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Date : 20230704


Dossier : T‐1683‐21

Référence : 2023 CF 919

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

Major (retraité) John S. Beddows

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le major (retraité) John S. Beddows [major (retraité) Beddows] a servi dans les Forces armées canadiennes durant 34 ans. Déployé en Afghanistan en novembre 2012, il remplissait alors les fonctions de J2 (officier supérieur du renseignement) au sein de la Force opérationnelle canadienne dans le cadre de l’opération ATTENTION, ROTO 2. Comme le major (retraité) Beddows le reconnaît, il s’agissait d’une affectation éprouvante.

[2] En mai 2013, il a été rapatrié d’Afghanistan avant le terme prévu de son affectation en raison d’un rapport rédigé par son commandant, le colonel Steven MacDonald, qui reposait sur des évaluations défavorables fondées sur des événements survenus dans le théâtre d’opérations, ainsi que sur des allégations de harcèlement sexuel et des allégations relatives à une infraction liée aux armes. En mars 2014, le major (retraité) Beddows a déposé un grief selon lequel le processus suivi avait été injuste et son rapatriement était injustifié. Ce fut le point de départ du long processus qui a mené la Cour à être saisie de l’espèce.

[3] À la suite d’une querelle procédurale qui sera analysée en détail plus loin, le grief a été renvoyé au Comité externe d’examen des griefs militaires [le Comité externe d’examen] qui a conclu dans son rapport que les allégations formulées dans le grief étaient bien fondées, et a recommandé diverses mesures correctives. Ce rapport a été transmis au chef d’état‐major de la Défense par intérim [le CEMDI], le général Wayne Eyre, pour qu’il prenne une décision dans le cadre de la procédure de griefs en tant qu’autorité de dernière instance.

[4] Le 18 octobre 2021, le CEMDI a rendu sa décision, qui reprend à grands traits les conclusions du Comité externe d’examen. La teneur de la décision est analysée en détail plus loin. À cette étape, il suffit de dire que le CEMDI a conclu que le rapatriement du major (retraité) Beddows était injuste et que son commandant et d’autres personnes étaient les auteurs de plusieurs rapports défavorables rédigés contre lui de façon à étayer la décision injustifiée de le renvoyer au Canada, probablement à cause d’un conflit de personnalités. Le CEMDI a également conclu que la procédure appropriée n’avait pas été suivie au regard du contrôle de l’exercice des fonctions du major (retraité) Beddows, de la décision relative à son rapatriement et du traitement de la plainte de harcèlement sexuel. Le CEMDI a accordé au major (retraité) Beddows plusieurs des mesures correctives sollicitées.

[5] Le major (retraité) Beddows demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision. Il fait valoir que la procédure n’était pas juste, que plusieurs des conclusions tirées – ou non tirées – par le CEMDI n’étaient pas étayées par la preuve versée au dossier, et il remet en cause l’autorité légale de ce dernier d’agir comme autorité de dernière instance en l’espèce puisque la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‐5, confère cette autorité au CEMD.

[6] Le major (retraité) Beddows soutient, pour l’essentiel, que, compte tenu des actes répréhensibles relevés par le CEMDI, les Forces armées canadiennes [les FAC] devraient être contraintes à prendre les mesures nécessaires pour finalement blanchir pleinement son nom, restaurer sa réputation, ainsi que remédier en partie au préjudice que lui et sa famille ont subi. Il veut également que ceux qui lui ont fait du tort soient tenus responsables de leurs actes, à la suite d’enquêtes militaires, selon les règles et les normes applicables.

[7] Après avoir soigneusement examiné le dossier, tenu compte des observations des parties et longuement et méticuleusement délibéré de la question, j’accueille en partie la demande de contrôle judiciaire. Je juge que le silence du CEMDI sur le versement de toute forme d’indemnisation pécuniaire ou sur l’envoi d’une lettre d’excuses est déraisonnable. Quoique je ne sois pas convaincu que le processus suivi était injuste ou, qu’à d’autres égards, la décision était déraisonnable au sens pris par ce terme dans le droit canadien applicable au contrôle judiciaire, je conclus que l’absence d’analyse relative à ces deux éléments est déraisonnable, considérant qu’ils étaient depuis toujours au cœur de la demande du major (retraité) Beddows.

