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Date : 20230615


Dossier : T‐2047‐22

Référence : 2023 CF 842

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

AZ‐ZAHRAA HOUSING SOCIETY

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’organisme Az‐Zahraa Housing Society [la Société] a demandé au ministre du Revenu national d’être désignée comme municipalité aux fins du remboursement de la taxe sur les produits et services / taxe de vente harmonisée [la TPS/TVH] au motif qu’elle fournit des logements abordables, ce qui est considéré comme un service municipal. Le ministre a rejeté cette demande en se fondant sur les lignes directrices administratives selon lesquelles une entité qui demande une telle désignation doit recevoir un montant de financement public vérifiable. Les ententes conclues entre la Société et la British Columbia Housing Management Commission [la BC Housing] sont structurées de telle sorte qu’elles ne prévoient pas le paiement de sommes d’argent vérifiables.

[2] La Société sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du ministre. J’accueillerai sa demande. La déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en appliquant strictement les critères administratifs et en refusant de tenir compte de la logique économique plus générale qui sous‐tend les ententes conclues entre la Société et la BC Housing.

I. Contexte

A. Le projet de logements abordables de la Société

[3] La Société est un organisme à but non lucratif dont l’objectif est de fournir des logements abordables, ou des logements à « loyer proportionné au revenu », dans la ville de Richmond, en Colombie‐Britannique. À cette fin, elle a acquis quinze logements en copropriété dans le cadre d’un projet d’aménagement résidentiel.

[4] Pour assurer la viabilité du projet, la Société a conclu des ententes avec la BC Housing. Voici un résumé de ces ententes.

[5] La Société a vendu six des quinze logements à la BC Housing (ou à un organisme public connexe), qui les a loués sans frais à la Société. Selon l’entente pertinente, la Société perçoit les loyers, paie les charges d’exploitation et conserve l’excédent. Comme la Société n’est pas propriétaire de ces logements, elle n’a pas à effectuer de paiements hypothécaires à leur égard. Par conséquent, les paiements hypothécaires ne sont pas inclus dans les charges d’exploitation assumées par la Société. Les parties ont appelé ces logements les [traduction] « logements de la BC Housing ».

[6] Les neuf autres logements appartiennent toujours à la Société, qui les exploite conformément au programme de logement abordable de la Colombie‐Britannique. La Société a financé l’acquisition de ces logements au moyen d’un prêt hypothécaire offert par la BC Housing. Elle doit acquitter les paiements hypothécaires et les autres frais d’exploitation.

[7] La logique économique qui sous‐tend l’entente pertinente est simple. Il a été établi que le loyer des quinze logements ne pouvait pas couvrir les paiements hypothécaires et les autres frais d’exploitation. Il a été estimé que le projet atteindrait le seuil de rentabilité si la BC Housing devenait propriétaire des six logements et que la Société était dégagée de l’obligation d’effectuer les paiements hypothécaires quant à ceux-ci.

B. La désignation comme municipalité

[8] La Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‐15 [la Loi] accorde aux organismes de services publics, dont les municipalités, un remboursement de la TPS/TVH. Comme les services municipaux sont parfois offerts par d’autres entités que les municipalités, le législateur a prévu un mécanisme pour la désignation de ces entités comme municipalités. À cet égard, l’article 259 de la Loi, qui régit le calcul du remboursement, comprend la définition suivante :

259 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

259 (1) In this section,

[...]

. . .

municipalité Est assimilée à une municipalité la personne que le ministre désigne comme municipalité pour l’application du présent article, aux seules fins des activités, précisées dans la désignation, qui comportent la réalisation de fournitures de services municipaux par la personne, sauf des fournitures taxables. (municipality)

municipality includes a person designated by the Minister, for the purposes of this section, to be a municipality, but only in respect of activities, specified in the designation, that involve the making of supplies (other than taxable supplies) by the person of municipal services; (municipalité)

[...]

. . .

