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Date : 20230621


Dossier : IMM-6888-21

Référence : 2023 CF 871

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juin 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

MOHSIN ABBAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Abbas, est un citoyen et un journaliste pakistanais qui a écrit des articles critiques à l’égard du gouvernement sous le régime du président Pervez Musharraf. En 2002, il a fui le Pakistan et a présenté une demande d’asile au Canada. Il a obtenu le statut de réfugié en 2008 et il est devenu résident permanent en 2009.

[2] Le régime militaire de Musharraf a pris le pouvoir au Pakistan en 1999 et a suspendu la constitution. Musharraf est devenu président en 2001 et a rétabli une constitution modifiée l’année suivante. Selon l’une des dispositions de la constitution modifiée, son mandat présidentiel était prolongé de cinq (5) ans.

[3] En 2007, le régime de Musharraf a déclaré l’état d’urgence pour faire face à l’agitation croissante et a de nouveau suspendu la constitution du pays. Le régime a également déclaré la loi martiale et imposé des restrictions strictes pour censurer les médias.

[4] Le président Musharraf a démissionné de son poste de chef de l’armée pakistanaise en novembre 2007 et a levé l’état d’urgence le mois suivant.

[5] Le 18 août 2008, Musharraf a démissionné de la présidence et son régime a pris fin.

[6] Le demandeur a obtenu un passeport pakistanais en décembre 2008 et l’a renouvelé à plusieurs reprises entre 2009 et 2017. En outre, le demandeur s’est rendu au Pakistan à plusieurs reprises entre 2009 et 2021, principalement dans le cadre de son travail de journaliste.

[7] Le 8 mai 2018, le ministre a demandé à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) qu’elle constate la perte de l’asile du demandeur et qu’elle assimile ce constat au rejet de sa demande d’asile au titre des paragraphes 108(2) et 108(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[8] La SPR a accueilli la demande du ministre dans une décision datée du 23 septembre 2021. La SPR a conclu que a) le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il avait la nationalité (LIPR, art 108(1)a)); et que b) les raisons qui lui avaient fait demander l’asile au Canada n’existaient plus (LIPR, art 108(1)e)).

[9] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

[10] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie en partie. La SPR a commis une erreur en refusant d’expliquer sa décision d’appliquer l’alinéa 108(1)a) de la LIPR en dépit du fait accepté que le demandeur n’a pris aucune mesure pour obtenir un passeport pakistanais ou pour se rendre au Pakistan avant que le régime Musharraf chute et que les raisons qui lui avaient fait demander l’asile au Canada cessent d’exister (art 108(1)e)). La SPR a également confondu de façon déraisonnable les critères de la volonté et de l’intention dans son analyse de l’intention subjective du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.

I. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SPR a d’abord abordé ce qu’elle a qualifié de principal désaccord entre le demandeur et le ministre, c’est‑à‑dire la question de savoir si le tribunal devait évaluer et appliquer uniquement l’alinéa 108(1)a) ou l’alinéa 108(1)e) de la LIPR pour trancher la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre.

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

[…]

. . .

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

[12] Le ministre a soutenu que la SPR ne devait appliquer que l’alinéa 108(1)a) puisque les allers‑retours répétés du demandeur au Pakistan établissaient qu’il se réclamait de nouveau de la protection de ce pays. Le demandeur a rejeté cet argument, affirmant que le tribunal a le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de tous les motifs de constat de perte de l’asile applicables. De plus, il a soutenu que le tribunal peut et doit, eu égard à l’ensemble des faits de l’espèce, rendre une décision en se fondant uniquement sur l’alinéa 108(1)e), compte tenu des conséquences accessoires préjudiciables pour lui d’une conclusion fondée sur l’alinéa 108(1)a).

[13] La SPR a tenu compte de la décision de la Cour dans l’affaire Ravandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 761 (Ravandi) et de sa déclaration selon laquelle :

[7] [L]orsque la SPR peut conclure à la perte de l’asile pour différents motifs et qu’elle choisit un motif qui entraîne des conséquences accessoires préjudiciables pour la personne plutôt qu’un motif qui n’entraîne pas ce genre de conséquence, les motifs de la SPR doivent refléter les enjeux pour la personne, c’est‑à‑dire non seulement la perte de l’asile, mais également les conséquences accessoires préjudiciables.

[14] La SPR a énoncé certaines des conséquences préjudiciables supplémentaires d’une conclusion fondée sur l’alinéa 108(1)a) (y compris la perte du statut de résident permanent), mais a souligné que les dispositions de la LIPR et la jurisprudence pertinente l’autorisaient à examiner l’un ou l’autre des motifs énoncés au paragraphe 108(1). Selon le tribunal, il pouvait examiner l’un ou l’autre des alinéas 108(1)a) ou 108(1)e) de la LIPR, ou les deux, et il a décidé qu’il allait évaluer les deux.