[8] Dans les motifs qui suivent, je vais exposer la trame factuelle et le contexte de l’espèce plus en détail, pour ensuite me pencher sur les questions en litige et le cadre juridique applicables, et passer en revue la preuve et les arguments produits par les parties.

II. Le contexte

[9] Le major (retraité) Beddows s’est engagé dans les Forces armées canadiennes le 21 juin 1986. À l’époque pertinente en l’espèce, il était officier du renseignement et avait le grade de major.

[10] Le 2 novembre 2012, le major (retraité) Beddows a été affecté au poste J2 à l’Élément de soutien de commandement et mobilisé en Afghanistan dans le cadre de l’opération ATTENTION, ROTO 2. Durant cette affectation, un certain nombre d’événements ont entraîné son rapatriement d’Afghanistan avant le terme de sa mission. Le moment et la séquence des événements sont importants, pour des raisons qui apparaîtront clairement plus loin. Il est donc important de s’y intéresser plus en détail.

[11] En décembre 2012, l’un des subalternes du major (retraité) Beddows a transmis à d’autres son ou ses mots de passe aux comptes du réseau de système classifié que la section du renseignement utilise, afin que d’autres membres de sa section puissent y avoir accès durant son congé autorisé. Bien que le partage de mots de passe enfreigne la politique sur la sécurité des communications des FAC, la pratique s’était répandue durant l’opération ROTO antérieure, et le major (retraité) Beddows l’avait autorisée pour garantir un accès aux renseignements en temps opportun en cas d’absence du personnel. Ce manquement à la politique a suscité une enquête. Par la suite, un compte commun de messagerie courriel a été créé pour la section J2 et le major (retraité) Beddows a ordonné de mettre un terme à la pratique du partage des mots de passe.

[12] Vers la fin du mois de janvier 2013, un membre de la section J2 sous les ordres du major (retraité) Beddows a signalé au sergent‐major du camp qu’il était insatisfait du commandement de son supérieur et qu’il y avait des problèmes de moral dans la section. Le sergent‐major du camp a décidé de nommer comme nouveau sergent‐major J2 l’un des subalternes du major (retraité) Beddows et lui a enjoint de procéder à une enquête officieuse sur la situation dans la section ainsi que de rencontrer son supérieur pour le mettre au fait des problèmes à résoudre.

[13] Plusieurs événements se sont produits le 28 avril 2013 et ont ouvert la voie à la décision de rapatrier le major (retraité) Beddows. Premièrement, une plainte de harcèlement sexuel le désignant comme partie intimée a été déposée auprès de son commandant. L’essence de la plainte tenait au fait que le major (retraité) Beddows aurait commenté l’apparence de la plaignante et l’aurait dévisagée de manière inappropriée, ce qui l’aurait troublée. La plaignante a allégué qu’elle ne se sentait plus à l’aise d’être dans la même pièce que lui, même en compagnie d’autres personnes. Le major (retraité) Beddows n’a pas reçu copie de la plainte à ce moment‐là, mais a été avisé de son existence par son commandant.

[14] Deuxièmement, le major (retraité) Beddows a reçu un rapport de développement personnel (qui constitue essentiellement une évaluation de rendement) qui recensait plusieurs points forts ainsi que plusieurs points à travailler. Troisièmement, il a reçu un avertissement écrit concernant son rendement insuffisant parce qu’il n’avait pas mis un terme, en qualité de commandant de la section J2, au partage des mots de passe du réseau classifié. Bien que, selon l’avertissement écrit, le problème ait déjà été résolu, son auteur a enjoint au major (retraité) Beddows de prendre un rôle plus actif comme chef de sa section afin de prévenir tout nouveau manquement à la politique de sécurité des communications.

[15] Selon le major (retraité) Beddows, le lendemain, on l’a destitué de son poste de J2, ses armes personnelles ont été confisquées et on lui a ordonné de ne plus avoir aucun contact avec ses anciens subalternes.

