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Date : 20230711


Dossiers : T-2536-22

T-2546-22

Référence : 2023 CF 940

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2023

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

TERRINA BELLEGARDE ET JOELLEN HAYWAHE

demanderesses

et

SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER, TAMARA THOMSON

ET LA PREMIÈRE NATION CARRY THE KETTLE

défendeurs dans la demande principale

SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER,

LORETTA PETE LAMBERT, BRADY O’WATCH,

MORRIS PASAP, TONI ADAMS, TAMARA THOMSON

ET LUCY MUSQUA

intimés dans la requête

MOTIFS ET ORDONNANCE

[1] Au moyen d’un avis de requête déposé le 5 juillet 2023, les intimés sollicitent l’ajournement de l’audience de justification devant être tenue par vidéoconférence, sur Zoom, les 25 et 26 juillet 2023 conformément à l’ordonnance « de justification » rendue par la juge adjointe Coughlan le 23 juin 2023. Cette ordonnance, qui est liée à celle du juge Grammond du 27 janvier 2023, a été rendue en application de l’article 467 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles).

[2] Dans son ordonnance du 27 janvier 2023, le juge Grammond a accueilli la requête en mesures provisoires déposée par les demanderesses et a sursis à leur destitution du conseil de la Première Nation Carry the Kettle (la Première Nation).

[3] Les intimés demandent également à la Cour d’ordonner que l’audience de justification ait lieu en personne à la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan, de préférence à Regina, sinon à Saskatoon.

[4] En appui à leur requête, les intimés ont déposé l’affidavit de Mme Tania Prettyshield, administratrice de bande pour la Première Nation, cette dernière étant désignée comme partie défenderesse dans la demande principale.

[5] Compte tenu du dépôt tardif de l’avis de requête par les intimés, la Cour, au moyen d’une directive prononcée de vive voix le 7 juillet 2023, a dispensé les demanderesses de l’obligation de déposer un dossier de réponse et les a autorisées à présenter des observations à l’audience. Cependant, l’avocat des demanderesses a par la suite déposé un dossier de réponse, qui comprenait l’affidavit de Mme Terrina Bellegarde et des observations écrites, afin de s’opposer à la requête des intimés.

[6] Les intimés demandent l’ajournement de l’audience de justification principalement parce qu’ils n’ont pas été consultés lorsque la juge adjointe Coughlan a fixé les dates d’audience et que deux des avocats inscrits au dossier dans la présente affaire, Mes Sonia Eggerman et Aziz Aboudheir, ne seront pas disponibles les 25 et 26 juillet 2023, car ils seront en déplacement. Ils mentionnent que le troisième avocat inscrit au dossier, Me Travis Smith, est un avocat adjoint qui [traduction] « n’occupe pas une fonction lui permettant d’agir seul » au nom des intimés.

[7] Les intimés font aussi valoir qu’il n’est pas urgent de tenir l’audience de justification. Ils s’appuient, à cet égard, sur les directives verbales données le 3 mars 2023 par la juge adjointe Tabib lorsqu’elle a refusé de fixer au 8 mars 2023 l’instruction de la requête des demanderesses, par laquelle elles sollicitaient d’urgence une [traduction] « ordonnance prescrivant la tenue d’une audience de justification » en application de l’article 467 des Règles.

[8] Les intimés demandent la tenue d’une audience en personne au motif que l’audience de justification, qui pourrait donner lieu à une responsabilité quasi pénale, revêt une grande importance pour les membres de la Première Nation, et que les personnes plus âgées et les aînés de la Première Nation aimeraient assister à l’audience, mais pourraient ne pas avoir accès aux outils électroniques nécessaires ni posséder suffisamment de connaissances technologiques à cet égard.

[9] Mme Prettyshield est d’avis que davantage de personnes pourraient assister à l’audience si celle-ci avait lieu en personne, avec diffusion virtuelle simultanée.

[10] Les intimés ont inclus, dans leur dossier de requête, leur lettre du 29 juin 2023 comme un document distinct; il ne s’agit pas d’une pièce jointe à un affidavit. Dans celle‐ci, les intimés demandent informellement à la Cour d’ajourner l’audience devant avoir lieu les 25 et 26 juillet 2023 et de la tenir en personne à la Cour du Banc du Roi à Regina, en Saskatchewan.