[15] La décision de la SPR est axée sur la question de savoir si le demandeur s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Pakistan au sens de l’alinéa 108(1)a) parce qu’il a demandé un passeport pakistanais qu’il a utilisé pour retourner au pays à partir de 2009. Lorsqu’il a conclu que le demandeur avait agi de la sorte, le tribunal s’est appuyé sur le document Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés du HCR et sur les concepts de volonté, d’intention et de succès de l’action :

Volonté — obtention des passeports pakistanais : Le demandeur a obtenu un passeport pakistanais en 2008 afin de respecter une condition d’entrée pour un programme de bourses universitaires à l’Université de Manille, aux Philippines. Il a renouvelé ce passeport en 2011, 2013 et 2017. La SPR a jugé qu’il n’y avait pas de preuve crédible montrant que le demandeur avait été contraint d’obtenir les passeports et a conclu qu’il avait agi volontairement en obtenant ses quatre passeports pakistanais.

Volonté — séjours au Pakistan (2009‑2021) : Le demandeur s’est rendu au Pakistan à sept reprises entre 2009 et 2021 pour poursuivre son travail de journaliste et, à l’une de ces occasions, pour assister à un service commémoratif pour son oncle. La SPR a pris en compte le nombre et la durée des voyages ainsi que l’absence de toute preuve indiquant que le demandeur avait été contraint de retourner au Pakistan ou qu’il avait subi des pressions pour y retourner. Elle a conclu que le demandeur y était retourné de son plein gré pour poursuivre ses activités de journalisme d’enquête.

Intention : Il incombe au ministre de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Si le ministre prouve qu’un demandeur d’asile a obtenu ou renouvelé un passeport de son pays d’origine, il existe une présomption selon laquelle, en l’absence de preuve montrant le contraire, le demandeur avait l’intention de se réclamer de la protection de ce pays. Il incombe alors au demandeur de démontrer qu’il n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. En l’espèce, le demandeur n’a pas réussi à réfuter la présomption parce que les raisons pour lesquelles il a obtenu les passeports pakistanais et qu’il les a utilisés pour voyager ne permettaient pas de conclure qu’il avait agi de manière involontaire. Par conséquent, la SPR a conclu que le ministre avait démontré que le demandeur avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.

Succès de l’action : La SPR a examiné les séjours du demandeur au Pakistan, les efforts qu’il a déployés pour se cacher de ses agents de persécution pendant les périodes où il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays, et son utilisation des passeports pakistanais pour se rendre dans des pays autres que le Pakistan. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Pakistan.

[16] Le demandeur a reconnu au début de l’audience devant la SPR que la situation au Pakistan avait changé après la chute du régime de Musharraf en 2008 et qu’il devrait y avoir perte de l’asile en application de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR. La SPR était d’accord avec le demandeur, et cet aspect de la décision n’est pas contesté.

[17] En résumé, la SPR a conclu que le demandeur s’était volontairement et intentionnellement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan et que les raisons pour lesquelles il avait demandé la protection au Canada avaient cessé d’exister. Par conséquent, la SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile au sens de la Convention présentée par le ministre au titre des alinéas 108(1)a) et 108(1)e) de la LIPR et a assimilé ce constat au rejet de la demande d’asile du demandeur.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[18] La présente demande soulève deux questions déterminantes :

  1. Était‑il raisonnable pour la SPR de ne pas expliquer les raisons qui l’ont poussée à exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir compte à la fois des alinéas 108(1)a) et 108(1)e) de la LIPR?

  2. L’analyse faite par la SPR de la question de savoir si le demandeur s’était de nouveau réclamé de la protection du Pakistan était‑elle conforme aux directives de la Cour d’appel fédérale (la CAF) dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 (Camayo (CAF))?

[19] Le demandeur soutient également que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle parce qu’elle n’a pas tenu compte de la chronologie des événements importants dans son dossier : la chute du régime de Musharraf en 2008 et sa décision subséquente d’obtenir un passeport pakistanais et de retourner à plusieurs reprises au pays au moyen de ce passeport. Je me suis penchée sur cet argument dans mon analyse de la décision de la SPR d’examiner les alinéas 108(1)a) et 108(1)e), et j’en ai fait un élément accessoire de mon analyse des conclusions de la SPR concernant la question de savoir si le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Pakistan et s’il avait eu l’intention de le faire.

[20] La décision de la SPR sur le constat de perte de l’asile est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov); Camayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 213 aux para 17‑18, conf par Camayo (CAF), aux para 39‑43).

[21] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a conclu que, pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un « raisonnement intrinsèquement cohérent » et « être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents [renvoi omis] » (Vavilov, au para 105). En outre, « [l]es éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués » (ibid).

[22] Parmi les facteurs juridiques ou factuels qui peuvent constituer une contrainte pour le décideur administratif, notons les conséquences de la décision sur une personne. Comme l’a expliqué la Cour suprême, « [l]e principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné » (Vavilov, au para 133). L’intention du législateur et les conséquences juridiques en jeu sont des facteurs essentiels à prendre en considération dans les demandes de constat de perte de l’asile qui peuvent mener non seulement à la perte de l’asile, mais aussi à la perte du statut de résident permanent et à une interdiction de territoire au Canada.