[16] Le 3 mai 2013, il a reçu un avis d’intention de procéder au rapatriement qui était fondé, à ses dires, sur le rapport de développement personnel et l’avertissement écrit qui lui avaient été remis le 28 avril 2013. Le lendemain, la police militaire a entamé une enquête visant le major (retraité) Beddows et concernant un supposé mauvais usage de son arme. Il aurait été vu dégainant et brandissant son pistolet à son ordinateur personnel le ou vers le 10 mars 2013.

[17] Deux jours plus tard, le 5 mai 2013, le major (retraité) Beddows a présenté sa réponse écrite à l’avis de rapatriement. Il a affirmé que le rapport de développement personnel et l’avertissement écrit lui avaient été remis seulement six jours avant la délivrance de l’avis et qu’il n’avait donc pas disposé du temps nécessaire pour remédier aux problèmes soulevés dans le rapport, et que l’incident relatif au partage des mots de passe sur lequel reposait l’avertissement écrit avait été réglé quatre mois auparavant. Il a fait valoir que ces problèmes n’étaient pas suffisants pour justifier son rapatriement du théâtre d’opérations. De surcroît, le major (retraité) Beddows a déclaré que d’autres allégations mentionnées par le commandant (à savoir l’allégation de harcèlement sexuel et le prétendu incident de mauvais usage d’une arme) ne lui avaient pas été divulguées par écrit, et qu’il n’était donc pas en mesure d’y répondre. Il n’a pas demandé d’être réintégré dans son poste de J2, mais a plutôt sollicité l’autorisation de rester ailleurs sur le théâtre d’opérations jusqu’à ce que les enquêtes concernant ces allégations soient terminées.

[18] Le lendemain, soit le 6 mai 2013, le commandant a présenté un formulaire de demande de rapatriement au commandant de la contribution canadienne à la mission de formation en Afghanistan, dans lequel il a mentionné ce qui suit : [traduction] « [Le major (retraité) Beddows] avait démontré des qualités de chef et de décideur sous la moyenne, ce qui a entraîné la perte de confiance de ses subalternes et de ses supérieurs ». Le même jour, le sergent‐major du camp et le subalterne auquel il avait enjoint de procéder à une enquête sur le moral de la section ont transmis des déclarations écrites portant sur les problèmes et les actions engagées à la fin de janvier 2013. Dans son rapport, le sergent‐major du camp signalait qu’après l’enquête du subalterne et sa rencontre avec le major (retraité) Beddows, il avait remarqué une amélioration de taille dans l’attitude et le moral du personnel de la section.

[19] Le 7 mai 2013, le commandant a rédigé un rapport sur un changement de situation en matière de cote de fiabilité/cote de sécurité dans lequel il affirmait que la chaîne de commandement avait jugé que le major (retraité) Beddows avait fait preuve de mauvais jugement et n’était pas digne de confiance. Par conséquent, ce dernier s’est vu privé de tout accès aux systèmes informatiques sur le théâtre d’opérations, sauf en ce qui concerne le Réseau étendu de la Défense.

[20] Le lendemain, soit le 8 mai 2013, le major (retraité) Beddows a présenté sa réponse à la demande de rapatriement soumise par son commandant. Il a plaidé que les problèmes soulevés dans le rapport de développement et l’avertissement écrit étaient résolus et que les allégations, qui faisaient, semble‐t‐il, l’objet d’une enquête, n’étaient pas prouvées et ne devraient pas mener à son rapatriement. Malgré tout, le major (retraité) Beddows a fait savoir que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il ne croyait pas qu’il était dans son intérêt ni dans celui de sa famille qu’il demeure sur le théâtre d’opérations, et il a sollicité un rapatriement de catégorie A (un rapatriement pour des raisons professionnelles ou administratives) plutôt que de catégorie D (un rapatriement où la présence continue du membre nuit ou pourrait nuire à l’efficacité opérationnelle des troupes déployées).

[21] Le 9 mai 2013, le major (retraité) Beddows a reçu une ordonnance de rapatriement de catégorie D, signée par le commandant de la contribution canadienne à la mission de formation en Afghanistan, ordonnant son rapatriement immédiat. Aux termes du document, la chaîne de commandement du major (retraité) Beddows avait perdu foi dans la capacité de celui‐ci à s’acquitter efficacement de ses fonctions sur le théâtre d’opérations et les circonstances en présence justifiaient un rapatriement de catégorie D.

