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Date : 20230616


Dossier : T-76-22

Référence : 2023 CF 858

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 juin 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

TRESSA MARIE MITCHELL

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Tressa Marie Mitchell [la demanderesse] a demandé et obtenu la Prestation canadienne d’urgence [la PCU] pour sept périodes de quatre semaines entre le 15 mars et le 26 septembre 2020.

[2] La demande de PCU de la demanderesse a initialement été acceptée et la prestation a été versée par l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] pour l’ensemble des sept périodes d’admissibilité. L’ARC a par la suite procédé à une vérification et informé la demanderesse dans une lettre datée du 6 janvier 2021 qu’elle n’était pas admissible à recevoir la PCU puisque ses revenus provenant d’un emploi, d’un travail qu’elle exécutait pour son compte ou de certaines prestations payées au titre de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23, en 2019 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa demande, ne s’élevaient pas à au moins 5 000 $ [la décision à l’issue du premier examen].

[3] Le ou vers le 14 avril 2021, la demanderesse a demandé la révision de la décision à l’issue du premier examen, et un autre agent de l’ARC [l’agent] a effectué un deuxième examen de sa demande de PCU. Le 16 décembre 2021, l’agent a conclu que la demanderesse n’était pas admissible à la PCU puisqu’elle avait cessé volontairement d’exercer son emploi pour des raisons non liées à la COVID-19 et ne remplissait donc pas les conditions d’admissibilité énoncées dans la loi [la décision à l’issue du deuxième examen].

[4] La demanderesse, qui agit pour son propre compte, demande le contrôle judiciaire de la décision à l’issue du deuxième examen. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable. La demande sera accueillie.

II. Questions préliminaires

[5] La demanderesse a présenté à la Cour un affidavit accompagné d’une description détaillée de sa situation, d’un certificat médical et d’un diagnostic. Elle mentionne qu’elle n’avait pas été en mesure d’obtenir et de fournir ces renseignements à l’agent pour plusieurs raisons, notamment parce qu’elle devait s’occuper de sa mère malade et de ses trois enfants.

[6] Étant donné que la demanderesse se représente elle-même, j’ai communiqué avec les parties avant l’audience et j’ai demandé des observations sur les deux questions suivantes à la lumière de l’affidavit et des observations de la demanderesse :

  1. Est-ce que la demanderesse allègue qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale? Dans l’affirmative, j’ai demandé des observations sur le manquement allégué.

  2. Est-ce que les nouveaux éléments de preuve de la demanderesse sont par conséquent admissibles?

[7] Le défendeur reconnaît que la demanderesse soulève une question d’équité procédurale lorsqu’elle affirme que l’ARC ne lui a pas accordé suffisamment de temps pour rassembler ses documents. Il avance toutefois que la demanderesse n’a pas démontré que l’ARC ne lui avait pas accordé une possibilité réelle de fournir des documents.

[8] Après avoir examiné les documents et les observations des parties, je suis convaincue qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale. Bien que je reconnaisse que la situation personnelle éprouvante de la demanderesse a nui à sa capacité à répondre en temps opportun à la demande de documents de l’ARC, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la demanderesse connaissait la preuve à réfuter et a eu la possibilité de dissiper les doutes de l’ARC.

[9] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, notre Cour a pour principe de n’examiner que le dossier de preuve présenté au décideur, en l’occurrence l’agent de l’ARC. L’une des exceptions à ce principe se rapporte à la preuve en lien avec les questions d’équité procédurale : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20. Par conséquent, j’admettrai la déclaration de la demanderesse puisqu’elle se rapporte à une question d’équité procédurale. Je ne tiendrai cependant pas compte des autres documents joints à l’affidavit de la demanderesse.

III. Analyse

[10] La PCU a été créée par la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5 [la LPCU]. Sous le régime de la LPCU, une personne était admissible à la PCU pour toute période de quatre semaines comprise entre le 15 mars 2020 et le 3 octobre 2020 si elle remplissait les conditions d’admissibilité, notamment :

  1. elle avait des revenus provenant d’un emploi, d’un travail exécuté pour son compte ou de prestations payées au titre de la Loi sur l’assurance-emploi qui s’élevaient à au moins 5 000 $ pour l’année 2019 ou au cours des 12 mois précédant la date de présentation de la demande [la condition liée au revenu];

  2. elle avait cessé d’exercer son emploi ou d’exécuter un travail pour son compte pour des raisons liées à la COVID-19 pendant au moins 14 jours consécutifs compris dans la période de quatre semaines admissible [la condition liée à la COVID-19];

  3. elle n’avait pas cessé volontairement d’exercer son emploi [la condition liée au caractère involontaire].

