Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230616


Dossier : T‐551‐21

Référence : 2023 CF 856

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2023

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE:

SEASPAN MARINE CORPORATION

demanderesse

et

ANDREAS SMOLIK

ET

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Seaspan Marine Corporation [la demanderesse ou Seaspan] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 16 février 2021 par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] a conclu que Seaspan avait fait preuve de discrimination à l’endroit de son employé, Andreas Smolik [M. Smolik ou le défendeur] en raison de sa situation de famille et qu’elle n’avait pas offert des mesures d’adaptation raisonnables à M. Smolik, sans s’imposer de contrainte excessive [la décision].

[2] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Le contexte

A. Seaspan

[3] M. Smolik est un ingénieur naval titulaire d’un brevet d’ingénieur naval de première classe. En 1997, M. Smolik a commencé à travailler à ce titre pour la demanderesse, une entreprise de transport maritime. M. Smolik est membre de la Guide de la marine marchande du Canada [la Guilde], qui représente tout le personnel autorisé conformément à une convention collective datée du 1er octobre 2013.

[4] La demanderesse est l’une des nombreuses filiales de Seaspan Unlimited Liability Corporation, dont Seaspan Ferries Corporation [SFC]. La demanderesse possède une flotte composée d’environ 32 remorqueurs et son effectif compte environ 350 employés, dont 44 ingénieurs navals à l’époque pertinente.

[5] Il existe trois types d’horaires de travail pour les ingénieurs navals. Premièrement, les employés travaillant sur les remorqueurs en service permanent doivent demeurer à bord pendant une période allant d’une à trois semaines à la fois. Les membres d’équipage ne peuvent pas rentrer chez eux entre les quarts de travail. Deuxièmement, les employés travaillant dans le cadre du système de travail par téléavertisseur à Roberts Bank ont un cycle de travail par rotation de 7 jours de travail suivis de 7 jours de congé, puis de 7 jours de travail suivis de 14 jours de congé. Les employés sont sur appel 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, doivent se présenter au travail avec un préavis de 4 heures et peuvent travailler pendant un maximum de 16 heures consécutives. Enfin, les employés qui travaillent sur les remorqueurs navettes ont un cycle de travail par rotation de 5 semaines à raison de 7 jours de travail suivis de 7 jours de congé, puis de 7 jours de travail suivis de 14 jours de congé. Ils peuvent rentrer chez eux entre les quarts de travail. En plus de ces trois types d’horaires de travail, la demanderesse offre du travail sur appel sur une base volontaire.

B. Les événements ayant conduit à la plainte

[6] De 2003 à 2013, M. Smolik travaillait sur deux remorqueurs navettes que la demanderesse affrétait à SFC et faisait parfois des heures supplémentaires.

[7] En 2011, l’épouse de M. Smolik a reçu un diagnostic de cancer. En mars 2013, M. Smolik a pris un congé pour prendre soin de son épouse, dont l’état de santé s’était aggravé. L’épouse de M. Smolik est décédée en mai 2013, laissant dans le deuil sa fille et son fils, qui avaient respectivement neuf et six ans à l’époque. M. Smolik a ensuite pris un congé de deuil.

[8] Devant le Tribunal, M. Smolik a témoigné que ses deux enfants avaient reçu des services de counseling. La fille de M. Smolik s’est repliée sur elle‐même, tandis que son fils est devenu émotionnellement dépendant et anxieux. En septembre 2013, M. Smolik pensait que l’état émotionnel de ses enfants s’était suffisamment stabilisé pour qu’il puisse reprendre le travail. Il a expliqué au capitaine Steve Thompson et au représentant de la Guilde, Jeff Sanders, qu’en raison de ses besoins en matière de garde d’enfants, il avait besoin du salaire d’un poste à temps plein et soit d’un travail structuré, semblable à son ancien emploi, soit d’un horaire de travail souple qui lui permettrait d’aller chercher ses enfants à l’école.

[9] M. Smolik a déclaré que la possibilité de demander à ses proches et à d’autres personnes de s’occuper de ses enfants selon un horaire imprévisible ou pendant plusieurs semaines à la fois n’était pas une solution raisonnable. Il estimait que sa belle‐mère n’était pas une gardienne convenable et a rejeté l’idée d’embaucher une gardienne après avoir consulté un ami.

[10] Pendant le congé de deuil de M. Smolik, la demanderesse a vendu à SFC les deux navires sur lesquels il avait travaillé. Le travail qu’il restait au sein de Seaspan pour les ingénieurs navals consistait, en grande partie, de quarts de travail sur les navires en service permanent et de travail par téléavertisseur à Roberts Bank.

[11] En janvier 2014, après que M. Smolik a porté la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‐6 [la LCDP] à son attention, la demanderesse lui a présenté une proposition de travail sur appel en fonction de l’ancienneté pour une période d’un an à Roberts Bank et dans le port de Vancouver [l’entente]. L’entente précisait également que la demanderesse s’attendait à ce que M. Smolik fasse des efforts raisonnables pendant la période visée pour reprendre ses fonctions régulières à temps plein. M. Smolik a accepté l’entente. Le capitaine Thompson a déclaré que l’entente contrevenait à la convention collective.

[12] M. Smolik a déclaré que la quantité de travail et le revenu qu’il a obtenus dans le cadre de l’entente étaient largement inférieurs à ce à quoi il s’attendait. En 2014, M. Smolik a effectué du travail sur appel seulement 15 fois. Même après sa rencontre avec le capitaine Thompson et M. Sanders en juin 2014 pour examiner l’entente, la charge de travail de M. Smolik n’a que légèrement augmenté au cours de la deuxième moitié de l’année; il a reçu huit appels et a effectué quelques travaux limités d’entretien à quai. De janvier 2015 à avril 2015, M. Smolik a reçu neuf autres appels. M. Smolik a affirmé qu’il avait effectué la majorité du travail sur appel qui lui avait été offert.

[13] Le 5 janvier 2015, la demanderesse a offert à M. Smolik un poste de répartiteur maritime. Selon M. Smolik, la demanderesse ne lui a fourni aucune information sur la rémunération et lui a donné un jour pour répondre à l’offre. M. Smolik a refusé l’offre, car le poste ne lui permettait pas de conserver son brevet d’ingénieur naval. En mars 2015, M. Smolik a demandé un congé d’un an pour chercher un emploi à temps plein dans une autre entreprise de transport maritime.

[14] Vers le mois d’août 2015, M. Smolik voulait retourner travailler sur appel pour Seaspan. Le capitaine Thompson a passé en revue les feuilles d’appel et a conclu, en fonction de l’ancienneté, que M. Smolik ne pourrait pas recevoir les heures à plein temps dont il avait besoin. Bien que M. Smolik estimait le contraire, il a quand même informé la demanderesse qu’il ne souhaitait pas travailler à temps partiel. Il a plutôt proposé d’avoir un poste par téléavertisseur, c’est‐à‐dire de travailler sur appel, du mercredi au mercredi, de faire du travail de remplacement de congés ou de travailler pour SFC. La demanderesse et SFC ont toutes deux refusé ces propositions.

[15] En septembre 2015, M. Smolik a déposé une plainte à la Commission. En mai 2016, à la suite d’une médiation, M. Smolik et la demanderesse ont conclu une entente de principe lui accordant une semaine sur deux un droit de premier refus, ou des droits d’[traduction] « ancienneté supérieure », pour répondre aux appels et effectuer des remplacements jusqu’à ce qu’il atteigne un nombre d’heures équivalant à un emploi à temps plein [l’entente de règlement]. La Guilde, qui n’était pas présente à la médiation, s’est dite préoccupée par le fait que l’entente de règlement contrevenait à la convention collective.

[16] La demanderesse n’a fait aucun autre effort pour mobiliser la Guilde ou pour répondre aux besoins de M. Smolik. La demanderesse a plutôt accordé à M. Smolik un autre congé non payé afin qu’il puisse travailler dans une autre entreprise de transport maritime. M. Smolik travaille maintenant à temps plein pour Saam Smit.

[17] La Commission a renvoyé l’affaire au Tribunal pour instruction en vertu du paragraphe 49(1) de la LCDP.

III. La décision

[18] Le 26 février 2021, le Tribunal a rendu sa décision. Le Tribunal a conclu que la demanderesse avait fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Smolik au sens de l’article 7 de la LCDP en raison de sa situation de famille. Le Tribunal a entre outre conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle avait pris des mesures d’adaptation à l’endroit de M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive.

[19] La demanderesse s’est opposée à ce que la Commission participe à l’affaire. Le Tribunal a conclu, aux termes de l’article 51 de la LCDP, que la Commission avait le droit de participer à l’audience dans « l’intérêt public », car elle s’intéressait manifestement à la façon dont les employeurs prennent des mesures pour répondre aux besoins de leurs employés qui ont des obligations en matière de garde d’enfants. Bien que le Tribunal ait reconnu que le terme « intérêt public » n’est pas défini dans la LCDP, rien dans la loi ou la jurisprudence ne restreint étroitement la participation de la Commission aux affaires relatives aux droits de la personne. Par conséquent, elle aurait le droit de participer aux affaires générales qui portent sur la discrimination. Cependant, le Tribunal a souligné que le rôle de la Commission est assujetti aux principes habituels du droit administratif, notamment ceux relatifs à l’équité, à la partialité et à l’abus de procédure.

[20] Pour déterminer si M. Smolik a établi une preuve à première vue de discrimination fondée sur la situation de famille, le Tribunal a reconnu que M. Smolik devait démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que ses circonstances répondaient au critère à quatre volets établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Johnstone, 2014 CAF 110 [Johnstone] :

[93] [...] i) qu’elle assume l’entretien et la surveillance d’un enfant; ii) que l’obligation en cause relative à la garde des enfants fait jouer sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel; iii) que la personne en question a déployé les efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonnablement réalisable; et iv) que les règles attaquées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[21] Le Tribunal a expliqué que M. Smolik devait fournir certains éléments de preuve pour étayer son allégation, mais que la norme de preuve applicable n’était pas élevée (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Seeley, 2014 CAF 111 [Seeley]. Dans son analyse de chaque volet de ce critère, le Tribunal a accordé préséance à la preuve présentée par M. Smolik.

[22] La demanderesse n’a pas contesté le premier volet du critère. Le Tribunal a conclu que les deux enfants étaient sous la garde, les soins et la supervision exclusifs de M. Smolik.

