à conclure une alliance commerciale avec BL et à verser à celle‐ci l’investissement de 60 000 $. Les dispositions du Code en question sont les articles 3.1 et 4.1 :

Article 3.1

Un membre du CRCIC est tenu de fournir des services d’immigration honorablement, et de s’acquitter avec intégrité de ses responsabilités à l’égard des clients, des organismes gouvernementaux, de la Commission, des collègues, du public et d’autres, touchés par l’exercice de sa pratique.

Article 4.1

Un membre du CRCIC agira de manière à maintenir l’intégrité professionnelle de la pratique de l’immigration.

[105] Le demandeur fait remarquer que même si l’allégation no 6 prévoyait que le demandeur avait [traduction] « facilité ou encouragé » les actes reprochés, le jury n’est jamais arrivé à une telle conclusion. Il souligne la partie de son témoignage sur laquelle le jury s’est fondé, celle où il a déclaré qu’il avait peut‐être fourni quelques conseils généraux de nature commerciale au sujet de Westcan, mais qu’il n’avait pas participé à l’investissement de 60 000 $. S’appuyant sur cette preuve, le demandeur allègue que le jury a fait un [TRADUCTION] « bond » dans son raisonnement.

[106] De plus, le demandeur soutient que même si le jury a conclu qu’il avait facilité ou encouragé la conclusion de l’alliance commerciale, ce qu’il affirme ne pas avoir fait, le jury n’a procédé à aucune analyse pour déterminer en quoi ces conclusions constituaient une violation des articles 3.1 et 4.1 du Code, et qu’il n’a appliqué aucun critère juridique pour déterminer ce que constitue un conflit d’intérêts selon ces dispositions.

[107] Enfin, le demandeur souligne que le libellé de l’allégation no 6 fait abstraction de principes du droit des sociétés en indiquant que les 60 000 $ ont été versés à BL elle‐même, alors qu’en fait, la traite bancaire a été établie à l’ordre de Westcan.

[108] Les arguments du demandeur ne me convainquent pas.

[109] Après avoir examiné la décision disciplinaire, je suis en mesure de confirmer que le jury a analysé d’une certaine manière en quoi la conduite du demandeur équivalait à un conflit d’intérêts. Il a passé en revue la preuve non contestée que le demandeur avait développé une « relation personnelle étroite » avec RHJ et ZC et que le demandeur et/ou BL avaient tous deux profité de la relation commerciale et de l’investissement. Dans le cas du demandeur, le jury a conclu que celui-ci en avait profité « en fournissant des conseils en matière d’immigration à un client », une conclusion amplement étayée par la preuve soumise au jury.

[110] Le jury a tenu compte des affirmations du demandeur selon lesquelles ses clients l’avaient induit en erreur, mais il a conclu qu’« il avait néanmoins une responsabilité professionnelle envers [ceux-ci] ». Il a considéré que, en perdant son « regard professionnel », le demandeur s’était placé dans une situation de conflit d’intérêts et qu’il n’avait pas pris les mesures nécessaires pour régler ce conflit en agissant avec intégrité, comme l’exigeaient les articles 3.1 et 4.1. Le demandeur n’est pas parvenu à démontrer l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans ces conclusions.

[111] Je rejette également l’argument du demandeur portant que le jury a commis une erreur en faisant abstraction du droit des sociétés et qu’il n’existait aucun motif d’equity permettant de soulever le voile de la personnalité juridique dans le contexte de l’affaire. Je conviens avec le défendeur qu’il était inutile que le jury soulève le voile de la personnalité juridique pour tirer une conclusion de manquement professionnel dans le présent contexte. La preuve non contestée confirme que la petite amie du demandeur, BL, l’unique administratrice de Westcan, a reçu et déposé la traite bancaire. La preuve confirme en outre que BL et ZC ont créé une entreprise commerciale et que BL exerçait un contrôle complet sur les fonds. Ces faits parlent d’eux‐mêmes. Que le jury n’ait pas précisément nommé Westcan, par opposition à BL, comme bénéficiaire de la somme de 60 000 $ n’était qu’un simple détail technique, et cela n’a pas mis en doute le caractère généralement raisonnable de ses conclusions, au vu de la preuve dont il était saisi.

