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Date : 20230628


Dossier : T-1415-21

Référence : 2023 CF 900

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ROBERT MARCUS HIRSCHFIELD

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, Robert Marcus Hirschfield, dépose la présente requête en ordonnance autorisant l’instance comme recours collectif conformément au titre du paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles »). L’instance porte sur des manquements qu’aurait commis le défendeur dans l’administration, l’application et la gestion du régime de pensions prévu par la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P-6 (la « Loi »), pour les membres et anciens membres des Forces armées canadiennes (les « FAC ») et de la Gendarmerie royale du Canada (la « GRC ») ainsi qu’à leurs époux, conjoints de fait, personnes à charge, survivants et orphelins.

II. Contexte

A. Les parties

[2] Le demandeur, Robert Marcus Hirschfield, est un résident de la Saskatchewan. Il a été membre de la GRC à titre de gendarme pendant neuf ans avant d’être blessé dans un accident de la route survenu pendant qu’il était en devoir, le 14 février 2013.

[3] Le ministre des Anciens Combattants administre les parties pertinentes de la Loi. Le défendeur, Sa Majesté le Roi, est nommé du chef du gouvernement du Canada et du ministre (le « Canada ») en vertu de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 (voir aussi la Directive relative à la pratique émise par le juge en chef le 9 septembre 2022 : Directive relative à la pratique – Désignation « Sa Majesté le Roi », le 9 septembre 2022).

B. Le régime de pension d’invalidité

[4] Anciens Combattants Canada (« ACC ») est le ministère fédéral responsable de l’administration des pensions d’invalidité sous le régime de la Loi. La loi prévoit le versement d’une pension pour les membres et vétérans des FAC, et leurs survivants ou personnes à charge, qui ont présenté une demande de prestations d’invalidité le 1er avril 2006 ou avant cette date ou qui ont présenté une demande de pension d’invalidité après le 1er avril 2006, mais qui ont néanmoins droit à cette pension au titre de l’article 3.1 de la Loi. Ont aussi droit à cette pension les membres et les vétérans de la GRC ainsi que leurs survivants et personnes à charge par l’effet de la Loi, conjugué à celui de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-11, de la Loi sur la continuation des pensions de la Gendarmerie royale du Canada, SRC 1970, c R-10, et d’un protocole d’entente entre la GRC et ACC.

[5] L’article 2 de la Loi reconnaît que le Canada a l’obligation d’indemniser les membres des FAC qui sont devenus invalides ou sont décédés pendant qu’ils servaient le Canada et prévoit que les dispositions de la Loi doivent être interprétées de façon libérale afin de donner effet à cette obligation.

[6] L’article 35 de la Loi dispose que le montant des pensions d’invalidité est calculé en fonction du degré d’invalidité. Le paragraphe 35(4) de la Loi dispose qu’aucune déduction ne peut être faite de la pension d’invalidité parce que le pensionné a « entrepris un travail ou qu’il s’est perfectionné dans une profession ».

[7] Les articles 25 et 26 de la Loi ont pour effet de réduire les pensions dues aux pensionnés. Il y a deux types de pensions mensuelles pouvant être réduites : les pensions d’invalidité et les pensions pour décès. Les prestations d’invalidité sont versées aux membres admissibles vivants des FAC et de la GRC, tandis que les prestations pour décès sont versées aux survivants et aux personnes à charge admissibles. Des déductions à ces deux types de prestations (collectivement, les « prestations d’invalidité ») sont en cause en l’espèce.

[8] Les articles 25 et 26 servent à empêcher la double indemnisation lorsque la personne recevant une pension touche un paiement d’un tiers pour le même décès ou la même invalidité qui ouvre droit à pension.

[9] L’article 25 de la Loi ordonne au ministre de réduire les prestations d’invalidité du pensionné si celui-ci a reçu une somme ou une indemnité (une « indemnité ») « s’agissant du même décès ou de la même invalidité ». Les alinéas 25a) et b) de la Loi présentent les différents moyens par lesquels une indemnité perçue peut jouer pour réduire les prestations d’invalidité. L’alinéa 25a) vise la « somme découlant d’une obligation légale de payer des dommages-intérêts » et l’alinéa 25b) vise l’indemnité qui « est payable [au pensionné] » au titre d’une loi, comme les lois provinciales d’indemnisation des travailleurs :

25 Le ministre soustrait de la pension le montant mensuel calculé conformément à l’article 26 si, s’agissant du même décès ou de la même invalidité, selon le cas :

a) une somme découlant d’une obligation légale de payer des dommages-intérêts est recouvrée par le pensionné ou à son égard;

b) une indemnité est payable à celui-ci ou à son égard au titre:

(i) de la Loi sur l’indemnisation des marins marchands,

(ii) de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État,

(iii) de toute loi provinciale d’indemnisation des travailleurs,

(iv) d’un programme d’indemnisation établi au titre de toute autre loi — au Canada ou ailleurs — de même nature, exception faite du programme auquel le pensionné a contribué ou qui prévoit tout paiement équivalant en réalité au maintien d’un traitement ou des avantages d’un membre des forces,

(v) de tout programme d’indemnisation semblable établi par les Nations Unies ou en vertu d’une entente internationale à laquelle le Canada est partie, exception faite du programme auquel le pensionné a contribué ou qui prévoit tout paiement équivalant en réalité au maintien d’un traitement ou des avantages d’un membre des forces.

25 The Minister shall reduce a pension by a monthly amount determined under section 26 if, in respect of the same death or same disability for which the pension is payable,

(a) an amount arising from a legal liability to pay damages is collected by or in respect of the pensioner; or

(b) compensation is payable to or in respect of the pensioner under

(i) the Merchant Seamen Compensation Act,

(ii) the Government Employees Compensation Act,

(iii) any provincial workers’ compensation legislation,

(iv) a compensation plan established by any other legislation of a similar nature, whether legislation of Canada, a province or another jurisdiction, other than

(A) a compensation plan to which the pensioner has contributed, or

(B) a compensation plan that provides a payment or payments that are in substance a continuation of the pay or benefits of a member of the forces, or

(v) a compensation plan of a similar nature established by the United Nations or by or under an international agreement to which Canada is a party, other than

(A) a compensation plan to which the pensioner has contributed, or

(B) a compensation plan that provides a payment or payments that are in substance a continuation of the pay or benefits of a member of the forces.