[22] Le lendemain, soit le 10 mai 2013, le major (retraité) Beddows a été rapatrié du théâtre de l’opération ATTENTION – ROTO 2.

[23] Pour achever ce tour d’horizon, il est nécessaire de décrire de façon succincte les mesures prises concernant la plainte de harcèlement et l’enquête portant sur l’allégation de mauvais usage d’une arme.

[24] En ce qui concerne la plainte de harcèlement, bien que celle‐ci était datée du 28 avril 2013, le major (retraité) Beddows n’en a reçu copie que le 3 juin 2013, après son rapatriement au Canada. Après quelques discussions visant à déterminer qui aurait la responsabilité d’instruire la plainte, c’est le Quartier général du Commandement des opérations interarmées du Canada qui a assumé ce rôle. Le 21 janvier 2014, le major (retraité) Beddows a reçu des précisions au regard des quatre allégations de harcèlement auxquelles on lui a demandé de répondre. C’est ce qu’il a fait le 5 février 2014, date à laquelle il a nié l’ensemble des allégations.

[25] Le 7 mars 2014, l’enquête relative à la plainte a été close, sans que rien ne laisse conclure à la présence de harcèlement. Selon le rapport, après une évaluation de la situation, trois des quatre allégations ne correspondaient pas aux critères de harcèlement, et la preuve ne permettait pas de conclure que le quatrième incident s’était produit. Sur ce fondement, le commandant chargé de l’affaire a conclu qu’il n’y avait pas eu de harcèlement, et il a fermé le dossier. Malgré tout, l’officier a décidé de [traduction] « rappeler au [major (retraité) Beddows] d’être conscient de ses actes et de ses propos, ainsi que de réfléchir à la manière dont ils pourraient être interprétés, peu importe son intention ».

[26] En ce qui a trait à l’allégation de mauvais usage d’une arme, l’enquête de la police militaire a conclu, le 2 octobre 2013, que l’incident était [traduction] « fondé, non suffisamment étayé », et rien n’indique qu’un suivi a été effectué concernant l’événement.

[27] Comme je l’ai indiqué plus haut, le major (retraité) Beddows a déposé, le 26 mai 2014, un grief relatif à son rapatriement . Il a affirmé que son commandant sur le théâtre d’opérations avait un parti pris contre lui comme en témoignait la manière irrespectueuse et méprisante dont il le traitait devant ses subalternes. Il a transmis des déclarations de ses collègues sur le théâtre d’opérations qui confirmaient ce schéma de maltraitance adopté par le commandant. Il a fait valoir que ce parti pris a pesé dans la manière dont le commandant a traité les allégations formulées contre lui concernant son rendement, le harcèlement sexuel et l’incident relatif à l’utilisation de son arme. Il a sollicité l’application de diverses mesures visant à réparer le préjudice causé à sa réputation et à sa carrière.

[28] Au début de novembre 2014, l’autorité de première instance a rejeté le grief parce qu’il avait été déposé six mois après le délai prévu. Le major (retraité) Beddows a ensuite transmis des renseignements supplémentaires qui expliquaient pourquoi il avait tardé à présenter son grief, et il a demandé qu’il soit examiné dans l’intérêt de la justice. Il a précisé qu’il avait déjà soumis une demande écrite de réparation d’une injustice, ce qui respectait donc le délai de dépôt. En février 2015, l’autorité de dernière instance a rejeté le grief parce qu’il était prescrit. Le major (retraité) Beddows a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision et, en octobre 2015, la Cour a accueilli sa demande et a renvoyé l’affaire pour réexamen par un autre décideur. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision en décembre 2016, mais pour d’autres motifs (qui ne sont pas pertinents à l’espèce). La Cour d’appel a renvoyé l’affaire au CEMD pour réexamen, mais n’a pas adjugé de dépens.

[29] Le major (retraité) Beddows a ensuite déposé un second grief le 17 février 2017, dans lequel il demandait le remboursement des frais judiciaires qu’il a engagés dans le cadre de l’appel du rejet de son premier grief. Cette demande a été refusée par le CEMD agissant en qualité d’autorité de dernière instance. La Cour a ensuite rejeté la demande de contrôle judiciaire subséquente et la Cour d’appel a fait de même avec l’appel interjeté de cette décision.