[23] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, le Tribunal a conclu que les obligations de M. Smolik en matière de garde d’enfants étaient une obligation légale, et non un choix personnel, car il était un parent seul qui devait répondre aux besoins de deux jeunes enfants affectés mentalement et émotionnellement par le décès de leur mère. M. Smolik ne cherchait pas un type particulier de services de garde d’enfants en fonction de sa préférence personnelle. Au contraire, en tant que père et seul parent, il a évalué qu’il était le seul gardien approprié au moment où il était prêt à retourner au travail. Le Tribunal a souligné que la demanderesse n’avait pas contesté l’évaluation de M. Smolik ni demandé de preuves médicales à l’appui dans le cadre de ses efforts visant à faciliter le retour au travail de M. Smolik.

[24] En ce qui concerne le troisième volet, le Tribunal a conclu que M. Smolik avait fait des efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants au moyen de solutions de rechange et qu’aucune solution de ce genre n’était raisonnablement réalisable. Le Tribunal a accepté le témoignage de M. Smolik, selon lequel, d’une part, la possibilité de demander à des proches et à d’autres personnes de l’aider n’était pas suffisante pour lui permettre de s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants s’il s’absentait pendant une période d’une à trois semaines à la fois et, d’autre part, il était le mieux placé pour remplir ces obligations au moment où il a indiqué pour la première fois qu’il était prêt à retourner au travail. Le Tribunal a également conclu que M. Smolik avait prouvé qu’il était en mesure d’obtenir des services de garde d’enfants pendant plusieurs heures, y compris pendant la nuit, dans l’éventualité où il obtenait un quart de travail de 12 heures ou un quart sur appel de 7 à 8 jours.

[25] Enfin, le Tribunal a conclu que les règles du milieu de travail de la demanderesse, à savoir les possibilités d’emploi disponibles, les horaires de travail et la répartition du travail, avaient entravé d’une manière plus que négligeable ou insignifiante la capacité de M. Smolik de s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants au moment de son retour au travail. M. Smolik ne pouvait pas travailler sur les navires en service permanent de la demanderesse parce que, d’une part, il n’était pas en mesure d’obtenir des services de garde d’enfants de rechange pendant plusieurs semaines et, d’autre part, ses enfants étaient encore fragiles sur le plan émotionnel. En outre, en ce qui a trait au système de travail par téléavertisseur à Roberts Bank, il aurait été difficile pour M. Smolik d’organiser des services de garde d’enfants appropriés en raison de l’horaire irrégulier et du court préavis. Enfin, la proposition de la demanderesse pour le travail sur appel en fonction de l’ancienneté n’a pas entraîné une rémunération équivalente au salaire d’un poste à temps plein. Par conséquent, il était presque impossible pour M. Smolik de retourner au travail sans mesures d’adaptation.

[26] Pour les motifs mentionnés ci‐dessus, le Tribunal a conclu que M. Smolik avait établi une preuve à première vue de discrimination fondée sur sa situation de famille, au sens de l’article 7 de la LCDP.

[27] Le Tribunal a ensuite examiné la question de savoir si la demanderesse avait démontré de manière valable que ses actes discriminatoires étaient justifiés. Le Tribunal a appliqué le critère à trois volets qui suit pour déterminer si la demanderesse avait démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l’acte discriminatoire était une exigence professionnelle justifiée (Colombie‐Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3 au para 54, [1999] ACS no 46 [Meiorin]) :

(1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2) qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

[28] Les deux premiers volets du critère n’ont pas été contestés. Par conséquent, le Tribunal a seulement examiné les efforts déployés par la demanderesse pour prendre des mesures d’adaptation puisqu’ils avaient trait au troisième volet du critère. Le Tribunal a souligné que le paragraphe 15(2) de la LCDP limite la prise en compte de la contrainte excessive à la « santé, [à la] sécurité et [aux] coûts ».

[29] Le Tribunal a tout d’abord examiné l’entente et a estimé que les efforts de la demanderesse pour offrir du travail sur appel à M. Smolik étaient loin de satisfaire à son obligation de prendre des mesures d’adaptation. Le Tribunal a reproché à la demanderesse le fait qu’elle n’avait pas réagi rapidement et avait attendu quatre mois pour présenter à M. Smolik un plan de retour au travail prévoyant qu’il travaillerait uniquement sur appel en fonction de l’ancienneté. Lorsque ce plan a été mis en œuvre, M. Smolik a obtenu beaucoup moins de travail que ce qui était nécessaire pour obtenir le salaire d’un poste à temps plein. Le Tribunal a ajouté que ce n’est qu’en août 2015 que la demanderesse avait tenté de calculer la quantité de travail sur appel possible. Cette analyse aurait dû être effectuée avant que l’entente ne soit présentée à M. Smolik.

[30] En ce qui concerne le travail sur appel en fonction de l’ancienneté, le Tribunal a soulevé différents exemples où la preuve était ambiguë et contradictoire. À titre d’exemple, malgré l’affirmation de la demanderesse, la convention collective ne précise pas que les droits d’ancienneté s’appliquent au travail sur appel. En outre, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre au Tribunal de déterminer que la demanderesse avait fourni à M. Smolik tous les travaux sur appel qui étaient disponibles en fonction de l’ancienneté. Le Tribunal a accepté la preuve présentée par M. Smolik qui montrait de nombreux exemples où des ingénieurs ayant moins d’ancienneté que M. Smolik se sont fait offrir du travail sur appel à sa place, et la demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve pour expliquer ces situations. Le Tribunal a conclu que cette absence d’explication minait sa défense.

[31] Deuxièmement, le Tribunal a examiné le poste de répartiteur. Le Tribunal, qui a reconnu qu’il n’est pas nécessaire que les mesures d’adaptation soient parfaites, a conclu que la preuve ne permettait pas de déterminer si le poste de répartiteur offert par la demanderesse correspondait à une mesure d’adaptation raisonnable. La demanderesse a donné un seul jour à M. Smolik pour réfléchir à l’offre, malgré la possibilité que le poste entraîne la perte de son brevet d’ingénieur et le fait qu’il ne connaissait pas la rémunération de ce poste. Le Tribunal a ajouté que la demanderesse n’avait pas persuadé M. Smolik d’accepter le poste de répartiteur et ne l’avait pas informé, d’une part, qu’elle considérait que le poste était une mesure d’adaptation raisonnable et, d’autre part, que s’il refusait le poste, il serait réputé avoir refusé de coopérer dans le cadre du processus relatif aux mesures d’adaptation.

[32] En outre, le Tribunal a exigé que la demanderesse démontre qu’elle avait épuisé toutes ses tentatives pour offrir à M. Smolik des mesures d’adaptation dans son propre travail d’ingénieur naval avant de considérer le poste de répartiteur comme une mesure d’adaptation raisonnable. Par exemple, la demanderesse a refusé de tenir compte de plusieurs options proposées par M. Smolik, y compris le travail par téléavertisseur à Roberts Bank, le remplacement de congés ou son transfert à SFC. La demanderesse a aussi maintenu une position trop restrictive lorsqu’elle a initialement interdit à M. Smolik de travailler pour un concurrent.

[33] Troisièmement, le Tribunal a examiné la tentative de médiation infructueuse entre les parties et a conclu que la demanderesse n’avait fourni aucun élément de preuve manifeste que l’entente proposée aurait causé une contrainte excessive. Bien qu’elle soutienne qu’un employeur n’est pas tenu d’accorder à un employé qui demande des mesures d’adaptation plus de droits qu’aux autres employés, la demanderesse était prête à le faire. Lorsque la Guilde, qui n’a pas participé à la médiation, s’est opposée à l’entente de règlement au motif qu’il s’agissait d’une entente parallèle inapplicable, la demanderesse n’a pas tenté de convaincre la Guilde de trouver une solution. En fait, la demanderesse n’a rien fait pour remplir son obligation de prendre des mesures d’adaptation, malgré les directives claires selon lesquelles la recherche d’une mesure d’adaptation est un processus multipartite.

[34] En ce qui concerne les préoccupations de la Guilde, le Tribunal a conclu que la convention collective n’exonérait pas l’employeur de son obligation de prendre des mesures d’adaptation. Il a également estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves à l’appui pour établir que l’entente de règlement aurait eu une incidence importante sur la convention collective ou les droits des autres employés et que les menaces de la Guilde de déposer des griefs étaient spéculatives. Le Tribunal a conclu que le fait que la demanderesse avait pu croire que les griefs étaient recevables ne signifiait pas que son incapacité à agir avait satisfait à son obligation de prendre des mesures d’adaptation.

[35] Compte tenu de l’ensemble de la preuve, le Tribunal a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle avait pris des mesures d’adaptation à l’endroit de M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive.

IV. La question préliminaire

[36] Le 22 août 2022, le juge Pamel a rejeté la requête interlocutoire que la demanderesse avait déposée en vue d’obtenir la radiation du mémoire des faits et du droit de la Commission au motif que la Commission équivalait à un tribunal et ne devrait donc pas participer à la présente demande de contrôle judiciaire (Seaspan Marine Corporation c Smolik, 2022 CF 1242 au para 1 [Seaspan CF]). Le juge Pamel n’était pas convaincu qu’il faudrait radier le mémoire à cette étape, ni par application de la LCDP, ni par application de principes de common law (au para 2).

[37] Dans deux lettres datées respectivement du 26 octobre 2022 et du 25 novembre 2022, la demanderesse a indiqué qu’elle avait l’intention de présenter une requête en radiation à l’audience et a fait valoir que le juge Pamel avait laissé le juge qui préside l’instance examiner les questions en profondeur :

[15] Il me semble que les décisions Ontario (Commission de l’énergie) et Quadrini comportent des situations uniques, contrairement à ce qui se passe en l’espèce, où les tribunaux administratifs avaient effectivement le droit accordé par la loi de comparaître devant la Cour dans le cadre du contrôle de leurs propres décisions. Or, il me semble qu’il est préférable que la question de savoir si les principes qui sont énoncés dans ces décisions s’appliquent en l’espèce soit prise en compte par le juge qui instruit la demande et en examine le bien‐fondé, étant donné que la Commission n’est pas l’organisme judiciaire qui a rendu la décision faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire sous‐jacente. La question à trancher dans la présente requête ne porte pas sur le rôle de la Commission lorsqu’elle comparaît devant le Tribunal (il s’agit d’une question à trancher dans la requête sous‐jacente). Il s’agit plutôt du rôle de la Commission et de la question de savoir si son mémoire doit être radié dans la demande sous‐jacente. Cela dit, il me semble qu’il y a un chevauchement considérable avec les arguments avancés par Seaspan sur le bien‐fondé de la demande sous‐jacente. La présente requête repose en grande partie sur les principes de common law qui portent sur la participation appropriée d’un décideur administratif dans une demande de contrôle judiciaire de sa propre décision.