[10] L’article 26 de la Loi énonce la méthode par laquelle les montants sont déduits des prestations d’invalidité. Le paragraphe 26(1) définit le terme « montant compensatoire » comme étant l’indemnité visée aux alinéas 25a) et 25b), moins l’impôt :

montant compensatoire Le solde — net de tout impôt — du montant visé à l’alinéa 25a) ou de l’indemnité visée à l’alinéa 25b). (compensatory amount)

compensatory amount means the amount remaining, after subtracting any taxes, of the amount collected referred to in paragraph 25(a) or of the compensation payable referred to in paragraph 25(b). (montant compensatoire)

[11] Le « montant compensatoire » qui n’est pas versé mensuellement – c’est-à-qui prend la forme soit d’une somme forfaitaire, soit de versements non mensuels – est en outre converti en « valeur mensuelle » :

valeur mensuelle

L’équivalent mensuel d’un montant compensatoire découlant, selon le ministre, de la conversion d’une somme forfaitaire en une rente viagère payable mensuellement ou découlant de la conversion de versements en versements mensuels. (monthly value)

monthly value means

(a) in respect of a compensatory amount that is payable in a lump sum, the monthly amount that, in the Minister’s opinion, would result from converting that lump sum to a life annuity payable monthly; or

(b) in respect of a compensatory amount that is payable in instalments other than monthly instalments, the monthly amount that would result from converting those instalments to monthly instalments. (valeur mensuelle)

[12] Les paragraphes 26(2) et 26(3) de la Loi prévoient d’autres mécanismes pour la déduction de la « valeur mensuelle » du « montant compensatoire » de la pension, en fonction de la source de l’indemnité :

26 […]

(2) La réduction visée à l’article 25 équivaut à la pension ou, si elle est moindre, la moitié de la valeur mensuelle du montant compensatoire.

(3) Toutefois, elle équivaut à la pension ou, si elle est moindre, à la valeur mensuelle du montant compensatoire si celui-ci est une somme visée à l’alinéa 25a) et reçue de Sa Majesté du chef du Canada ou l’indemnité visée au sous-alinéa 25b)(v).

26 […]

(2) Except as provided by subsection (3), the amount by which the pension shall be reduced for the purpose of section 25 is the lesser of

(a) the pension, and

(b) one half of the monthly value of the compensatory amount.

(3) If the compensatory amount is an amount referred to in paragraph 25(a) collected from Her Majesty in right of Canada, or is compensation referred to in subparagraph 25(b)(v), the amount by which the pension shall be reduced for the purpose of section 25 is the lesser of

(a) the pension, and

(b) the monthly value of the compensatory amount.

[13] Les paragraphes 26(4) et 26(5) de la Loi portent sur le nouveau calcul et, s’il y a lieu, le trop-perçu lorsque le montant de la pension ou la valeur mensuelle du montant compensatoire change.

C. Le recours

[14] Le demandeur a introduit le présent recours collectif proposé en déposant une déclaration le 16 septembre 2021. Il allègue que le Canada n’a pas appliqué, administré et géré de manière raisonnable le régime de prestations d’invalidité décrit ci-dessus prévu par la Loi.

[15] Précisément, le demandeur reproche au Canada la manière dont il a administré les prestations d’invalidité dans les cas où un « montant compensatoire » est calculé lorsqu’un pensionné reçoit une indemnité visée à l’article 25 de la Loi. L’indemnité peut être de nature pécuniaire ou non pécuniaire ou les deux. Les indemnités pécuniaires sont celles qui indemnisent le demandeur de pertes financières, tandis que les indemnités non pécuniaires sont celles qui indemnisent le demandeur de pertes non quantifiables, comme la souffrance, la perte des agréments de la vie et la diminution de l’espérance de vie (Arnold c Teno, [1978] 2 RCS 287 à la p 332).

[16] Le demandeur soutient que le droit pertinent établit que les prestations d’invalidité sont de nature non pécuniaire et que, par conséquent, pour éviter la double indemnisation, seules les indemnités non pécuniaires peuvent en être déduites. Cependant, selon le demandeur, la pratique d’ACC consiste à déduire indûment tant les indemnités pécuniaires que les indemnités non pécuniaires.

[17] À l’appui de cet argument, le demandeur invoque la décision de notre Cour Manuge c Canada, 2012 CF 499 [Manuge]. Le point en litige dans l’affaire Manuge portait sur l’interaction entre les prestations d’invalidité et une disposition du Régime d’assurance-revenu militaire (le « RARM ») des Forces canadiennes. La question centrale était de savoir si les prestations d’invalidité étaient une « prestation de revenu mensuelle » au sens du RARM. Notre Cour a conclu que ce n’était pas le cas :

[27] […] [la prestation d’invalidité] n’est pas censée constituer une forme de remplacement de revenu. Elle est plutôt conçue comme une forme d’indemnisation de la perte de la jouissance de la vie et des limites et des sacrifices qu’imposent aux membres les blessures qui les ont rendu[s] invalides.

[…]

[38] […] Elles ne constituent pas une forme d’indemnité relative aux pertes de revenu. Il s’agit plutôt d’une indemnisation concernant la réduction de la capacité à agir dans la vie quotidienne, notamment en ce qui concerne la perte de capacité et la réduction de la qualité de la vie.

(Manuge, aux para 27, 38)

[18] Dans des affaires subséquentes, le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) Canada (le « TACRA ») a suivi le raisonnement exposé dans la décision Manuge et l’a appliqué dans le contexte des déductions apportées aux prestations d’invalidité en vertu des articles 25 et 26 (voir notamment 100003426951 (Re), 2018 CanLII 50584 (CA VRAB); 100003948363 (Re), 2019 CanLII 140745 (CA VRAB); 100004381267 (Re), 2021 CanLII 140588 (CA VRAB)). Dans ces décisions, et d’autres semblables, le TACRA n’a pas inclus les montants pécuniaires dans le calcul du « montant compensatoire » en application de l’article 26 de la Loi.

[19] Au niveau opérationnel, cependant, AAC a continué de déduire les montants pécuniaires des prestations d’invalidité.

[20] Le demandeur soutient que la conduite du Canada, et la conduite de ses fonctionnaires appliquant et administrant le régime prévu par la Loi, constituent de la négligence systémique, un manquement à son obligation de fiduciaire et de l’enrichissement sans cause.