F. Le jury a‐t‐il fait naître une crainte raisonnable de partialité?

[112] Le demandeur soutient que le jury a fait naître une crainte raisonnable de partialité qui a été présente tout au long du processus décisionnel. Il affirme que pour décider si la conduite d’un décideur donne lieu à une éventuelle allégation de partialité, la cour de révision se doit de procéder à un [TRADUCTION] « examen des faits propres à l’espèce » qui consiste à évaluer le dossier dans son intégralité sous l’angle d’un observateur raisonnable : Chippewas of Mnjikaning First Nation v Chiefs of Ontario, 2010 ONCA 47, au para 230 [Chippewas]. De plus, le demandeur se fonde sur la définition de la notion de partialité confirmée la Cour suprême dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, au paragraphe 58 de ses motifs :

[traduction] ...une tendance, une inclination ou une prédisposition conduisant à privilégier une partie plutôt qu’une autre ou un résultat particulier. Dans le domaine des procédures judiciaires, c’est la prédisposition à trancher une question ou une affaire d’une certaine façon qui ne permet pas au juge d’être parfaitement ouvert à la persuasion. La partialité est un état d’esprit qui infléchit le jugement et rend l’officier judiciaire inapte à exercer ses fonctions impartialement dans une affaire donnée.

[113] Selon le demandeur, la conduite du jury, lorsqu’il a refusé de lui permettre de contre‐interroger RHJ, en mettant fin prématurément à son témoignage et en utilisant un ton hostile ou condescendant à son endroit, a clairement donné naissance à une crainte raisonnable de partialité. Il soutient que le jury a fait preuve de partialité en le privant de la possibilité de fournir des réponses complètes et qu’il a manqué à l’équité procédurale.

[114] Après avoir passé en revue la transcription de l’audience disciplinaire, je conclus que le demandeur n’a pas établi que le jury a fait naître une crainte raisonnable de partialité.

[115] En plus de la directive qu’a donnée la Cour d’appel de l’Ontario [la CAO] dans l’arrêt Chippewas, au paragraphe 230, à savoir que la cour de révision doit procéder à un [TRADUCTION] « examen des faits propres à l’espèce », la CAO a souligné ce qui suit au paragraphe 231 de ses motifs :

[traduction]

Pour examiner si le juge du procès est indûment intervenu dans le procès, il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a de nombreuses raisons valables pour lesquelles un juge peut intervenir en formulant des commentaires, en donnant des directives ou en posant des questions au procès. Le juge a le pouvoir inhérent de contrôler la procédure du tribunal et, pour exercer ce pouvoir, il lui faudra souvent intervenir dans les débats.

[116] Comme il a déjà été mentionné précédemment, je juge que la conclusion du jury quant à la tentative du demandeur de contre‐interroger RHJ au sujet des dossiers retranchés ou manquants était raisonnable et ne constituait pas un manquement à l’équité procédurale. Dans le même ordre d’idées, cette conclusion n’a pas donné naissance à une crainte raisonnable de partialité.

[117] Le demandeur renvoie à un certain nombre d’échanges entre lui et le jury pour illustrer la partialité. Or, je suis d’accord avec le défendeur que la conduite reprochée au jury, considérée dans le contexte de l’affaire tout entière, montre qu’il y a eu entre le jury et le demandeur des échanges honnêtes et justes.

[118] Je fais observer que le demandeur a agi pour son propre compte à l’audience disciplinaire. Le jury a dû rappeler au demandeur à quelques reprises que le contre‐interrogatoire de témoins devait soulever des faits et des questions qui se rapportaient aux allégations formulées dans l’avis de renvoi. Je considère que ces commentaires ont été faits pour veiller à ce que l’audience reste circonscrite, conformément au pouvoir du jury sur ses propres processus, et que cela n’a pas donné naissance à une crainte raisonnable de partialité : Chippewas, au para 231.

[119] Je conviens également avec le défendeur que le jury a évalué la plainte de manière complète et juste. Je souligne que le demandeur a fait appel à quelques reprises au jury ou à l’avocate du CRCIC pour obtenir de l’aide au cours de l’instance, et que cette aide lui a été fournie.

[120] Je souligne également que le jury s’est abstenu de conclure à un manquement professionnel en lien avec les allégations sérieuses concernant les travaux non autorisés que RHJ avait effectués pour VisaMax ainsi que les honoraires que le demandeur lui avait facturés. Le jury n’a relevé aucun fondement probant pour permettre au demandeur d’interroger RHJ au sujet des documents qu’elle aurait retirés, mais il l’a invité à soulever la question en preuve d’une manière qu’il a lui-même proposée.