[16] Pour ma part, je n’accepte pas l’argument de Seaspan, selon lequel laisser cette question au juge pour ce qui est du bien‐fondé équivaudrait à fermer la porte de l’écurie après que les chevaux se sont enfuis. Je n’ai pas non plus été convaincu que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et radier le mémoire de la Commission. Au contraire, il me semblerait étrange que les questions de la fonction, du rôle, du mandat ou des obligations de la Commission, prévus par la loi, qui lui ont permis de participer à l’audience devant le Tribunal, soient laissées, comme l’a suggéré Seaspan, à M. Smolik pour qu’il les aborde, à l’appui de la décision du Tribunal, avant que le juge instruise la demande sous‐jacente. Il me semble que la Commission est la partie la mieux placée pour traiter de ces questions et parler des facteurs d’intérêt public qui sous‐tendent la position que la Commission a adoptée devant le Tribunal, dans la mesure nécessaire pour que le juge saisi de la demande sous‐jacente puisse examiner la question en profondeur.

[...]

[18] [...] À mon avis, il se peut fort bien que les principales questions soulevées par Seaspan dans la présente requête s’avèrent peu fondées. Cependant, j’ai laissé ces questions au juge qui instruit la demande. Quoi qu’il en soit, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire relatif à l’adjudication des dépens, j’adjuge les dépens, un montant forfaitaire de 2 500 $, à la fois à la Commission et à M. Smolik, à être payés par Seaspan, immédiatement, nonobstant l’appel.

[Non souligné dans l’original]

[38] La demanderesse affirme que les questions soulevées dans la requête peuvent être réunies avec celle concernant la participation de la Commission aux affaires instruites par le Tribunal, ci‐dessous.

[39] Dans ses lettres de réponse datées respectivement du 4 novembre 2022 et du 28 novembre 2022, la Commission s’est opposée aux observations de la demanderesse. La Commission soutient que le juge Pamel a conclu que la Commission est une défenderesse en bonne et due forme, et qu’en conséquence, elle a le droit d’être entendue par la Cour :

[17] [...] En l’espèce, la Commission est une défenderesse en bonne et due forme. Elle était une partie devant le Tribunal dont la décision fait l’objet de la demande sous‐jacente et sera touchée par l’ordonnance demandée par Seaspan dans la demande sous‐jacente. Au fait, Seaspan a personnellement cherché à modifier son propre avis de demande de contrôle judiciaire pour ajouter la Commission à titre de défenderesse, sans s’opposer ni tenter de circonscrire le rôle de la Commission à titre de partie de la demande sous‐jacente. Je n’ai rien reçu à l’appui de la thèse selon laquelle je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire à ce stade précoce et radier le mémoire d’une défenderesse qu’un demandeur a désigné comme tel au titre des Règles qui régissent la Cour. Je ne vois pas de raison selon laquelle il serait juste et équitable de le faire en l’espèce.

[40] La Commission soutient également que le juge Pamel a conclu qu’aucune décision de la Commission n’était contestée (aux para 13, 15). Par conséquent, ces questions ont déjà été tranchées. La question précise qu’il reste à trancher concerne l’application de certains principes de common law, y compris ceux énoncés dans les arrêts Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, et Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 246. Bien que la Commission soutienne que cette question n’ait pas été soumise adéquatement à la Cour, elle est néanmoins disposée à répondre à l’argument de la demanderesse selon lequel la Commission n’est pas indépendante du Tribunal (Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36).

[41] Selon moi, les observations de la demanderesse doivent être rejetées. La demanderesse et la Commission citent toutes deux différents extraits de l’ordonnance du juge Pamel à l’appui de leur position respective. Cependant, le juge a incontestablement répondu par la négative à la question de radier le mémoire de la Commission. Cela ressort clairement de l’ordonnance :

1. La présente requête en radiation intégrale du mémoire des faits et du droit de l’intimée, la Commission, est rejetée.

[Non souligné dans l’original]

[42] Il reste à déterminer la portée de la participation de la Commission devant le Tribunal. Je reviens à cette question plus loin dans le présent jugement et les présents motifs.

V. Les questions en litige et la norme de contrôle

[43] Après avoir examiné les observations des parties, j’estime qu’il convient de formuler les questions en litige comme suit :

  1. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que la Commission avait le droit de participer pleinement à l’audience conformément au mandat de représentation de l’intérêt public que lui confère la LCDP?

  2. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que M. Smolik avait établi une preuve à première vue de discrimination?

  3. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que la demanderesse n’avait pas fourni de mesures d’adaptation raisonnables à M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive?

[44] La norme de contrôle applicable aux trois questions est celle de la décision raisonnable. Aucune des exceptions énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], ne s’applique en l’espèce (aux para 16‐17).

[45] La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable vise l’interprétation que fait le Tribunal de sa loi habilitante et l’application de cette loi aux faits qui sont présentés au Tribunal (Vavilov, au para 25; Keith c Canada (Commission des droits de la personne), 2019 CAF 251 au para 6, autorisation d’appel à la CSC rejetée, 38956 (23 avril 2020); O’Grady c Bell Canada, 2020 CF 535 au para 31 [O’Grady]).

[46] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision eu égard au raisonnement sous‐jacent à celle‐ci pour déterminer si la décision, dans son ensemble, possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, aux para 15, 99). Cependant, la cour de révision doit faire preuve de retenue judiciaire et faire preuve de déférence envers les décideurs spécialisés (Vavilov, au para 93; Keith c Canada (Commission des droits de la personne), 2018 CF 645 au para 58) À moins de circonstances exceptionnelles, la Cour ne doit pas modifier les conclusions de fait du décideur et doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125). Lorsque les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables, la décision sera raisonnable (Vavilov, aux para 85‐86). Par contre, l’existence de lacunes graves à un point tel « qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » peut rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

VI. Les positions des parties

A. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que la Commission avait le droit de participer pleinement à l’audience conformément au mandat de représentation de l’intérêt public que lui confère la LCDP?

1) La demanderesse

[47] La Commission a outrepassé sa compétence aux termes de l’article 51 de la LCDP dans les observations qu’elle a présentées de vive voix et par écrit au Tribunal. Le rôle de la Commission est distinct de celui des avocats des parties. Son rôle, comme celui des procureurs de la Couronne dans les poursuites criminelles, est mû par des considérations d’intérêt public (Dhanjal c Air Canada, [1996] DCDP no 4 au para 260, conf par [1997] ACF no 1599, 139 FTR 37 [Dhanjal]; Premakumar c Air Canada, [2002] DCDP no 17 au para 22 [Premakumar]). Il faut donc que les parties soient informées des motifs d’intérêt public représentés dans chaque instance (Mowat c Forces armées canadiennes, 2003 TCDP 39 aux para 45‐46 [Mowat TCDP]).

[48] Le Tribunal a commis une erreur en permettant à la Commission d’adopter une attitude contradictoire au nom de M. Smolik. La Commission s’est opposée aux questions de la demanderesse, a proposé des témoins et a présenté la majeure partie des observations de M. Smolik au nom de celui‐ci. Plus important encore, la Commission a présenté une version des faits représentative de son opinion qui ne décrivait pas avec précision les éléments de preuve afin d’appuyer la position de M. Smolik. Cette façon de faire est en contravention de l’article 51 de la LCDP, entraîne le risque que la Commission révèle des « défaillances humaines » qui entrent en jeu lorsque des personnes se retrouvent ainsi en situation de conflit, et jette le discrédit sur l’impartialité du Tribunal dans le cadre d’autres procédures (Northwestern Utilities Ltd. et autre c Edmonton, [1979] 1 RCS 684 au para 15, [1978] SCJ no 107 [Northwestern Utilities]).

[49] La Commission n’a pas indiqué les motifs d’intérêt public qu’elle représentait devant le Tribunal. Il n’était pas suffisant pour le Tribunal de conclure que la Commission « avait un intérêt particulier dans la façon dont les employeurs prennent des mesures pour répondre aux besoins de leurs employés qui ont des obligations en matière de garde d’enfants » et pouvait par conséquent faire valoir les intérêts de M. Smolik (au para 11).

2) M. Smolik – défendeur

[50] Le Tribunal a raisonnablement conclu que la Commission avait agi dans les limites de l’article 51 de la LCDP. Par contre, si la Cour conclut que la décision était déraisonnable, je ne vois aucun motif d’annuler l’ensemble de la décision ou de renvoyer l’affaire au Tribunal pour réexamen puisque M. Smolik, qui attend que cette affaire soit réglée depuis sept ans, en subirait un préjudice important.

[51] La demanderesse ne soutient pas que le Tribunal ou la Commision ont manqué à une exigence particulière en matière de justice naturelle ou d’équité procédurale. La demanderesse soutient plutôt, sans expliquer le préjudice qu’elle a subi, que le Tribunal a permis à la Commission de faire valoir les intérêts de M. Smolik en présentant des observations et en soulevant des objections avec une attitude contradictoire. Une partie a le droit d’adopter une telle attitude lors d’une audience. Rien dans la LCDP ou ailleurs n’empêche la Commission d’agir ainsi si elle estime que cette position est dans l’intérêt public.

[52] L’observation de la demanderesse selon laquelle la Commission a présenté une version des faits [traduction] « représentative de son opinion » qui ne [traduction] « décrivait pas avec précision les éléments de preuve à l’audience » est sans fondement. En plus de connaître leur position respective avant l’audience, toutes les parties ont présenté des témoignages, ont vérifié la preuve fournie au moyen de contre‐interrogatoires et ont présenté des observations complètes au Tribunal.

3) La Commission – défenderesse

[53] Le Tribunal a conclu de manière raisonnable que la Commission avait le droit de participer pleinement à l’audience conformément au mandat que lui confère la LCDP. Le Tribunal a axé son analyse sur les dispositions législatives pertinentes et a reconnu à juste titre que leur libellé prévoit la participation active de la Commission aux instances devant le Tribunal (Quigley c Ocean Construction Supplies, [2001] DCDP no 46 au para 7 [Quigley], citant Vermette c Société Radio‐Canada, [1994] DCDP no 14, conf par [1996] ACF no 1274, 120 FTR 81). La conclusion du Tribunal reflète son expertise et son expérience institutionnelle (Vavilov, au para 93). La participation de la Commission aux audiences en matière de droits de la personne est au cœur de la LCDP, et les membres du Tribunal qui président régulièrement des audiences auxquelles la Commission participe pleinement à titre de partie sont les mieux placés pour évaluer cette question.

