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Date : 20230620


Dossier : IMM-3194-22

Référence : 2023 CF 869

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

RUWANTHA SHASHI PRABHATH WADU ARACHCHIGE

SADINI UMESHA JAYATHILAKE SRI BRAHMANA ARACHCHI MUDIYANSELAGE

SITHULI DULITHNA MINULAKI WADU ARACHCHIGE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 10 mars 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2] Les demandeurs affirment craindre d’être persécutés par le groupe bouddhiste extrémiste Bodu Bala Sena [le groupe BBS] parce que le partenaire d’affaires du demandeur principal est musulman.

[3] Pour les motifs exposés ci‑après, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[4] Les demandeurs sont les trois membres d’une même famille : Ruwantha Shashi Prabhath Wadu Arachchige, le demandeur principal, Sadini Umesha Jayathilake Sri Brahmana Arachchi Mudiyanselage, l’épouse du demandeur principal, et Sithuli Dulithna Minulaki Wadu Arachchige, l’enfant du couple. Ils sont tous des citoyens du Sri Lanka.

[5] En mars 2019, le demandeur principal, un bouddhiste cinghalais, a ouvert un commerce de voitures d’occasion avec un ami musulman.

[6] En avril 2019, des attaques terroristes consistant en une série d’attentats‑suicides à la bombe, appelées « les attentats de Pâques », ont eu lieu à Colombo, à Batticaloa et à Negombo au Sri Lanka.

[7] Le demandeur principal affirme que peu de temps après les attaques, en mai 2019, un prêtre bouddhiste de la région l’a interpellé et lui a demandé de cesser de travailler avec son partenaire d’affaires musulman.

[8] Le demandeur principal affirme qu’en juin 2019, le prêtre bouddhiste s’est rendu à son domicile en compagnie de plusieurs moines bouddhistes pour lui demander de l’argent au motif qu’il était un [traduction] « sympathisant de l’islam » et qu’il travaillait avec un musulman. L’un des moines a dit être membre du groupe BBS. Le demandeur principal n’a pu donner qu’une partie de la somme demandée, de sorte qu’il a reçu d’autres menaces par la suite.

[9] Le demandeur a tenté de porter plainte à la police, mais celle‑ci a refusé de prendre sa plainte à cause du pouvoir et de l’influence du groupe BBS.

[10] En raison des menaces et des demandes d’argent continues, les demandeurs, craignant pour leur sécurité, sont allés vivre chez le cousin du demandeur à Chilaw pendant deux mois et se sont ensuite rendus au Canada, où ils ont demandé l’asile.

[11] La SPR a instruit la demande d’asile des demandeurs le 17 septembre 2021 et a rejeté celle-ci le 21 octobre 2021 après avoir conclu que la question déterminante était l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable à Chilaw.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[12] La SAR a également conclu que la PRI était la question déterminante.

[13] La SAR a refusé d’admettre deux des huit nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs au motif que ceux‑ci étaient normalement accessibles au moment où la SPR a rendu sa décision et que les demandeurs n’avaient pas expliqué pourquoi ils n’auraient pas pu normalement présenter ces éléments avant que la SPR ne rende sa décision.

[14] En ce qui a trait à la PRI, la SAR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Chilaw, car rien dans la preuve n’indiquait que le groupe BBS avait la motivation ou les moyens de retrouver le demandeur principal et sa famille.

[15] Enfin, la SAR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution au Sri Lanka en tant que demandeurs d’asile déboutés.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[16] Les demandeurs soulèvent deux questions : 1) la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve, et 2) la SAR a commis une erreur dans son évaluation d’une PRI viable.

[17] La norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15 et 85.

V. Analyse

A. Le refus d’admettre les nouveaux éléments de preuve était raisonnable

[18] À l’appui de son appel devant la SAR, le demandeur principal a voulu présenter huit documents en tant que nouveaux éléments de preuve. Sept de ces huit documents étaient des articles de presse indiquant que le groupe BBS continuait d’être actif au pays. Le huitième document était une lettre du cousin du demandeur.

[19] LA SAR a admis six articles de presse, puisqu’ils avaient été publiés après que la SPR a rendu sa décision, qu’ils permettaient de montrer que le groupe BBS n’avait pas été dissous, contrairement à ce qu’indiquaient les éléments de preuve auxquels renvoyait la SPR, et qu’ils étaient crédibles à première vue.

