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Date : 20230606


Dossiers : IMM-1594-20

IMM-4102-20

Référence : 2023 CF 798

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 6 juin 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : IMM-1594-20

ENTRE :

CELENE VIVEROS GARCES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM-4102-20

ET ENTRE :

FEBE VIVEROS GARCES

(REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, SONIA GARCES CANGA)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demanderesses, qui étaient des mineures non accompagnées, ont signé des formulaires de demande d’asile aux États-Unis. Elles ont maintenant retrouvé leur mère au Canada, mais un délégué du ministre a conclu que leur demande d’asile au Canada était irrecevable puisqu’elles avaient déjà présenté une telle demande aux États-Unis. J’accueillerai leur demande de contrôle judiciaire de cette décision, parce que le délégué du ministre n’a pas tenu compte des contraintes juridiques pertinentes qui avaient une incidence sur sa décision, ce qui l’a amené à omettre de se pencher sur la question de savoir si l’absence de capacité des demanderesses les empêchait de présenter une demande aux États-Unis.

I. Contexte

[2] Les demanderesses sont citoyennes de la Colombie. Elles étaient des enfants lorsque les faits à l’origine de la présente demande se sont produits. Celene est née en 2003 et Febe, en 2006.

[3] La mère de Celene et Febe, Sonia Garces Canga, est arrivée au Canada en 2016 et a demandé l’asile, affirmant que sa vie était en danger parce qu’elle avait aidé la police à arrêter une criminelle notoire. Toutefois, comme elle est entrée par une frontière terrestre, sa demande a été déclarée irrecevable, et elle s’est vu offrir la possibilité de demander plutôt un examen des risques avant renvoi [ERAR].

[4] Mme Garces avait confié Celene et Febe aux soins de membres de la famille en Colombie. Lorsque ses filles ont allégué qu’elles avaient été maltraitées, elle a pris des mesures pour les faire venir au Canada. Il n’est pas nécessaire de revenir sur chaque détail de leur voyage. Ce qui importe pour la présente demande, c’est qu’en janvier 2017, un membre de la famille a amené Celene et Febe du Mexique vers un point d’entrée aux États-Unis, situé à El Paso, au Texas. Celene et Febe ont ensuite été séparées du membre de la famille qui les accompagnait et elles ont été prises en charge par le ministère américain de la santé et des services sociaux, qui les a confiées à ce qui semble être des agences de protection de l’enfance.

[5] En décembre 2017, Celene et Febe ont toutes deux signé ce qu’on appelle un « formulaire I-589 », qui est une demande d’asile aux États-Unis. Celene et Febe étaient alors respectivement âgées de 14 et de 11 ans,. Un avocat travaillant pour l’organisme Catholic Charities Community Services à New York a préparé le formulaire en leur nom. Rien n’indique qu’elles avaient un représentant désigné ou que leur mère a participé de quelque façon que ce soit au processus.

[6] Lorsque Mme Garces a appris que ses filles avaient été interceptées par les autorités américaines, elle a pris des mesures pour que celles-ci viennent la retrouver au Canada. Bien que la preuve concernant la nature de ces mesures et la réaction des autorités américaines et canadiennes à celles-ci soit mince, il n’est pas contesté que Celene et Febe ont retiré leur demande d’asile aux États-Unis en novembre 2018. En octobre 2019, elles ont été amenées au point d’entrée de Saint-Bernard-de-Lacolle, au Québec, où elles ont retrouvé leur mère.

[7] À leur arrivée au Canada, Celene et Febe ont demandé l’asile. Cependant, un délégué du ministre a conclu que leur demande était irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Cette disposition, qui est entrée en vigueur en juin 2019, prévoit ce qui suit :

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

101 (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

[...]