[30] Le 5 mai 2017, le grief initial du major (retraité) Beddows relatif à son rapatriement d’Afghanistan a été renvoyé au Comité externe d’examen. Il n’y a pas lieu d’examiner la décision de celui‐ci, rendue le 21 février 2018, puisqu’elle est essentiellement à l’image de la décision définitive du CEMDI, qui est examinée en détail plus loin. À cette étape, il suffit de signaler que le Comité a largement souscrit aux demandes exposées dans le grief, et a recommandé une série de mesures correctives pour remédier au préjudice subi par le major (retraité) Beddows.

[31] Une dernière remarque s’impose ici : le 10 octobre 2020, le major (retraité) Beddows a pris sa retraite des FAC et a ainsi mis un terme à son service militaire.

[32] Une fois le contexte posé, nous pouvons nous pencher sur la décision du CEMDI relative au grief.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[33] Le 18 octobre 2021, le CEMDI, agissant en qualité d’autorité de dernière instance dans la procédure de griefs, a rendu une décision dans laquelle il a confirmé le grief et a accordé en partie les mesures correctives sollicitées. La décision constitue l’assise de la demande de contrôle judiciaire portée devant la Cour.

[34] Elle commence par décrire le grief du major (retraité) Beddows : [traduction] « Vous prétendez que votre retrait et votre rapatriement étaient injustifiés et inopportuns et que, de ce fait, votre carrière et votre réputation ont subi un préjudice immense ». La décision décrit ensuite à grands traits les mesures correctives demandées, avant de revenir sur les étapes les plus récentes de l’historique procédural. Le décideur signale que le major (retraité) Beddows a eu l’occasion de lui présenter des observations sur le rapport et les recommandations du Comité externe d’examen. Le CEMDI a confirmé qu’en tant qu’autorité de dernière instance, il avait apprécié l’affaire de novo : [traduction] « [e]n d’autres termes, toute décision antérieure a été annulée, et j’ai pris une nouvelle décision sur la question [...] ».

[35] Le CEMDI a souligné qu’en dépit du fait que le grief ait d’abord été déposé au‐delà du délai prévu par la loi, il avait décidé de l’accepter, dans l’intérêt de la justice. La décision brosse ensuite un portrait sommaire des conclusions :

[traduction]

Après avoir examiné votre grief, je conclus que vous avez été lésé et je suis prêt à vous accorder en partie les mesures correctives demandées. J’estime qu’outre le fait que vous n’avez pas été traité avec l’équité procédurale qui est de mise, il existe une divergence entre les faits entourant le déroulement des événements et les allégations portant que vous « [aviez] démontré des qualités de chef et de décideur sous la moyenne[,] ce qui a entraîné la perte de confiance de [vos] subalternes et de [vos] supérieurs ». Par conséquent, je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, la manière dont vous avez été rapatrié au Canada n’était pas équitable. Je suis donc prêt à vous accorder des mesures correctives pour remédier à la situation dans la mesure de mon pouvoir.

[36] Le CEMDI a ensuite énuméré les mesures correctives qu’il accordait, dont le remplacement de la catégorie du rapatriement par la catégorie A, le retrait du rapport de développement personnel et de l’avertissement écrit du dossier personnel du major (retraité) Beddows, ainsi que le retrait d’autres documents relatifs à la mission, y compris la plainte de harcèlement et l’enquête sur celle‐ci.

[37] Les conclusions principales du CEMDI peuvent être regroupées en fonction des incidents ou des mesures qui concernent le grief.

A. La décision de rapatrier

[38] Le CEMDI a conclu que la décision ne se conformait pas à la politique des FAC compte tenu du déni d’équité procédurale subi par le major (retraité) Beddows, étant donné qu’il n’avait pas reçu des renseignements suffisants concernant l’ensemble des moyens invoqués à l’appui de la décision et qu’il n’avait pas disposé d’une possibilité raisonnable de présenter des observations. La décision fait état de ce qui suit :

[traduction]

En outre, je conclus, tout comme l’a fait le Comité, qu’une grande partie du raisonnement est gravement vicié et qu’il a probablement été influencé par un parti pris défavorable de votre supérieur envers vous. J’abonde dans le sens du Comité et considère que l’absence d’intervention justifiée en temps opportun de la chaîne de commandement soulève des doutes quant à la nécessité et à l’urgence de vous rapatrier des mois après que la plupart des événements s’étaient produits. Par voie de conséquence, j’estime que vous avez été lésé par la mauvaise administration entourant votre rapatriement du théâtre d’opérations.

