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Date : 20230501


Dossier : T‐2118‐22

Référence : 2023 CF 629

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

PFIZER CANADA ULC ET PFIZER INC.

demanderesses

et

UNIQURE BIOPHARMA B.V.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La présente requête, présentée par la défenderesse, uniQure BioPharma BV [uniQure], vise à faire suspendre l’action principale en invalidation de brevet [l’action] au motif que celle‐ci a demandé le réexamen de son brevet canadien n° 2 737 094 [le brevet] et que la portée des revendications et les questions en litige pourraient s’en trouver réduites.

[2] Le brevet, intitulé [traduction] « Mutant polypeptidique du facteur IX, ses utilisations et méthode pour sa production », concerne une protéine (le facteur IX) modifiée, qui a des usages en thérapie génique pour le traitement de l’hémophilie B. Le facteur IX [FIX] est une protéine (ou un polypeptide) qui joue un rôle central dans la coagulation; les patients atteints d’hémophilie B présentent un déficit en facteur IX. Le brevet porterait sur le produit de thérapie génique HEMGENIX® d’uniQure, pour lequel l’approbation réglementaire a été obtenue aux États-Unis et, à certaines conditions, en Europe.

[3] Dans l’action sous‐jacente [l’action], Pfizer Canada ULC et Pfizer Inc. [collectivement, Pfizer] cherchent à faire invalider le brevet et affirment que certaines des revendications qu’il contient sont antériorisées, évidentes, dépourvues d’utilité ou ont une portée excessive, et que leur objet n’est pas brevetable. Elles affirment également qu’il y a eu fausse déclaration sur un fait important concernant la paternité de l’invention au sens de l’article 53 de la Loi sur les brevets, LRC (1985), c P-4 [Loi sur les brevets].

[4] Pour les motifs exposés ci‐dessous, je suis d’avis que, compte tenu du contexte factuel de l’espèce – y compris la durée de la suspension demandée, la raison de cette demande et l’effet possible de l’issue du réexamen sur l’action – et afin d’assurer la résolution équitable sur le fond de l’instance, de la façon la plus expéditive et économique possible, et vu la question du préjudice, il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accorder la suspension demandée.

I. Contexte

[5] L’action a été intentée le 14 octobre 2022 et porte sur la validité des revendications 1, 2 et 4 à 15 du brevet [les revendications contestées]. Parmi les revendications contestées, il y a les revendications relatives, entre autres, à un polypeptide FIX modifié à des fins d’utilisation dans un traitement de substitution du FIX, et à la séquence d’acide nucléotidique codant pour le polypeptide FIX modifié devant être utilisé en thérapie génique, ainsi qu’aux préparations pharmaceutiques contenant lesdites molécules.

[6] Trois revendications du brevet (les revendications indépendantes 1, 7 et 16) exigent que la séquence du polypeptide FIX modifié corresponde au moins à 70 % à la séquence peptidique de SEQ ID NO:1 (la séquence polypeptidique du FIX non modifié dans sa forme immature) ou de SEQ ID NO:2 (la séquence polypeptidique du FIX non modifié dans sa forme mature). Ainsi, les revendications permettent que la séquence des polypeptides FIX présente jusqu’à 30 % de différences par rapport à la SEQ ID NO:1 ou à la SEQ ID NO:2.

[7] Les revendications indépendantes contestées indiquent aussi la présence de leucine ou d’acide aspartique à la position d’acide aminé 338 par rapport à la SEQ ID NO:2, et exigent que le polypeptide FIX (ou la préparation pharmaceutique contenant ledit polypeptide) soit utilisé dans un traitement de substitution du FIX à une dose quotidienne de 0,1 à 400 μg/kg de poids corporel. Le brevet explique que le variant de séquence ayant la leucine à la position d’acide aminé 338 [R338L] est le variant qui a été trouvé chez les patients.