[21] Le demandeur demande que la présente instance soit autorisée comme recours collectif. Il propose le groupe suivant :

[traduction]

Tous les membres et anciens membres de Forces armées canadiennes et de la Gendarmerie royale du Canada, ainsi que leurs époux, conjoints de fait, personnes à charge, survivants et orphelins, qui, à tout moment depuis le 14 mai 1953, ont reçu une pension sous le régime de la Loi sur les pensions et auxquels les deux conditions suivantes s’appliquent :

a. leur pension a été réduite d’un montant mensuel au titre des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions ou des dispositions qui les ont précédés;

b. dans le calcul de la réduction de la pension au titre des paragraphes 26(2) ou 26(3) de la Loi sur les pensions ou des dispositions qui les ont précédés, le ministre des Anciens Combattants (ou ses prédécesseurs) a inclus dans le « montant compensatoire » des montants qui ont été touchés par le pensionné ou relativement au pensionné et qui constituent une indemnité financière à l’égard du même décès ou de la même invalidité qui ouvre droit à pension.

L’« indemnité financière » exclut les dommages-intérêts de nature non pécuniaire.

[Collectivement, les « membres du groupe » ou le « groupe »]

[22] Juste avant l’audience concernant la présente requête, le 10 mai 2023, le demandeur a déposé un avis de requête modifié et une déclaration modifiée. Les modifications concernaient principalement des détails de routine auxquels le défendeur ne s’est pas opposé. Toutefois, le demandeur propose également la modification du groupe ci-dessus pour que soient incluses les successions depuis 1953. Le défendeur s’oppose à cette modification au motif qu’elle est préjudiciable et qu’elle n’est pas conforme à la loi et à la procédure. Le défendeur affirme que, si le demandeur souhaite apporter cette modification, il pourra tenter de le faire en déposant une requête à une date ultérieure, quand le défendeur aura la possibilité pleine et entière d’y répondre.

[23] Le 12 mai 2023, j’ai émis la directive que la Cour n’était pas prête à accepter les modifications à la définition du groupe visant l’inclusion des successions admissibles que proposait le demandeur à la dernière minute, à quelques jours de l’audience, étant donné que ce serait préjudiciable au défendeur et créerait de l’incertitude dans le dossier.

[24] La présente requête est entendue sur le fondement de la définition du groupe proposée originalement par le demandeur (telle qu’elle est reproduite plus haut).

III. Question en litige

[25] La seule question à trancher est de savoir s’il faut autoriser la présente instance comme recours collectif en application du paragraphe 334.16(1) des Règles.

IV. Analyse

[26] Pour que le recours collectif soit autorisé, toutes les conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles doivent être réunies :

  1. les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

  2. il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

  3. les réclamations soulèvent des points de droit ou de fait communs;

  4. le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs;

  5. il existe un représentant demandeur approprié.

[27] Le demandeur doit fournir « un certain fondement factuel » pour chacune des exigences sauf celles voulant que l’acte de procédure révèle une cause d’action valable (Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 au para 99 [Pro-Sys]). L’étape de l’autorisation s’intéresse à la forme et à la question de savoir s’il convient de procéder par recours collectif (Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 au para 16 [Hollick]).

A. Cause d’action valable

[28] Le fardeau qu’a le demandeur de montrer que l’acte de procédure révèle une cause d’action valable est relativement léger. Le demandeur satisfait à cet élément du critère lorsque, à supposer que les faits invoqués soient vrais, il n’est pas manifeste que la demande sera rejetée (Pro-Sys au para 63).

[29] La Cour n’a pas à tenir pour vrais les énoncés de droit erronés ou les simples conjectures (Berenguer c SATA Internacional – Azores Airlines, S.A., 2021 CF 394 au para 13; Canada (Attorney General) v Scow, 2022 BCCA 275 au para 78).

[30] Cependant, étant donné que le fardeau à cette étape est plutôt faible et que le droit n’est pas statique, l’autorisation ne peut être refusée au motif que le demandeur fait valoir une nouvelle thèse juridique si celle-ci est à tout le moins défendable (Canada (Procureur général) c Nasogaluak, 2023 CAF 61 au par 19 [Nasogaluak]).

[31] Le demandeur fait valoir trois causes d’action : la négligence systémique, le manquement à l’obligation de fiduciaire et l’enrichissement sans cause.

[32] Le défendeur conteste chacune de ces causes d’action individuellement et s’oppose généralement à la caractérisation que fait le demandeur du mécanisme de réduction des pensions au centre de la présente affaire et à la base de chaque cause d’action.

[33] Selon le défendeur, rien n’exige qu’ACC soustraie uniquement les dommages-intérêts non pécuniaires des prestations d’invalidité. Il renvoie à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Gurniak c Nordquist, 2003 CSC 59 [Gurniak], où celle-ci n’a pas reconnu l’existence d’une obligation légale implicite dite « de correspondance » selon laquelle il faudrait qu’un chef de dommages-intérêts délictuel « corresponde » à un chef de dommages-intérêts donné du régime public. En outre, le défendeur note que la décision Manuge, sur laquelle le demandeur se fonde, a été rendue dans un contexte contractuel différent et il soutient qu’elle n’est pas pertinente en l’espèce. Le défendeur affirme que les décisions du TACRA dans lesquelles le principe de « correspondance » a été utilisé pour déduire uniquement les pertes non pécuniaires au titre des articles 25 et 26 de la Loi sont erronées et que le demandeur a tort de se fonder sur elles.

[34] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur; bien que la Cour suprême ait conclu dans l’arrêt Gurniak qu’il n’y avait pas d’obligation de faire correspondre les chefs délictuels de dommages-intérêts reçus ou d’autres indemnités reçues aux chefs prévus par le régime public pour l’application de la législation de la Colombie-Britannique en cause, cette conclusion ne permet pas de trancher la présente affaire. Le demandeur doit d’abord être autorisé à faire valoir une thèse qui est nouvelle et défendable à l’égard du régime prévu par la Loi en cause en l’espèce. Chaque loi doit être examinée en fonction du texte, du contexte et de l’objet qui lui sont propres. Le texte, le contexte et l’objet de la Loi pourraient très bien différer de ceux de la législation applicable dans l’affaire Gurniak.