[11] Dans leur lettre, les intimés exposent les motifs pour lesquels ils demandent un ajournement, dont le fait qu’ils n’ont pas été consultés quant aux dates de l’audience, l’impossibilité, pour deux avocats des intimés inscrits au dossier, Mes Eggerman et Aboudheir, d’être présents à l’audience en raison de déplacements, la préférence des intimés pour une audience en personne, et le fait que la tenue de l’audience en mode virtuel [traduction] « limiterait par ailleurs » la capacité des membres de la Première Nation, du public et des médias d’assister à l’audience en tant qu’observateurs.

[12] Toujours dans la lettre du 29 juin 2023, les avocats des intimés se sont dits d’avis qu’une audience en personne à Edmonton [traduction] « empêcherait » les membres de la Première Nation d’assister à l’audience en personne.

[13] Les intimés ont également versé à leur dossier des copies de certains courriels ayant été échangés le 29 juin 2023 avec l’avocate des demanderesses, Me Orlagh O’Kelly, dans lesquels ils l’informent de leur intention de solliciter un ajournement de l’audience du 25 juillet et lui demandent d’y consentir. Ces courriels ont aussi été ajoutés au dossier à titre de documents distincts; ils n’étaient joints à aucun affidavit.

[14] Les intimés s’appuient sur la « Mise à jour no 9 et directive sur la procédure consolidée relative à la COVID‐19 (24 octobre 2022) » (la directive relative à la COVID‐19) pour faire valoir que, selon eux, toute audience de trois heures ou plus devrait être tenue en personne.

[15] Les intimés invoquent les articles 36 et 3 des Règles pour solliciter un ajournement de l’audience et demander qu’elle soit tenue en personne, en Saskatchewan.

[16] Les demanderesses s’opposent à ces deux demandes, soit l’ajournement de l’audience et sa tenue en personne, en Saskatchewan. Elles soutiennent que le calendrier doit être maintenu. Elles consentent à la tenue d’une audience en personne à Edmonton, en Alberta, mais pas en Saskatchewan en raison des dépenses qui en découleraient.

[17] La première question à examiner concerne la demande d’ajournement de l’audience des intimés.

[18] L’article 36, qui traite de l’ajournement d’audiences, indique ce qui suit :

Ajournement

36 (1) La Cour peut ajourner une audience selon les modalités qu’elle juge équitables.

Adjournment

36 (1) A hearing may be adjourned by the Court from time to time on such terms as the Court considers just.

Date déterminée

(2) Lorsqu’une audience est ajournée pour reprendre à une date déterminée, toutes les parties qui ont comparu à l’audience sont réputées en avoir été avisées.

Adjournment to fixed day

(2) Where a hearing is adjourned to a fixed day, a party who appeared at the hearing is deemed to have had notice of the adjournment.

Dispense de signification

(3) Nul n’est tenu de donner avis de l’ajournement d’une audience à une partie qui n’a pas comparu à celle-ci.

Notice dispensed with

(3) Where a party has failed to appear at a hearing, that party need not be served with notice of an adjournment of the hearing.

[19] Au départ, les intimés avaient demandé l’ajournement de l’audience de justification de manière informelle dans une lettre datée du 29 juin 2023. Dans une directive formulée de vive voix le 30 juin 2023, la juge adjointe Coughlan a demandé aux intimés de déposer une requête. Selon l’article 36, une requête, et non une lettre, doit être déposée.

[20] Les intimés sont représentés par des avocats. Ceux-ci sont « réputés » connaître les Règles.

[21] Pour ajourner une audience dont la date est déjà fixée, le juge saisi de la requête doit exercer son pouvoir discrétionnaire. Un ajournement n’est accordé qu’en présence de circonstances exceptionnelles; voir Bande de Sawridge c Canada (CF), [2007] 2 RCF 773.

[22] Les facteurs à prendre en compte dans la décision d’ajourner une audience dont la date est déjà déterminée sont les suivants : le préjudice à l’une ou plusieurs parties, le préjudice causé à la Cour en raison de la perte de temps et de l’utilisation de ressources, dont le juge ayant été affecté à l’audience, et le fait qu’il est dans l’intérêt public d’arriver à une conclusion diligente du litige et de favoriser une utilisation judicieuse des installations des tribunaux.

[23] Je suis d’avis que les trois facteurs sont réunis.

[24] L’audience de justification est une étape interlocutoire dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. La perte des deux jours prévus pour la tenue de l’audience porterait préjudice tant aux demanderesses qu’à la Cour relativement à la planification de ses travaux.