[54] Il y a lieu d’établir une distinction entre la présente affaire et la décision Dhanjal, sur laquelle s’appuie la demanderesse. Dans la décision Dhanjal, le Tribunal a conclu que l’avocat de la Commission faisait de l’obstruction. Le Tribunal a néanmoins reconnu que l’avocat de la Commission peut mener son dossier « avec vigueur et efficacité » dans un climat propice à une saine administration de la justice (au para 261). En outre, la Cour suprême a conclu que le ministère public peut « se comporter en rude adversaire dans le déroulement de ce processus contradictoire » et qu’« il est à la fois permis et souhaitable qu’il s’engage vigoureusement et au mieux de ses habiletés dans la poursuite d’un but légitime » (R c Cook, [1997] 1 RCS 1113 au para 21, [1997] SCJ no 22).

[55] De même, la décision Premakumar a été infirmée par l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 SCC 53 [Mowat CSC], dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que le législateur a choisi de confier un rôle actif à la Commission, dont celui d’agir au nom d’un plaignant (au para 51). Enfin, la demanderesse a tort de s’appuyer sur l’arrêt Northwestern Utilities, dans lequel l’organisme décisionnel cherchait à intervenir dans le contrôle de sa propre décision (à la p 708).

[56] Le Tribunal n’a pas la compétence, d’une part, de contrôler le caractère raisonnable de l’opinion de la Commission concernant ce qui constitue une question d’intérêt public, et d’autre part, de contrôler la façon dont la Commission participe à une audience, exception faite des règles générales d’équité procédurale (Quigley, au para 7; Mowat TCDP, aux para 11‐14). Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la Commission a fourni un avis détaillé et amplement suffisant de sa position quant aux motifs d’intérêt public dans son exposé des précisions afin de permettre à la demanderesse de se défendre (Mowat TCDP, aux para 44‐46).

B. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que M. Smolik avait établi une preuve à première vue de discrimination?

1) La demanderesse

[57] Il incombait à M. Smolik de fournir une preuve concrète pour démontrer qu’il répondait au critère établi dans l’arrêt Johnstone selon la prépondérance des probabilités (Québec (Commissions des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 au para 65 [Bombardier]).

[58] Le Tribunal a eu tort de conclure que les obligations de M. Smolik en matière de garde d’enfants engageaient une responsabilité légale. Tant les tribunaux que les cours ont rejeté des plaintes fondées sur la situation de famille lorsque l’employé n’avait produit aucune preuve établissant que la solution qu’il privilégiait en matière de garde d’enfants engageait sa responsabilité légale ou qu’il avait déployé un effort véritable pour obtenir des services de garde d’enfants avant de demander des mesures d’adaptation (Guilbault c Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale, 2017 LNCRTEFP 1 aux para 81‐82 [Guilbault]; Ajax (Town) v Ajax Professional Fire Fights’ Association, Local 1092 (Badame Grievance), [2019] OLAA No 238 au para 149, 306 LAC (4th) 1 [Ajax]; Canadian National Railway v Unifor Council 4000, [2015] CLAD No 213 [Unifor Council 4000]; Edmonton (City) Police Service v Edmonton Police Association (Coughlan Grievance), [2019] AGAA No 4 au para 120, conf par 2020 ABCA 182 [Edmonton]). En l’espèce, le Tribunal n’a accepté aucun élément de preuve outre la croyance subjective de M. Smolik selon laquelle ses enfants avaient besoin qu’il s’en occupe personnellement pour conclure qu’une responsabilité légale était engagée.

[59] Le Tribunal a aussi commis une erreur en concluant que M. Smolik n’avait pas été en mesure de trouver des solutions de rechange pour faire garder ses enfants par ses proches et d’autres personnes. M. Smolik a répété sa croyance subjective selon laquelle sa belle‐mère n’était pas une gardienne convenable, et il a seulement mentionné l’expérience d’un ami lorsqu’il a envisagé la possibilité d’embaucher une gardienne. Considérer que cette preuve est suffisante serait contraire à la jurisprudence et assouplirait considérablement le seuil du critère établi dans l’arrêt Johnstone.

2) M. Smolik – défendeur

[60] Le Tribunal a conclu de manière raisonnable que M. Smolik avait établi une preuve à première vue de discrimination. Le Tribunal a tenu compte à la fois du contexte factuel fondé sur la preuve et du cadre juridique applicable selon la jurisprudence pertinente. La demanderesse veut indûment convaincre la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

[61] La jurisprudence citée par la demanderesse en ce qui concerne la question de savoir si les solutions qui s’offraient à M. Smolik pour la garde de ses enfants relevaient d’un choix personnel se distingue de la présente affaire. Le Tribunal a cité de la jurisprudence à l’appui de sa conclusion bien raisonnée selon laquelle les obligations de M. Smolik en matière de garde d’enfants étaient une obligation légale, et non un choix personnel (Seeley; Whyte c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2010 TCDP 22; Richards c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2010 TCDP 24 [collectivement, la Trilogie du CN]).

[62] En ce qui concerne le troisième volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone, les conclusions du Tribunal selon lesquelles M. Smolik avait déployé des efforts raisonnables pour trouver des solutions de rechange afin de faire garder ses enfants et aucune solution n’était réalisable concordaient aussi avec la jurisprudence (la Trilogie du CN). Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, M. Smolik a fourni des éléments de preuve concernant sa situation de famille et les difficultés qu’il avait eues à trouver des solutions raisonnables pour faire garder ses enfants. L’argument de la demanderesse selon lequel le Tribunal a tiré sa conclusion sans [traduction] « aucun élément de preuve » est infondé.

3) La Commission – défenderesse

[63] L’adoption, par le Tribunal, de la norme de preuve exposée dans l’arrêt Seeley était raisonnable compte tenu du principe du stare decisis. Après avoir expliqué les similitudes entre la situation personnelle de M. Smolik et celle des plaignants dans la Trilogie du CN, le Tribunal a raisonnablement conclu que M. Smolik avait satisfait à la norme de preuve applicable conformément au deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone.

[64] Le Tribunal a aussi examiné attentivement la preuve fournie par M. Smolik pour tirer une conclusion raisonnable à l’égard du troisième volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone. Plus précisément, le Tribunal a tenu compte de l’âge des enfants, des lourdes conséquences du décès de leur mère sur ceux‐ci, de leur comportement après le décès de leur mère, y compris des services de counseling, de la situation des proches et du type de travail disponible. M. Smolik n’était pas tenu de prouver qu’il avait déployé des efforts pour trouver une gardienne, car le Tribunal a accepté qu’il était le mieux placé pour remplir ses obligations en matière de garde d’enfants au moment où il a indiqué pour la première fois qu’il était prêt à retourner au travail. Enfin, l’affirmation de la demanderesse selon laquelle la preuve présentée par M. Smolik se limitait à la croyance subjective de celui‐ci est infondée. Le Tribunal a raisonnablement conclu qu’un parent célibataire dont la situation professionnelle exigeait qu’il s’absente de la maison pendant plusieurs semaines à la fois ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’un proche ou une autre personne assume toutes ses obligations parentales pendant cette longue période.

C. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que Seaspan n’avait pas fourni de mesures d’adaptation raisonnables à M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive?

1) La demanderesse

a) Registres du travail sur appel et travail de remplacement

[65] Le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que M. Smolik avait relevé des situations dans lesquelles des ingénieurs ayant moins d’ancienneté que lui avaient reçu des affectations sur appel. La demanderesse ne tient aucun registre indiquant les fois où un employé refuse du travail sur appel. En outre, M. Smolik a déclaré qu’il avait accepté la majorité des appels qu’il avait reçus. Pour chaque situation en cause, M. Smolik n’a pas présenté d’éléments de preuve relativement à la question de savoir s’il se souvenait d’avoir reçu un appel, s’il se trouvait dans la vallée du bas Fraser ou s’il avait déjà travaillé pendant la période visée par l’appel.

[66] Le Tribunal a aussi conclu de façon déraisonnable que la demanderesse n’était pas tenue d’attribuer le travail sur appel en fonction de l’ancienneté, car cette façon de faire n’était pas expressément prévue dans la convention collective. En ne poussant pas l’analyse plus loin, le Tribunal a omis de tenir compte des pratiques antérieures pour justifier l’application de la doctrine de la préclusion (Nor‐Man Regional Health Authority Inc. c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59 aux para 47‐50 [NorMan]; West Fraser Mills Ltd. (Chasm Sawmills Division) v United Steelworkers, Local 1‐417 (Guerin Grievance), [2010] BCCAAA No 116 [West Fraser]). La demanderesse a présenté des éléments de preuve démontrant que les trois parties avaient reconnu que les affectations étaient fondées sur le principe fondamental de l’ancienneté, et que la dérogation à ce principe constituerait une contravention à la convention collective.

b) M. Smolik a épuisé les mesures d’adaptation

[67] Le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que la demanderesse aurait dû persuader M. Smolik d’accepter le poste de répartiteur ou aurait dû informer M. Smolik des raisons pour lesquelles elle estimait que le poste était raisonnable et des répercussions de son refus. Il est bien établi en droit que la prise de mesures d’adaptation est un processus multipartite et qu’il n’incombe pas à l’employeur de démontrer qu’il a tenté de forcer M. Smolik à accepter une mesure d’adaptation raisonnable. En outre, l’employeur est le mieux placé pour trouver une mesure d’adaptation convenable, y compris en proposant d’autres postes afin de réduire au minimum les effets sur l’exploitation de l’entreprise (Central Okanagan School District No. 23 c Renaud, [1992] 2 RCS 970 aux p 994‐995, [1992] SCJ no 75 [Renaud]).