[9] L’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a publié un document d’information concernant la désignation comme municipalité accordée à des entités offrant des logements à loyer proportionné au revenu. Le document d’information énonce ce qui suit :

Pour être désigné comme municipalité, l’organisme doit satisfaire aux quatre critères suivants :

1. être une coopérative d’habitation, une institution publique, un organisme à but non lucratif ou un organisme de bienfaisance;

2. fournir des logements résidentiels à long terme dans le cadre d’un programme visant à fournir un logement à des foyers à faible et à moyen revenu;

3. fournir plus de 10 % des logements faisant partie d’un projet de logements à des locataires dont le loyer est proportionné à leur revenu;

4. être financé par un gouvernement ou une municipalité en vue de fournir des logements dans le cadre d’un programme visant à fournir un logement à des foyers à faible et à moyen revenu.

[10] Seul le quatrième critère est en cause dans la présente affaire. À cet égard, le document d’information fournit d’autres renseignements :

Pour que la désignation de municipalité lui soit accordée, l’organisme doit recevoir du financement public en vue de l’aider à fournir à des particuliers des logements à loyer proportionné au revenu des locataires. Le financement public peut provenir d’une municipalité, d’une province ou d’un territoire ou du gouvernement fédéral. Les types de financement admissibles comprennent le financement d’immobilisation et les subventions continues, qui compensent la différence entre les coûts d’exploitation des logements engagés par l’organisme et les loyers proportionnés au revenu des locataires qui lui sont versés.

C. La décision du ministre

[11] En juillet 2018, la Société a présenté une première demande de désignation comme municipalité. En août 2020, le ministre a rendu une première décision par laquelle il a rejeté la demande. La Société a sollicité un nouvel examen de cette décision. En mai 2021, le ministre a confirmé la première décision. La Société a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. La demande de contrôle judiciaire a été abandonnée en contrepartie d’un nouvel examen de la demande de désignation par un autre décideur.

[12] En août 2022, le ministre a rendu la décision qui est maintenant contestée. La demande de la Société a de nouveau été rejetée.

[13] En ce qui concerne les neuf logements appartenant à la Société, la déléguée du ministre a convenu que les trois premiers critères énoncés dans le document d’information avaient été respectés. Cependant, elle a conclu que la Société n’avait pas reçu de financement public étant donné que l’entente conclue avec la BC Housing exigeait que le projet soit rentable sans l’apport de subventions d’exploitation et que le prêt hypothécaire remboursable n’était pas considéré comme du financement public.

[14] En ce qui a trait aux six logements de la BC Housing, la déléguée du ministre a conclu à l’absence de financement public. Elle a rejeté l’affirmation de la Société selon laquelle le loyer pour ces six logements appartenait à la BC Housing et que cette dernière l’avait octroyé à la Société parce que, selon les ententes pertinentes, c’est la Société, et non pas la BC Housing, qui était locateur des logements et qui pouvait percevoir le loyer. La déléguée du ministre a ajouté que si la Société avait raison, celle‐ci ne serait pas le fournisseur de logements et ne pourrait donc pas être désignée comme municipalité.

[15] En ce qui concerne l’effet combiné des ententes pertinentes, le ministre a conclu qu’elles ne constituaient pas un financement public :

[traduction]

Bien que la Société puisse utiliser tout excédent d’exploitation accumulé pour rembourser le capital et les intérêts sur le prêt hypothécaire à l’égard des neuf logements qu’elle possède, l’utilisation du revenu interne pour réduire le prêt ou les paiements hypothécaires dus à la province ne constitue pas un financement public [...] Le fait que la province autorise la Société à louer des logements lui appartenant et à conserver le revenu qui en découle ne constitue pas un financement public selon les directives administratives de l’ARC, même si l’excédent peut avoir une incidence positive sur les loyers devant être exigés des locataires.

En outre, un excédent d’exploitation n’est pas un montant vérifiable, ou facilement identifiable, versé à la Société.

[16] La Société sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Analyse

[17] Bien que la Société conteste la décision pour plusieurs motifs, à mon avis, l’élément déterminant est le fait que la déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, comme l’a fait valoir la Société aux paragraphes 87 à 93 de son mémoire.