[25] Même la tenue d’une audience virtuelle requiert la participation du personnel de la Cour, comme les fonctionnaires du greffe et, dans le cas d’une audience virtuelle à laquelle assistera un grand nombre de personnes, les employés des technologies de l’information.

[26] Le fait que la Cour n’a pas consulté les parties lorsqu’elle a fixé l’audience aux 25 et 26 juillet 2023 est sans grande conséquence. Selon un courriel que Me Travis Smith a transmis à Me Orlagh O’Kelly le 29 juin 2023 et qui fait partie du dossier de requête des intimés, ceux‐ci n’avaient pas l’intention d’interjeter appel de l’ordonnance rendue le 23 juin 2023 par la juge adjointe Coughlan.

[27] Les déplacements prévus de Mes Eggerman et Aboudheir les 25 et 26 juillet 2023, à propos desquels nous ne disposons d’aucun renseignement, ne permettent pas de justifier l’ajournement de l’audience. Les avocats doivent parfois réorganiser leur emploi du temps personnel pour s’acquitter de leurs obligations envers leurs clients. Il n’avait pas été fait mention de ces déplacements avant le dépôt de la lettre du 29 juin 2023 par les intimés.

[28] D’après son site Web, MLT Aikins, qui représente les intimés, est un cabinet « de l’Ouest du Canada » qui a des bureaux à Winnipeg, à Regina, à Saskatoon, à Edmonton, à Calgary et à Vancouver et qui compte plus de 300 avocats.

[29] Dans ce contexte, il me semble que d’autres avocats pourraient remplacer Mes Eggerman et Aboudheir à l’audience si ces derniers ne sont pas disponibles.

[30] L’avocate des demanderesses travaille pour un petit cabinet. Même si cela ne la dispense pas d’observer les Règles et d’être présente à une audience dont la date est déjà déterminée, elle n’a pas les mêmes contraintes que les avocats des intimés.

[31] La Cour fonctionne selon un calendrier établi. L’ajournement de l’audience des 25 et 26 juillet 2023 nuirait aux travaux de la Cour, ce qui constitue, à mon avis, le facteur le plus important justifiant le rejet de la requête.

[32] La conduite des intimés depuis que le juge Grammond a rendu l’ordonnance du 27 janvier 2023 est un autre facteur important. Rien ne montre qu’ils aient finalement obtempéré. Au contraire, selon les motifs exposés par la juge adjointe Coughlan dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 23 juin 2023, la conduite qui constituerait un outrage au tribunal se poursuit.

[33] La requête en ajournement est rejetée.

[34] J’examinerai maintenant la demande visant à obtenir la tenue d’une audience en personne, de préférence à Regina, sinon à Saskatoon. À cet égard, les intimés s’appuient sur l’article 3 des Règles, qui est rédigé ainsi :

Principe général

3 Les présentes règles sont interprétées et appliquées :

a) de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible;

General principle

3 These Rules shall be interpreted and applied

(a) so as to secure the just, most expeditious and least expensive outcome of every proceeding; and

b) compte tenu du principe de proportionnalité, notamment de la complexité de l’instance ainsi que de l’importance des questions et de la somme en litige.

(b) with consideration being given to the principle of proportionality, including consideration of the proceeding’s complexity, the importance of the issues involved and the amount in dispute.

[35] La directive relative à la COVID‐19 est une « ligne directrice » qui fournit de l’information au public, y compris les avocats, sur le déroulement des travaux de la Cour. Elle n’est pas immuable. Les directives ont été modifiées par le passé et continueront de l’être.

[36] La directive relative à la COVID‐19 est observée sous réserve de la capacité de la Cour à assurer le bon déroulement de ses travaux, qui consistent à instruire et à trancher les affaires dont elle est saisie.

[37] En raison de la pandémie de COVID‐19, la Cour a modifié sa manière de procéder en ajoutant la méthode virtuelle à celle dite « traditionnelle ».

[38] La directive relative à la COVID‐19 sur laquelle s’appuient les intimés traite de l’utilisation de la technologie et de la reprise des audiences en personne.

[39] La Cour a tenu sa première audience virtuelle par vidéoconférence, sur Zoom, le 14 avril 2020 relativement à une requête dans le dossier T‐425‐20.

[40] Le 7 septembre 2021, la Cour a tenu une audience pour l’instruction d’une requête à laquelle ont assisté 8 000 participants et plus de 3 500 observateurs au moyen de la plateforme de vidéoconférence et de webinaire Zoom. Les avocats étaient à Calgary, à Ottawa et à Toronto, tandis que l’audience se tenait à St. John’s.