[20] La SAR a refusé d’admettre le septième article, soit celui publié par SBS News le 3 juin 2021, intitulé [traduction] « Le DFAT [ministère des Affaires étrangères et du Commerce] est prié de rétracter un rapport “inexact” révélant que les Sri‑Lankais courent peu de risques d’être soumis à la torture, à la suite d’une décision de justice britannique ».

[21] La SAR a conclu que cet article avait été publié avant que la SPR ne rende sa décision et que les demandeurs n’avaient pas expliqué pourquoi ils n’auraient pas pu normalement le présenter plus tôt.

[22] La SAR a aussi refusé d’admettre la lettre du cousin du demandeur, qui traitait des conditions à Chilaw, la ville proposée comme PRI, au motif qu’elle ne contenait aucun nouvel élément de preuve. La SAR a jugé que ces conditions n’étaient pas nouvelles et a fait remarquer que la SPR avait désigné l’endroit proposé comme PRI au début de l’audience. Elle a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas expliqué pourquoi ils n’auraient pas pu présenter l’élément de preuve plus tôt.

[23] Les demandeurs font valoir que [traduction] « [l]es éléments de preuve documentaire visaient à établir des circonstances survenues après que la SPR a rendu sa décision ».

[24] Selon les demandeurs, l’article de presse de SBS News avait pour but de montrer que la SPR s’était appuyée sur des [traduction] « documents désuets » du cartable national de documentation sur le Sri Lanka [le cartable], ce qu’ils ne pouvaient savoir avant que la SPR ne rende sa décision. Quant à la lettre, il s’agit d’un nouvel élément de preuve qui décrit la situation à Chilaw du point de vue du cousin du demandeur.

[25] Les demandeurs ne m’ont pas convaincue que l’appréciation des nouveaux éléments de preuve par la SAR était déraisonnable.

[26] Les demandeurs avaient accès au cartable avant que la SPR ne rende sa décision. Ils ont ainsi eu l’occasion d’examiner le contenu du cartable et de fournir d’autres éléments de preuve s’ils estimaient que certains de ces documents n’étaient pas acceptables. Je ne peux souscrire à la position des demandeurs selon laquelle ils ne pouvaient pas raisonnablement prévoir que la SPR s’appuierait sur ces documents, qu’elle avait à sa disposition.

[27] Quant à la lettre provenant du cousin du demandeur, l’information qu’elle contenait était accessible avant que la SPR ne rende sa décision. Rien n’indique que le contenu de la lettre traite de circonstances qui ne sont survenues qu’après que la SPR a rendu sa décision. Au contraire, les éléments de preuve auxquels renvoie le cousin du demandeur à propos de la présence et des activités du groupe BBS à Chilaw étaient accessibles avant que la SPR ne rende sa décision.

[28] Comme l’a fait remarquer la Cour dans la décision Vijayakumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1160 au paragraphe 15, « [l]es éléments de preuve qui se limitent à corroborer des faits ou à contredire les conclusions de la SPR ne correspondent pas à la définition de “nouveaux éléments de preuve” pour l’application du paragraphe 110(4) de la LIPR (Singh, aux paragraphes 35, 50 et 51) ».

[29] De plus, dans l’arrêt Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh], la Cour d’appel fédérale a affirmé que « [l]e rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit » : Singh, au para 54.

[30] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’en l’espèce, les demandeurs ont en fait tenté de « compléter une preuve déficiente devant la SPR » en présentant les éléments nos 7 et 8.

[31] La SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en refusant d’admettre ces deux documents comme nouveaux éléments de preuve sur le fondement du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

B. L’analyse de la PRI effectuée par la SAR était raisonnable

[32] Je suis convaincue, contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, que la SAR a examiné la preuve de manière raisonnable et qu’elle a apprécié la totalité de celle‑ci.

[33] En se fondant sur la preuve, la SAR a conclu que le prêtre de la localité avait seulement cherché à ce que le demandeur principal mette fin à son partenariat d’affaires avec son ami musulman. Étant donné que le demandeur principal a vendu ses actions dans l’entreprise à son partenaire et que les demandeurs n’ont pas présenté d’autres éléments de preuve démontrant qu’ils avaient eu des problèmes avec le groupe BBS après ce moment, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le groupe BBS n’était plus motivé à chercher le demandeur principal. Selon la SAR, cette conclusion s’appuie également sur le fait que rien n’indiquait que le groupe avait persécuté les demandeurs ou avait continué de les chercher en dehors de leur ville natale après qu’ils sont partis pour Chilaw.