...

c.1) confirmation, en conformité avec un accord ou une entente conclus par le Canada et un autre pays permettant l’échange de renseignements pour l’administration et le contrôle d’application des lois de ces pays en matière de citoyenneté et d’immigration, d’une demande d’asile antérieure faite par la personne à cet autre pays avant sa demande d’asile faite au Canada;

(c.1) the claimant has, before making a claim for refugee protection in Canada, made a claim for refugee protection to a country other than Canada, and the fact of its having been made has been confirmed in accordance with an agreement or arrangement entered into by Canada and that country for the purpose of facilitating information sharing to assist in the administration and enforcement of their immigration and citizenship laws;

[8] Le délégué du ministre a fondé sa décision uniquement sur le fait que le formulaire I-589 prouvait que Celene et Febe avaient présenté une demande d’asile aux États-Unis, entraînant ainsi l’application de l’alinéa 101(1)c.1). Dans sa décision, il n’a pas mentionné le fait que Celene et Febe étaient des mineures non accompagnées lorsqu’elles avaient signé le formulaire, pas plus qu’il n’a expliqué comment il interprétait l’alinéa 101(1)c.1) ni donné de raisons pour justifier son interprétation.

[9] Celene et Febe ont toutes deux demandé le contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre. La demande de Febe a été accueillie sur consentement, et l’affaire a été renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue quant à la recevabilité de sa demande d’asile. Entre-temps, la demande de Celene a été mise en suspens. Le 20 août 2020, un autre délégué du ministre a confirmé que la demande d’asile de Febe n’était pas recevable. La portion pertinente des motifs est ainsi rédigée :

[traduction]
Voici la réponse du ministère de la sécurité intérieure des États-Unis à la demande d’échange de renseignements présentée par l’ASFC :

« Selon les systèmes disponibles et le dossier physique du sujet, le sujet a déposé une demande I-589 (demande d’asile et de sursis au renvoi) le 19 décembre 2017. La demande a été retirée par le juge de l’immigration, à la demande de la demanderesse, le 29 novembre 2018.

Un examen du dossier ou des systèmes disponibles n’a révélé aucun autre renseignement pertinent.

REMARQUE : Ces renseignements sont considérés comme protégés contre toute divulgation au titre du règlement sur la confidentialité en matière d’asile [...]. »

D’après ces renseignements et les documents à l’appui au dossier, je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que Febe VIVEROS GARCES a présenté une demande d’asile dans un pays autre que le Canada avant de présenter sa demande au Canada. Ce fait a été dûment confirmé au titre de la Déclaration d’entente sur l’échange d’information conclue entre le Canada et les États-Unis aux fins de l’échange de renseignements.

[10] Febe a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Cette nouvelle demande a été jointe à la demande de Celene. Les deux sont visées par le présent jugement.

[11] Il convient de noter que la demande d’ERAR de Mme Garces a été rejetée et que cette décision défavorable a été confirmée par notre Cour : Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749.

II. Analyse

[12] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ma tâche consiste à évaluer si la décision du délégué du ministre était raisonnable. La retenue inhérente à la norme de la décision raisonnable s’étend aux questions d’interprétation des lois : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov] au paragraphe 115. Malgré cela, les demanderesses m’ont essentiellement demandé de fournir l’interprétation correcte de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi. Je refuse d’adopter cette approche, car elle est contraire à ce qu’enseigne l’arrêt Vavilov. Je comprends que les demanderesses souhaitent obtenir une décision énonçant des principes généraux qui pourraient être utiles dans d’autres affaires. Toutefois, mon rôle principal est de rendre justice dans le cas particulier des demanderesses.

[13] Par conséquent, mon analyse se concentrera sur la décision du délégué du ministre et sur les contraintes qui avaient une incidence sur cette décision. Il deviendra rapidement évident que cette décision est déraisonnable, parce que le délégué du ministre n’a pas tenu compte de la preuve pertinente concernant l’incapacité juridique de Celene et Febe à présenter une demande d’asile. Comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale au paragraphe 58 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Galindo Camayo], ce défaut était vraisemblablement fondé sur des hypothèses non formulées et inexpliquées concernant le sens ou l’interprétation de l’alinéa 101(1)c.1).