[35] La principale question dans l’affaire Gurniak était de savoir si la disposition de la loi de la Colombie-Britannique alors applicable, l’Insurance (Motor Vehicle) Act, RSBC 1996, c 231 (la « Loi sur l’assurance de la Colombie-Britannique »), incluait un mécanisme de correspondance. La disposition était rédigée ainsi :

[traduction]

25(1) Pour l’application du présent article et de l’article 26, « prestation » s’entend des paiements faits ou pouvant être faits en vertu d’un régime établi en application de la présente loi en cas de décès ou de préjudices corporels, à l’exclusion des paiements effectués en vertu d’un contrat d’assurance responsabilité civile ou des obligations découlant d’un régime d’assurance responsabilité civile; sont visées par la présente définition les prestations d’assurance accident similaires à celles décrites à la partie 6 de l’Insurance Act et versées en application d’un contrat ou régime d’assurance automobile établi ou en vigueur, selon le cas, en quelque lieu que ce soit.

(2) La personne qui réclame des dommages-intérêts et qui reçoit ou a le droit de recevoir des prestations à l’égard de la réclamation est réputée avoir renoncé à cette réclamation dans la mesure des prestations reçues.

[Non souligné dans l’original.]

[36] En concluant qu’il n’y avait pas d’obligation de « correspondance », la Cour suprême du Canada a expressément infirmé deux arrêts de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique : Jang v Jang, 1991 CanLII 2015 (BCCA) [Jang], et Dhanwant v Buksh, 1997 CanLII 3403 (BCCA) [Buksh].

[37] Dans les affaires Jang et Buksh, des obligations de « correspondance » semblables à celles que fait valoir le demandeur en l’espèce avaient été adoptées. Dans l’arrêt Jang, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’il n’y avait pas d’obligation de déduire des prestations versées à Mme Jang au titre de son incapacité à vaquer aux travaux ménagers les dommages-intérêts délictuels qu’elle avait reçus pour des pertes non pécuniaires. Dans l’affaire Buksh, il n’y avait pas de correspondance entre les prestations de décès reçues au titre de règlements et des dommages-intérêts délictuels.

[38] Lorsqu’elle a infirmé les arrêts Jang et Buksh, la Cour suprême a formulé les observations suivantes, au paragraphe 46 de l’arrêt Gurniak :

[46] [...] Le fait d’importer dans le par. 25(2) une condition de « correspondance » additionnelle, en sus de l’appariement requis dans l’analyse de la similarité, risquerait de compromettre l’objectif du législateur, à savoir éviter la double indemnisation d’une manière qui soit simple, pratique et, dans l’ensemble, efficace.

[39] La Cour suprême a expressément rejeté l’idée d’importer des [traduction] « commentaires judiciaires » ou de « force[r] le sens » du texte législatif (Gurniak aux para 36, 44).

[40] L’arrêt Gurniak au bout du compte doit être interprété au regard du régime légal spécifique en cause. Il demeure raisonnablement défendable que la conclusion tirée par la Cour suprême dans l’arrêt Gurniak, au sujet de l’article 25 de la Loi sur l’assurance de la Colombie-Britannique, ne s’applique pas avec autant de vigueur aux déductions prévues à l’article 25 de la Loi, étant donné le texte, le contexte et l’objet qui lui sont propres. Comme il en est question plus loin, les allégations de fait relatives à la négligence systémique et au manquement à l’obligation de fiduciaire dues à l’absence de procédures efficaces de gestion et d’application du régime ne sont pas vouées à l’échec parce qu’elles seraient manifestement dénuées de fondement. De même, les allégations d’enrichissement sans cause ne sont pas non plus manifestement dénuées de fondement.

[41] En outre, il y a l’arrêt de notre Cour Manuge. Dans cette affaire, notre Cour devait interpréter les dispositions du RARM, qui prévoyait la déduction d’indemnités au moyen de la « prestation de revenu mensuelle ». Notre Cour a conclu que les prestations d’invalidité n’étaient pas une « prestation de revenu mensuelle » pour l’application de ce contrat d’assurance. En tirant cette conclusion, notre Cour a conclu que les prestations d’invalidité étaient de nature non pécuniaire.

[42] Bien que la conclusion tirée dans l’arrêt Manuge selon laquelle les prestations d’invalidité sont de nature non pécuniaire ne mène pas nécessairement à la conclusion que les dispositions de la Loi en cause en l’espèce imposent une obligation de correspondance entre les dommages-intérêts pécuniaires et non pécuniaires, elle étaye dans une certaine mesure la thèse du demandeur. En effet, le TACRA a interprété cet arrêt comme étayant précisément la thèse avancée par le demandeur et a accordé des prestations d’invalidité en conséquence, uniquement pour voir ensuite ACC adopter une thèse contraire et, dans certains cas, demander le remboursement de trop-perçus.

[43] Par conséquent, j’estime qu’il n’est pas manifeste que la procédure intentée par le demandeur est vouée à l’échec à cause de l’arrêt Gurniak.

(1) Négligence systémique

[44] Le demandeur fait valoir un recours fondé sur la négligence systémique. Les éléments constitutifs de la négligence sont les suivants :

  1. une obligation de diligence de la part du défendeur envers le demandeur;

  2. un manquement par le défendeur à la norme de diligence;

  3. un préjudice causé, en fait et en droit, par le manquement du défendeur.

(Cooper c Hobart, 2001 CSC 79 aux para 32-34, 38-39, adoptant et raffinant le critère établi dans l’arrêt Anns v Merton London Borough Council, [1978] AC 728 (UK HL))

[45] À l’étape de l’autorisation, il incombe au demandeur de faire valoir les faits substantiels relatifs à chaque élément et d’établir qu’il n’est pas manifeste que le recours est voué à l’échec.

[46] Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas du tout fait valoir la négligence dans sa déclaration, mais qu’il a plutôt fait valoir un manquement à la loi, ce qui n’est pas une cause d’action (Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62).