[68] Le Tribunal a aussi conclu de façon déraisonnable que la demanderesse était tenue de démontrer qu’elle avait épuisé toutes ses tentatives pour offrir à M. Smolik des mesures d’adaptation dans son propre travail d’ingénieur naval. Là encore, lorsqu’il existe des mesures d’adaptation moins intrusives et qui respectent les besoins indiqués de l’employé, l’employeur n’est pas tenu de mettre en œuvre une mesure d’adaptation qui perturbe davantage le milieu de travail (Renaud; Nash c Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2017 CRTEFP 4 au para 100 [Nash]). En outre, un employé ne peut pas refuser un accommodement raisonnable pour le motif que la solution de rechange qu’il préfère peut exister (Culic c Société canadienne des postes, 2007 TCDP 1 au para 256; Smith c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2008 TCDP 15 au para 287 [Smith]; Edmonton, au para 126). M. Smolik était seulement disposé à envisager une proposition de la demanderesse qui lui permettrait de travailler comme ingénieur naval afin de conserver son brevet d’ingénieur naval.

c) Contrainte excessive

[69] Plusieurs conclusions de fait du Tribunal sont déraisonnables. Premièrement, le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que la demanderesse n’avait pas accepté la suggestion de M. Smolik concernant le remplacement de congé et le fait qu’il y avait 45 semaines de temps de remplacement de congés à combler. Dans son témoignage, M. Smolik a déclaré qu’il n’était pas certain de la charge de travail que représentait le travail de remplacement de congés ni de la façon de la calculer. En réponse, les témoins de la demanderesse ont expliqué qu’il y avait peu de travail de remplacement de congés à effectuer, et que ce travail était confié aux ingénieurs ayant beaucoup d’ancienneté qui sont dans une situation de jour rouge conformément à la convention collective. Une situation de jour rouge désigne les situations dans lesquelles un employé doit à la demanderesse du temps pour lequel il a déjà été rémunéré. Le Tribunal n’a pas tenu compte de cet élément de preuve.

[70] Deuxièmement, le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que la demanderesse était responsable des actions d’une entité juridique distincte constituée en société à l’égard de laquelle la demanderesse n’exerçait aucun pouvoir décisionnel. La demanderesse a communiqué avec SFC pour approuver l’emploi de M. Smolik, mais SFC ne voulait pas embaucher M. Smolik. SFC n’était pas désignée comme partie à cette instance. Par conséquent, le Tribunal n’aurait pas dû tenir compte des actions de SFC.

[71] Enfin, le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que la dérogation à l’entente de règlement n’aurait pas d’incidence importante sur la convention collective ou les droits des autres employés. Cette conclusion est contraire à la jurisprudence concernant l’équilibre entre les mesures d’adaptation et les obligations aux termes de la convention collective, dont la pierre angulaire est l’ancienneté (Health Services and Support‐Facilities Subsector Bargaining Association c Colombie‐Britannique, 2007 CSC 27 au para 130, citant Re United Electrical Workers, Local 512, and Tung‐Sol of Canada Ltd. (1964), 15 LAC 161, à la p 162). Notamment, un employeur n’est pas tenu d’évincer de son poste un employé dans l’objectif de prendre des mesures d’adaptation pour un employé ayant moins d’ancienneté que celui‐ci (Carter v Human Rights Tribunal of Ontario, 2019 ONSC 142 au para 28; Rafuse v British Columbia (Ministry of Tourism), 2000 BCHRT 42 aux para 78‐79). Lorsqu’un syndicat refuse de faire abstraction de l’ancienneté en évaluant les mesures d’adaptation possibles, l’existence d’une contrainte excessive est établie (King c Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2011 CRTFP 122 au para 97 [King]; Re Chatham‐Kent Children’s Services and OPSEU, Local 148 (Bowen), [2014] OLAA no 424 aux para 20‐21, 121 CLAS 78).

[72] De même, il est difficile de comprendre comment le Tribunal a pu conclure que la lettre de la Guilde, qui indiquait explicitement qu’il était [traduction] « certain » que ses membres déposeraient un grief contre l’entente de règlement, pouvait équivaloir à une conjecture.

[73] Enfin, le Tribunal a conclu de façon inintelligible que M. Smolik n’aurait pas pu effectuer le travail par téléavertisseur à Roberts Bank compte tenu du manque de structure de ce poste, tout en concluant que la demanderesse aurait dû envisager la possibilité de lui offrir du travail de remplacement par téléavertisseur à Roberts Bank.

2) M. Smolik – défendeur

a) Registres du travail sur appel et travail de remplacement

[74] Le Tribunal a établi à juste titre qu’il incombait à la demanderesse de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’acte discriminatoire était une exigence professionnelle justifiée. Le Tribunal a examiné la preuve présentée par les parties et a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas fourni une preuve suffisante pour expliquer les nombreux exemples où des ingénieurs ayant moins d’ancienneté que M. Smolik ont reçu des affectations sur appel, à la place de M. Smolik. Le Tribunal a conclu que cette omission était pertinente quant aux moyens de défense invoqués par la demanderesse selon lesquels : 1) il n’y avait pas assez de travail disponible pour M. Smolik en fonction de l’ancienneté; 2) donner du travail à M. Smolik à la place des employés ayant plus d’ancienneté imposerait une contrainte excessive.

[75] Le Tribunal a souligné à juste titre que les dispositions de la convention collective concernant le travail sur appel ne mentionnaient pas l’ancienneté. Il incombait à la demanderesse de fournir au Tribunal les éléments de preuve factuels nécessaires attestant les pratiques de longue date pour établir la préclusion, et il est difficile de savoir à quels éléments de preuve renvoie la demanderesse lorsqu’elle fait valoir que le Tribunal disposait de tels éléments de preuve. Le Tribunal a raisonnablement conclu que la preuve que les deux parties ont présentée à l’audience était ambiguë et contradictoire. Par exemple, le capitaine Thompson a déclaré que la demanderesse s’écartait de sa prétendue pratique de [traduction] « longue date » fondée sur l’ancienneté en communiquant avec les employés qui habitaient près des navires.

b) M. Smolik a épuisé les mesures d’adaptation

[76] Il incombait à la demanderesse de prouver que le poste de répartiteur était une mesure d’adaptation raisonnable que M. Smolik aurait dû accepter. Le Tribunal a manifestement tenu compte des circonstances entourant l’offre pour conclure que la preuve ne permettait pas de déterminer si le poste correspondait en fait à une mesure d’adaptation raisonnable. Si le poste de répartiteur était une solution raisonnable, on pourrait penser que l’employeur en ferait plus pour convaincre l’employé de ce fait, par exemple en lui fournissant suffisamment de renseignements et de temps pour qu’il examine l’offre.

[77] Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, le processus en quatre étapes relatif aux mesures d’adaptation demeure applicable. Il faut d’abord se demander si un employé peut faire son propre travail, avec ou sans modification, avant de se demander s’il peut faire un autre travail (Seaspan ULC v International Longshore and Warehouse Union, Local 400 (GH Grievance), 2014 BCCAAA No 108 au para 100 [GH Grievance]; Skedden v ArcelorMittal Dofasco, 2019 HRTO 627 aux para 121‐122 [Skedden]). Quoi qu’il en soit, les conclusions du Tribunal sur le caractère raisonnable du poste de répartiteur ne dépendaient pas de cette question. Le Tribunal a plutôt conclu que la demanderesse n’avait pas établi que le poste de répartiteur était une mesure d’adaptation raisonnable dans les circonstances.

c) Contrainte excessive

[78] Aux termes du paragraphe 15(2) de la LCDP, il faut expressément exclure de l’examen les mesures qui viendraient perturber une convention collective sauf s’il est possible de démontrer que ces mesures auraient une incidence sur la santé, la sécurité ou les coûts.

[79] M. Smolik n’a pas demandé une mesure d’adaptation qui ferait en sorte qu’un employé ayant plus d’ancienneté perdrait son emploi, et il ne s’attendait pas à une telle mesure. Les différents postes qu’il a proposés auraient plutôt pu avoir une incidence sur l’accès des autres employés au travail supplémentaire effectué sur une base volontaire. En outre, la preuve dont disposait le Tribunal illustrait les préoccupations de la Guilde au sujet du processus dans le cadre duquel l’entente de règlement a été conclue, et non son rejet catégorique de l’entente.

[80] Le Tribunal n’a pas conclu que l’entente de règlement n’aurait pas d’incidence sur la convention collective. Il a plutôt conclu ce qui suit : « Puisque l’entente touchait les droits d’ancienneté prévus par la convention collective et établissait des pratiques de travail à Seaspan, le consentement de la Guilde était requis ». Le Tribunal a raisonnablement reproché à la demanderesse son manque d’efforts pour résoudre les questions entourant l’entente de règlement comme mesure d’adaptation, et a conclu raisonnablement que la demanderesse n’avait fourni aucun élément de preuve manifeste qu’une telle mesure aurait causé une contrainte excessive.

3) La Commission – défenderesse

[81] Le Tribunal a établi à juste titre qu’il incombait à la demanderesse de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’acte discriminatoire était une exigence professionnelle justifiée. Les motifs du Tribunal devraient être examinés dans l’optique où il a accordé préséance à la preuve de M. Smolik, et il n’y a pas lieu de modifier le poids qu’il a accordé à cette preuve (O’Grady, au para 63).

a) Registres du travail sur appel et travail de remplacement

[82] Les observations de la demanderesse invitent la Cour à apprécier à nouveau la preuve et à faire une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, aux para 102, 125). La décision est raisonnable et énonce clairement l’analyse à l’appui de la conclusion du Tribunal. Le Tribunal a accordé préséance à la preuve de M. Smolik selon laquelle il ne se souvenait pas d’avoir refusé de travail sur appel. À l’audience, la demanderesse aurait dû prouver son affirmation selon laquelle M. Smolik n’avait pas accepté tout le travail sur appel.

[83] Dans le contexte du droit du travail, une partie ne peut établir la préclusion en affirmant simplement qu’elle existe. Elle doit plutôt établir que l’autre partie s’est comportée d’une façon qui montre sans équivoque qu’elle n’avait pas l’intention de s’appuyer sur les droits que lui confère la convention collective. Pour ce faire, il faut nécessairement prouver l’existence d’une pratique de longue date appliquée systématiquement qui a fait en sorte que la partie s’appuyant sur la préclusion a subi un préjudice (Re Terminal Forest Products and USWA, Local 1 (Sandher), [2016] BCCAAA no 42 au para 100 [Terminal Forest]). En l’espèce, la demanderesse a fourni des éléments de preuve contradictoires sur le prétendu caractère systématique de sa pratique en affirmant qu’elle n’aurait pas donné du travail de remplacement à M. Smolik à la place d’employés ayant plus d’ancienneté, mais que les répartiteurs communiquent parfois avec des employés ayant moins d’ancienneté pour leur offrir du travail de remplacement. Cette contradiction appuie raisonnablement la conclusion du Tribunal selon laquelle il n’y a pas suffisamment de preuves à l’appui pour conclure qu’il existait une contrainte excessive en fonction de la convention collective.

