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Date : 20230612


Dossier : IMM-4382-22

Référence : 2023 CF 832

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

JEFFERSON FERNANDEZ LONDONO

KATERINE BERMUDEZ GARCIA LAURA

FERNANDEZ BERMUDEZ SOFIA

FERNANDEZ BERMUDEZ

partie demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont une famille colombienne dont la demande d’asile au Canada a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] et par la Section d’appel des réfugiés [SAR], au motif que les éléments centraux de leur demande étaient non crédibles.

[2] Dans leur demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR, ils plaident que cette dernière a manqué à son devoir d’agir équitablement et que son analyse de leur crédibilité manque d’indépendance et se calque sur celle de la SPR.

I. Les Faits

[3] Les demandeurs arrivent au Canada en mai 2018 et déposent une demande d’asile fondée sur l’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’Immigration et la Protection des Réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], alléguant craindre d’être persécutés par l’Armée de libération nationale [ELN]. Cette demande s’appuie sur le récit du demandeur principal, M. Jefferson Fernandez Londono.

[4] M. Londono travaillait pour la municipalité de Yotoco comme dessinateur d’architecture et d’ingénierie.

[5] En juillet 2017, deux membres de l’ELN se présentent chez lui avec une arme à feu afin de l’extorquer et de lui réclamer la somme de 1 500 000 pesos. Les demandeurs décident alors d’emménager chez la sœur du demandeur principal.

[6] Toutefois, ils sont retracés et en août 2017, deux autres membres de l’ELN se présentent chez la sœur du demandeur principal pour réclamer qu’il leur paye à nouveau 1 500 000 pesos. Les demandeurs se déplacent à nouveau vers l’une de leurs propriétés rurales pour trouver refuge.

[7] En septembre 2017, quatre membres de l’ELN se présentent à la propriété rurale pour exiger que le demandeur principal leur donne 1 800 000 pesos. Devant son refus, ils le poussent par terre et il se blesse au bras gauche. Un des membres de l’ELN marque des poteaux situés sur la propriété avec les lettres « ELN ».

[8] Le 14 septembre 2017, le demandeur principal dépose une demande de visa pour amener sa famille au Canada, laquelle est refusée le 9 octobre 2017.

[9] Une nouvelle tentative d’extorsion a lieu au début octobre 2017 et le demandeur principal refuse de payer la somme de 2 000 000 de pesos. La nuit même, des membres de l’ELN retournent chez les demandeurs et tirent des coups de feu sur la porte de leur garage.

[10] Le 10 octobre 2017, les demandeurs portent plainte auprès de la police municipale, indiquant qu’ils ont été victime d’extorsion de la part d’un « groupe de délinquants ». Suite à cette plainte, ils sont poursuivis par des membres des ELN à moto, lesquels frappent leur voiture.

[11] En février 2018 les demandeurs déposent une demande de visa pour les États-Unis, lequel leur est octroyé en mars 2018.

[12] Le 4 mai 2018, le demandeur principal porte plainte devant la « personeria » de la ville de Yotoco et le 7 mai, les demandeurs quittent la Colombie.

[13] La SPR rejette la demande d’asile des demandeurs en raison d’un manque de crédibilité et en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] dans les villes de Santander, Sucre ou Putumayo.

II. Décision contestée

[14] À l’instar de la SPR, la SAR conclut que la demande des demandeurs n’est pas crédible, citant cinq contradictions et/ou incohérences dans leurs allégations.

[15] Premièrement, la SAR note une différence importante entre le nombre de demandes d’extorsion alléguées dans le récit écrit des demandeurs (soit 4 évènements) et le nombre de demandes dont le demandeur principal fait état lors de son témoignage devant la SPR (17 évènements au total). La SAR note également que la plainte à la police ne mentionne que 4 incidents d’extorsion et que les 13 incidents ajoutés au témoignage représentent une différence de plus de 25 millions de pesos extorqués. Pour ces motifs, la SAR rejette l’explication fournie par les demandeurs à l’effet que les 13 incidents manquants ne sont pas importants; la SAR conclut que cette incohérence porte gravement atteinte à la crédibilité des demandeurs.

[16] Deuxièmement, quant au moment où les demandeurs auraient été retrouvés par l’ELN après avoir emménagé chez la sœur du demandeur principal, la SAR note à nouveau une incohérence entre le récit écrit des demandeurs et le témoignage du demandeur principal. Dans leur récit écrit, ils indiquent que c’est le mois suivant alors que lors de son témoignage, le demandeur principal indique qu’ils ont été retrouvés chez sa sœur le lendemain de leur arrivée. À nouveau, la SAR confirme la conclusion de la SPR à l’effet que la tentative d’explication du demandeur principal est insuffisante et que la crédibilité des demandeurs s’en trouve entachée.