[14] La tâche du délégué du ministre consistait à appliquer l’article 101 de la Loi. Cet article énumère les situations dans lesquelles une demande d’asile est irrecevable. Dans la grande majorité des cas, les faits qui déclenchent l’application de cette disposition sont facilement vérifiables, et l’application de la disposition ne prête pas à controverse. Par exemple, le fait que la demande d’asile d’un demandeur a déjà été rejetée (alinéa 101(1)b)) ou retirée (alinéa 101(1)c)) peut être démontré par des documents officiels. Toutefois, certaines dispositions relatives à l’irrecevabilité peuvent exiger une enquête factuelle plus approfondie, par exemple pour savoir si un demandeur peut être renvoyé dans un pays qui lui a reconnu la qualité de réfugié (alinéa 101(1)d)).

[15] Il en va de même de l’alinéa 101(1)c.1). Dans la grande majorité des cas, le fait qu’un demandeur a présenté une demande dans un autre pays sera démontré par une confirmation de la part des autorités de ce pays. Néanmoins, la question de savoir si « une demande d’asile antérieure [a été] faite par la personne » (ou, en anglais, si « the claimant [...] made a claim for refugee protection ») peut parfois nécessiter davantage qu’une confirmation de la part des autorités étrangères.

[16] Cela s’explique par le fait que le libellé de la Loi doit être lu et appliqué en tenant compte des principes juridiques fondamentaux : Vavilov, au paragraphe 111. L’un de ces principes de base est que les enfants n’ont pas la capacité juridique d’agir. Le législateur a reconnu ce principe au paragraphe 167(2) de la Loi, qui exige que soit commis d’office un représentant à toute personne de moins de 18 ans qui est concernée par une instance devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Rien n’indique que le droit américain diffère de façon marquée du droit canadien en ce qui concerne le principe fondamental selon lequel les enfants n’ont pas la capacité juridique d’agir.

[17] Le délégué du ministre n’a pas traité de l’incidence de cette contrainte juridique sur l’exercice de son pouvoir décisionnel. Il n’a pas expliqué comment une mineure non accompagnée n’ayant pas la capacité juridique d’agir pouvait être réputée avoir présenté une demande d’asile au sens de l’alinéa 101(1)c.1). Ce raisonnement est semblable au raisonnement (ou à l’absence de raisonnement) qui a été jugé déraisonnable dans l’arrêt Galindo Camayo.

[18] Les demanderesses se sont aussi fondées sur le droit international. Selon l’alinéa 3(3)f) de la Loi, « [l]’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet [...] de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire ». Ces instruments comprennent la Convention relative au statut des réfugiés et la Convention relative aux droits de l’enfant. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême du Canada a reconnu que les obligations que prévoit le droit international doivent être prises en compte au moment d’interpréter une loi ou d’évaluer le caractère raisonnable d’une décision administrative : Vavilov, au paragraphe 114; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30 aux paragraphes 43 à 49.

[19] Je conviens que le droit international est pertinent en l’espèce, puisqu’il met en évidence la vulnérabilité des mineurs non accompagnés et montre que la solution prévue par le droit canadien, à savoir la désignation d’un représentant distinct de l’avocat, est largement acceptée. Dans la mesure où cela est pertinent pour l’interprétation et l’application de l’alinéa 101(1)c.1), cela fait partie du contexte juridique qui s’impose au décideur.

[20] Selon l’article 20 de la Convention relative aux droits de l’enfant, tout enfant qui est privé de son milieu familial a droit à « une protection et une aide spéciales ». De même, selon l’article 22, les enfants qui cherchent à obtenir le statut de réfugié, y compris ceux qui ne sont pas accompagnés de leurs parents, doivent bénéficier « de la protection et de l’assistance humanitaire voulues ». Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a publié l’Observation générale no 6 relative à cette Convention, concernant le traitement des enfants non accompagnés et séparés en dehors de leur pays d’origine, qui fournit une interprétation de ces dispositions. En ce qui concerne les demandeurs d’asile mineurs non accompagnés, le Comité a déclaré, aux paragraphes 21 et 33 :

Les stades ultérieurs, tels que la désignation, aussitôt que possible, d’un tuteur compétent, constituent une garantie de procédure fondamentale allant dans le sens du respect de l’intérêt supérieur d’un enfant non accompagné ou séparé. Un tel enfant ne devrait donc être orienté vers une procédure d’asile ou autre qu’après la désignation d’un tuteur.