[84] En ce qui concerne l’opposition de la Guilde à l’entente de règlement, le Tribunal a souligné qu’aucun représentant de la Guilde n’avait été appelé à témoigner. Le Tribunal a raisonnablement conclu que la seule opposition de la Guilde, en l’absence d’élément de preuve manifeste de l’existence d’une contrainte excessive, n’est pas suffisante pour établir l’existence d’une contrainte excessive.

b) M. Smolik a épuisé les mesures d’adaptation

[85] Le Tribunal a reconnu qu’il n’est pas nécessaire que les mesures d’adaptation soient « parfaites » et que les plaignants doivent apporter leur coopération dans le cadre du processus de prise de mesures d’adaptation en acceptant des solutions raisonnables. Contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, le Tribunal n’a pas affirmé qu’un employeur doit démontrer qu’il a forcé un employé à accepter une mesure d’adaptation raisonnable pour établir une défense. Le Tribunal a plutôt conclu qu’un employeur doit informer l’employé des mesures d’adaptation qu’il estime raisonnables pour permettre à l’employé d’évaluer les répercussions juridiques de son choix.

[86] Le dossier indique clairement que la demanderesse n’a pas offert à M. Smolik le poste de répartiteur maritime. D’autres éléments de preuve qui ne sont pas mentionnés dans la décision indiquent que le capitaine Thompson n’a que parlé brièvement du poste de répartiteur avec M. Smolik, qu’il a précisé que les candidats devraient d’abord faire l’objet d’une évaluation des aptitudes et que la demanderesse envisagerait d’offrir de la formation au candidat uniquement si celui‐ci réussissait l’évaluation. Par conséquent, le Tribunal a raisonnablement conclu que la preuve ne permettait pas de déterminer si le poste de répartiteur correspondait à une mesure d’adaptation raisonnable.

[87] Le Tribunal s’est aussi appuyé de façon raisonnable sur le processus en quatre étapes relatif aux mesures d’adaptation qui est solidement établi (GH Grievance, au para 100; Skedden, aux para 121‐122).

c) Contrainte excessive

[88] Le Tribunal a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’entente de règlement aurait eu une incidence importante sur la convention collective ou les droits des autres employés, et que les menaces de la Guilde de déposer des griefs étaient spéculatives. Une partie doit fournir une preuve claire et convaincante à l’appui de son affirmation selon laquelle il lui est impossible de prendre des mesures raisonnables sans causer une contrainte excessive; des préoccupations hypothétiques ou non corroborées que certaines conséquences négatives « pourraient » s’ensuivre ne suffiront pas (FH c McDougall, 2008 CSC 53 aux para 29, 46; Colombie‐Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c Colombie‐Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868 au para 41, [1999] SCJ no 73).

[89] La décision reflète fidèlement la jurisprudence prépondérante, selon laquelle il faut se demander si la mesure d’adaptation proposée a une incidence importante sur la convention collective ou sur les droits des autres employés à un point tel qu’il en résulte une contrainte excessive en matière de santé, de sécurité ou de coûts. Autrement dit, les mesures qui viennent perturber une convention collective peuvent être prises en compte uniquement si elles ont une incidence directe sur la santé, la sécurité ou les coûts (Renaud). Le défaut de la demanderesse de fournir des éléments de preuve convaincants de l’existence d’une contrainte excessive à cet effet a entraîné l’échec de sa défense.

VII. Analyse

A. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que la Commission avait le droit de participer pleinement à l’audience conformément au mandat de représentation de l’intérêt public que lui confère la LCDP?

[90] Selon moi, le Tribunal a raisonnablement conclu que la Commission avait le droit de participer pleinement à l’audience aux termes de l’article 51 de la LCDP.

[91] L’article 51 prévoit le rôle qu’assume la Commission lorsqu’elle comparaît à une audience :

Obligations de la Commission

Duty of Commission on appearing

51 En comparaissant devant le membre instructeur et en présentant ses éléments de preuve et ses observations, la Commission adopte l’attitude la plus proche, à son avis, de l’intérêt public, compte tenu de la nature de la plainte.

 

[Non souligné dans l’original]

51 In appearing at a hearing, presenting evidence and making representations, the Commission shall adopt such position as, in its opinion, is in the public interest having regard to the nature of the complaint.

 

 

[92] La simple lecture de cet article confirme que, lorsque la Commission comparaît devant le Tribunal, elle a le mandat, aux termes de la loi, de représenter l’intérêt public. Comme le Tribunal l’a reconnu, le terme « intérêt public » n’est pas défini dans la LCDP, et rien dans la loi ou la jurisprudence n’en restreint le sens. L’article donne une seule indication supplémentaire, à savoir que la Commission doit adopter l’attitude la plus proche de l’intérêt public « compte tenu de la nature de la plainte ». Selon ce libellé, la Commission jouit d’un certain pouvoir discrétionnaire.

[93] Le Tribunal a souligné que la Commission est la mieux placée pour déterminer comment représenter l’intérêt public dans un cas particulier (Quigley, au para 7; Mowat TCDP, au para 11). La Cour suprême et le Tribunal ont aussi reconnu que « le législateur a choisi de confier un rôle actif à la Commission, dont celui d’agir au nom d’un plaignant [...] » et de mener son dossier « avec vigueur et efficacité » (Mowat CSC, au para 51; Dhanjal, au para 261).

[94] En outre, comme le Tribunal l’a expliqué en l’espèce, l’examen du Tribunal portant sur la compétence et la conduite de la Commission se limite aux questions d’équité procédurale, aux droits des autres parties à l’instance et aux Règles de procédure du Tribunal (Quigley, au para 7; Mowat TCDP, aux para 12‐14), ce qui comprend, entre autres, la capacité de la Commission de poser des questions suggestives lors d’un interrogatoire principal, de présenter des éléments de preuve inadmissibles ou non pertinents, et de faire des observations concernant des faits non présentés en preuve.

[95] En l’espèce, le Tribunal a conclu que la Commission n’avait pas violé les principes de droit administratif relatifs à l’équité, à la partialité et à l’abus de procédure. Le Tribunal a aussi souligné que lors d’une audience « on s’attendrait à ce que la Commission apporte des preuves d’une discrimination possible, étant donné que son mandat consiste notamment à essayer d’éliminer la discrimination » (au para 10). À mon avis, la conclusion du Tribunal est raisonnable. La demanderesse n’a soulevé aucun élément indiquant que la Commission a outrepassé son rôle ou que l’avocat de la Commission a fait de l’obstruction. À mon avis, la demanderesse est simplement en désaccord avec la démarche discrétionnaire qu’utilise la Commission pour déterminer comment elle représentera l’intérêt public.

[96] De même, bien que la demanderesse soutienne que la Commission a présenté une version des faits représentative de son opinion qui ne correspond pas à la preuve, elle n’a donné aucun exemple précis de ce qu’elle avance. Comme aucun élément de preuve dans le dossier n’appuie ce point de vue, il m’est impossible de souscrire à cette affirmation.

[97] Je suis d’accord avec la Commission pour dire que l’arrêt Northwestern Utilities se distingue de la présente affaire. Bien que la demanderesse reconnaisse que l’arrêt Northwestern Utilities concernait la portée acceptable du droit de participer du Tribunal à l’appel de sa décision, je ne suis pas d’accord pour dire que les mêmes principes s’appliquent au rôle qu’assume la Commission lorsqu’elle comparaît à titre de partie à une instance devant le Tribunal. En l’espèce, le Tribunal a reconnu à juste titre que la Commission n’avait pas rendu sa propre décision, mais avait plutôt demandé au Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte (LCDP, art 49(1)). D’ailleurs, advenant l’acceptation de telles limites au rôle de la Commission, l’arrêt Northwestern Utilities serait incompatible avec la décision que la Cour suprême a rendue ultérieurement dans l’arrêt Mowat CSC.

[98] La demanderesse invoque également la décision Mowat TCDP lorsqu’elle fait valoir que la Commission doit informer les parties quant aux motifs « d’intérêt public » représentés dans chaque instance (aux para 45‐46). Dans la décision Mowat TCDP, les Forces armées canadiennes se sont opposées à l’intention de la Commission de limiter ses observations à un exposé préliminaire, en partie parce que la Commission n’avait pas communiqué aux parties les détails de sa position préalablement à l’audience (au para 5). Le Tribunal a conclu que « les parties ont le droit de savoir quels sont, de l’avis de la Commission, les motifs d’intérêt public dans une instance particulière, afin de pouvoir présenter les éléments de preuve nécessaires et de faire valoir les arguments qu’elles jugent appropriés, compte tenu de ces motifs » (au para 45). N’eût été l’intervention du Tribunal, les parties n’auraient obtenu de la Commission avant le premier jour de l’audience aucune indication quant aux motifs qui, à son avis, sont d’intérêt public en l’espèce (au para 46).

[99] Cependant, en l’espèce, la Commission a énoncé sa position quant aux motifs d’intérêt public dans un exposé des précisions de 13 pages, daté du 3 décembre 2018, en prévision de l’audience qui s’est déroulée devant le Tribunal du 12 au 14 juin 2019. Autrement dit, contrairement à la situation dans l’affaire Mowat TCDP, la demanderesse a disposé de six mois pour préparer sa preuve et ses arguments. Par conséquent, l’argument de la demanderesse ne peut être retenu.

B. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que M. Smolik avait établi une preuve à première vue de discrimination?

[100] Selon le critère permettant d’établir l’existence d’une discrimination, le plaignant doit d’abord établir l’existence d’une preuve à première vue de discrimination. « Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Bombardier, au para 60, citant O’Malley c Simpsons‐Sears Ltd, [1985] 2 RCS 536 au para 28, [1985] SCJ no 74 [O’Malley]). Les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée contre la discrimination, qu’ils ont été lésés dans le cadre de leur emploi et que la caractéristique protégée est l’un des facteurs pour lesquels ils ont été lésés (Johnstone, au para 76; Bombardier, au para 63, citant Moore c Colombie‐Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 aux para 49‐50). Une fois la preuve à première vue établie, à la seconde étape du critère, il faut que l’employeur démontre que la politique ou la pratique appliquée constitue une exigence professionnelle justifiée et qu’il ne peut prendre des mesures d’adaptation à l’égard de la personne visée sans subir de contraintes excessives (Johnstone, aux para 75‐76).