[17] Troisièmement, la SAR conclut que l’allégation des demandeurs à l’effet qu’ils seraient persécutés en raison de leur plainte à la police municipale n’est pas jugée crédible puisque (i) l’ELN n’est pas nommé dans la plainte; et (ii) suite à l’attaque de leur voiture en octobre 2017, les demandeurs n’ont allégué aucun autre incident de représailles entre novembre 2017 et mai 2018, moment où ils quittent le pays.

[18] Quatrièmement, la SAR conclut que le retard des demandeurs à quitter le pays entache également leur crédibilité. Elle note que les demandeurs allèguent avoir voulu quitter la Colombie pour demander l’asile au Canada dès septembre 2017, lorsqu’ils ont fait une demande de visa, mais qu’ils ont attendu en février 2018 pour faire une nouvelle demande de visa pour les États-Unis. Et ayant reçu leur visa en mars, ils n’ont quitté qu’en mai.

[19] Finalement, la SAR, tout comme la SPR, tire une inférence négative du fait que les demandeurs n’ont porté plainte à la « personeria » que deux jours avant de quitter la Colombie. La SAR trouve également incohérent pour les demandeurs d’alléguer avoir décidé de quitter le pays dû à la lenteur des autorités à réagir à leur plainte alors qu’ils ont quitté après seulement deux jours. Ils avaient d’ailleurs en main visa et billets d’avion au moment de déposer cette plainte.

[20] Quant à l’argument des demandeurs voulant que la SPR aurait manqué à son devoir d’équité procédurale en n’analysant pas leur demande distinctement sous l’angle de l’article 96 de la LIPR, la SAR est d’avis que l’analyse de la crédibilité des demandeurs ne devait pas nécessairement être différenciée. Les demandeurs n’ayant pas établi les faits au centre de leur demande d’asile selon la prépondérance des probabilités, le résultat serait le même que l’analyse soit faite sous l’angle de l’article 96 ou sous l’angle du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[21] Puisque la SAR conclut que la question déterminante est celle de la crédibilité, elle ne juge pas nécessaire de se prononcer sur l’existence ou non d’une PRI.

III. Questions en litige et normes de contrôle

[22] Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Est-ce que la SAR a erré dans son analyse de la crédibilité des allégations des demandeurs?

  2. Est-ce que la SAR a erré en ne procédant pas à une analyse distincte de la demande sous l’article 96 de la LIPR?

[23] La norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision raisonnable, c’est-à-dire que la Cour doit être satisfaite que la conclusion de la SAR est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 16-17, 85).

[24] Par ailleurs, bien que les demandeurs abordent la seconde question comme en étant une d’équité procédurale, la norme applicable à la question de savoir si la SAR doit effectuer une analyse distincte de la crédibilité des demandeurs à la lumière de l’article 96 de la LIPR est également celle de la décision raisonnable (Paramananthalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 236, au para 10).

IV. Analyse

A. Est-ce que la SAR a erré dans son analyse de la crédibilité des allégations des demandeurs?

[25] Les demandeurs reprochent à la SAR d’avoir fait preuve d’une déférence démesurée à l’égard des conclusions de la SPR, négligeant par le fait même sa propre analyse du dossier. Je ne suis pas d’accord.

[26] À mon avis, la SAR a procédé à une analyse indépendante de l’ensemble de la preuve dont elle était saisie et de l’ensemble des arguments soulevés par les demandeurs. Je suis également d’avis que sa décision est raisonnable et que son appréciation de la crédibilité des demandeurs est transparente, intelligible et justifiée à la lumière des nombreuses contradictions inexpliquées se trouvant dans la preuve.

[27] Les lacunes supplémentaires soulevées par la SAR témoignent d’une analyse indépendante et fondée sur la norme de la décision correcte que doit appliquer la SAR. Contrairement à la SPR, la SAR a conclu que la question déterminante, supplantant celle de la PRI, était celle de la crédibilité du récit des demandeurs.

[28] Il était loisible à la SAR de ne pas se satisfaire des explications fournies par les demandeurs à l’égard des diverses contradictions soulevées. La SAR explique en détail les raisons pour lesquelles elle ne voit aucune erreur dans l’analyse de la SPR. Les demandeurs reprochent à la SAR de faire trente-et-une références aux conclusions de la SPR dans son analyse de la crédibilité des demandeurs. Dans le contexte où la SAR siège en appel des décisions de la SPR, cela ne signifie pas nécessairement un manque d’indépendance. D’ailleurs, dans le cas qui nous occupe, nul n’est besoin de se référer à la décision de la SPR pour comprendre les motifs de la SAR; ceux-ci sont intrinsèquement cohérents et fondés sur la preuve.