[47] Je ne souscris pas à cette description de la déclaration des demandeurs. Le demandeur ne s’est pas limité à invoquer un manquement à la loi. Lorsque le gouvernement décide d’une action, il peut être reconnu coupable de négligence pour la façon dont il exécute cette décision (voir Holland c Saskatchewan, 2008 CSC 42 au para 14, citant Wellbridge Holdings Ltd c Greater Winnipeg, [1971] RCS 957 à la p 970). Le demandeur a fait valoir les faits suivants au paragraphe 69 de sa déclaration :

[traduction]

  1. Le défendeur réduit constamment les pensions d’invalidité et de décès du demandeur et des autres membres du groupe en y déduisant les dommages-intérêts pécuniaires en faisant fi, de manière inconsidérée, négligente, imprudente ou délibérée, de sa propre connaissance du fait que ces réductions étaient indues;

  2. Le défendeur n’a pas remboursé le demandeur et les autres membres du groupe pour la réduction indue des prestations mensuelles de pension d’invalidité;

  3. Le défendeur n’a pas formé, géré ni supervisé son personnel, de sorte que le demandeur et les autres membres du groupe ont dû subir, du fait des agents et des préposés du défendeur, des réductions changeantes, non conformes, contradictoires et en fin de compte inexactes de leur pension;

  4. Le défendeur a cédé, saisi, grevé, payé par anticipation, commué ou donné en garantie de manière inappropriée la pension du demandeur et des autres membres du groupe en incluant les dommages-intérêts pécuniaires dans la réduction des prestations de pension d’invalidité;

  5. Le défendeur a mis en œuvre la [Loi] d’une manière qui ne permet pas à la population et au gouvernement du Canada de s’acquitter de l’obligation d’indemniser pleinement les membres et les anciens membres des Forces qui sont devenus invalides ou qui sont morts en raison de leur service militaire ainsi que les personnes à leur charge;

  6. Le défendeur a délibérément caché sa conduite fautive et illégale au demandeur et aux autres membres du groupe qui avaient une invalidité physique ou mentale et qui se reposaient sur le défendeur en croyant qu’il allait agir au mieux des intérêts des bénéficiaires dans la mise en œuvre de ce régime complexe;

  7. Le défendeur a adopté une approche agressive dans la réduction des pensions dans la déduction des dommages non pécuniaires.

[48] Les actes de procédures présentent plus que de simples affirmations qu’il y a eu manquement à la loi. Au contraire, le demandeur allègue qu’il y a eu négligence dans la manière dont le défendeur a mis en œuvre, administré et appliqué le régime de pension d’invalidité, et pas uniquement sur le fondement que le défendeur a contrevenu aux dispositions pertinentes de la Loi.

[49] Il n’est pas manifeste que le recours du demandeur fondé sur la négligence systémique est voué à l’échec.

(2) Manquement à l’obligation de fiduciaire

[50] Pour établir qu’il existe une obligation de fiduciaire ad hoc, le demandeur doit démontrer les éléments suivants :

  1. un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires;

  2. l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire;

  3. un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel le fiduciaire pourrait avoir une incidence défavorable.

(Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 au para 36 [Elder Advocates])

[51] Il faut appliquer une norme rigoureuse lorsqu’il est allégué que la Couronne est un fiduciaire, étant donné l’obligation de la Couronne d’agir au mieux des intérêts de la société dans son ensemble (Elder Advocates au para 44). S’il est allégué que l’engagement de la couronne découle d’une loi, le libellé de la loi doit manifestement l’appuyer (Elder Advocates au para 45).

[52] Néanmoins, la Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Jost, 2020 CAF 212 [Jost], qu’il n’était pas manifeste que l’allégation de manquement à l’obligation de fiduciaire faite par le demandeur était manifestement vouée à l’échec. La Cour d’appel a formulé les observations suivantes au paragraphe 40 :

[40] La Cour suprême a réitéré, dans l’arrêt [Professional Institute of the Public Service of Canada v Canada (AG), 2012 SCC 71], qu’un devoir de loyauté allégué fondé sur l’exercice du pouvoir du gouvernement allait « naturellement à l’encontre » de l’obligation du gouvernement d’agir au mieux des intérêts de la société canadienne dans son ensemble : précité, par. 127. Cela dit, la Cour n’a pas conclu qu’une relation fiduciaire ne pouvait jamais exister entre le gouvernement, en qualité d’administrateur d’un régime de pension et les adhérents au régime.

[53] Le défendeur soutient qu’il est manifeste que le Canada n’a pas d’obligation de fiduciaire envers les membres du groupe et il établit une distinction avec l’arrêt Jost au motif que, dans cette affaire, les pensionnés avaient apporté une contribution financière au régime de pension et avaient ainsi acquis des droits.

[54] Bien que la nature du régime de prestations d’invalidité en l’espèce puisse différer de celui dans l’affaire Jost, il n’est pas manifeste que le défendeur n’a pas d’obligation de fiduciaire envers les membres du groupe proposé. Le demandeur a fait valoir que le défendeur s’est engagé à agir au mieux des intérêts des membres du groupe proposé en mettant en œuvre et en administrant la Loi. De plus, le demandeur a fait valoir la vulnérabilité des membres du groupe proposé – dont plusieurs souffrent possiblement d’invalidités physiques et mentales débilitantes – à l’égard de l’administration que fait le défendeur de la Loi.

[55] Qui plus est, les observations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Jost selon lesquelles la jurisprudence étaye dans une certaine mesure l’existence d’une obligation de fiduciaire du Canada envers les anciens combattants invalides dans l’administration du régime de pension s’appliquent tout autant en l’espèce :

[43] En d’autres termes, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’État avait une obligation fiduciaire envers les anciens combattants invalides à l’égard de la gestion des fonds de pension qui avaient été versés aux anciens combattants et qui étaient gérés pour leur compte : Authorson (Guardian of) v. Canada (AG) (2000), 215 D.L.R. (4th) 496, 58 O.R. (3d) 417 (C.A.). Dans l’affaire Authorson, un recours collectif a été intenté pour le compte d’anciens combattants dont les pensions et les allocations étaient gérées par le ministère fédéral des Anciens Combattants pour eux, car les anciens combattants n’étaient pas en mesure de le faire eux-mêmes. Bien que la Cour suprême ait par la suite renversé la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario pour d’autres motifs, il convient de mentionner que l’État a reconnu devant la Cour suprême avoir effectivement agi à titre de fiduciaire à l’égard des anciens combattants : Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40, par. 2 et 8.