[101] Les exigences à respecter pour établir une preuve à première vue de discrimination en milieu de travail fondée sur la situation de famille sont légèrement plus nuancées que celles du critère général. Comme je le mentionne plus haut, la personne qui soutient être victime de discrimination doit démontrer ce qui suit (Johnstone, au para 93) :

  1. qu’elle assume l’entretien et la surveillance d’un enfant;

  2. que l’obligation en cause relative à la garde des enfants fait jouer sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel;

  3. que la personne en question a déployé les efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonnablement réalisable;

  4. que les règles attaquées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[102] Le critère doit nécessairement être souple et adapté aux circonstances afin de promouvoir l’objet général de la LCDP, et il ne saurait créer un critère préliminaire plus exigeant que ce qui est nécessaire pour établir une preuve à première vue pour d’autres motifs de distinction illicite (Johnstone, aux para 87, 88, 98).

[103] La demanderesse conteste seulement le deuxième et le troisième volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone. Selon moi, le Tribunal a conclu de manière raisonnable que M. Smolik avait établi une preuve à première vue de discrimination. J’examine chaque élément séparément ci‐dessous.

[104] Premièrement, je ne considère pas que l’arrêt Bombardier donne à penser que M. Smolik était tenu de fournir une preuve concrète pour établir une preuve à première vue (au para 65). Le Tribunal a raisonnablement souligné, en citant l’arrêt Seeley, qui renvoyait à l’arrêt O’Malley, que la norme de preuve applicable n’était pas très exigeante (Seeley c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2013 CF 117 aux para 46, 89, conf par 2014 CAF 111). Il faut plutôt que la preuve soit complète et suffisante. Je ne vois aucun motif de remettre en cause la conclusion du Tribunal en ce qui concerne les exigences à respecter pour établir une preuve à première vue de discrimination.

[105] En ce qui concerne le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone, la demanderesse fait valoir que la seule preuve présentée par M. Smolik à cet égard est sa croyance subjective concernant ses obligations légales en matière de garde d’enfants. Ce facteur exige que l’on démontre que « les besoins en matière de garde d’enfants en cause découlent d’une obligation légale, et non d’un choix personnel » (Johnstone, au para 95). À mon avis, le Tribunal a raisonnablement conclu que M. Smolik est le parent et pourvoyeur unique de ses enfants, ce qui entraîne une obligation légale. Je conviens que les affaires citées par la demanderesse, dont de nombreuses ont été tranchées par le Tribunal, se distinguent de la présente affaire en fonction de leur compétence et de leur fondement factuel. En l’espèce, M. Smolik ne partageait pas ses responsabilités à l’égard de la garde d’enfants avec une conjointe ou une ancienne conjointe, et il ne cherchait pas à obtenir un type précis d’arrangement en matière de garde d’enfants (Guilbault, au para 82; Ajax, aux para 148‐149; Edmonton, au para 120; Unifor Council 4000, au para 34). Le Tribunal a plutôt raisonnablement accordé préséance à la preuve de M. Smolik selon laquelle il était le seul gardien approprié au moment où il était prêt à retourner au travail, et a souligné que la demanderesse n’avait pas contesté l’évaluation de M. Smolik lorsqu’elle a initialement essayé de prendre des mesures pour son retour au travail.

[106] En plus de ces facteurs, le Tribunal a aussi reconnu le jeune âge des enfants de M. Smolik, ainsi que leur état mental et émotionnel découlant du décès de leur mère. Ces circonstances mettent en évidence plus que la croyance subjective de M. Smolik. Elles ne reflètent pas non plus des choix personnels faits par M. Smolik, comme la participation de ses enfants à des activités parascolaires (Johnstone, au para 69). Dans l’ensemble, je ne vois aucune erreur dans le raisonnement du Tribunal sur ce volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone.

[107] En ce qui concerne le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Johnstone, la demanderesse s’attaque à l’insuffisance des efforts raisonnables déployés par M. Smolik pour faire garder ses enfants par des proches et d’autres personnes. En évaluant ce volet du critère, la Cour d’appel fédérale a expliqué dans l’arrêt Johnstone que « [l]e plaignant doit essentiellement démontrer qu’il est aux prises avec un véritable problème en ce qui concerne la garde d’enfants ». Chaque cas est essentiellement un cas d’espèce (au para 96, non souligné dans l’original). Il doit entre autres démontrer qu’il n’a pas raisonnablement accès à des services de garde d’enfants ou à des mesures qui lui permettront de respecter ses obligations professionnelles (Johnstone, au para 96).

[108] Compte tenu du contexte factuel de cette évaluation, j’estime que le Tribunal a tenu compte de la totalité des circonstances et du contexte et a raisonnablement conclu qu’à son retour initial au travail, M. Smolik avait déployé des efforts raisonnables pour trouver des solutions relatives à la garde de ses enfants, et qu’aucune de ces solutions n’était raisonnablement réalisable. Le Tribunal a reconnu que M. Smolik avait déployé des efforts afin d’obtenir des services de garde pour le travail sur appel, les quarts de travail sur les remorqueurs navettes et les postes par téléavertisseur de sept à huit jours; a accepté la conviction de M. Smolik selon laquelle il était le mieux placé pour remplir ses obligations en matière de garde d’enfants compte tenu de l’état de ses enfants et du contexte des autres quarts de travail prolongés ou imprévisibles; et a tenu compte des solutions limitées dont M. Smolik disposait pour faire garder ses enfants par des proches et par d’autres personnes. Ces circonstances étaient suffisantes pour permettre au Tribunal de rendre ses conclusions.

[109] Bien que l’entente initiale précisait que la demanderesse s’attendait à ce que M. Smolik fasse des efforts raisonnables pour reprendre ses fonctions régulières à temps plein, le Tribunal a souligné que « [l]a preuve ne démontr[ait] pas si Seaspan a[vait] demandé à M. Smolik, à la conclusion de l’entente d’un an, s’il pouvait modifier ses modalités de garde d’enfants pour lui permettre de travailler des heures supplémentaires ou des quarts de travail différents » (au para 86). Par contre, rien dans le dossier n’indique les efforts particuliers que M. Smolik a déployés ou les démarches qu’il a faites afin de réévaluer les solutions dont il disposait pour faire garder ses enfants par des proches et par d’autres personnes. Néanmoins, à la lumière du dossier et du fardeau peu exigeant, la conclusion du Tribunal selon laquelle M. Smolik a établi une preuve à première vue est raisonnable.

C. Le Tribunal a‐t‐il conclu de manière raisonnable que Seaspan n’avait pas fourni de mesures d’adaptation raisonnables à M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive?

[110] Le Tribunal a conclu de manière raisonnable que la demanderesse n’avait pas fourni de mesures d’adaptation raisonnables à M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive. Le Tribunal a reconnu qu’il incombait à la demanderesse, et non à M. Smolik, de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’acte discriminatoire était une exigence professionnelle justifiée (Meiorin, au para 54).

a) Registres du travail sur appel et travail de remplacement

[111] Le Tribunal a peut‐être exagéré lorsqu’il a expliqué que M. Smolik avait discerné sur les registres de travail du port des fois où des ingénieurs ayant moins d’ancienneté avaient reçu des affectations sur appel, à sa place. Bien que le Tribunal ait accordé préséance à la preuve de M. Smolik selon laquelle il ne se souvenait pas d’avoir refusé de travail sur appel, M. Smolik a aussi déclaré qu’il avait effectué la majorité, et non la totalité, du travail sur appel qui lui avait été offert. Le capitaine Thompson a aussi présenté des éléments de preuve selon lesquels la demanderesse ne tient aucun registre indiquant les fois où un employé refuse du travail sur appel. Par conséquent, on ne sait pas tout à fait comment il est possible de conclure que des employés ayant moins d’ancienneté que M. Smolik ont reçu du travail avant lui.

[112] Cependant, pour évaluer si les mesures d’adaptation étaient raisonnables et, comme l’a reconnu le Tribunal, il incombait à la demanderesse de fournir des preuves qui expliqueraient cette situation afin d’appuyer sa défense. Je conclus que l’exagération du Tribunal est accessoire par rapport à la question (Vavilov, au para 100). À mon avis, les principaux motifs justifiant la décision du Tribunal à cet égard sont énoncés dans les paragraphes suivants :

[133] Seaspan n’a présenté à M. Smolik aucun plan de retour au travail avant janvier 2014. Le plan finalement proposé voulait que M. Smolik soit sur appel en fonction de l’ancienneté. Seaspan n’a pas fait de calcul avant de présenter l’offre pour déterminer si ce travail sur appel offrirait un revenu à plein temps. Par la suite, le plan n’a pas fourni d’emploi à plein temps à M. Smolik. Ce dernier a en fin de compte dû travailler pour d’autres employeurs afin d’obtenir du travail à plein temps. Seaspan a affirmé qu’elle lui a accordé un congé pour lui permettre de travailler pour d’autres employeurs. Il ne s’agit pas là d’une mesure d’adaptation adéquate.

[134] J’estime que les efforts de Seaspan pour offrir du travail sur appel à M. Smolik étaient loin de satisfaire à son obligation de prendre des mesures d’adaptation.

[113] En ce qui concerne l’argument de la demanderesse fondé sur la préclusion, la Cour suprême a énoncé les principes fondamentaux de la préclusion dans l’arrêt Nor‐Man (aux para 19, 50; Terminal Forest, au para 100; West Fraser, au para 31) :

[19] Les deux arbitres étaient au fait des principes fondamentaux de la préclusion. Essentiellement, ils ont tiré les conclusions suivantes : le syndicat avait connaissance — de droit, sinon de fait — de la façon incorrecte dont l’employeur appliquait les dispositions litigieuses de la convention collective pendant toute la période pertinente; le silence du syndicat valait acquiescement à la pratique de l’employeur; cela suffisait pour établir l’intention requise pour qu’il y ait préclusion; l’employeur pouvait raisonnablement agir sur la foi de l’acquiescement du syndicat; l’employeur a agi sur la foi de celui‐ci à son détriment. L’ensemble de ces éléments, selon les arbitres, avait pour effet de modifier les relations juridiques entre les parties.