[34] En ce qui a trait aux moyens dont dispose le groupe BBS pour retrouver les demandeurs, la SAR a pris acte de la preuve documentaire selon laquelle BBS est un groupe bouddhiste extrémiste se livrant à des actes de violence contre les minorités religieuses. La SAR a aussi reconnu que le groupe avait l’appui du gouvernement. Elle a cependant conclu que rien n’indiquait que les membres du groupe BBS avaient accès aux ressources de l’État qui leur permettraient de retrouver les demandeurs si ceux‑ci devaient s’installer à Chilaw. La SAR a affirmé que les allégations des demandeurs sur ce point n’étaient que des « hypothèse[s] » et que ces derniers n’avaient pas présenté « d’élément de preuve qui soutiendrait ce[s] supposition[s] ».

[35] Concernant le risque auquel seraient exposés les demandeurs à leur retour au Sri Lanka en tant que demandeurs d’asile déboutés, la SAR a tenu compte des éléments de preuve documentaire pertinents et a reconnu qu’il était possible que les demandeurs soient interrogés et harcelés à l’aéroport dans une certaine mesure, mais a conclu que ces actes ne seraient pas suffisamment graves pour être qualifiés de persécution. Pour parvenir à cette conclusion, la SAR a exposé ses motifs de manière rigoureuse en renvoyant aux éléments de preuve contenus dans le cartable de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission]. La Commission a fait remarquer que les demandeurs avaient tous des passeports sri‑lankais valides et qu’ils étaient venus au Canada avec des visas de visiteur valides, un facteur pertinent relativement au degré de surveillance dont ils pourraient faire l’objet à leur retour au pays. De plus, après avoir examiné les profils des demandeurs, la SAR a tiré la conclusion suivante :

Selon la prépondérance de la preuve concernant les demandeurs d’asile déboutés qui retournent au Sri Lanka, ce sont ceux que les autorités sri‑lankaises perçoivent comme ayant des liens avec les TLET [les Tigres de libération de l’Eelam tamoul] qui font l’objet d’un examen accru. Rien ne permet de penser que les appelants ont des liens avec les TLET qui pourraient leur valoir d’attirer l’attention des autorités sri‑lankaises.

La preuve ne permet pas de conclure que les autorités sri‑lankaises sauraient que les appelants ont présenté une demande d’asile au Canada qui a été rejetée. Il est possible que les appelants subissent un certain harcèlement à l’aéroport au Sri Lanka à leur retour, mais ce harcèlement n’est pas suffisamment grave pour constituer de la persécution. Je conclus que les appelants ne sont pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution au Sri Lanka en tant que demandeurs d’asile déboutés.

[36] Il était loisible à la SAR d’examiner les profils particuliers des demandeurs afin d’évaluer s’ils seraient, en tant que demandeurs d’asile déboutés, contrôlés d’une manière qui équivaudrait à de la persécution : Jayasinghe Arachchige c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 509 au para 96.

[37] Après avoir examiné le dossier soumis à la Cour et les observations des deux parties, je conclus que les motifs formulés par la SAR dans sa décision sont intelligibles, transparents et justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles elle était assujettie.

[38] Les demandeurs n’ont pas relevé d’erreurs susceptibles de contrôle ni de circonstances exceptionnelles qui justifieraient que la Cour modifie les conclusions de fait de la SAR. Les observations des demandeurs révèlent qu’ils ne souscrivent tout simplement pas aux conclusions de la SAR et ils demandent à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. Il est bien établi en droit que ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55.

VI. Conclusion

[39] Pour les motifs exposés précédemment, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[40] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3194-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-3194-22

 

INTITULÉ :

RUWANTHA SHASHI PRABHATH WADU ARACHCHIGE, SADINI UMESHA JAYATHILAKE SRI BRAHMANA ARACHCHI MUDIYANSELAGE, SITHULI DULITHNA MINULAKI WADU ARACHCHIGE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 MARS 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Emmanuel Abitbol

POUR LES DEMANDEURS

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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