(Jost au para 43)

[56] Le demandeur a fait valoir suffisamment de faits substantiels à l’appui de l’affirmation qu’il y a eu manquement à cette obligation. Si le demandeur a raison et que le défendeur ne pouvait pas déduire les dommages-intérêts pécuniaires des prestations d’invalidité, il s’ensuit qu’il y a peut-être manquement à l’obligation de fiduciaire. Au paragraphe 82 de sa déclaration, le demandeur répète exactement les mêmes faits que ceux qu’il allègue au paragraphe 69 en lien avec la négligence systémique. Ces allégations sont plus que de simples allégations de manquement à la loi; ce sont des allégations de manquement à l’obligation de fiduciaire découlant de l’application et l’administration inappropriées de la Loi par le Canada.

[57] Par conséquent, il n’est pas manifeste que le recours fondé sur le manquement à l’obligation de fiduciaire est voué à l’échec.

(3) Enrichissement sans cause

[58] Les éléments constitutifs de l’enrichissement sans cause sont les suivants :

  1. un enrichissement ou un avantage pour le défendeur;

  2. l’appauvrissement correspondant du demandeur;

  3. l’absence de tout motif juridique à l’enrichissement.

(Kerr c Baranow, 2011 CSC 10 au para 32)

[59] La Cour suprême a établi une « analyse économique simple » à l’égard des deux premiers éléments (Garland c Consumers’ Gas Co, 2004 CSC 25 aux para 31-37 [Garland], citant Peel (Municipalité régionale) c Canada, [1992] 3 RCS 762). Lorsque des fonds passent du demandeur au défendeur ou lorsque le défendeur retient des fonds dus au demandeur, l’existence de ces deux éléments est démontrée.

[60] Le demandeur a fait valoir suffisamment de faits pour révéler une cause d’action valable à l’égard des deux premiers éléments de l’enrichissement sans cause. Le demandeur allègue que le Canada s’est enrichi en payant moins d’argent pour les prestations d’invalidité des membres du groupe qu’il aurait payé s’il n’en avait pas déduit les dommages-intérêts pécuniaires. De plus, le demandeur allègue aussi que le défendeur, dans certains cas au moins, a tenté de récupérer à tort des trop-perçus de membres du groupe proposé. Ces faits allégués suffisent à établir qu’il n’est pas manifeste que les actes de procédure ne révèlent pas d’enrichissement chez le défendeur et l’appauvrissement correspondant du demandeur (voir également la Manuge c Canada, 2008 CF 624 aux para 39-42).

[61] En outre, il existe un précédent où un recours fondé sur l’enrichissement sans cause a été autorisé dans un contexte comme celui-ci. Dans une action semblable à celle en l’espèce, un recours fondé sur l’enrichissement sans cause a été autorisé par la juge Kane dans la décision Manuge c Canada, dossier de la Cour T-119-19, ordonnance non publiée datée du 23 décembre 2020 [Manuge 2020]. Cette affaire concernait elle aussi la mauvaise administration de prestations sous le régime de la Loi, c’est-à-dire qu’on y alléguait que les taux d’ajustement des prestations avaient été mal calculés, de sorte que les membres du groupe avaient été sous-payés, par application de l’article 75 de la Loi. Bien que, dans l’affaire Manuge 2020, l’autorisation ait été donnée avec le consentement des parties, la Cour devait néanmoins vérifier si les conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles étaient remplies avant d’accorder l’autorisation (Varley c Canada (Procureur général), 2021 CF 589 au para 4).

[62] De même, les actes de procédure du demandeur satisfont au troisième élément du critère. Il n’est pas manifeste qu’il existe un motif juridique à l’enrichissement. L’effet d’une disposition légale fournirait un tel motif (Gladstone c Canada (Procureur général), 2005 CSC 21 au para 18, citant Garland aux para 44-46). Cependant, il n’y a pas d’exception générale voulant que le gouvernement à l’abri de recours fondés sur l’enrichissement sans cause (Elder Advocates aux para 83-96). À cette étape préliminaire, on ne peut dire avec certitude quelle est l’interprétation correcte des dispositions pertinentes de la Loi ni si ces dispositions ont pour effet de fournir un motif juridique à l’enrichissement.

B. Groupe identifiable

[63] Le défendeur s’oppose à la définition du groupe proposé uniquement parce qu’il demande que le qualificatif [traduction] « vivants » soit ajouté à la définition proposée afin d’exclure expressément les membres décédés du groupe potentiel. Le défendeur soutient que les personnes décédées n’ont pas le droit d’ester en justice et que, par conséquent, elles devraient être exclues de la définition du groupe (Raiz v Vaserbakh, 1986 CarswellOnt 603 au para 3, [1986] O.J. No. 1920 (Civ Dist Ct); Tacan c Canada, 2001 CFPI 574 aux para 14-16).

[64] J’estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question à cette étape. Comme je l’ai indiqué plus haut, les modifications proposées par le demandeur visant à inclure les successions admissibles depuis 1953 sont contestées par le défendeur. Ce dernier a proposé que le demandeur présente à une date ultérieure une requête en modification du groupe autorisé. La présente requête est entendue sans la modification visant à inclure les successions.

[65] Le groupe proposé actuellement n’inclut pas les successions depuis 1953, et il satisfait par ailleurs aux exigences du paragraphe 334.16(1) des Règles.

C. Points de droit ou de fait communs

[66] Le demandeur propose les points de fait et de droit communs qui suivent, auxquels le défendeur a donné son accord si l’autorisation de recours collectif devait être accordée :

[traduction]

  1. Le défendeur, à titre de parrain et d’administrateur de la Loi sur les pensions, avait-il une obligation de diligence envers le groupe dans le calcul du montant mensuel à déduire des pensions en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions et des dispositions qui les ont précédés?

  2. Si le défendeur avait une obligation de diligence, a-t-il manqué à la norme de diligence applicable?

  3. Si le défendeur a manqué à la norme de diligence, le groupe a-t-il subi un préjudice en conséquence?

  4. Le défendeur, à titre de parrain et d’administrateur de la Loi sur les pensions, avait-il une obligation de fiduciaire envers le groupe dans le calcul du montant mensuel à déduire des pensions en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions et des dispositions qui les ont précédés?

  5. Si le défendeur avait une obligation de fiduciaire envers le groupe, le défendeur a-t-il manqué à son obligation de fiduciaire?