[121] Enfin, je suis d’avis que les jugements que le demandeur a cités se distinguent de l’espèce quant aux faits. Dans l’arrêt Chippewas, la CAO a affirmé que les interventions et les nombreux commentaires du juge du procès avaient été [TRADUCTION] « mal choisis », mais a néanmoins conclu que les signes d’impatience isolés du juge du procès ne pouvaient pas, à eux seuls, réfuter la forte présomption selon laquelle les juges se comportent de manière équitable et impartiale : au para 243. En l’espèce, l’intervention du jury était loin d’être comparable au degré d’intervention du juge du procès dans l’arrêt Chippewas.

[122] Dans l’ensemble, s’il y a eu effectivement des moments où la présidente a exprimé un certain agacement vis-à-vis du demandeur, et bien que le jury ait bel et bien rejeté la requête présentée par celui-ci, je conclus que ces interventions et ces conclusions s’alignent sur le pouvoir inhérent du Comité de discipline sur ses propres processus et qu’elles n’ont pas atteint le seuil requis pour faire naître une crainte raisonnable de partialité.

G. Le temps qui s’est écoulé entre le dépôt de la plainte et la décision sur les sanctions constitue‐t‐il un abus de procédure et un manquement à l’équité procédurale?

[123] Le demandeur fait valoir que le temps qui s’est écoulé entre le moment où la plainte a été déposée, en 2017, et celui où la décision finale sur les sanctions a été rendue, en décembre 2021, est excessif, ce qui a entraîné un abus de procédure. Il soutient que l’abus de procédure est une question d’équité procédurale et que les organismes disciplinaires ont l’obligation de « traiter équitablement les membres dont le gagne‐pain et la réputation sont touchés par de telles procédures » : Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 [Abrametz], au para 55.

[124] Selon le défendeur, le demandeur ne peut pas soulever la question des retards devant la Cour parce que cette question n’a pas été soulevée plus tôt devant le décideur : Alberta (Information et Privacy Commissioner) c Alberta Teacher Association, 2011 CSC 61 [Alberta], au para 23. Il soutient que, sans une demande visant à présenter une preuve nouvelle, la Cour ne devrait pas instruire la requête en rejet de la plainte pour cause de délai présentée par le demandeur. Le défendeur fait valoir, subsidiairement, que le demandeur n’a pas établi que le délai constituait un abus de procédure, suivant le critère énoncé dans Blencoe c Colombie‐Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44.

[125] Les deux questions dont je suis saisie sont donc les suivantes :

  • i)le demandeur peut‐il soulever la question du délai devant notre Cour?

  • ii)dans l’affirmative, est-ce que ce délai constituait un abus de procédure?

i) Le demandeur peut‐il soulever la question du délai devant notre Cour?

[126] Le défendeur renvoie à la transcription de l’audience du 27 avril 2020 concernant la seconde requête en rejet du demandeur. Le Comité de discipline a demandé à la conseillère qui représentait alors le demandeur si ce dernier [TRADUCTION] « invoquait les retards comme motif distinct pour [sa] requête » et s’il confirmait que le « principal motif pour demander le rejet de la plainte [était] que le CRCIC ne [s’était] pas conformé à trois ordonnances de production de documents antérieures », questions auxquelles la conseillère a répondu par l’affirmative. Le défendeur renvoie également à des passages de la transcription où l’avocate du CRCIC affirmait que le demandeur [TRADUCTION] « n’invoqu[ait] pas réellement les retards », et il précise que la conseillère du demandeur n’est intervenue à aucun moment.

[127] Le demandeur soutient que le Comité de discipline a mal interprété l’argument du demandeur lorsqu’il a indiqué dans la décision du 20 mai 2020 que la conseillère [TRADUCTION] « n’invoqu[ait] pas les retards en tant que motif de rejet de la présente affaire ». Le demandeur affirme qu’on aurait dû faire droit à sa requête visant à faire rejeter l’affaire au motif que des documents dont il avait demandé la production n’avaient pas été produits et que cela avait occasionné un délai considérable.

[128] Après avoir lu la transcription, je conviens avec le défendeur que la conseillère qui représentait alors le demandeur n’avait pas invoqué les retards en tant que motif distinct à l’appui de la requête en rejet du demandeur. Elle avait plutôt fait valoir que les retards avaient causé un préjudice découlant du défaut du CRCIC de communiquer les dossiers d’immigration de RHJ.