[8] Il est allégué dans la déclaration introductive d’instance [la déclaration] que :

  • -les revendications contestées sont antériorisées, compte tenu de l’antériorité désignée sous le nom de « Stafford »;

  • -les revendications contestées ne sont pas inventives, car il allait de soi d’essayer le variant R338L comme traitement de substitution du FIX;

  • -l’inventeur désigné au brevet n’a pas fabriqué ni divulgué l’ensemble des variants du FIX qu’autorisent les revendications contestées, et il n’y a eu aucune démonstration ni prédiction valable quant à l’obtention, par lesdits variants, de l’effet voulu;

  • -les revendications portent sur des méthodes de traitement médical, qui ne peuvent pas constituer des objets brevetables;

  • -il y a eu présentation erronée sur un fait important quant à la paternité de l’objet constituant l’invention, laquelle a une incidence sur l’ensemble du brevet.

[9] Il est allégué dans la déclaration que Pfizer souhaite vendre son propre produit de thérapie génique au Canada (et ailleurs) pour le traitement des adultes atteints d’hémophilie B. Ce produit a été soumis aux essais cliniques de phase 3; cependant, rien n’indique qu’une demande d’autorisation réglementaire a été présentée au Canada.

[10] Peu après le dépôt de la déclaration, le 21 octobre 2022, uniQure a déposé une demande de réexamen de son brevet, conformément à l’article 48.1 de la Loi sur les brevets. Elle aurait déposé cette demande après qu’une nouvelle antériorité eut été portée à son attention au cours d’une procédure étrangère à laquelle Pfizer était partie.

[11] Dans la réponse qu’il a donnée à la première étape de la demande de réexamen [la décision initiale], le conseil de réexamen [le conseil] a reconnu que la nouvelle antériorité soulevait un nouveau point de fond vis‐à‐vis de la brevetabilité des revendications indépendantes du brevet et qu’elle soulevait, en particulier, la question de l’utilité des polypeptides visés par ces revendications. Il a cependant conclu que la demande ne soulevait aucun nouveau point de fond vis‐à‐vis de la brevetabilité des revendications dépendantes.

[12] Comme le permet le paragraphe 48.3(2) de la Loi sur les brevets, uniQure a déposé en réponse à la décision initiale, une proposition de revendications modifiées [les revendications proposées]. Ces revendications ne portent plus sur une séquence du polypeptide FIX modifié correspondant au moins à 70 % à la séquence peptidique de SEQ ID NO:1 ou de SEQ ID NO:2, et elles ne précisent pas non plus de dose quotidienne. uniQure affirme que les revendications proposées se limitent à la séquence polypeptidique du FIX modifié trouvée chez les patients.

[13] Le conseil a jusqu’au 14 avril 2024 (douze mois à compter de la date de dépôt de la réponse) pour rendre sa décision. Selon le paragraphe 48.4(1) de la Loi sur les brevets, la procédure de réexamen peut aboutir à trois résultats : 1) le conseil peut confirmer les revendications existantes, 2) le conseil peut annuler les revendications existantes, ou 3) le conseil peut verser au brevet toute autre modification ou nouvelle revendication jugée brevetable.

[14] Lors de l’audition de la requête, uniQure a pris devant la Cour l’engagement que, après avoir reçu la décision du conseil, elle ne défendrait pas les revendications existantes du brevet, s’il en restait, pourvu que le conseil accepte les modifications qu’elle avait proposées.

[15] L’action en est à ses débuts. Les actes de procédure sont clos depuis peu et les parties n’ont pas encore entamé le processus de communication préalable. Au cours de la gestion de l’instance, Pfizer a demandé à la Cour d’établir un calendrier selon lequel les interrogatoires préalables seraient terminés d’ici la mi‐avril 2024 et les parties auraient échangé les rapports d’experts déposés en preuve principale d’ici la fin du mois de juin 2024. Le juge chargé de la gestion de l’instance a indiqué que le procès ne commencerait pas avant 2025.

II. Question en litige

[16] La seule question en litige que soulève la présente requête est celle de savoir s’il faut surseoir à l’action jusqu’au 14 avril 2024 ou jusqu’à ce que le conseil ait terminé le réexamen du brevet.

III. Analyse

[17] L’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7 confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre une instance lorsque l’intérêt de la justice l’exige.