[11] En l’espèce, l’agent a conclu que la demanderesse n’était pas admissible à la PCU puisqu’elle avait cessé volontairement d’exercer son emploi pour des raisons non liées à la COVID-19, de sorte qu’elle ne remplissait pas les conditions liées à la COVID-19 et au caractère involontaire.

[12] Le fond de la décision à l’issue du deuxième examen est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

[13] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision à l’issue du deuxième examen : Vavilov, au para 100. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

[14] Je conclus que la demanderesse s’est acquittée de son fardeau en l’espèce.

[15] À l’appui de sa demande d’examen de la décision issue du premier examen, la demanderesse a fourni une lettre dans laquelle elle explique sa situation [la lettre de demande d’examen]. Elle y explique qu’elle est tombée malade en février 2020 et qu’elle a obtenu un diagnostic de syndrome de Löfgren, une forme de sarcoïdose. Elle a passé une échographie en février 2020 et une tomodensitométrie en mars 2020 qui ont confirmé l’inflammation des ganglions lymphatiques dans ses poumons ainsi qu’une inflammation [traduction] « hilaire bilatérale ». La demanderesse a été dirigée vers un rhumatologue pour d’autres analyses et un diagnostic plus poussé. Le 4 mars 2020, le rhumatologue a examiné les résultats de la tomodensitométrie avec la demanderesse, puis a demandé un examen de ses fonctions pulmonaires, mais l’examen a été reporté en raison de la COVID-19. La demanderesse a été mise en arrêt de travail en raison de la COVID-19 dans l’attente d’un autre rendez-vous médical. La demanderesse a finalement obtenu l’autorisation de retourner au travail le 21 juillet 2020.

[16] L’agent a déterminé que la demanderesse avait cessé volontairement d’exercer son emploi pour des raisons non liées à la COVID-19 et a indiqué dans ses notes datées du 9 décembre 2021 : [traduction] « À mon avis, la demanderesse n’est pas admissible étant donné qu’elle a d’abord affirmé qu’elle n’était pas à la recherche d’un emploi parce qu’elle était trop malade, puis parce qu’elle craignait de transmettre le virus à ses enfants. Elle a insisté sur le fait que sa décision était justifiée et qu’elle devrait être admissible à la prestation. » L’agent a également noté que la demanderesse voulait lui faire parvenir d’autres documents de son médecin.

[17] L’agent a communiqué de nouveau avec la demanderesse le 14 décembre 2021 au sujet des documents de son médecin. Selon les notes de l’agent, la demanderesse a indiqué qu’elle n’avait pas été en mesure de les obtenir. L’agent a noté que la demanderesse avait répété qu’elle avait cessé d’exercer son emploi en février 2020 en raison de douleurs articulaires, puis qu’elle avait eu des problèmes pulmonaires qui avaient fait en sorte qu’elle ne voulait pas retourner sur le marché du travail par crainte de la COVID-19. L’agent a ensuite informé la demanderesse que son dossier serait fermé et qu’elle recevrait une lettre de rejet de sa demande.

[18] Comme il est indiqué dans la décision à l’issue du deuxième examen, l’agent a déterminé que la demanderesse n’était pas admissible à la PCU parce qu’elle avait cessé volontairement d’exercer son emploi pour des raisons non liées à la COVID-19 et qu’elle ne remplissait donc pas les conditions énoncées dans la loi.

[19] Le défendeur ne prétend pas que la demanderesse a tenté frauduleusement d’obtenir la PCU. Il soutient plutôt que les renseignements dont disposait l’agent ne lui permettaient pas de conclure que la demanderesse remplissait les conditions liées à la COVID-19 et au caractère involontaire. Je ne suis pas de cet avis.