III. Analyse

1. Était‑il raisonnable pour la SPR de ne pas expliquer les raisons qui l’ont poussée à exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir compte à la fois des alinéas 108(1)a) et 108(1)e) de la LIPR?

[23] Le demandeur soutient que la SPR s’est écartée sans justification de la jurisprudence de la Cour et, plus généralement, de l’obligation pour un décideur administratif d’expliquer son raisonnement et ses conclusions. Il souligne qu’il s’agit d’une affaire dans laquelle il est clair – tout comme ça l’était pour la SPR – que les raisons qui l’avaient poussé à demander l’asile ont cessé d’exister en août 2008 en raison de la chute du régime de Musharraf. Le demandeur reconnaît que la SPR a le pouvoir discrétionnaire d’examiner de multiples motifs de constat de perte de l’asile. Toutefois, il soutient que le tribunal a commis une erreur en refusant d’expliquer sa décision d’appliquer l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, et ce, même s’il a reconnu les conséquences d’une telle décision.

[24] Je suis d’accord avec le demandeur. Je conclus que la SPR a commis une erreur importante en ne justifiant pas sa décision discrétionnaire d’imposer une série de conséquences préjudiciables accessoires au demandeur par son application de l’alinéa 108(1)a) comme motif supplémentaire de constat de perte de l’asile. Cette erreur justifie en elle‑même l’intervention de la Cour.

[25] La perte de l’asile au titre du paragraphe 108(2) de la LIPR pourrait avoir de graves conséquences pour la personne touchée. Si cette personne est un résident permanent et que la SPR juge qu’elle a perdu l’asile sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à 108(1)d), la décision de constat de perte de l’asile entraîne également la perte du statut de résident permanent et emporte interdiction de territoire (LIPR, art 40.1(2) et 46(1)c.1)). La décision de constat de perte de l’asile ne peut être portée en appel devant la Section d’appel des réfugiés ou la Section d’appel de l’immigration (LIPR, art 110(2)e) et 63(3)). De plus, la personne est visée par une mesure de renvoi du Canada qui prend effet dès que possible (LIPR, art 48(2)), et il lui est interdit de demander un examen des risques avant renvoi ou de présenter une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire pendant au moins un an (LIPR, art 112(2)b.1) et 25(1.2)c)(i)).

[26] En revanche, la perte du statut de résident permanent et l’interdiction de territoire (de même que les autres conséquences prévues par la loi) ne s’appliquent pas aux personnes qui ont perdu l’asile au titre de l’alinéa 108(1)e). Par conséquent, la décision de la SPR quant au motif du constat de perte de l’asile à examiner ou au nombre de motifs à examiner – ceux énoncés aux alinéas 108(1)a) à 108(1)d) ou, plutôt, celui énoncé à l’alinéa 108(1)e) – détermine si la personne subira ou non des conséquences préjudiciables accessoires.

[27] Comme je l’ai noté, la SPR a reconnu la directive du juge Norris selon laquelle la SPR doit « démontre[r] qu’elle a tenu compte des conséquences de son choix et que celles‑ci sont justifiées au regard des faits et du droit » (Ravandi, au para 33). La SPR a déclaré qu’elle avait examiné attentivement le régime législatif de la LIPR concernant la perte simultanée de l’asile et du statut de résident permanent qui peut découler d’une demande de constat de perte de l’asile. Le tribunal a également déclaré qu’il avait pris en considération le recours limité dont dispose une personne touchée par une décision de constat de perte de l’asile.

[28] Invoquant la jurisprudence de notre Cour, la SPR a conclu qu’elle avait le pouvoir discrétionnaire d’évaluer et d’appliquer un ou plusieurs motifs de constat de perte de l’asile dans chaque affaire, y compris dans les affaires où la personne touchée reconnaît que la perte de l’asile a été constatée en raison d’un changement de la situation dans le pays (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Al‑Obeidi, 2015 CF 1041 (Al‑Obeidi); Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224 (Tung)). La SPR a poursuivi :

[24] Selon la jurisprudence de la Cour fédérale dans Ravandi, le tribunal doit expliquer pourquoi il a choisi un motif de perte de l’asile plutôt qu’un autre, mais, selon le régime législatif régissant les procédures relatives à la perte de l’asile, le tribunal n’est pas tenu d’expliquer son choix. Si l’intention du législateur était que le tribunal accorde un plus grand poids ou une plus grande importance à un motif plutôt qu’à un autre, cela aurait été prévu dans la LIPR. La LIPR n’exige pas non plus du tribunal qu’il donne les raisons pour lesquelles il a choisi un ou plusieurs motifs.

[29] La prémisse selon laquelle l’absence d’une disposition législative expresse exigeant des motifs exonère un décideur administratif de son obligation d’expliquer son analyse et ses conclusions n’est pas fondée. La déclaration de la SPR selon laquelle elle n’est pas tenue d’expliquer l’exercice de son pouvoir discrétionnaire parce que, selon « le régime législatif régissant les procédures relatives à la perte de l’asile, le tribunal n’est pas tenu d’expliquer son choix » n’est pas compatible avec le principe fondamental du droit administratif selon lequel un décideur doit justifier sa décision. Que les directives du juge Norris dans la décision Ravandi soient incidentes, comme l’affirme le défendeur, ou non, elles reflètent et précisent la jurisprudence de la Cour suprême, de la CAF et de notre Cour dans le contexte particulier de l’article 108 de la LIPR.