[18] Nul ne conteste sérieusement le fait que les ententes conclues entre la BC Housing et la Société donnent lieu au versement d’une aide publique à la Société. Comme l’a déclaré l’avocate du ministre au paragraphe 51 de ses observations écrites, [TRADUCTION] « le fait que la province permette à la demanderesse d’utiliser ses biens dans le cadre des activités de cette dernière constitue probablement une aide au sens ordinaire du mot ». Nul ne conteste sérieusement non plus le fait que ces ententes n’entraînent pas le versement d’une somme d’argent vérifiable à la Société, si c’est ce que l’on entend par « financement ».

[19] La véritable question est plutôt de savoir si la déléguée du ministre pouvait raisonnablement insister pour appliquer la définition étroite du terme « financement » qui figure dans le document d’information au lieu de tenir compte de l’ensemble des faits présentés par la Société. À mon avis, en mettant l’accent sur une définition étroite du terme « financement », la déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et a rendu une décision déraisonnable.

A. L’entrave au pouvoir discrétionnaire

[20] Le principe selon lequel les décideurs administratifs ne doivent pas entraver l’exercice des pouvoirs discrétionnaires en suivant de façon stricte des lignes directrices administratives a été expliqué par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, à la page 7 :

Le Ministre est libre d’indiquer le type de considérations qui, de façon générale, le guideront dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire [...], mais il ne peut pas entraver ce pouvoir discrétionnaire en tenant les lignes directrices pour obligatoires et en excluant tous les autres motifs valides ou pertinents pour lesquels il peut exercer son pouvoir discrétionnaire [...]

[21] La Cour suprême du Canada a réitéré ce principe au paragraphe 32 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, où elle a déclaré ce qui suit :

[Le décideur] ne doit pas voir dans ces directives informelles des exigences absolues qui limitent le pouvoir discrétionnaire [...]

[22] De même, dans l’arrêt Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 [Stemijon], la Cour d’appel fédérale a indiqué ce qui suit aux paragraphes 22 et 24 :

Les décideurs doivent respecter la loi. Si la loi leur accorde un pouvoir discrétionnaire d’une certaine étendue, ils ne peuvent l’assujettir à des restrictions obligatoires. Les autoriser à le faire équivaudrait à leur permettre de réécrire la loi. Seuls le législateur ou ses délégués dûment autorisés peuvent écrire ou réécrire la loi.

[...]

Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est être [sic] en soi déraisonnable.

[23] Ces conclusions n’ont pas été touchées lorsque la Cour suprême du Canada a reformulé les principes du contrôle judiciaire dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]. Au paragraphe 108, la Cour a souligné que « lorsque le décideur dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire, il serait déraisonnable de sa part d’entraver un tel pouvoir discrétionnaire ». De plus, la conclusion de l’arrêt Stemijon selon laquelle l’entrave au pouvoir discrétionnaire rend automatiquement une décision déraisonnable a été suivie dans les décisions rendues par notre Cour à la suite de l’arrêt Vavilov : Sheikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 199 aux paragraphes 15 et 16; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Keto, 2020 CF 467 au paragraphe 29; Saulteaux v Carry the Kettle First Nation, 2022 FC 1435 au paragraphe 35.

[24] En l’espèce, la décision est fondée exclusivement sur les critères énoncés dans le document d’information. Dans sa décision, la déléguée du ministre énonce les quatre critères et, après avoir résumé divers aspects des faits, renvoie, parfois en citant, parfois en paraphrasant, à des parties du document d’information portant sur le quatrième critère pour expliquer ce qui peut être considéré comme un financement public. Les deux parties de la décision se terminent par une affirmation selon laquelle la Société [TRADUCTION] « ne satisfait pas aux critères administratifs ».