B. Le rapatriement était‐il justifié dans les circonstances?

[39] Le CEMDI s’est livré à un examen indépendant des motifs fondant la décision de procéder au rapatriement.

[40] En commençant avec l’avertissement écrit, le CEMDI a conclu qu’il n’avait pas été délivré à l’intérieur d’une période raisonnable suivant l’incident du partage des mots de passe, ce qui a enfreint la politique des FAC. Il a également décidé que le major (retraité) Beddows n’avait pas disposé du temps nécessaire pour remédier aux lacunes relevées, puisque l’avis d’intention relatif au rapatriement lui avait été remis le jour après avoir reçu l’avertissement écrit. Le délai écoulé entre l’incident et l’avis, mis en contraste avec la vitesse à laquelle ce dernier document a été suivi d’un avis de rapatriement, a mené le CEMDI à s’interroger quant à l’intention derrière la décision de rapatrier. Le CEMDI a souscrit à l’avis du Comité externe d’examen selon lequel [traduction] « il est plus probable que la chaîne de commandement vous a remis l’avertissement écrit pour “monter une preuve” en vue d’étayer sa décision prédéterminée de vous retirer du théâtre d’opérations ». De surcroît, le CEMDI a constaté que le major (retraité) Beddows avait pris des mesures proactives pour trouver une solution technique au problème légué par la rotation antérieure, et l’avait corrigé. L’avertissement écrit était donc nul et sans effet, et le CEMDI a ordonné son retrait du dossier personnel du major (retraité) Beddows.

[41] En ce qui concerne le bien‐fondé de la décision de rapatrier le major (retraité) Beddows, le CEMDI a relevé que quatre motifs principaux ont été invoqués par la chaîne de commandement de ce dernier pour justifier la décision : l’incident lié au partage des mots de passe, les réserves quant à ses qualités de chef de la section J2, la plainte de harcèlement et l’incident lié à l’arme. Compte tenu de sa conclusion antérieure sur la nullité de l’avertissement écrit, le CEMDI a déclaré qu’il ne tiendrait pas compte de l’incident lié au partage des mots de passe pour apprécier la décision relative au rapatriement.

[42] En ce qui a trait aux questions liées au moral et aux dissensions à l’œuvre dans la section J2, le CEMDI a énuméré ses réserves quant à la démarche prise pour les résoudre. La décision du sergent‐major du camp de nommer un des subalternes du major (retraité) Beddows comme sergent‐major J2 pour ensuite lui enjoindre de procéder à une enquête et de rencontrer ce dernier pour discuter de ces enjeux a engendré trois problèmes. Premièrement, cette décision a probablement miné la crédibilité du commandement du major (retraité) Beddows aux yeux de ses subalternes. Deuxièmement, le sergent‐major du camp a outrepassé son mandat : [traduction] « [i]l était manifestement non professionnel, pour ne pas dire inapproprié, d’ordonner la tenue d’une enquête sur votre commandement par l’un de vos subalternes pour ensuite lui enjoindre de vous conseiller sur la manière de remédier à vos lacunes ». Troisièmement, le CEMDI a conclu que le superviseur du major (retraité) Beddows avait un parti pris contre lui, qui se manifestait en partie par une attitude réservée et par le défaut de lui offrir du mentorat, de l’aide ou des conseils. Le CEMDI a indiqué que le major (retraité) Beddows avait assumé en partie la responsabilité des problèmes liés à son commandement qu’il avait affrontés au début de la mission, mais qu’il avait également travaillé pour les surmonter. Le sergent‐major du camp avait d’ailleurs signalé l’amélioration du moral de la section dans son rapport au commandant.