  6. Le défendeur s’est-il enrichi en incluant dans le « montant compensatoire » utilisé pour calculer la réduction des pensions à payer aux membres du groupe en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions et des dispositions qui les ont précédés des sommes touchées par les membres au titre de dommages-intérêts pécuniaires ou de pertes découlant d’une obligation légale de payer des dommages-intérêts à l’égard du même décès ou de la même invalidité ou au titre d’indemnités payables visées à l’alinéa 25b) de la Loi sur les pensions?

  7. Si le défendeur s’est enrichi, le groupe a-t-il subi un appauvrissement correspondant?

  8. Si le défendeur s’est enrichi et que le groupe a subi un appauvrissement correspondant, y avait-il un motif juridique à cet enrichissement et à cet appauvrissement correspondant?

  9. Le défendeur doit-il être tenu de restituer les sommes déduites au groupe?

  10. Le groupe a-t-il droit au versement d’intérêts?

  11. La conduite du défendeur mérite-t-elle que soit ordonné le paiement de dommages-intérêts punitifs et, le cas échéant, quel en serait le montant?

[67] Les points communs proposés se rapportent aux causes d’action plaidées de négligence systémique, de manquement à l’obligation de fiduciaire et d’enrichissement sans cause, ainsi qu’à la nature ou au montant des réparations qui feraient suite aux manquements aux obligations.

[68] Les points communs en l’espèce dépendent de leurs causes d’action respectives. Puisque j’ai conclu qu’il n’est pas manifeste que les causes d’action sont vouées à l’échec, je conclus que les points communs du demandeur conviennent à une l’autorisation de recours collectif.

D. Le meilleur moyen

[69] Le paragraphe 334.16(2) des Règles dresse une liste non exhaustive de facteurs devant être pris en considération lorsqu’on examine si le recours collectif est le meilleur moyen.

[70] En outre, il incombe au demandeur d’établir l’existence d’un certain fondement factuel montrant :

  1. que le recours collectif serait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance;

  2. qu’il serait préférable à tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe.

(AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 au para 48 [AIC])

[71] Le défendeur soutient que d’autres moyens raisonnables sont disponibles en l’espèce et qu’ils seraient meilleurs. Il indique que le TACRA est une solution de rechange appropriée qui donne accès à la justice et favorise l’économie des ressources judiciaires. En plus, le défendeur fait valoir qu’il y a un risque de double indemnisation. En théorie, les membres du groupe proposé pourraient obtenir gain de cause devant notre Cour dans une demande fondée sur la négligence systémique ou le manquement à l’obligation de fiduciaire. Cependant, parce que la restitution n’est pas une mesure de réparation possible dans de telles affaires, les membres du groupe pourraient demander au TACRA d’être indemnisés des sommes dues en application de la Loi.

[72] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur. Le demandeur a établi un certain fondement factuel montrant que le recours collectif est le meilleur moyen en ce qui a trait à l’économie des ressources judiciaires et à l’accès à la justice.

[73] Le défendeur fait valoir des arguments contradictoires en ce qui concerne le TACRA, ce qui aide à montrer pourquoi le recours collectif est le meilleur moyen en l’espèce, particulièrement pour ce qui est de l’objectif de favoriser l’accès à la justice. Premièrement, même s’il affirme que le TACRA serait le meilleur tribunal pour trancher les demandes, le défendeur soutient également que le TACRA a souvent tranché des demandes de manière incorrecte, en se fondant sur de la jurisprudence subséquemment infirmée. Si, comme le soutient le défendeur, le TACRA rend des décisions erronées fondées sur de la jurisprudence obsolète, ce dernier peut difficilement constituer le meilleur moyen de favoriser l’accès à la justice.

[74] Deuxièmement, l’argument du défendeur concernant la « double indemnisation » montre en quoi la cause du demandeur – du moins en ce qui a trait à la négligence systémique et à l’obligation de fiduciaire – diffère de causes qui pourraient être portées devant le TACRA. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire que l’autre moyen permette de trancher les aspects juridiques précis des demandes du demandeur ou permette l’octroi de mesures de réparation identiques, mais ce moyen doit quand même permettre de régler efficacement les demandes du demandeur (AIC au para 19; voir aussi Hollick au para 33 et Rumley c Colombie-Britannique, 2001 CSC 69 au para 38). La conduite alléguée pour laquelle le demandeur sollicite une réparation en l’espèce diffère considérablement de la conduite pour laquelle le demandeur pourrait obtenir une réparation devant le TACRA.

[75] Pour ces motifs, le TACRA n’est pas un autre moyen approprié. Je conclus que le recours collectif est le meilleur moyen.

E. Représentant demandeur

[76] L’alinéa 334.16(1)e) des Règles énonce les caractéristiques que doit posséder le demandeur qui jouera le rôle de représentant demandeur :

[…]

e) il existe un représentant demandeur qui:

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

 

[…]

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

[77] Je conclus que M. Hirschfield est un représentant demandeur approprié.

[78] Le 31 mai 2015, à cause de blessures qu’il a subies dans un accident de voiture en février 2013, M. Hirschfield s’est vu accorder une pension dont les prestations d’invalidité mensuelles s’élevaient à 865,69 $ et a reçu une somme forfaitaire de 15 775 $ au titre de l’arriéré de prestations d’invalidité qui lui était dû. À l’époque, M. Hirschfield avait intenté une poursuite civile en raison de l’accident.

[79] Le 28 décembre 2017, M. Hirschfield a réglé la poursuite pour une somme de 750 000 $, ventilée ainsi :

  1. 201 000 $ pour la perte de capacité d’entretien ménager et le coût des soins;

  2. 7 000 $ de dommages-intérêts spéciaux pour les dépenses payées personnellement pour les déplacements;

  3. 184 000 $ de dommages-intérêts généraux pour douleur et souffrance;

  4. 358 000 $ pour la perte de la capacité de gagner sa vie;

  5. 41 000 $ pour les débours et les dépens.

[80] Le 19 avril 2018, ACC a avisé M. Hirschfield qu’il réduirait ses prestations d’invalidité en fonction de ce règlement. Dans le calcul, pour l’application de l’article 26, de la « valeur mensuelle » du règlement touché par M. Hirschfield, ACC a estimé que le « montant compensatoire » était de 542 000 $, ce montant étant constitué des sommes reçues au titre des dommages-intérêts généraux pour douleur et souffrance et de la perte de capacité de gagner sa vie. Étant donné que la somme touchée pour la perte de capacité de gagner sa vie est de nature pécuniaire, d’après le demandeur, c’est à tort qu’elle a été incluse dans le calcul du montant compensatoire. ACC a ensuite informé M. Hirschfield qu’il lui avait versé un trop-perçu de 43 743,80 $ pour la période du 22 février 2013 au 30 avril 2018.