[25] Il s’agit là d’un cas évident d’entrave au pouvoir discrétionnaire. L’article 259 de la Loi, cité ci‐dessus, n’énonce tout simplement aucun critère aux fins de l’exercice du pouvoir du ministre de désigner une entité comme municipalité. En refusant de tenir compte de circonstances qui ne sont pas expressément mentionnées dans le document d’information, la déléguée du ministre a essentiellement considéré que ce dernier avait préséance sur le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 259 de la Loi.

[26] Ce constat est encore plus évident lorsque l’on examine la réponse de la déléguée du ministre à la prétention suivante de la Société :

[traduction]

[...] en termes de politique publique (policy), il n’y a aucune différence réelle entre le fait pour la Société de conserver un excédent d’exploitation et une entente selon laquelle la Société doit remettre tout excédent à la province et le ravoir immédiatement de cette dernière sous forme de subvention.

[27] La déléguée du ministre n’a pas tenu compte de la teneur de cette prétention, qui constituait une invitation à exercer le pouvoir discrétionnaire au‐delà des critères stricts du document d’information. Sa réponse mettait plutôt l’accent sur le fait que le « financement public », interprété de façon étroite, était une condition sine qua non pour l’obtention d’une désignation comme municipalité :

[traduction]

La Société doit fournir des documents démontrant qu’elle reçoit effectivement un montant de financement public vérifiable ou facilement identifiable et qu’il s’agit d’un type de financement acceptable lié à sa fourniture de logements à loyer proportionné au revenu des locataires. Il n’en demeure pas moins que la Société n’a pas démontré qu’elle reçoit du financement public, et l’accord d’exploitation confirme qu’il s’agit d’une condition dont les parties ont convenu dans l’entente.

[28] L’avocate du ministre s’est fondée sur la décision Wellesley Central Residences Inc c Canada (Revenu national), 2011 CF 760 [Wellesley], pour étayer son argument selon lequel la déléguée du ministre a agi dans les limites de son pouvoir discrétionnaire, d’autant plus que l’affaire portait sur des choix de politique. Mon collègue le juge Robert L. Barnes a rejeté l’allégation de la demanderesse selon laquelle le ministre avait entravé son pouvoir discrétionnaire, car rien ne laissait croire que les critères administratifs « auraient été [élevés] au rang d’un ensemble de principes juridiques immuables excluant toute autre considération pertinente » : Wellesley, au paragraphe 24. En revanche, comme je l’ai démontré, c’est précisément ce que la déléguée du ministre a fait en l’espèce en refusant expressément de tenir compte des situations qui ne sont pas visées par les critères énoncés dans le document d’information. Je reviendrai sur la décision Wellesley plus loin dans les présents motifs.

[29] Puisque la déléguée du ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire, la décision est déraisonnable. En termes simples, elle devait envisager la possibilité que le fait de recevoir une aide gouvernementale suffisait pour justifier une désignation comme municipalité conformément à l’article 259 de la Loi, par opposition au concept plus étroit de « financement public » énoncé dans le document d’information.

B. Le Règlement sur les remboursements aux organismes de services publics (TPS/TVH)

[30] L’avocate du ministre a cherché à valider la décision en faisant valoir qu’il était raisonnable pour la déléguée du ministre de se fonder sur la définition de l’expression « montant de financement public » figurant à l’article 2 du Règlement sur les remboursements aux organismes de services publics (TPS/TVH), DORS/91‐37 [le Règlement sur les OSP], dont la partie pertinente est la suivante :

montant de financement public Le montant de financement public d’une personne s’entend :

government funding of a particular person means

a) de toute somme d’argent, y compris un prêt à remboursement conditionnel, mais à l’exclusion de tout autre type de prêt et des remboursements, ristournes, remises ou crédits de frais, droits ou taxes imposés en application d’une loi, qui est facilement vérifiable et qui est payée ou payable à la personne par un subventionnaire [...]

(a) an amount of money (including a forgivable loan but not including any other loan or a refund, rebate or remission of, or credit in respect of, taxes, duties or fees imposed under any statute) that is readily ascertainable and is paid or payable to the particular person by a grantor . . .