[43] Le CEMDI a exprimé certaines réserves à l’égard du fait que le major (retraité) Beddows n’était pas au courant des problèmes de moral dans sa section, et a déclaré que [traduction] « comme chef, vous auriez dû vous apercevoir que le moral était bas au sein de votre groupe et prendre des mesures proactives pour remédier à la situation ». Malgré tout, il a conclu que cela ne justifiait pas les mesures prises par la chaîne de commandement, qui, selon lui, avaient [traduction] « gravement sapé la capacité du [major (retraité) Beddows] de bien commander sa section et fait en sorte que la situation s’envenime par conséquent ».

[44] En ce qui concerne la plainte de harcèlement, le CEMDI a jugé que la chaîne de commandement sur le théâtre d’opérations du major (retraité) Beddows avait mal géré l’affaire, et que la gravité des allégations avait été [traduction] « lourdement exagérée et que celles‐ci [avaient] servi à appuyer et à justifier [son] rapatriement ».

[45] Enfin, pour ce qui est de l’incident relatif au mauvais usage d’une arme, le CEMDI a mentionné qu’il était allégué que le major (retraité) Beddows avait dégainé son pistolet et l’avait brandi devant son ordinateur le 10 mars 2013. Or, l’incident n’a pas été signalé avant le 4 mai 2013. Dans ses raisons de ne le faire qu’à cette date, le témoin de l’incident a affirmé qu’il n’avait pas pensé que le major (retraité) Beddows était dangereux et qu’il ne voulait pas se mettre dans une position qui pourrait être perçue comme un conflit d’intérêts. Toutefois, le membre a mentionné [traduction] « [qu’]après avoir parlé au [sergent‐major du camp], celui‐ci m’a convaincu de signaler l’incident parce que le major Beddows était visé par plusieurs plaintes de différents membres [...] ».

[46] Le CEMDI a fait remarquer que l’enquête de la police militaire n’avait mené à aucune accusation, et que le dossier avait plutôt été jugé « fondé, non suffisamment étayé », ce qui signifiait selon sa compréhension que les événements s’étaient déroulés de la manière décrite. Tout en reconnaissant que toute infraction liée aux armes est grave et ne peut être tolérée, le CEMDI a conclu que [traduction] « la décision de demander le rapport près de deux mois après la survenance de l’incident constitue la preuve que votre chaîne de commandement était en train de monter une preuve pour justifier leur décision prédéterminée de vous rapatrier ». Il a jugé que l’incident, tel qu’il avait été signalé, ne permettait pas de justifier le rapatriement du major (retraité) Beddows.

[47] Quant à la prétention de ce dernier selon laquelle il aurait été victime de harcèlement de la part de son superviseur, le lieutenant‐colonel MacDonald, le CEMDI a estimé qu’aucune plainte de harcèlement n’avait été déposée concernant les incidents allégués, et qu’il n’était donc pas en mesure de prendre une décision à cet égard.

[48] Après avoir conclu que le major (retraité) Beddows avait été traité injustement par sa chaîne de commandement et que son rapatriement d’Afghanistan n’était pas justifié, le CEMDI s’est penché sur les mesures correctives à appliquer. Après avoir constaté que le major (retraité) Beddows avait produit une très longue liste détaillée de mesures correctives, le CEMDI a déterminé que la décision définitive était de son ressort en tant qu’autorité de dernière instance dans la procédure de griefs. Il a ordonné les mesures correctives suivantes :

  • la catégorie de rapatriement : elle passera de « D » à « A » et tous les documents concernant la décision initiale de rapatriement seront retirés des dossiers du major (retraité) Beddows;

  • le retrait des documents : tous les documents concernant le rapatriement prématuré du major (retraité) Beddows seront retirés de ses dossiers; de plus, l’avertissement écrit, le rapport de développement personnel et le rapport sur un changement de situation en matière de cote de fiabilité/cote de sécurité seront retirés de ses dossiers.

[49] Le CEMDI a refusé d’ordonner la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures correctives sollicitées par le major (retraité) Beddows, dont celles qui suivent :

  • les demandes d’enquête : le CEMDI a refusé d’ordonner la tenue d’enquêtes visant la conduite de l’ancien commandant du major (retraité) Beddows et de la plaignante à l’origine de la plainte de harcèlement. En ce qui a trait au harcèlement, le CEMDI a déclaré ce qui suit :

[traduction]

En ce qui concerne l’auteure de la plainte de harcèlement, je ne vois pas de raison d’enquêter sur sa conduite. Je conçois que vous ayez été surpris et que vous ayez été personnellement offensé par le dépôt de sa plainte contre vous. Toutefois, je dois vous rappeler que c’était son droit fondamental de présenter une telle plainte. Bien que, en l’espèce, la procédure entourant la plainte de harcèlement fourmillait d’erreurs, je conclus qu’elle a ultimement été close conformément à la politique.