[30] Il est évident que la LIPR confère à la SPR le pouvoir discrétionnaire d’examiner un ou plusieurs des motifs de constat de perte de l’asile énoncés au paragraphe 108(1) (Al‑Obeidi, aux para 14, 21). Un tribunal peut choisir d’appliquer uniquement l’alinéa 108(1)e) en fonction des faits d’un cas particulier ou choisir d’appliquer un ou plusieurs autres motifs de constat de perte de l’asile énoncés aux alinéas 108(1)a) à 108(1)d). La SPR n’est pas tenue d’examiner uniquement le ou les motifs de constat de perte de l’asile invoqués par le ministre ni le ou les motifs convenus entre le ministre et la personne touchée.

[31] Il est également manifeste que le législateur a décidé que la perte du statut de résident permanent et l’interdiction de territoire au Canada ne s’appliquent pas à toutes les personnes dont la perte de l’asile a été constatée; elles ne s’appliquent qu’aux personnes dont la perte de l’asile a été constatée au titre des alinéas 108(1)a) à 108(1)d). Cette distinction reflète le fait qu’une personne qui perd l’asile au titre de l’alinéa 108(1)e) peut le perdre pour des motifs indépendants de sa volonté et en l’absence de toute action de sa part. Le législateur a reconnu, par la façon dont il a structuré le paragraphe 108(1) et les dispositions connexes de la LIPR, qu’une personne dans une telle situation ne devrait pas perdre son statut de résident permanent ni être frappée d’une interdiction de territoire. Selon les autres faits propres à une affaire donnée, un tel résultat pourrait être injuste.

[32] L’obligation pour un décideur administratif de fournir des motifs est un principe de common law qui existe indépendamment de toute exigence légale et qui figure de manière constante dans la jurisprudence de la Cour suprême (Vavilov, au para 128) :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[33] La Cour suprême a également souligné l’importance des motifs comme bouclier contre l’arbitraire, en particulier lorsque les conséquences d’une décision pour la personne touchée sont graves (Vavilov, aux para 79, 134). Dans les demandes de constat de perte de l’asile, les enjeux pour la personne touchée sont très élevés et doivent être pris en compte dans la décision de la SPR (Camayo (CAF), au para 84). La SPR est tenue de démontrer qu’elle a tenu compte de ces enjeux dans sa décision et d’expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur (Vavilov, au para 133; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1481 au para 28).

[34] Le défendeur soutient que la SPR a tenu compte de la gravité des conséquences pour le demandeur de son constat de perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR et que son analyse est conforme à la décision Ravandi.

[35] Je ne suis pas de cet avis. La SPR a fait référence aux conséquences accessoires qui découlent d’un constat de perte de l’asile au titre de l’un ou l’autre des alinéas 108(1)a) à 108(1)d). Toutefois, la SPR n’a pas expliqué dans sa décision pourquoi, eu égard à ces conséquences, elle a exercé son pouvoir discrétionnaire et a évalué la demande du ministre en se fondant sur l’alinéa 108(1)a) alors que les parties et le tribunal avaient reconnu qu’il devrait y avoir perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)e). La décision est muette sur ce point.

[36] Le demandeur soutient que la SPR pouvait appliquer les motifs de constat de perte de l’asile énoncés au paragraphe 108(1) de façon temporelle en l’espèce et qu’elle les a ignorés de façon déraisonnable. Il établit une distinction entre les faits dans les affaires Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1060 (Lu) et Tung, où les raisons qui avaient poussé les demanderesses à demander l’asile n’existaient plus en raison de leurs décisions respectives de cesser de pratiquer le Falun Gong. Dans ces deux affaires, la chronologie des événements ayant mené aux décisions était contestée. Dans la décision Tung, la Cour a pris note de l’évaluation faite par la SPR de l’aspect temporel de l’affaire et a conclu que le tribunal n’avait pas commis d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu qu’il était impossible de déterminer les dates des événements pertinents. En revanche, la SPR a reconnu en l’espèce qu’il y avait eu un changement de régime clair et identifiable au Pakistan.

[37] Je conviens avec le défendeur que ni les dispositions de la LIPR ni la jurisprudence de notre Cour n’exigent que la SPR applique les motifs de constat de perte de l’asile énoncés au paragraphe 108(1) sur une base temporelle. Toutefois, lorsqu’il existe une distinction chronologique entre les faits pertinents à l’application de l’un des alinéas 108(1)a) à 108(1)d), d’une part, et ceux pertinents à l’application de l’alinéa 108(1)e), d’autre part, la SPR doit examiner la chronologie des événements et expliquer comment elle a exercé son pouvoir discrétionnaire. Autrement, la décision ne respecte pas les critères de l’intelligibilité et de la justification, qui sont les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov, aux para 105, 135). Il y aura des affaires où la décision d’examiner plus d’un motif de constat de perte de l’asile sera justifiée. Il y aura aussi inévitablement des affaires dans lesquelles la séquence des événements et la preuve démontreront que l’application la plus raisonnable des alinéas 108(1)a) à 108(1)e) mène à un constat de perte de l’asile attribuable uniquement à un changement dans les raisons pour lesquelles l’asile avait été accordé (art 108(1)e)) (Lu, au para 48).