[...] Les États devraient donc désigner un tuteur ou un conseiller dès que l’enfant non accompagné ou séparé est identifié en tant que tel [...].

[21] De plus, selon le paragraphe 214 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, publié par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [HCR] :

[...] Un enfant – de même d’ailleurs qu’un adolescent – n’ayant pas la pleine capacité juridique, il conviendra peut-être de lui désigner un tuteur, qui aura pour tâche de promouvoir la prise d’une décision au mieux des intérêts du mineur. [...]

[22] Le HCR a aussi publié les Notes sur les politiques et procédures à appliquer dans le cas des enfants non accompagnés en quête d’asile (1997). En lien avec notre sujet, ces notes prévoient ce qui suit :

Un tuteur ou un conseiller doit être désigné dès que l’enfant non accompagné est identifié. Ce tuteur ou conseiller doit disposer de l’expertise nécessaire dans le domaine de la prise en charge des enfants, de façon à assurer que les intérêts de l’enfant soient préservés et que ses besoins soient convenablement satisfaits.

[...]

5.5 Il se peut que des familles soient dispersées sur plusieurs pays. Lorsque l’un des parents de l’enfant se trouve dans un autre pays d’accueil, tous les efforts doivent être faits afin de réunir l’enfant et ce parent, suffisamment tôt et avant que la définition du statut n’ait lieu.

[...]

8.3 Parce qu’il n’a pas la pleine capacité juridique, un enfant en quête d’asile doit être représenté par un adulte qui connaît ses antécédents et qui protégera ses intérêts. L’enfant doit avoir accès aussi à un représentant légal qualifié.

[23] Le ministre s’appuie sur les décisions Shahid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1335 [Shahid], et Hamami c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 222 [Hamami], pour soutenir que l’application de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi ne fait intervenir aucun pouvoir discrétionnaire. À mon avis, rien dans les décisions Shahid et Hamami ne dit que l’incapacité juridique d’agir d’un enfant ne doit pas être prise en compte au moment d’examiner la question de savoir si « une demande d’asile antérieure [a été] faite » par l’enfant.

[24] La décision Shahid portait sur une contestation de la constitutionnalité de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi. Au sujet de l’argument selon lequel les agents d’ERAR ne statuent pas sur les demandes d’asile de façon indépendante parce qu’ils font partie de la même organisation que les délégués du ministre qui rendent les décisions en matière d’irrecevabilité, ma collègue la juge Cecily Y. Stickland a formulé les commentaires suivants au paragraphe 52 :

Un autre pays avec lequel le Canada a conclu une entente d’échange de renseignements a confirmé que le demandeur avait déjà présenté dans ce pays une demande d’asile, laquelle avait été jugée irrecevable. Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire.

[25] Je suis convaincu que cela est vrai dans la grande majorité des cas. En outre, je conviens que l’alinéa 101(1)c.1) ne confère pas au délégué du ministre un pouvoir discrétionnaire au titre duquel il pourrait refuser de déclarer une demande d’asile irrecevable même s’il était prouvé qu’une demande d’asile antérieure a été faite par le demandeur dans un autre pays. Cependant, la décision Shahid ne traitait pas de la situation exceptionnelle d’un mineur non accompagné, et je n’y vois rien qui interdise de faire enquête pour savoir si cette personne avait la capacité juridique de présenter une demande d’asile.