[18] Comme l’explique la Cour d’appel fédérale au paragraphe 5 de l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada Inc, 2011 CAF 312 [Mylan], pour décider si elle doit suspendre sa propre procédure, la cour exerce un pouvoir qui n’est pas sans ressembler au pouvoir d’établir un calendrier ou d’ajourner une affaire, qui repose sur des considérations discrétionnaires d’ordre général. Ce pouvoir est distinct de celui qui permet à la cour d’interdire à un autre organisme d’exercer sa compétence. S’il est d’intérêt public que les instances se déroulent équitablement et avec célérité, ce facteur est qualitativement différent lorsque la cour interdit à un autre organisme de faire ce que le législateur a dit qu’il pouvait faire.

[19] La question de savoir si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de suspendre sa propre procédure dépend des circonstances factuelles, y compris la durée de la suspension demandée, la raison de cette demande et les conséquences d’une telle suspension (Mylan, au para 5; ArcelorMittal Exploitation minière Canada S.E.N.C. c Canada (Procureur général), 2021 CF 998 au para 19). L’exercice de ce pouvoir obéit au principe suivant lequel il faut assurer une résolution équitable sur le fond de l’instance, de la façon la plus expéditive et économique possible, et il repose sur la question de savoir si la suspension demandée causerait un préjudice à l’une des parties (Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54 au para 124; Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company. 2013 CAF 143 aux para 12-13).

[20] Cela étant, il faut établir un équilibre entre l’obligation qui incombe à la cour de s’assurer que l’instance se déroule de manière expéditive, opportune et équitable (Clayton c Canada (Procureur général), 2018 CAF 1 [Clayton] au para 28) et des considérations telles que la question de savoir s’il serait prématuré de poursuivre l’instance parce qu’un autre organisme a compétence sur une question dont le règlement aura une incidence importante sur le fond du litige (Iris Technologies Inc. c Canada (Agence du revenu), 2023 CF 188 [Iristel] aux para 34‐35).

[21] La société uniQure affirme qu’il convient de suspendre l’instance en l’espèce parce que les revendications du brevet ne sont pas encore définies. Elle fait valoir que les revendications constituent le fondement de l’action et que leur portée, telle que déterminée par le conseil, aura une incidence importante sur la question de savoir si l’utilité (ou la portée des revendications) et l’objet brevetable demeurent en litige. Elle soutient que le fait que ces questions ne soient plus en litige aura une incidence sur l’étendue de la communication préalable et des rapports d’experts. La société uniQure affirme qu’il serait à la fois préjudiciable et injuste de poursuivre l’instance avant que la décision sur le réexamen soit rendue, car elle devrait ainsi faire valoir des arguments qui sont incompatibles avec ceux avancés devant le conseil, si bien qu’elle perdrait du temps et des ressources à défendre des revendications qui ne seront plus en litige.

[22] Pfizer affirme qu’une si longue suspension ne doit être accordée que dans les cas les plus évidents. Elle soutient que le résultat du réexamen n’aura aucune incidence importante sur les prochaines étapes de l’instance, étant donné que son effet sur les questions de l’utilité (ou de la portée des revendications) et de l’objet brevetable est hypothétique et qu’il n’aura aucune incidence, du moins pas en ce qui concerne les questions de l’antériorité, de l’évidence et de la fausse déclaration. Pfizer remet en question l’engagement d’uniQure. Elle affirme que cet engagement divise la preuve et qu’il ne s’agit pas d’une solution définitive, mais seulement d’une solution conditionnelle. Elle ajoute que le lien entre le résultat du réexamen et le litige ne suffit pas à justifier une suspension de l’instance, et qu’il incombe à uniQure d’établir qu’elle subirait un préjudice si la suspension n’était pas accordée (et que Pfizer n’en subirait aucun) et qu’elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

[23] À mon avis, suspendre l’instance en attendant l’issue du réexamen n’aura pas pour effet de restreindre suffisamment les questions en litige, ou de limiter les prochaines étapes de l’instance ou le préjudice subi par uniQure pour qu’il soit dans l’intérêt de la justice de faire droit à la requête.