[38] En l’espèce, j’estime que la SPR était tenue d’examiner la séquence des événements qui ont poussé le demandeur à retourner au Pakistan et d’expliquer le fondement sur lequel elle s’est appuyée dans sa décision d’appliquer tout de même l’alinéa 108(1)a), de même que les graves conséquences qui découlent de cette décision. Le fait que le tribunal ne l’ait pas fait constitue une erreur susceptible de contrôle.

2. L’analyse faite par la SPR de la question de savoir si le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du Pakistan est‑elle conforme aux directives données par la CAF dans l’arrêt Camayo (CAF)?

[39] Le demandeur soutient d’abord que la SPR a confondu de façon déraisonnable l’« intention », le deuxième élément du critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité au sens de l’alinéa 108(1)a), et la « volonté », ce qui contrevient directement aux directives de la CAF dans l’arrêt Camayo (CAF). Il affirme ensuite que la conclusion de la SPR selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de la protection de son pays d’origine parce qu’il a volontairement obtenu un passeport pakistanais et l’a utilisé pour se rendre dans ce pays à plusieurs reprises constitue une erreur susceptible de contrôle.

[40] Je suis d’accord avec le demandeur. Par souci d’équité envers la SPR, je note toutefois que la CAF a rendu son arrêt Camayo (CAF) le 29 mars 2022, soit quelques mois après la décision de la SPR de septembre 2021. Les deux parties ont déposé auprès de la Cour des exposés supplémentaires propres à l’application de la décision de la CAF dans la présente affaire.

[41] La SPR a examiné les raisons pour lesquelles le demandeur a obtenu et renouvelé ses passeports pakistanais et l’utilisation qu’il a faite de ces passeports pour se rendre au Pakistan. Le tribunal a conclu que le demandeur s’était « clairement et volontairement représenté auprès des autorités frontalières du Pakistan en tant que citoyen de ce pays » lorsqu’il a utilisé les passeports. La SPR a conclu son évaluation de l’intention de la façon suivante :

[54] Le tribunal estime que l’acte [du demandeur] d’obtenir un nouveau passeport après qu’il s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention en 2008 constitue un élément de preuve convaincant montrant qu’il s’est réclamé volontairement et intentionnellement de la protection du pays dont il a la nationalité.

[55] Le tribunal est également d’avis que [le demandeur] n’a pas réfuté la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays, car les raisons pour lesquelles il a obtenu le passeport et l’a utilisé pour aller au Pakistan ne permettent pas de conclure qu’il a agi involontairement.

[42] Dans l’arrêt Camayo (CAF), la juge Mactavish a souligné l’importance de conserver la distinction entre la question du caractère volontaire et celle de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité. La question de savoir si une personne avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité « n’a rien à voir avec la question de savoir si le motif du voyage était nécessaire ou justifié » (Camayo (CAF), au para 72). La SPR ne peut pas simplement extrapoler à partir de ses conclusions selon lesquelles une personne a obtenu un passeport du pays dont elle a la nationalité et est retournée volontairement dans ce pays pour conclure également que la personne avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays.

[43] En l’espèce, c’est précisément ce qu’a fait la SPR. Elle a conclu que le demandeur s’était réclamé « volontairement et intentionnellement » de la protection du Pakistan. La suggestion du défendeur selon laquelle l’ajout du mot « volontairement » dans la conclusion de la SPR était au pire superflu n’est pas convaincante. L’analyse de l’intention par le tribunal n’a porté que sur deux faits, à savoir que le demandeur a volontairement obtenu un passeport pakistanais et que les motifs de ses séjours dans ce pays « ne permettent pas de conclure qu’il a agi involontairement ». La SPR a effectivement sauté sans explication du fait que le demandeur voyageait avec un passeport pakistanais à la conclusion qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du gouvernement pakistanais (Camayo (CAF), au para 60c)).

[44] Le défendeur fait valoir que le cas du demandeur soulève manifestement la présomption selon laquelle le demandeur s’est volontairement et intentionnellement réclamé de nouveau de la protection diplomatique du Pakistan. Je ne suis d’accord avec le défendeur que dans la mesure où les faits soulèvent les questions du caractère volontaire et de l’intention et exigent de la SPR qu’elle analyse les actions et les demandes du demandeur au regard de la présomption selon laquelle ce dernier s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Le fait que le demandeur soit retourné volontairement au Pakistan ne dispense pas la SPR d’examiner son intention subjective au moment de son retour et ses arguments pour réfuter la présomption (Camayo (CAF), au para 66).