[129] Outre l’échange susmentionné, je fais également observer que l’avocate du CRCIC a avancé un argument semblable, à savoir que le demandeur n’avait pas plaidé les retards dans son avis de requête et qu’il ne devait pas être autorisé à le faire à l’audience. En réplique, la conseillère du demandeur a mis une fois de plus l’accent sur le fait que le CRCIC ne se serait pas conformé à l’ordonnance de production de documents, et elle n’aurait pas traité directement de l’argument du CRCIC selon lequel les retards ne devaient pas être considérés comme un motif de rejet distinct.

[130] Au vu des arguments, ou de l’absence d’arguments, invoqués par l’avocat du demandeur, je rejette l’affirmation de ce dernier selon laquelle le Comité de discipline a mal interprété sa position concernant la question de savoir s’il avait invoqué les retards en tant que motif de rejet de la plainte.

[131] Toutefois, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour examiner, dans le cadre de la présente demande, l’argument relatif au délai qu’invoque le demandeur : Alberta , aux para 22‐23 et 26. La question des retards ou du préjudice causé au demandeur a été soulevée devant le Comité de discipline, quoique dans le cadre de la requête en rejet fondée sur la non‐production des documents. Je dispose aussi d’un dossier complet ainsi que des arguments des deux parties sur la question.

ii) S’est‐il écoulé un délai pouvant constituer un abus de procédure?

[132] Le critère qui permet d’établir si un délai constitue un abus de procédure a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe, tel qu’il a été confirmé au paragraphe 43 de l’arrêt Abrametz. Ce critère est le suivant :

  1. le délai en cause doit être excessif;

  2. ce délai doit avoir directement causé un préjudice important;

  3. lorsque ces deux conditions sont réunies, la cour de révision doit évaluer si le délai constitue un abus de procédure.

[133] Pour déterminer si le délai était excessif, la Cour doit prendre en considération des facteurs tels que la nature et l’objet de l’instance, la durée et les causes du délai, de même que la complexité des faits et des questions en litige : Abrametz, au para 51.

[134] Le demandeur affirme qu’il y a eu abus de procédure parce que le délai était excessif. Les parties ne contestent pas la nature et l’objet de l’instance. Le demandeur soutient que la présente affaire n’était pas complexe, car elle mettait en cause des allégations soulevées par une personne seulement.

[135] En ce qui concerne les causes du délai, le demandeur blâme le temps qu’il a fallu aux parties en cause pour produire les dossiers d’immigration de RHJ qu’il avait demandés. Selon lui, ce délai a causé un préjudice important parce que la plainte a eu diverses conséquences défavorables sur sa carrière, sa réputation, ses relations et son bien‐être.

[136] Enfin, pour qu’un délai constitue un abus de procédure, il doit être manifestement injuste pour une partie ou déconsidérer l’administration de la justice : Abrametz, au para 43. Le demandeur fait valoir que les efforts qu’il a déployés de bonne foi pour obtenir la communication des dossiers d’immigration de RHJ et ses tentatives ultérieures pour faire rejeter l’affaire au motif qu’il n’a pas obtenu les documents demandés étaient raisonnables. Soulignant le délai [TRADUCTION] « particulièrement préoccupant » qui s’est écoulé entre la décision disciplinaire du 1er mars 2021 et la décision sur les sanctions du 3 décembre 2021, le demandeur allègue que le délai excessif lui a causé un préjudice considérable, et que ce délai est donc manifestement injuste et a pour effet de déconsidérer l’administration de la justice : Abrametz au para 72.

[137] Les arguments du demandeur ne me convainquent pas, et ce, pour les trois raisons qui suivent.

[138] Premièrement, je conviens avec le défendeur que le demandeur s’est mépris sur ce qui s’était passé au sujet de la communication des dossiers d’immigration de RHJ.

[139] Plus précisément, je suis d’accord avec le défendeur que le CRCIC s’est acquitté de ses obligations de communication lorsqu’il a transmis au demandeur, avant juillet 2018, tous les documents pertinents qu’il avait en sa possession. La question entourant la production des dossiers d’immigration complets de RHJ par les gouvernements du Canada et du Manitoba était liée à la production de dossiers de tiers, que devait faciliter le CRCIC. Les retards liés à la production des dossiers de tiers étaient en partie attribuables aux gouvernements en question et en partie à RHJ, qui avait décidé de ne pas nommer l’enquêteur du CRCIC comme son représentant désigné.

[140] Deuxièmement, je ne suis pas persuadée que le délai dans la présente affaire était excessif. Je conviens avec le demandeur que la plainte elle‐même n’était pas complexe, mais la demande de production de dossiers de tiers présentée par le demandeur a ajouté à la complexité et à la durée de l’instance.