[24] Tout d’abord, j’estime que la présente affaire n’est pas comparable à celle qui m’a été soumise dans Iristel, contrairement à ce que soutient uniQure. Dans cette affaire, les défendeurs demandaient la suspension d’une action en dommages‐intérêts intentée contre l’Agence du revenu du Canada [ARC] pour fausses déclarations, exercice fautif d’une charge publique, abus de procédure et négligence. La demande avait été introduite parce qu’Iristel estimait avoir droit au remboursement de la taxe nette qui avait été retenue par l’ARC. Étant donné que le droit au remboursement de la taxe nette relevait de la seule compétence de la Cour canadienne de l’impôt, j’ai conclu qu’il était prématuré d’instruire l’action tant que la question du droit au remboursement de la taxe nette n’aurait pas été tranchée. Comme je l’ai dit aux paragraphes 33 à 37 de la décision Iristel :

[33] Je suis d’accord avec les défendeurs qu’Iristel n’aurait pas intenté la présente action si les 79 millions de dollars en remboursements de taxe nette n’avaient pas été retenus. Les réclamations en responsabilité civile délictuelle et en équité n’ont pas de fondement indépendant : elles sont présentées dans la présente action sur le fondement qu’il existe un droit au remboursement de taxe nette : Hester c Canada, [2007] GSTC 172 (Cour sup. Ont.), aux para 53-54; demande d’autorisation rejetée [2008] GSTC 55 (Cour div. Ont.).

[34] À mon avis, il est prématuré d’examiner la déclaration alors qu’une question qui en constitue le fondement − la validité des cotisations et le droit aux remboursements de taxe nette − n’a pas encore été tranchée dans les appels devant la Cour de l’impôt et que seule la CCI peut la trancher.

[35] De plus, il est inévitable que le résultat des appels devant la Cour de l’impôt aura une incidence sur le fond de la déclaration. Le principe de l’économie des ressources judiciaires vient donc également jouer en faveur de la demande de suspension.

[36] Tel que je l’énonce plus haut, la présente action est fondée sur l’hypothèse qu’Iristel a droit aux remboursements de taxe nette retenus. Si la CCI conclut que les cotisations sont valides, il est difficile de voir comment Iristel pourrait continuer de soutenir avoir subi un préjudice en raison d’une cotisation supposément inappropriée et illégale dans la présente action. En effet, même Iristel a concédé à l’audience qu’une telle conclusion pourrait servir de moyen de défense dans l’action.

[37] De même, si Iristel obtenait gain de cause dans les appels devant la Cour de l’impôt, cette décision l’aiderait dans la présente action, car il ne serait plus nécessaire d’examiner la question de la légalité des cotisations. La preuve se réduirait à la conduite et à l’état d’esprit.

[25] Dans la présente affaire, le conseil est seul compétent pour modifier les revendications, mais toute modification qu’il pourrait y apporter ne saurait être déterminante pour l’action. En effet, uniQure admet que le variant R338L et son utilisation dans la thérapie génique – qui demeurent le point central des revendications proposées – sont au cœur de l’invention brevetée. Bien qu’un nouveau point de fond vis‐àvis de la brevetabilité des revendications soit soulevé quant à l’utilité et à la portée des revendications indépendantes du brevet, aucune des modifications qui pourraient être apportées aux revendications ne fera disparaître les allégations d’antériorité et d’évidence relatives au variant R338L, non plus que l’allégation fondée sur l’article 53. La brevetabilité du variant R338L sera toujours en litige peu importe que les modifications proposées lors du réexamen soient acceptées ou non. Il n’est donc pas possible de soutenir que l’issue du réexamen mettra fin au litige. Il n’y a pas non plus de risque de conclusions contradictoires; uniQure ne cherche pas à faire invalider son brevet par le réexamen.