[41] Il est arrivé à d’autres occasions, pendant les périodes de confinement des premières années de la pandémie, que la Cour tienne des audiences par vidéoconférence pour instruire des requêtes et des procès.

[42] Les travaux de la Cour sont guidés par le principe de la publicité des débats judiciaires et ont continué de l’être même au début de la pandémie, pendant laquelle le public a pu assister aux audiences par téléconférence ou par vidéoconférence au moyen de la plateforme Zoom.

[43] Les membres de la Première Nation sont tout à fait libres d’assister à l’audience de justification, à l’instar des médias. La technologie facilite la présence du public.

[44] La volonté d’assister à l’audience en personne n’équivaut pas à un « droit » d’être présent.

[45] Avant tout, la Cour doit donner aux parties la possibilité de poursuivre leur litige. La manière de procéder varie.

[46] La juge adjointe Coughlan a décidé de tenir une audience virtuelle, sous réserve des directives du juge qui préside l’audience. Il est possible que le juge autorise la tenue d’une audience en personne. Toutefois, compte tenu de l’emplacement des parties et de leurs ressources, du fait que l’une des parties est représentée par un grand cabinet d’avocats qui a des bureaux tant à Edmonton qu’à Regina, et de la nature de l’instance qui fait en sorte qu’il incombe aux demanderesses de démontrer que les intimés ont commis un outrage au tribunal selon la norme de preuve applicable en droit pénal (les demanderesses agiront ainsi comme témoins), il serait grandement pratique de procéder au moyen d’une audience virtuelle.

[47] La tenue d’une audience virtuelle par webinaire ou par webémission permettra de mieux répondre aux objectifs énoncés à l’article 3 des Règles.

[48] Ce mode d’audience permettra à de nombreuses personnes d’assister virtuellement à l’instance. Les membres de la Première Nation et les médias n’interviennent pas à l’audience. Ils ne seront présents qu’à titre d’observateurs et peuvent adéquatement remplir ce rôle en se joignant à une vidéoconférence ou à un webinaire.

[49] Dans le cadre de la présente requête, les demanderesses sollicitent des dépens de 2 500 $ plus les débours relatifs à la requête, exigibles immédiatement, quelle que soit l’issue de la cause.

[50] Selon le paragraphe 400(1) des Règles, les questions relatives aux dépens sont à l’entière discrétion de la Cour.

[51] Je suis d’avis que des dépens doivent être adjugés.

[52] Je fais remarquer que les défendeurs dans la demande principale ont été condamnés aux dépens dans une ordonnance du 19 janvier 2023, et que ceux‐ci n’ont toujours pas été payés.

[53] Les parties ont le droit d’être représentées par l’avocat de leur choix. Les avocats ont l’obligation professionnelle de respecter les instructions que leurs clients leur donnent. Ils doivent toutefois être conscients de leur rôle d’officier de justice, et éviter toute conduite qui nuirait au déroulement équitable et diligent de l’instance, y compris en donnant suite à des instructions qui pourraient être jugées abusives.

[54] Par conséquent, la requête sera rejetée. En vertu du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par le paragraphe 400(1) des Règles, j’adjugerai aux demanderesses des dépens de 2 500 $ plus les débours relatifs à la présente requête, payables immédiatement, quelle que soit l’issue de la cause.


ORDONNANCE dans les dossiers T-2536-22 et T-2546-22

LA COUR ORDONNE que la requête est rejetée et, en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 400(1) des Règles, adjuge aux demanderesses des dépens de 2 500 $ plus les débours relatifs à la présente requête, payables immédiatement, quelle que soit l’issue de la cause.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2536-22 and T-2546-22

INTITULÉ :

TERRINA BELLEGARDE ET JOELLEN HAYWAHE c SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER, TAMARA THOMSON ET LA PREMIÈRE NATION CARRY THE KETTLE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUILLET 2023

MOTIFS ET ORDONNANCE :

LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Orlagh O'Kelly

POUR LES DEMANDERESSES

Sonia Eggerman

Aziz Aboudheir

 

POUR LES INTIMÉS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roberts O'Kelly Law

Edmonton (Alberta)

POUR LES DEMANDERESSES

MLT Aikins LLP

Regina (Saskatchewan)

POUR LES INTIMÉS

 

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