[26] Dans la décision Hamami, le demandeur avait été inclus en tant qu’enfant à charge dans une demande d’asile présentée par son père dans un autre pays. Contrairement au cas présent, cette affaire ne concernait pas un mineur non accompagné, et la capacité d’agir n’était pas en cause. L’argument du demandeur dans la décision Hamami était que le délégué du ministre avait le pouvoir discrétionnaire d’examiner le caractère équitable du résultat avant de déclarer la demande d’asile irrecevable. En rejetant cet argument, ma collègue la juge Sylvie Roussel, alors juge à la Cour fédérale, a mentionné que « [l]a question déterminante demeur[ait] celle de savoir si une demande d’asile [avait] été “faite” (“made”) par le demandeur » (au paragraphe 63). Ce commentaire est conforme à ce que j’ai expliqué jusqu’à présent.

[27] En l’espèce, malgré les contraintes juridiques mentionnées précédemment qui avaient une incidence sur son pouvoir décisionnel, le délégué du ministre ne s’est jamais penché sur la question de savoir si Celene et Febe avaient la capacité juridique de présenter une demande d’asile. Cependant, compte tenu des circonstances de l’affaire, il est clair que la question avait été portée à son attention. Rien n’indique que le délégué du ministre a cherché à savoir si un représentant désigné avait été nommé pour représenter Celene et Febe dans le cadre de la procédure d’asile aux États-Unis. Il semble plutôt qu’il n’ait pris en compte que le formulaire I-589 pour déterminer qu’une demande d’asile avait été « faite » par les demanderesses.

[28] Les tribunaux peuvent se reporter au dossier pour comprendre les motifs d’une décision administrative : Vavilov, au paragraphe 94. En l’espèce, toutefois, un examen du dossier certifié du tribunal [DCT] ne fournit aucun renseignement supplémentaire. Il n’est fait mention nulle part de la nomination d’un représentant désigné. Plus précisément, Celene et Febe ont elles-mêmes signé le formulaire I-589, et rien ne fait mention d’un représentant. Elles ont coché une case indiquant que le formulaire avait été préparé par une personne autre qu’un membre de la famille. Le caractère vague des renseignements concernant leur mère donne à penser qu’elles avaient peu ou pas de contacts avec elle à l’époque. En outre, le DCT contient des formulaires d’autorisation de placement qui énoncent les modalités selon lesquelles Celene et Febe ont été confiées à ce qui semble être des organismes de protection de l’enfance. Ces formulaires indiquent que Celene et Febe sont [traduction] « sous la tutelle légale du gouvernement fédéral ». Rien dans ces formulaires ne donne à penser que les agences devaient agir à titre de représentants désignés de Celene et Febe aux fins de leur demande d’asile.

[29] Lors de l’audition de la présente demande, le ministre s’est appuyé sur un affidavit souscrit par Mme Garces, dans lequel elle rapporte les renseignements que ses filles lui ont fournis. Dans cet affidavit, Mme Garces écrit que Celene et Febe ont eu plusieurs avocats et [traduction] « [qu’]une femme du nom de Shaina [...] a aidé [ses] filles dans leur affaire ». Le ministre me demande d’inférer que cette femme était la représentante désignée des filles. Je refuse de le faire. Le délégué du ministre ne s’est pas fondé sur une telle inférence. Il ne m’appartient pas de trouver de nouveaux arguments pour appuyer la décision du délégué du ministre : Vavilov, au paragraphe 96. De plus, il est difficile de savoir si ce dernier disposait de cet élément de preuve. Quoi qu’il en soit, rien dans le dossier n’étaye une telle inférence. La femme en question était peut-être une employée de l’agence de protection de l’enfance. De toute façon, Mme Garces affirme que ses filles ont dit aux avocats qu’elles voulaient retrouver leur mère, qu’elles ont fait ce que les avocats leur disaient de faire et qu’elles n’avaient qu’une compréhension limitée du processus.