[26] Par ailleurs, si uniQure cherche à faire restreindre sa série de revendications et à faire supprimer les limites posologiques, ce qui pourrait sans doute avoir un effet sur l’allégation que les revendications décrivent une méthode de traitement médical, la décision initiale mentionne que le conseil pourrait refuser ces omissions. Dans sa décision initiale, le conseil a rappelé à uniQure que le fait de modifier les revendications du brevet ne pouvait élargir la portée du monopole (para 48.3(2) de la Loi sur les brevets). Le conseil souligne que la non‐mention d’une dose quotidienne dans les revendications proposées, qui présentent l’utilisation d’un polypeptide FIX modifié dans un traitement de substitution du FIX, pourrait élargir la portée des revendications. Bien qu’uniQure ne propose plus de revendication directe du polypeptide FIX modifié à des fins d’utilisation dans un traitement de substitution du FIX, on ne sait pas si le conseil acceptera les modifications et les suppressions proposées.

[27] On ne sait pas non plus dans quelle mesure les revendications dépendantes peuvent être touchées par le réexamen, si tant est qu’elles le soient. Seules les revendications indépendantes soulèvent un nouveau point de fond vis‐à‐vis de la brevetabilité. À mon avis, l’engagement pris par uniQure, bien qu’il puisse être acceptable, ne répond pas entièrement à cette question, car il reste à la fois conditionnel et incertain quant à son effet. Il repose sur l’acceptation d’au moins certaines des modifications aux revendications proposées par uniQure. Toutefois, si ces modifications ne sont pas acceptées, il permet à uniQure de défendre les revendications existantes, qui s’appuient sur le même libellé relatif à la séquence correspondant au moins à 70 % que l’on cherche à supprimer des revendications indépendantes.

[28] La société uniQure prétend que, sans la question de l’utilité et de la portée des revendications, la communication de documents serait sensiblement restreinte puisqu’il ne serait plus nécessaire de produire des documents liés à la mise au point de l’invention et à sa prédiction valable. Or, l’obligation de produire des documents relatifs à la démarche de l’inventeur ou d’examiner la question de la paternité de l’invention en vertu de l’article 53 demeure.

[29] Comme la Cour suprême l’a dit au paragraphe 71 de l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61 [Sanofi], la démarche de l’inventeur est pertinente pour l’analyse de l’évidence :

[71] Par exemple, le fait pour l’inventeur et les membres de son équipe de parvenir à l’invention rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur et des connaissances générales courantes, pourrait étayer une conclusion d’évidence, sauf lorsque leurs efforts et leurs connaissances se sont révélés plus grands que ceux attribués à la personne versée dans l’art. Leur démarche tendrait à indiquer qu’une personne versée dans l’art, grâce à ses connaissances générales courantes et à l’art antérieur, aurait agi de même et serait arrivée au même résultat. [...]

[30] Pfizer allègue dans sa déclaration que [traduction] : « [à] la date pertinente (ou à la date de priorité, le cas échéant), il allait de soi de tenter d’utiliser le variant R338L du FIX comme traitement de substitution du FIX, que ce soit sous forme de thérapie polypeptidique ou en thérapie génique [...] Il était plus ou moins évident que le variant R338L aurait une activité très élevée, et les personnes versées dans l’art souhaitaient utiliser le variant R338L comme traitement de substitution du FIX ».

[31] Dans sa défense, uniQure affirme que [traduction] « la personne versée dans l’art n’aurait pas été consciente des avantages inattendus de l’invention, ni motivée à chercher les solutions particulières du brevet 094 compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes. Il aurait été contre‐intuitif, et de surcroît nécessaire, que la personne versée dans l’art se livre à une expérimentation longue et ardue ».

[32] Les actes de procédure remettent en question la démarche de l’inventeur. Je suis d’accord avec Pfizer : il n’y a rien dans l’arrêt Sanofi qui appuie la proposition selon laquelle le titulaire d’un brevet peut choisir de ne pas permettre la tenue d’un interrogatoire préalable sur la démarche de l’inventeur, ou que les arguments relatifs à la démarche de l’inventeur ne peuvent servir que de bouclier, et non être utilisés comme une épée. En effet, l’avocat d’uniQure n’a pu renvoyer la Cour à aucune décision établissant cette prémisse.

[33] En outre, d’un point de vue procédural, un document est pertinent aux fins de l’interrogatoire préalable lorsqu’il est raisonnable de supposer qu’il contient des renseignements qui pourraient, directement ou indirectement, permettre à une partie de faire avancer sa propre cause ou celle de son adversaire, ou qui pourraient raisonnablement la lancer dans une enquête susceptible d’avoir l’une ou l’autre de ces deux conséquences : Novopharm Limited c Eli Lily Canada Inc., 2008 CAF 287; Apotex Inc. c Canada, 2005 CAF 217.