[31] Cette prétention est problématique à un certain nombre d’égards. Premièrement, je ne suis pas certain que la déléguée du ministre avait le Règlement sur les OSP en tête lorsqu’elle a rendu la décision. Il est possible que la déléguée du ministre se soit inspirée, directement ou indirectement, de la définition citée ci‐dessus quand elle a fait référence au « montant vérifiable ou facilement identifiable ». Toutefois, les motifs de la décision ne font aucunement mention du Règlement sur les OSP et ne donnent aucune indication que la déléguée du ministre s’est fondée sur celui‐ci pour rejeter la prétention de la Société selon laquelle le ministre devrait tenir compte de la réalité économique de la situation. Il n’est pas permis de valider une décision administrative en se fondant sur des motifs que le décideur n’a pas fournis : Vavilov, au paragraphe 96.

[32] De plus, il est loin d’être certain que l’on puisse valider ainsi une décision découlant d’un pouvoir discrétionnaire entravé. L’avocate du ministre reconnaît que la définition contenue dans le Règlement sur les OSP ne s’applique pas directement à la situation en l’espèce. Cette définition ne limite donc pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire associé à la désignation d’une entité comme municipalité. Il s’ensuit que cette définition ne peut être invoquée pour justifier l’adoption d’une règle stricte qui a pour effet d’entraver ce pouvoir discrétionnaire. En termes simples, le recours à une disposition législative inapplicable ne peut excuser l’entrave au pouvoir discrétionnaire.

[33] Néanmoins, par souci d’exhaustivité, j’aborderai la question du bien‐fondé de cette prétention.

[34] Pour ce faire, je dois prendre un peu de recul et préciser davantage le contexte de l’article 259. Cette disposition accorde un remboursement de la TPS/TVH à plusieurs catégories d’entités fournissant des services publics, notamment les municipalités, les universités, les hôpitaux et les organismes de bienfaisance. Chaque catégorie est régie par un régime différent et est assujettie à un pourcentage de remise différent.

[35] Dans certains cas, le droit à un remboursement dépend de la détermination du montant du financement public qu’une entité reçoit. Par exemple, au titre du paragraphe 259(3), un « organisme à but non lucratif admissible » peut avoir droit à un remboursement. Selon le paragraphe 259(2), pour y être admissible, une personne doit avoir un « pourcentage de financement public » d’au moins 40 %. Le paragraphe 259(1) prévoit quant à lui que cette dernière expression est définie « selon les modalités réglementaires », c’est‐à‐dire selon la définition énoncée dans le Règlement sur les OSP précité.

[36] En revanche, le remboursement accordé aux municipalités est énoncé au paragraphe 259(4). La notion de financement public ne joue aucun rôle dans l’application de ce paragraphe. En fait, l’avocate du ministre reconnaît que la définition du terme « financement public » contenue dans le Règlement sur les OSP ne s’applique pas directement à la présente affaire.

[37] L’argument est plutôt que, par souci d’uniformité, il serait raisonnable pour le ministre d’utiliser la définition du financement public contenue dans le Règlement sur les OSP pour toutes les composantes de l’article 259, notamment pour décider quelles entités peuvent être désignées comme municipalités. Comme je l’ai mentionné, cela établirait des conditions préalables qui seraient incompatibles avec le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par la définition de « municipalité » au paragraphe 259(1), et équivaudrait tout de même à une entrave au pouvoir discrétionnaire.

[38] De plus, il est bien établi en droit que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit être conforme aux fins pour lesquelles il a été accordé par la loi : Vavilov, au paragraphe 108. À cet égard, je souscris à la description suivante de l’objet du pouvoir de désigner des entités comme municipalités qu’a proposée l’avocate du ministre :

[traduction]

La disposition prévoit un moyen d’obtenir la même application des remboursements aux organismes de services publics en ce qui concerne la fourniture de services municipaux, que ces services soient fournis par des municipalités ou par d’autres organisations.