[141] La plainte a été déposée en août 2017. L’avis de renvoi a été signifié moins d’un an plus tard, en juin 2018. Le demandeur a déposé deux requêtes en rejet de la plainte : la première en mai 2019 et la seconde en février 2020. Les deux requêtes étaient fondées sur la non‐communication des dossiers d’immigration complets de RHJ. Une fois la seconde requête tranchée en mai 2020, l’audience disciplinaire a commencé plusieurs mois plus tard, en novembre 2020, et la décision disciplinaire a été rendue cinq mois plus tard, soit en mars 2021. La décision sur les sanctions a été rendue en décembre 2021.

[142] Comme il a déjà été mentionné, je suis d’avis que la cause du délai n’était pas attribuable au CRCIC, surtout compte tenu du fait que celui-ci n’avait aucun pouvoir de contraindre quiconque à produire des documents. Je souligne également que même si le demandeur était en droit de demander le rejet la plainte, sa décision de présenter une requête en ce sens a forcément prolongé le délai d’instruction de l’affaire.

[143] La troisième et dernière raison pour laquelle je conclus que le délai ne constituait pas un abus de procédure tient au fait que le demandeur n’a établi l’existence d’aucun préjudice qui en découle directement. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe, au paragraphe 133 de ses motifs :

[...] Pour qu’il y ait abus de procédure, le délai écoulé doit, outre sa longue durée, avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public. Bien que M. Blencoe et les membres de sa famille aient manifestement subi un préjudice en raison de la publicité qui a entouré les diverses allégations de harcèlement sexuel, comme je l’ai expliqué précédemment, je ne suis pas convaincu qu’on peut dire que ce préjudice résulte directement du délai écoulé dans les procédures en matière de droits de la personne.

[Non souligné dans l’original.]

[144] En l’espèce, je reconnais que la réputation du demandeur puisse avoir été entachée, comme il l’allègue. Or, le demandeur n’a pas réussi à démontrer que le délai, et non pas la nature de l’instance disciplinaire elle‐même, qui découle du dépôt de la plainte, avait directement causé le préjudice, le cas échéant, au cours de l’instance.

[145] Je fais également remarquer que depuis le dépôt de la plainte, le demandeur n’a aucunement été limité dans sa pratique. Comme il est indiqué dans la décision Boldt 2021, à l’époque où le demandeur demandait la suspension des décisions, il comptait environ 60 clients actifs en immigration, et il avait plusieurs employés.

[146] Le demandeur cite deux décisions pour demander à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas renvoyer l’affaire à un autre décideur pour nouvelle décision, même si elle devait conclure que le délai écoulé ne constituait pas un abus de procédure : Ganeswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1797 [Ganeswaran] et D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95 [D’Errico].

[147] Ces deux affaires sont à distinguer de la présente espèce sur le plan des faits. Dans la décision Ganeswaran, un délai de 10 ans s’était écoulé – sans explication aucune – avant que le défendeur dépose une demande pour faire annuler le statut de réfugié des demandeurs : au para 61. Dans D’Errico, l’organe administratif qui avait refusé les prestations d’invalidité de la demanderesse n’existait plus à l’époque où la Cour d’appel fédérale avait tranché l’affaire : au para 27.

[148] Compte tenu de la plainte et de la nature de l’instance, de la cause du délai découlé et du préjudice causé au demandeur, je conclus que celui-ci n’a pas établi que le délai était manifestement injuste ou qu’il avait pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.

V. Conclusion

[149] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée, avec dépens.

[150] J’ordonnerai aux parties de fournir des observations sur les dépens avant le 17 juillet 2023.


JUGEMENT dans le dossier T‐1890‐21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

  2. Les parties ont jusqu’au 17 juillet 2023 pour présenter leurs observations sur les dépens.

« Avvy Yao‐Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1890‐21

 

INTITULÉ :

DOUGLAS RANDAL BOLDT c COLLÈGE DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION ET EN CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba) (Hybride)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 18 ET 19 AVRIL 2023

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUIN 2023

 

COMPARUTOINS :

Todd C. Andres

 

POUR Le demandeur

 

Lisa Freeman

Justin Gattesco

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Todd C. Andres

Pitblado LLP

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR Le demandeur

 

Lisa Freeman

Courtyard Chambers

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

Justin Gattesco

Collège des consultants en immigration et en citoyenneté

Burlington (Ontario)

POUR Le défendeur

 

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