[29] Je note d’ailleurs que certaines des explications fournies par les demandeurs semblent créer davantage d’incohérences. Notamment lorsqu’ils allèguent que rien dans leur témoignage devant la SPR n’aurait dû mener la SAR à conclure qu’ils avaient déjà en main leurs billets d’avion au moment de porter plainte auprès de la « personeria ». Toutefois, dans leur récit écrit, ils indiquent avoir porté plainte deux jours avant de quitter le pays. Ils savaient donc au moment de porter plainte qu’ils quitteraient la Colombie deux jours plus tard. Il était raisonnable pour la SPR et pour la SAR de remettre en question leur motivation et de conclure que le dépôt de cette plainte à la dernière minute minait la crédibilité des demandeurs.

[30] Quoi qu’il en soit, la tâche d’examiner la crédibilité d’un demandeur d’asile est d’abord celle de la SPR, et ensuite celle de la SAR. Lorsque la SAR s’adonne à une analyse détaillée de la preuve et qu’elle motive longuement ses conclusions — comme en l’instance, il n’appartient pas à cette Cour de refaire le même exercice. Cette Cour doit faire preuve de grande déférence et elle n’interviendra que lorsqu’il est démontré que les conclusions retenues par la SAR ne sont pas motivées ou supportées par la preuve. Ce n’est pas le cas ici.

B. Est-ce que la SAR a erré en ne procédant pas à une analyse distincte de la demande sous l’article 96 de la LIPR?

[31] Les demandeurs reprochent à la SAR d’avoir ignoré certains arguments soulevés en appel, notamment, (i) que la SPR aurait dû faire une analyse distincte de la crédibilité des demandeurs sous l’article 96 de la LIPR; et (ii) que l’opinion politique imputée au demandeur principal explique sa crainte de persécution pour un motif fondé sur la Convention.

[32] Le demandeur principal fait valoir que l’ELN lui impute une opinion politique pour avoir fait obstacle à ses activités en résistant à l’extorsion. Il soumet que son refus de payer les sommes demandées est perçu comme une opposition aux idéaux politiques de l’ELN, ce qui le rend vulnérable à de la persécution de leur part.

[33] Les demandeurs soutiennent également que la SAR a fait fi de l’onglet 7 du cartable national de documentation [CND] sur la Colombie qui confirme que le profil du demandeur principal en tant qu’employé municipal le rend vulnérable à de l’extorsion par les groupes comme l’ELN.

[34] Avec respect, je ne peux faire droit à ces arguments des demandeurs, dont la SAR traite aux paragraphes 33 et 34 de ses motifs, sous une rubrique qu’elle nomme « Analyse différentiée ».

[35] La SAR conclut que peu importe l’angle sous lequel la crédibilité des demandeurs est analysée, ils n’ont pas établi, selon la balance des probabilités, la trame factuelle alléguée au soutien de leur demande d’asile. Comme l’indique la juge Cecily Strickland dans l’affaire Oketokun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 232 :

[23] […] La jurisprudence, citée notamment par la SAR, confirme que lorsque les allégations avancées par un demandeur d’asile à l’appui d’une demande fondée sur l’article 97 sont les mêmes que celles avancées à l’appui d’une demande fondée sur l’article 96 et que les allégations ont été jugées non crédibles — ce qui est le cas en l’espèce — la SPR et la SAR ne sont pas tenues de procéder à une deuxième analyse, car une demande fondée sur l’article 97 n’aurait aucun fondement (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379 aux para 50-51; Orukpe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 674 au para 28; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 859 aux para 44-46; Chukwunyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 210 au para 18).

[36] Je suis donc d’avis que la conclusion générale de la SAR quant au manque de crédibilité des demandeurs est suffisante pour disposer de leur demande d’asile. Il était loisible à la SAR de conclure qu’il s’agissait là de la question déterminante et qu’elle n’avait pas à aborder la question de la PRI, incluant les soumissions écrites des demandeurs à ce sujet.

V. Conclusion

[37] Pour les présents motifs, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de cette cause.


JUGEMENT dans IMM-4382-22

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4382-22

 

INTITULÉ :

JEFFERSON FERNANDEZ LONDONO, KATERINE BERMUDEZ GARCIA, LAURA FERNANDEZ BERMUDEZ, SOFIA FERNANDEZ BERMUDEZ c MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 avril 2023

 

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Fabiola Ferreyra

 

Pour la partie demanderesse

 

Suzon Létourneau

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fabiola Ferreyra

Montréal (QC)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (QC)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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