[30] Par ailleurs, le ministre a soutenu qu’au Canada, la nomination d’un représentant désigné peut être faite peu après qu’un mineur présente une demande d’asile, et que la même chose s’était peut-être produite aux États-Unis. Toutefois, rien n’indique qu’un représentant ait été nommé pour représenter Celene et Febe à un moment quelconque durant leur séjour aux États-Unis, ce qui aurait pu remédier à leur absence initiale de capacité.

[31] En somme, pour décider si une « demande d’asile antérieure [avait été] faite » par Celene et Febe, le délégué du ministre s’est appuyé sur des hypothèses inexpliquées quant au sens et à l’interprétation de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi. Comme dans l’arrêt Galindo Camayo, cela rend la décision déraisonnable. De plus, le délégué du ministre n’a pas tenu compte de la preuve pertinente, se concentrant plutôt sur un seul document. Cette omission rend aussi la décision déraisonnable : voir, par exemple, Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 aux paragraphes 39 et 45; Walker c Canada (Procureur général), 2020 CAF 44 au paragraphe 10.

III. Dispositif

[32] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, les décisions des délégués du ministre seront annulées, et l’affaire sera renvoyée à un autre délégué du ministre pour nouvel examen.

[33] Les demanderesses m’ont demandé de certifier l’une des questions suivantes aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale :

La situation particulière des enfants non accompagnés, en particulier leur capacité juridique d’agir, devrait-elle être prise en compte pour déterminer si « une demande d’asile antérieure [a été] faite [...] à [un] autre pays [que le Canada] » aux fins de l’application de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

Ou

La capacité juridique d’agir d’un enfant non accompagné devrait-elle être prise en compte pour déterminer si « une demande d’asile antérieure [a été] faite par [l’enfant] à [un] autre pays [que le Canada] » aux fins de l’application de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[34] Je fais d’abord remarquer que ces questions devraient être reformulées pour tenir compte du fait que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Galindo Camayo, au paragraphe 44.

[35] Je refuse de certifier l’une ou l’autre de ces questions pour deux raisons. Premièrement, il est difficile de savoir si la présente affaire est autre chose qu’une situation exceptionnelle. Comme je le mentionne plus haut, dans la grande majorité des cas, les enfants qui demandent le statut de réfugié au Canada sont représentés par leurs parents. Même si la situation est nouvelle, en ce sens qu’elle n’est jamais survenue auparavant, les renseignements dont je dispose ne donnent pas à penser qu’elle est susceptible de se reproduire. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que la question soit une « question sérieuse de portée générale », comme l’exige l’alinéa 74d) de la Loi.

[36] Deuxièmement, le motif principal pour faire droit à la présente demande est le fait que le délégué du ministre n’a même pas tenu compte de l’objet des questions proposées. Cette situation est susceptible de nuire à la capacité de la Cour d’appel fédérale de fournir des directives utiles pour l’avenir. En revanche, si la présente affaire est renvoyée pour réexamen, il y a lieu d’espérer que le délégué du ministre fournira des motifs plus complets, établissant un fondement plus solide en vue d’un examen plus approfondi, au besoin. De plus, comme il est mentionné ci-dessus, le dossier de preuve est mince. Cette lacune pourrait être corrigée lorsque l’affaire sera renvoyée pour réexamen, ce qui fournirait un meilleur fondement factuel pour l’examen éventuel des questions certifiées.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-1594-20 et IMM-4102-20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

2. Les décisions des délégués du ministre à l’égard des demanderesses sont annulées.

3. L’affaire est renvoyée à un autre délégué du ministre pour nouvelle décision.

4. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

IMM-1594-20 et IMM-4102-20

 

DOSSIER :

IMM-1594-20

INTITULÉ :

CELENE VIVEROS GARCES c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

ET DOSSIER :

IMM-4102-20

INTITULÉ :

FEBE VIVEROS GARCES (REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, SONIA GARCES CANGA) c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mai 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 6 juin 2023

COMPARUTIONS :

Jamie Liew

Laïla Demirdache

POUR LES DEMANDERESSES

Yamen Fadel

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services juridiques communautaires d’Ottawa

Ottawa (Ontario)

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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