[45] La deuxième observation du demandeur, qui conteste l’analyse réalisée par la SPR de la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, porte sur l’identité des agents de persécution – Musharraf et le régime de Musharraf – et sur la chute du régime avant qu’il retourne au Pakistan. Il soutient que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’identité de ses agents de persécution dans le cadre de son évaluation de l’intention (Camayo (CAF), au para 84; Thapachetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 600 au para 14). Le demandeur affirme que ni sa demande de passeport ni son retour au Pakistan ne l’ont exposé à ses agents de persécution. Par conséquent, on ne peut pas dire qu’il avait subjectivement l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du régime de Musharraf. Le demandeur souligne qu’il ne bénéficiait pas de la protection de l’État avant sa fuite et qu’il se serait effectivement réclamé de la protection d’un nouveau gouvernement. Selon lui, il est retourné dans un Pakistan différent en 2009.

[46] Le défendeur soutient vigoureusement que les demandes du demandeur ignorent la jurisprudence constante de notre Cour qui fait la distinction entre la protection de l’État et la protection diplomatique aux fins des demandes de constat de perte de l’asile (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 312 aux para 23‑24; Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1287 aux paras 30‑31). C’est la protection diplomatique qui est en jeu dans les affaires de constat de perte de l’asile; la question de savoir si la protection de l’État a été demandée ou est disponible n’est pertinente qu’à l’étape de la demande d’asile. L’argument du demandeur selon lequel un réfugié ne peut pas se « réclamer de nouveau » de la protection de l’État s’il ne s’en est jamais « réclamé » n’est pas nouveau (Chokheli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 800 au para 65) :

[65] Cet argument et d’autres de même nature ont constamment été rejetés par la Cour, qui a souligné qu’il confondait l’absence de protection de l’État sous‑tendant la demande d’asile et la protection diplomatique, qui s’applique au moment de déterminer si la personne s’est de nouveau réclamée de la protection de son pays : Okojie au paragraphe 30, citant Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074 au paragraphe 13 et Lu au paragraphe 60.

[47] Le défendeur soutient également que la distinction que le demandeur tente d’établir entre un régime illégal et un gouvernement constitutionnel ou légitime n’a aucun fondement en droit et crée une incertitude irréalisable. Premièrement, il n’existe aucun lien avec une forme particulière de gouvernement ni aucune définition de celle‑ci dans la Convention ou la LIPR dans le contexte de la perte de l’asile. Le fait pour la personne concernée de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité met en cause la protection diplomatique de ce pays et non celle d’un gouvernement ou d’un régime particulier. Deuxièmement, des changements de gouvernement et de régime se produisent dans le monde entier et peuvent entraîner des changements plus ou moins importants.

[48] Le défendeur a décrit avec précision et de manière exhaustive la jurisprudence de la Cour qui établit que la protection diplomatique, par opposition à la protection de l’État, est le facteur pertinent à prendre en considération dans les instances relatives à une demande de constat de perte de l’asile. Cette distinction constitue un obstacle important pour les arguments du demandeur relatifs à la question de savoir s’il s’est réclamé ou réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Toutefois, la question qui se pose à la Cour n’est pas de savoir si la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du Pakistan au sens de l’alinéa 108(1)a). La question en l’espèce est de savoir si la SPR a commis une erreur en omettant de prendre en compte les arguments du demandeur sur la question de savoir s’il s’est réclamé ou réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité dans son évaluation de son intention subjective de retourner au Pakistan.

[49] Le défendeur soutient que la SPR a implicitement répondu aux arguments du demandeur concernant la question de savoir s’il s’est réellement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan parce qu’elle a cherché à savoir s’il avait fait des efforts pour se cacher des agents de persécution lors de ses voyages au Pakistan et s’il avait utilisé ses passeports pakistanais pour se rendre dans d’autres pays, et qu’elle a examiné le large champ d’application de la protection diplomatique. Après avoir examiné attentivement l’analyse faite par la SPR concernant la question de savoir si le demandeur s’est réellement réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, je suis d’avis que cet argument n’est pas convaincant.

[50] Je conviens avec le demandeur que le fait que la SPR n’a pas tenu compte de ses observations constitue une erreur susceptible de contrôle. Que les arguments du demandeur concernant la question de savoir s’il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité soient finalement acceptés ou non, la SPR devait prendre en considération l’insistance du demandeur sur le fait qu’il ne s’était pas réellement réclamé de nouveau de la protection du gouvernement pakistanais. À mon avis, la déclaration de la SPR selon laquelle elle s’est penchée sur la question de savoir si le demandeur avait pris des mesures pour se cacher de ses agents de persécution indique une absence d’analyse critique puisque le risque de persécution par le régime de Musharraf n’existait manifestement plus.

[51] L’argument temporel du demandeur figure également dans ses observations concernant l’analyse faite par la SPR de la question de savoir s’il s’était réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité et est lié à l’identité de ses agents de persécution en ce sens que ces agents n’étaient plus au pouvoir au Pakistan lorsqu’il y est retourné. Cet argument renforce l’importance de la chronologie des événements dans le cas du demandeur et la nécessité pour la SPR d’expliquer les raisons pour lesquelles elle a appliqué le motif supplémentaire de constat de perte de l’asile énoncé à l’alinéa 108(1)a).