[20] Selon moi, la décision à l’issue du deuxième examen n’atteint pas le degré nécessaire de transparence, d’intelligibilité et de justification, puisqu’elle n’offre aucune raison pour étayer la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse [traduction] « a cessé volontairement d’exercer son emploi pour des raisons non liées à la COVID-19 ». L’agent avait en sa possession une déclaration de la demanderesse indiquant qu’elle avait reçu un diagnostic de syndrome de Löfgren, une forme de sarcoïdose, qu’elle avait une inflammation des poumons et qu’elle avait été placée en arrêt de travail en raison de la COVID-19. La décision à l’issue du deuxième examen ne précise pas pourquoi les renseignements dont disposait l’agent ne lui permettaient pas de conclure que la demanderesse remplissait les conditions d’admissibilité à la PCU.

[21] Je fais aussi observer que, dans le rapport du deuxième examen, l’agent a indiqué : [traduction] « [La contribuable] m’a dit qu’elle avait quitté volontairement son emploi en février 2020 pour des raisons de santé. » À l’examen des notes de l’agent sur ses conversations avec la demanderesse, je ne vois rien qui permettrait de croire que la demanderesse a admis qu’elle avait quitté volontairement son emploi. À l’audience, le défendeur a reconnu que rien n’indiquait que la demanderesse avait fait une telle déclaration, mais il a fait valoir qu’il était loisible à l’agent de tirer cette conclusion en fonction des renseignements que la demanderesse lui avait fournis.

[22] Je ne suis pas de cet avis. C’était une chose de conclure, à la lumière des éléments de preuve fournis, que la demanderesse n’avait pas [traduction] « cessé d’exercer son emploi pour des raisons liées à la COVID-19 », mais toute une autre d’alléguer que la demanderesse avait déclaré avoir quitté volontairement son emploi si ce n’était pas le cas.

[23] De plus, je fais remarquer que, dans le rapport du deuxième examen, l’agent résume la lettre de demande d’examen de la demanderesse comme étant une simple [traduction] « explication de sa maladie et des motifs pour lesquels elle ne souhaitait pas retourner au travail ». Avec égards, j’estime que la lettre de demande d’examen allait bien au-delà d’une simple explication de la maladie de la demanderesse. Cette dernière n’a jamais déclaré dans sa lettre de demande d’examen qu’elle [traduction] « ne voulait pas travailler ». Au mieux, l’agent a mal interprété les renseignements que la demanderesse a fournis. Au pire, il a carrément omis de tenir compte de la preuve.

[24] De façon générale, la décision à l’issue du deuxième examen, les notes de l’agent et le rapport du deuxième examen ne me permettent pas de savoir si, pour conclure que la demanderesse n’était pas admissible à la PCU, l’agent a réellement tenu compte des renseignements fournis par la demanderesse à l’égard de son diagnostic et de son arrêt de travail en raison de la COVID-19. Je conclus aussi que l’agent a mal interprété les renseignements que la demanderesse a fournis lorsqu’il a affirmé que cette dernière ne voulait pas retourner au travail et qu’elle avait [traduction] « quitté volontairement son emploi ». Ainsi, la décision à l’issue du deuxième examen est déraisonnable.

[25] À titre de remarque incidente, je signale que l’admissibilité de la demanderesse à la PCU dépend en partie de l’interprétation donnée aux conditions liées à la COVID-19 et au caractère involontaire énoncées à l’alinéa 6(1)a) et au paragraphe 6(2) de la LPCU, respectivement. Il reste à voir si les personnes dans la situation de la demanderesse, c’est-à-dire qui ont des problèmes médicaux qui compromettent leur santé et qui les ont rendues particulièrement vulnérables durant la pandémie, remplissent la condition énoncée à l’alinéa 6(1)a) de la LPCU, un texte de loi conférant un avantage, selon laquelle une personne doit avoir cessé d’exercer son emploi pour des raisons liées à la COVID-19. Un autre agent aura la tâche de déterminer si la demanderesse remplit cette condition – et les autres conditions – à la lumière des observations et documents supplémentaires que la demanderesse pourrait fournir.

IV. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un autre décideur.

[27] Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-76-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-76-22

 

INTITULÉ :

TRESSA MARIE MITCHELL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Tressa M Mitchell

 

Pour la demanderesse
(EN SON PROPRE NOM)

 

Melissa Nicolls

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour le défendeur

 

 

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