[34] Bien que la décision sur le réexamen puisse restreindre certaines questions, je suis d’accord avec Pfizer pour dire qu’elle n’aurait aucune incidence importante sur les étapes de la communication préalable qui auraient lieu d’ici à ce qu’elle soit rendue. Même si les questions liées à l’utilité et à la portée des revendications ne sont plus en litige, il sera quand même nécessaire de produire des documents portant sur le mesures concrètes prises par l’inventeur pour parvenir au variant R338L et à son utilisation dans une thérapie génique, ce qui est au cœur de la présumée invention.

[35] De même, je ne suis pas convaincue qu’uniQure subira un préjudice si la suspension de l’instance n’est pas accordée. Bien que je ne considère pas comme fatal pour la requête le fait qu’uniQure n’ait présenté aucune preuve directe du préjudice qu’elle subirait, puisque les faits sur lesquels reposent les arguments qu’elle a avancés à cet égard découlent du dossier, je ne suis néanmoins pas convaincue qu’elle subirait un tel préjudice.

[36] La société uniQure fait valoir que, lors de l’instruction de l’action, elle devra défendre des positions auxquelles elle a déjà décidé de ne pas donner suite lors du réexamen. Elle fait aussi valoir qu’elle devra alors adopter une stratégie d’instance différente et présenter des arguments qu’elle n’aurait pas présentés si le réexamen avait eu lieu en premier. Or, elle a déjà présenté le premier de ces arguments au juge chargé de la gestion de l’instance, qui lui a ordonné de déposer une défense en dépit de la présente requête. Elle ne peut pas maintenant attaquer indirectement cette décision. Les actes de procédure étant désormais clos, toute modification de ceux-ci qui pourrait s’avérer nécessaire en raison de l’issue du réexamen demeurerait nécessaire même si la suspension était accordée.

[37] Il est fait mention du réexamen dans la défense, tout comme dans la réponse de Pfizer. La Cour n’est pas sans reconnaître l’existence de la procédure de réexamen dans sa façon de gérer l’action. Je ne considère pas que cette situation est analogue à celle de l’affaire Skehar v Bonavista Energy Corporation, 2022 ABQB 136.

[38] De plus, uniQure était et a toujours été libre de choisir sa propre stratégie d’instance. C’est uniQure qui a choisi d’attendre pour demander un réexamen au Canada malgré le fait qu’elle ait limité ses revendications ailleurs bien avant l’introduction de l’action. Elle ne peut pas maintenant prétendre que la situation qu’elle a en partie créée lui causera préjudice. Rien ne l’empêche non plus de faire des admissions formelles dans le cadre de l’action afin de limiter ce qu’elle considère être des domaines d’enquête inutiles aux fins de l’interrogatoire préalable, compte tenu des positions qu’elle a adoptées lors du réexamen.

[39] La société uniQure affirme que, si l’action devait se dérouler en même temps que le réexamen, Pfizer pourrait recourir à des tactiques visant à contourner le droit au réexamen que lui (uniQure) confère la loi en demandant un procès sommaire dont l’issue pourrait précéder la décision de réexamen. Cependant, l’avocat de Pfizer a confirmé en plaidoirie que tel n’était pas son objectif. Au contraire, il a dit à la Cour qu’il ne cherchait pas à procéder par procès sommaire, mais qu’il cherchait plutôt à ce que le procès ait lieu le plus tôt possible. Compte tenu de cette déclaration et de l’ordonnance de la Cour indiquant que le procès n’aurait pas lieu avant 2025, je conclus que le fait de procéder en parallèle ne privera pas uniQure de son droit au réexamen de son brevet.