IV. Conclusion

[52] Le demandeur a démontré que la décision de la SPR souffrait de lacunes graves « à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La déclaration surprenante de la SPR selon laquelle elle allait ignorer la jurisprudence de la Cour suprême, de la CAF et de notre Cour et ne fournir aucun motif pour sa décision d’appliquer l’alinéa 108(1)a) en dépit des graves conséquences accessoires qui en découlent donne lieu à une décision qui manque de transparence et de justification. L’affirmation du tribunal selon laquelle la LIPR ne l’oblige pas à fournir des motifs pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire est, comme nous l’avons déjà mentionné, sans fondement. La SPR a également confondu le caractère volontaire et l’intention dans son évaluation de la question de savoir si le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du Pakistan et a ignoré la chronologie des événements qui ont poussé le demandeur à retourner pour la première fois au Pakistan en 2009. Cette erreur a conduit à un examen erroné de l’intention du demandeur de retourner au pays muni d’un passeport pakistanais.

[53] La demande ne sera accueillie qu’en ce qui concerne l’analyse et les conclusions de la SPR relativement à l’application de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Les parties s’entendent à cet égard. La conclusion de la SPR selon laquelle la situation au Pakistan a changé et que, par conséquent, les raisons pour lesquelles le demandeur avait demandé l’asile en 2002 ont cessé d’exister et qu’il devrait y avoir perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)e) demeure inchangée, tout comme sa décision définitive par laquelle la demande du ministre a été accueillie et le constat de la perte de l’asile a été assimilé au rejet de la demande d’asile au titre du paragraphe 108(3) de la LIPR.

V. Questions proposées pour la certification

[54] Lors de l’audition de la présente affaire, les avocats du demandeur ont demandé de pouvoir proposer une ou plusieurs questions certifiées. J’ai reçu les observations écrites des deux parties dans un délai convenu. Le demandeur propose trois questions pour la certification au titre de l’alinéa 72(2)d) de la LIPR, et le défendeur s’oppose à chacune d’entre elles.

[55] Pour être dûment certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, une question doit : 1) être déterminante quant à l’issue de l’appel; 2) transcender les intérêts des parties au litige; et 3) porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36; Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46 (Lunyamila); Canada (Sécurité publique et Protection civile) c XY, 2022 CAF 113 au para 7).

[56] La CAF a expliqué ce que l’on entend par une question « déterminante quant à l’issue de l’appel » dans l’arrêt Lunyamila (au para 46) :

[46] […] Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle‑même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[57] La prémisse d’une question certifiée doit correspondre entièrement aux faits de l’affaire (Camayo (CAF), au para 34). En outre, la question doit être posée d’une manière qui reconnaît la norme de contrôle appropriée (ibid, au para 45).

A. Question 1 : Si un commissaire saisi d’une demande de constat de perte de l’asile conclut que la situation a changé comme le prévoit l’alinéa 108(1)e) en raison d’un événement temporellement distinct – p. ex., un changement de régime –, est‑il raisonnable pour ce commissaire de conclure également qu’il y a eu perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)a) parce que le demandeur s’est réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité après que la situation dans le pays a changé?

[58] Je refuse de certifier la question 1 parce qu’elle ne respecte pas les exigences de certification. La question n’est pas déterminante quant à l’issue de l’affaire. Les erreurs déterminantes dans la décision de la SPR sont les suivantes : le fait qu’elle n’a pas expliqué l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’examiner l’alinéa 108(1)a) et le fait qu’elle a confondu le caractère volontaire et l’intention dans son analyse de la question de savoir si le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. Le demandeur a reconnu dans ses observations écrites en réponse qu’il a déposées à la Cour que la SPR n’était [traduction] « pas absolument tenue d’appliquer les motifs de constat de perte de l’asile dans le temps », mais a déclaré que, si une application dans le temps est possible, il s’agit d’un facteur pertinent à prendre en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[59] Je conviens également avec le défendeur qu’il n’est pas possible d’apporter une réponse sans équivoque à la question proposée. La question de savoir s’il est raisonnable pour un commissaire de la SPR de conclure qu’une personne a perdu l’asile au titre de l’alinéa 108(1)a) parce qu’elle est retournée dans son pays d’origine après que la situation dans ce pays a changé est une question de fait qui dépendra dans chaque cas de tous les faits dont le commissaire est saisi (Lu, au para 37; voir aussi Tung, au para 24). La question 1 proposée par le demandeur vise bel et bien à imposer une exigence temporelle qui n’est pas prévue au paragraphe 108(1) à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la SPR. J’ai rejeté un argument similaire dans la décision Lu :

[48] Enfin, la demanderesse soutient que lorsqu’une demande de constat de perte d’asile est présentée et que la preuve révèle que la perte du statut est attribuable à un changement des conditions dans le pays, la SPR devrait rendre une décision en se fondant uniquement sur l’alinéa 108(1)e) de la LIPR puisque, autrement, cela rendrait inutile l’exclusion de cet alinéa, par le législateur, du champ d’application de l’alinéa 46(1)c.1). Je ne suis pas d’accord dans la mesure où, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire visé aux paragraphes 108(1) et 108(2), la SPR est tenue d’agir raisonnablement.