[114] La pratique de l’employeur doit être appliquée depuis longtemps, systématiquement et ouvertement (West Fraser, au para 32; Toronto Police Services Board v Toronto Police Association, 68 CLAS 200 au para 19). Si l’on applique ces principes à la présente affaire, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir la préclusion, compte tenu du témoignage du capitaine Thompson selon lequel il arrivait à l’occasion que la demanderesse ne respecte pas l’ancienneté. Le Tribunal a raisonnablement conclu que la preuve que les deux parties ont présentée à l’audience était ambiguë et contradictoire.

b) M. Smolik a épuisé les mesures d’adaptation

[115] La demanderesse affirme que le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que la demanderesse aurait dû persuader M. Smolik d’accepter le poste de répartiteur ou aurait dû informer M. Smolik des raisons pour lesquelles elle estimait que le poste était une solution raisonnable et des répercussions de son refus. La demanderesse a soulevé les principes de l’arrêt Renaud devant le Tribunal et la Cour. Dans l’arrêt Renaud, la Cour suprême a expliqué que la recherche d’un compromis fait intervenir plusieurs parties. Néanmoins, l’employeur est celui qui est le mieux placé pour déterminer la façon dont il est possible de composer avec le plaignant sans s’ingérer indûment dans l’exploitation de son entreprise. La Cour suprême a poursuivi en donnant les explications suivantes (aux p 994‐995) :

Lorsque l’employeur fait une proposition qui est raisonnable et qui, si elle était mise en œuvre, remplirait l’obligation d’accommodement, le plaignant est tenu d’en faciliter la mise en œuvre. Si l’omission du plaignant de prendre des mesures raisonnables est à l’origine de l’échec de la proposition, la plainte sera rejetée. L’autre aspect de cette obligation est le devoir d’accepter une mesure d’accommodement raisonnable. C’est cet aspect que le juge McIntyre a mentionné dans l’arrêt O’Malley. Le plaignant ne peut s’attendre à une solution parfaite. S’il y a rejet d’une proposition qui serait raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, l’employeur s’est acquitté de son obligation.

[Non souligné dans l’original]

[116] Le Tribunal, citant l’arrêt Renaud, a reconnu qu’il n’est pas nécessaire que les mesures d’adaptation soient parfaites, mais elles doivent être raisonnables. Le Tribunal a conclu que la preuve présentée par la demanderesse ne permettait pas de déterminer si le poste de répartiteur maritime était raisonnable. Avant d’en arriver à cette conclusion, le Tribunal a souligné ce qui suit :

[113] [...] Seaspan n’a fait aucun effort pour persuader M. Smolik d’accepter ce poste de répartiteur qu’il considérait comme une [traduction] « mesure d’adaptation parfaite ». La preuve ne démontre pas clairement que Seaspan a même dit à M. Smolik qu’elle considérait l’emploi de répartiteur comme une mesure d’adaptation raisonnable ou qu’elle pourrait considérer que M. Smolik ne coopérait pas dans le cadre du processus relatif aux mesures d’adaptation s’il refusait même d’être évalué pour le poste.

[117] Bien que je ne sois pas d’accord pour dire que le Tribunal a affirmé qu’un employeur doit [traduction] « forcer » un employé à accepter une mesure d’adaptation raisonnable, je reconnais que le Tribunal a commis une erreur en reprochant à la demanderesse de n’avoir fait aucun effort pour persuader M. Smolik d’accepter le poste de répartiteur compte tenu de la nature collaborative du processus de prise de mesures d’adaptation énoncé dans l’arrêt Renaud. Cependant, je considère là encore que cette lacune est accessoire à la décision du Tribunal (Vavilov, au para 100). Le Tribunal a axé sa conclusion sur l’élément circonstanciel, y compris le peu de détails que la demanderesse a fournis sur le poste et le court délai pour répondre à l’offre. À cet égard, la présente affaire se distingue de la décision Nash, dans laquelle la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique a conclu que l’employeur avait démontré qu’il avait pris des mesures d’adaptation raisonnables à l’égard du fonctionnaire en lui permettant de faire du télétravail et d’avoir un horaire flexible (au para 98; voir aussi Smith, au para 287).

[118] Je ne souscris pas à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle le Tribunal a commis une erreur en concluant que la demanderesse était tenue de démontrer qu’elle avait épuisé toutes ses tentatives pour offrir à M. Smolik des mesures d’adaptation dans son propre travail d’ingénieur naval. Il faut d’abord se demander si un employé peut faire son propre travail avant de se demander s’il peut faire un autre travail (GH Grievance, au para 100). D’ailleurs, même dans la décision Smith, citée par la demanderesse, l’employeur a déployé des efforts pour réaffecter l’employé au poste qu’il occupait avant de se blesser (au para 15). En l’espèce, le Tribunal a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que la demanderesse s’était acquittée du fardeau qui lui incombait de répondre de façon raisonnable à la demande de M. Smolik d’obtenir des mesures d’adaptation dans un poste d’ingénieur naval.

c) Contrainte excessive

[119] Le Tribunal n’a pas commis d’erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas pris des mesures d’adaptation à l’égard de M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive. Bien que je souscrive aux observations de la demanderesse selon lesquelles M. Smolik n’avait pas droit à des mesures d’adaptation [traduction] « parfaites », il ne s’agit pas du critère applicable. Je conclus également, contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, qu’il incombe à la demanderesse de démontrer les efforts qu’elle a déployés pour offrir des mesures d’adaptation à M. Smolik sans qu’il en résulte une contrainte excessive. Il était loisible au Tribunal de conclure que la demanderesse n’avait pas fourni une preuve suffisante pour s’acquitter de ce fardeau. Je ne vois aucun motif d’intervenir dans les conclusions du Tribunal.

[120] L’argument de la demanderesse concernant le raisonnement du Tribunal au sujet du travail de remplacement invite la Cour à apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas la fonction du contrôle judiciaire. Bien que M. Smolik ait reconnu qu’il ignore comment cette charge de travail est calculée, il a contesté l’affirmation de la demanderesse selon laquelle le nombre de semaines de remplacement disponible était inférieur.

[121] Cependant, je suis d’accord pour dire que le Tribunal a commis une erreur en tenant la demanderesse responsable des actions de SFC, une entité juridique distincte. Dans son témoignage, M. Smolik a expliqué que la demanderesse avait communiqué avec le surintendant des études techniques de SFC et lui avait fait savoir qu’elle permettrait sans réserve à M. Smolik de travailler pour SFC. SFC a rejeté cette proposition. Néanmoins, à mon avis, cette erreur n’a pas d’incidence sur les autres conclusions tirées à l’égard de la responsabilité de la demanderesse envers M. Smolik.

[122] Je ne souscris pas à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que l’entente de règlement n’aurait pas eu d’incidence importante sur la convention collective ou les droits des autres employés. Bien qu’un employeur n’ait pas le droit de dénaturer son obligation de prendre des mesures d’adaptation au bénéfice d’un employé de manière à faire fi des droits des autres employés (King, au para 97), les arguments de la demanderesse sont directement liés à ce qu’elle était prête à faire en concluant l’entente de règlement avec M. Smolik. Notamment, comme l’a reconnu le Tribunal, les parties sont parvenues à une entente de principe qui accordait à M. Smolik des droits d’ancienneté supérieurs pour le travail sur appel et le travail de remplacement.

[123] La responsabilité de la Guilde envers M. Smolik n’est pas en cause dans la présente instance, car la Guilde n’était pas une partie devant le Tribunal. Il suffit de dire que la prise en compte d’une convention collective pourrait être pertinente pour évaluer le degré de contrainte résultant de l’ingérence dans ses conditions, mais, en soi, une convention collective ne libère pas un employeur de son obligation d’accommodement (Renaud, à la p 987). En l’espèce, la Guilde a soulevé des préoccupations concernant son manque de connaissances au sujet de l’entente de règlement ou d’autres solutions possibles. Elle a donné l’explication suivante : [traduction] « Nos responsabilités nous empêchent de donner notre accord [...] sans comprendre pleinement tous les faits pertinents nécessaires pour évaluer adéquatement les conditions proposées ». Je conviens que le Tribunal a raisonnablement reproché à la demanderesse son manque d’efforts pour résoudre les questions entourant l’entente de règlement comme mesure d’adaptation, et a conclu raisonnablement que la demanderesse n’avait fourni aucun élément de preuve manifeste qu’une telle mesure aurait causé une contrainte excessive en matière de santé, de sécurité ou de coûts.

[124] De même, je ne souscris pas à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle le raisonnement du Tribunal concernant le poste par téléavertisseur à Roberts Bank est illogique. Le Tribunal a raisonnablement reconnu qu’il aurait été difficile pour M. Smolik d’effectuer du travail par téléavertisseur à Roberts Bank à son retour initial au travail en 2013. Cependant, le Tribunal a aussi souligné qu’en août 2015, M. Smolik était prêt à effectuer le travail par téléavertisseur à Roberts Bank, et qu’il a même proposé cette solution à la demanderesse. Le raisonnement du Tribunal est logique et tient compte à la fois des observations et de la preuve.

[125] Dans l’ensemble, je ne vois aucun motif d’intervenir dans la conclusion du Tribunal concernant la question de la contrainte excessive.

VIII. Conclusion

[126] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[127] La demanderesse n’a pas présenté d’observations sur les dépens. M. Smolik sollicite une ordonnance d’adjudication des dépens à l’encontre de la demanderesse. La Commission ne demande pas de dépens, mais fait valoir que la Cour ne devrait pas adjuger des dépens contre la Commission, car elle a comparu à titre de représentante de l’intérêt public.

[128] Dans les circonstances, j’autoriserai la demanderesse à présenter des observations détaillées sur la question des dépens. Les défendeurs pourront ensuite présenter des observations après avoir examiné celles de la demanderesse.


JUGEMENT dans le dossier T‐551‐21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La demanderesse signifiera et déposera des observations sur la question des dépens dans les 21 jours suivant la présente ordonnance. Les défendeurs peuvent déposer des observations en réplique dans les 15 jours suivant la signification des observations de la demanderesse sur les dépens. Les observations sur la question des dépens ne doivent pas compter plus de dix (10) pages.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐551‐21

INTITULÉ :

SEASPAN MARINE CORPORATION c ANDREAS SMOLIK ET LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 29 ET 30 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 16 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

Donald J. Jordan

Alyssa L. Paez

Pour la demanderesse

 

Jay Spiro

POUR LES DÉFENDEURS

(ANDREAS SMOLIK)

 

Jonathan Robart

Julie Hudson

Daphne Fedoruk

POUR LES DÉFENDEURS

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harris & Company s.r.l.

Vancouver (Colombie‐Britannique)

Pour la demanderesse

 

Yeager Employment Law

Vancouver (Colombie‐Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

(ANDREAS SMOLIK)

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.