[40] Pour les motifs déjà mentionnés, je ne suis pas non plus persuadée qu’uniQure sera lésée par le gaspillage de ressources. La contestation par Pfizer de la brevetabilité du variant R388L et de son utilisation en tant que thérapie génique demeurera, ainsi que ses contestations pour cause d’antériorité, d’évidence et de fausse déclaration fondée sur l’article 53. L’incidence du réexamen sur les prochaines étapes du litige est incertaine et pourrait être traitée en parallèle par d’autres outils procéduraux comme des admissions formelles faites par uniQure concernant les aspects des revendications actuelles qu’elle cherche à supprimer.

[41] En l’espèce, le conseil a le droit de prendre 12 mois pour rendre sa décision (para 48.3(3) de la Loi sur les brevets). Bien qu’il puisse rendre sa décision plus tôt, suggérer qu’il le fera relève de la conjecture. Compte tenu du calendrier général proposé, qui prévoit que l’action devrait être instruite en moins de trois ans, je ne crois pas qu’un délai de douze mois soit trop court. Lorsque l’attente est aussi longue, l’incidence du réexamen ne devrait pas être minime : Mylan, au para 19.

[42] Pfizer fait remarquer que, contrairement à ses dispositions relatives à la redélivrance (art 47) et à la renonciation (art 48), la Loi sur les brevets ne mentionne pas qu’un brevet ne peut être invalidé pendant qu’il fait l’objet d’un réexamen. Il ressort de l’économie de la Loi que le réexamen et l’invalidation sont des procédures distinctes qui peuvent se dérouler en parallèle.

[43] La société uniQure prétend que l’action n’est pas urgente puisqu’elle n’est pas fondée sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et que Pfizer n’a pas encore déposé sa demande d’autorisation réglementaire. Cependant, aucun argument ne m’a été présenté dans le cadre de la présente requête selon lequel Pfizer n’est pas une partie intéressée. En effet, uniQure affirme qu’elle ne cherche pas à empêcher Pfizer de demander l’invalidation du brevet. Il a été établi dans la présente requête que Pfizer avait terminé les essais cliniques de phase 3, si bien qu’il est dans son intérêt commercial de donner suite au litige. Comme l’enseigne l’arrêt Clayton, l’obligation de s’assurer que l’instance se déroule de manière expéditive, opportune et équitable reste un facteur essentiel.

[44] Si j’examine cette obligation en fonction du contexte factuel, y compris l’incidence incertaine et limitée que le réexamen pourrait avoir sur l’action, j’arrive à la conclusion qu’il ne convient pas d’octroyer la suspension.

[45] À mon avis, l’intérêt de la justice ne serait pas servi si je décidais de surseoir à l’action et, par conséquent, la requête sera rejetée.

[46] Chacune des parties a présenté des observations sur les dépens. Bien qu’elles conviennent qu’ils doivent être fixés à la somme de 5 000 $, elles ne s’entendent pas sur la façon de les attribuer. L’avocat d’uniQure soutient qu’ils doivent être adjugés suivant l’issue de la cause, alors que l’avocat de Pfizer demande qu’ils soient payables sans délai.

[47] Comme le prévoit le paragraphe 401(2) des Règles des Cours fédérales, la Cour peut ordonner le paiement sans délai des dépens si elle est convaincue que la requête n’aurait pas dû être présentée ou contestée. Bien que je n’aie pas donné raison à uniQure dans la présente requête, j’estime que la présente requête ne relève pas de cette catégorie.

[48] Compte tenu du pouvoir discrétionnaire de la Cour et des facteurs énoncés à l’article 400 des Règles des Cours fédérales, je suis d’avis qu’il convient d’octroyer la somme de 5 000 $ à Pfizer, quelle que soit l’issue de la cause.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-2118-22

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête est rejetée.

  2. Des dépens de 5 000 $ sont adjugés à Pfizer quelle que soit l’issue de la cause.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐2118‐22

 

INTITULÉ :

PFIZER CANADA ULC ET PFIZER INC. c UNIQURE BIOPHARMA B.V.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 AVRIL 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DE l’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 1er MAI 2023

 

COMPARUTIONS :

Orestes Pasparakis

Daniel Daniele

Christopher A. Guerreiro

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Christopher Van Barr

Will Boyer

Natalia Thawe

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Gowling WLG (Canada) s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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