[39] J’ai du mal à comprendre comment une distinction entre le financement, au sens du Règlement sur les OSP, et d’autres formes d’aide publique peut être liée de quelque façon que ce soit à la réalisation de cet objectif. On conçoit aisément qu’une organisation qui ne reçoit aucune forme d’aide publique ne fournit vraisemblablement pas de services municipaux. Il est toutefois difficile de comprendre pourquoi la forme précise de l’aide fournie importe, et pourquoi il faudrait décourager la créativité dans la structuration des relations entre le gouvernement et les fournisseurs de services municipaux.

[40] La décision ne fait état d’aucune « justification fiscale valide » pour exiger un financement public plutôt qu’une aide publique, et l’avocate n’en a proposé aucune lors de l’audition de la présente demande. Cette situation distingue l’espèce de l’affaire Wellesley, où il a été souligné, aux paragraphes 21 et 22, que la désignation proposée englobait des services habituellement fournis dans le cadre d’activités commerciales, ce qui donnerait lieu à une injustice fiscale. En l’espèce, personne n’a laissé entendre que la désignation de la Société comme municipalité donnerait lieu à quelque forme d’injustice fiscale que ce soit.

[41] Il est vrai que, pour certaines catégories d’entités, le législateur a choisi de rendre l’accès au remboursement de la TPS/TVH conditionnel à ce que l’organisation reçoive un certain pourcentage de financement public. Dans ce cas, la nécessité d’avoir une définition du financement public fondée sur des données facilement vérifiables est évidente. D’ailleurs, cela s’est fait par voie réglementaire, et non au moyen de directives informelles. Le législateur n’a toutefois pas établi une telle exigence pour la désignation d’une entité comme municipalité, et le document d’information n’exige pas non plus un certain pourcentage de financement public. L’avocate du ministre n’a proposé aucune autre raison justifiant l’application de la définition du Règlement sur les OSP au processus de désignation comme municipalité. Je ne vois pas comment il peut être raisonnable d’appliquer une telle définition lorsque cela ne semble avoir aucune utilité rationnelle, et que le législateur a plutôt choisi d’accorder un large pouvoir discrétionnaire au ministre.

C. La mesure de réparation

[42] La Société demande une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de la désigner comme municipalité conformément à l’article 259 de la Loi. Toutefois, dans l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 139 à 142, la Cour suprême indique que la réparation habituelle consiste à renvoyer l’affaire au décideur, car l’article 259 confère un pouvoir discrétionnaire au ministre et non à la Cour.

[43] Malgré cela, la Société soutient qu’il n’y a qu’une seule issue raisonnable compte tenu des faits. Je ne puis souscrire à cet argument. La décision est déraisonnable parce que la déléguée du ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, les motifs de celle‐ci portaient exclusivement sur les critères figurant dans le document d’information. Nous ne savons pas quelle décision la déléguée du ministre aurait rendue si elle n’avait pas restreint son analyse de cette manière et qu’elle avait plutôt exercé son pouvoir discrétionnaire conformément à la Loi.

[44] Je suis également conscient que la Société a demandé un nouvel examen de la première décision et qu’une demande de contrôle judiciaire de la deuxième décision a été retirée sur consentement, pour que l’affaire puisse être examinée de nouveau. Bien que cela signifie que près de cinq années se soient écoulées depuis le dépôt de la demande initiale, c’est la première fois que la Cour examine l’affaire, et un délégué du ministre est en droit de rendre une nouvelle décision à la lumière de la décision de la Cour.

III. Dispositif

[45] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre délégué du ministre pour nouvel examen, avec dépens.

 


JUGEMENT dans le dossier T‐2047‐22

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. L’affaire est renvoyée à un autre délégué du ministre pour nouvel examen.

3. Les dépens sont adjugés à la demanderesse.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T‐2047‐22

 

INTITULÉ :

AZ‐ZAHRAA HOUSING SOCIETY c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‐Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 juin 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 15 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Robert Carvalho

Vivian Esper

 

Pour la demanderesse

 

Cindy Mah

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thorsteinssons LLP

Vancouver (Colombie‐Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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