[60] J’ajouterais que les faits de cette affaire soulignent l’importance de l’exigence selon laquelle la SPR doit expliquer de manière intelligible et transparente les raisons pour lesquelles elle exerce son pouvoir discrétionnaire dans chaque affaire de constat de perte de l’asile où la chronologie des événements permet l’application de l’alinéa 108(1)e) à la demande du ministre.


B. Question 2 : Un commissaire saisi d’une demande de constat de perte de l’asile a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire d’interrompre son analyse s’il est convaincu que l’un des motifs de constat de perte de l’asile prévus aux alinéas 108(1)a) à 108(1)e) est fondé?

 

Question 3 : Si le pouvoir discrétionnaire décrit à la question 2 existe, est‑il raisonnable pour un commissaire saisi d’une demande de constat de perte de l’asile de juger que la LIPR le dispense de justifier pourquoi il a choisi un motif qui entraîne des conséquences préjudiciables accessoires pour la personne touchée au lieu d’un motif qui n’entraîne pas de telles conséquences?

[61] Je refuse également de certifier les questions 2 et 3.

[62] La question 2 n’est pas déterminante pour l’issue de la présente demande. La SPR n’a pas interrompu son analyse après qu’elle a conclu que le ministre avait démontré que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Pakistan au titre de l’alinéa 108(1)a) ou que les raisons pour lesquelles le demandeur avait demandé l’asile avaient cessé d’exister, comme le prévoit l’alinéa 108(1)e). Comme le défendeur le fait remarquer, si la réponse à la question 2 est « non », la SPR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. Inversement, si la réponse est « oui », la SPR n’a pas laissé entendre dans sa décision qu’elle ne pouvait examiner qu’un seul motif de constat de perte de l’asile. Le tribunal a plutôt déclaré que la LIPR et la jurisprudence pertinente l’autorisent à examiner n’importe lequel des motifs de constat de perte de l’asile. Le fait que la SPR n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire d’examiner uniquement l’alinéa 108(1)e) ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[63] Je ne connais aucune décision qui indique que la SPR n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’examiner un seul motif de constat de perte de l’asile. Je renvoie à la décision de la Cour dans l’affaire Al‑Obeidi, qui indique que la SPR doit examiner un motif supplémentaire si la preuve est convaincante, mais l’analyse complète de la Cour est instructive :

[22] En somme, dans le cadre d’une demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre, la Commission peut examiner tout motif énoncé au paragraphe 108(1) de la LIPR. Si le réfugié intimé convainc la Commission, ou concède, qu’il a perdu son statut en raison du changement de la situation dans le pays (alinéa 108(1)e)), la Commission dispose d’un pouvoir discrétionnaire de tenir compte d’autres motifs. On ne peut ni l’obliger à le faire, ni l’empêcher de le faire. Toutefois, lorsqu’il existe une preuve non contredite et non contestée de la perte de l’asile pour un autre motif (p. ex. l’acquisition d’une nationalité d’un pays offrant une protection), la Commission devrait en tenir compte.

[Non souligné dans l’original.]

[64] À mon avis, la question 2 ne soulève pas une question qui fait l’objet d’un litige ou d’une incertitude. Bien que l’existence du pouvoir discrétionnaire souligné dans la question soit importante et de portée générale, la question ne nécessite pas d’être certifiée puisqu’elle a déjà été réglée par les tribunaux (Dubrézil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 142 au para 16).

[65] La question 3 soulève une question qui est au cœur de l’affaire du demandeur et de ma décision. Le fait que la SPR n’a pas expliqué l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’examiner et d’appliquer l’alinéa 108(1)a) constitue une erreur déterminante. Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel, que la SPR ait été ou non tenue d’expliquer son choix de motifs, elle l’a bel et bien fait.

[66] Je conviens avec le demandeur qu’il s’agit d’une question de portée générale, mais je ne suis pas convaincue qu’elle nécessite des éclaircissements de la part de la CAF. L’obligation pour un décideur d’expliquer les éléments essentiels de son analyse et de ses conclusions est sans équivoque. Au risque de me répéter, cette obligation a été analysée de façon exhaustive par tous les tribunaux, en particulier par la Cour suprême dans sa jurisprudence qui remonte à de nombreuses années, comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov. Cette obligation a été analysée récemment dans des affaires de constat de perte de l’asile par notre Cour dans l’affaire Ravandi, ainsi que par la CAF dans l’affaire Camayo (CAF), dans les directives de la juge Mactavish concernant les facteurs que la SPR doit examiner et expliquer.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6888-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est en partie accueillie.

  2. La décision du 23 septembre 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a accueilli la demande de constat de perte de l’asile de l’asile accordé au demandeur présentée par le défendeur est annulée en partie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il réexamine, en se fondant sur les motifs de la Cour, uniquement la partie de la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre au titre de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6888-21

 

INTITULÉ :

MOHSIN ABBAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JANVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Steven Blakey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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