[81] M. Hirschfield fait partie du groupe proposé et, compte tenu de sa situation, il est bien placé pour représenter de façon équitable et adéquate les intérêts des membres du groupe. Rien n’indique que ses intérêts seraient contraires à ceux des membres du groupe en ce qui a trait aux points communs proposés.

[82] En outre, je suis convaincu que M. Hirschfield comprend les responsabilités qui lui incombent à titre de représentant demandeur et que les avocats ont déposé un plan pour poursuivre l’instance qui est valable, lequel pourra être modifié au besoin au cours de l’instruction.

V. Conclusion

[83] La requête en autorisation est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier T-1415-21

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La requête en autorisation de la présente instance comme recours collectif en application de l’article 334.16(1) des Règles est accueillie.

  2. Robert Marcus Hirschfield est nommé représentant demandeur.

  3. Le groupe est défini de la manière suivante :

Tous les membres et anciens membres de Forces armées canadiennes et de la Gendarmerie royale du Canada, ainsi que leurs époux, conjoints de fait, personnes à charge, survivants et orphelins, qui, à tout moment depuis le 14 mai 1953, ont reçu une pension sous le régime de la Loi sur les pensions et auxquels les deux conditions suivantes s’appliquent :

  1. leur pension a été réduite d’un montant mensuel au titre des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions ou des dispositions qui les ont précédés;

  2. dans le calcul de la réduction de la pension au titre des paragraphes 26(2) ou 26(3) de la Loi sur les pensions ou des dispositions qui les ont précédés, le ministre des Anciens Combattants (ou ses prédécesseurs) a inclus dans le « montant compensatoire » des montants qui ont été touchés par le pensionné ou relativement au pensionné et qui constituent une indemnité financière à l’égard du même décès ou de la même invalidité qui ouvre droit à pension.

L’« indemnité financière » exclut les dommages-intérêts de nature non pécuniaire.

  1. La nature des réclamations présentées au nom du groupe concerne des allégations voulant que le défendeur ait manqué à son obligation de fiduciaire envers le demandeur et les membres du groupe, qu’il ait fait preuve de négligence systémique et ait appliqué avec négligence le régime légal, et qu’il se soit enrichi sans cause.

  2. Les mesures de réparation demandées par le groupe sont les suivantes :

  1. des déclarations;

  2. les arriérés de paiements et autres pertes dus au demandeur et aux autres membres du groupe en raison de la négligence systémique du défendeur et du manquement de ce dernier à son obligation de fiduciaire;

  3. des dommages-intérêts généraux;

  4. des dommages-intérêts spéciaux;

  5. des dommages-intérêts exemplaires, majorés et punitifs;

  6. la restitution par le défendeur de ses gains acquis illégalement équivalant à la différence entre le montant de la pension d’invalidité ou de décès dû au demandeur et aux autres membres du groupe sous le régime de la Loi sur les pensions et le montant des pensions d’invalidité ou de décès touché sous le régime de la Loi sur les pensions, y compris la restitution de toute somme payée au défendeur par le demandeur ou les autres membres du groupe au titre du « remboursement » de trop-perçus allégués par le défendeur;

  7. des dommages-intérêts équivalant aux coûts liés à l’administration de la communication de l’avis et du plan de distribution;

  8. des intérêts avant jugement et après jugement;

  9. les dépens dans le présent recours.

  1. Les points de droit ou de fait communs qui suivent sont certifiés :

  1. Le défendeur, à titre de parrain et d’administrateur de la Loi sur les pensions, avait-il une obligation de diligence envers le groupe dans le calcul du montant mensuel à déduire des pensions en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions et des dispositions qui les ont précédés?

  2. Si le défendeur avait une obligation de diligence, a-t-il manqué à la norme de diligence applicable?

  3. Si le défendeur a manqué à la norme de diligence, le groupe a-t-il subi un préjudice en conséquence?

  4. Le défendeur, à titre de parrain et d’administrateur de la Loi sur les pensions, avait-il une obligation de fiduciaire envers le groupe dans le calcul du montant mensuel à déduire des pensions en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions et des dispositions qui les ont précédés?

  5. Si le défendeur avait une obligation de fiduciaire envers le groupe, le défendeur a-t-il manqué à son obligation de fiduciaire?

  6. Le défendeur s’est-il enrichi en incluant dans le « montant compensatoire » utilisé pour calculer la réduction des pensions à payer aux membres du groupe en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions et des dispositions qui les ont précédés des sommes touchées par les membres au titre de dommages-intérêts pécuniaires ou de pertes découlant d’une obligation légale de payer des dommages-intérêts à l’égard du même décès ou de la même invalidité ou au titre d’indemnités payables visées à l’alinéa 25b) de la Loi sur les pensions?

  7. Si le défendeur s’est enrichi, le groupe a-t-il subi un appauvrissement correspondant?

  8. Si le défendeur s’est enrichi et que le groupe a subi un appauvrissement correspondant, y avait-il un motif juridique à cet enrichissement et à cet appauvrissement correspondant?

  9. Le défendeur doit-il être tenu de restituer les sommes déduites au groupe?

  10. Le groupe a-t-il droit au versement d’intérêts?

  11. La conduite du défendeur mérite-t-elle que soit ordonné le paiement de dommages-intérêts punitifs et, le cas échéant, quel en serait le montant?

  1. Le cabinet Murphy Battista LLP est nommé avocat du groupe.

  2. Les instructions quant à la façon dont les membres du groupe peuvent s’exclure du recours collectif et la date limite pour le faire feront l’objet d’une autre ordonnance de notre Cour.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés pour la présente requête en autorisation conformément à l’article 334.39 des Règles.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1415-21

 

INTITULÉ :

ROBERT MARCUS HIRSCHFIELD c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON.

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Angela Bespflug

Caitlin Ohama-Darcus

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mara Tessier

Megan Griffiths

Dorian Simonneaux

Anna Walsh

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Murphy Battista LLP

Barristers and Solicitors

Vancouver, British Columbia

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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