  • Le CEMDI a statué ce qui suit, en ce qui a trait à la conduite de l’ancien superviseur du major (retraité) Beddows :

[traduction]

[...] je ne vois aucune preuve dans votre dossier qui me pousserait à conclure que les actions [du lieutenant‐colonel MacDonald] étaient d’une quelconque manière malveillantes ou criminelles. Je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, le conflit de personnalités entre vous deux a entraîné l’érosion de sa foi en vous et suscité sa perte de confiance à votre égard ainsi que son parti pris contre vous. Une fois que la confiance est perdue, elle est très difficile à retrouver. Pour ce motif, et partant du fait que ces événements se sont déroulés il y a plus de neuf ans, je vois peu d’utilité au fait d’ordonner la tenue d’une enquête à ce stade et je ne le ferai donc pas.

  • Le rapport d’appréciation du personnel sur le théâtre d’opérations/réunion du conseil de promotion au mérite de 2013 : Le major (retraité) Beddows a fait valoir que ces événements avaient miné ses chances de promotion, et il a demandé que le conseil de promotion au mérite de 2013 soit convoqué pour apprécier comme il se doit son rendement et son potentiel. Le CEMDI a convenu que le rapport d’évaluation du rendement de 2012‐2013 était probablement vicié par le traitement injuste, et a ordonné qu’il soit retiré des dossiers du major (retraité) Beddows et remplacé par un rapport montrant que le major (retraité) Beddows avait été dispensé d’évaluation durant cette période. De ce fait, le CEMDI a également ordonné la tenue d’une évaluation pour décider s’il fallait réunir un conseil de promotion au mérite supplémentaire, mais a refusé d’en convoquer un immédiatement.

  • L’indemnisation pécuniaire : Le major (retraité) Beddows a réclamé la rémunération, les indemnités et les avantages pécuniaires dont il a été privé par son rapatriement prématuré, y compris le statut d’exemption fiscale qu’il a perdu après avoir été contraint de quitter trop tôt Kaboul, en Afghanistan. Le CEMDI a refusé d’accorder cette demande, parce qu’il ne disposait [traduction] « pas du pouvoir d’octroyer de la rémunération, des indemnités et d’autres avantages pécuniaires dans ces circonstances ».

  • La possibilité de partager les leçons apprises : Le major (retraité) Beddows avait sollicité la permission de contribuer en bonne et due forme au Compte rendu après action et leçons tirées de ROTO 2. Toutefois, le CEMDI a considéré que ce point était devenu théorique vu le laps de temps important qui s’était écoulé depuis la fin de la mission canadienne en Afghanistan.

  • La demande de promotion et de rétablissement de sa crédibilité et de sa réputation : Le major (retraité) Beddows avait demandé une promotion au grade de lieutenant‐colonel, avec une date de prise d’effet au 1er janvier 2016. Signalant que la concurrence était féroce pour la promotion au grade de lieutenant‐colonel, et en se fondant sur son examen des rapports de rendement du major (retraité) Beddows avant et après sa mission, le CEMDI a conclu qu’il n’aurait pas obtenu une note suffisamment élevée pour être promu en 2016. Tout en reconnaissant qu’en se fondant sur son examen du dossier, le major (retraité) Beddows était un candidat solide doté d’un bon potentiel, le CEMDI a également relevé [traduction] « quelques écarts reconnus [par le major (retraité) Beddows] dans son commandement durant sa mission ». Dans l’ensemble, le CEMDI a conclu que les évaluations de rendement du major (retraité) Beddows témoignaient [traduction] « de sa progression et de sa solidité, mais qu’elles n’étaient pas exceptionnelles ».C’est pourquoi il a refusé d’ordonner une promotion.

[50] En somme, le CEMDI a reconnu qu’il n’avait pas accordé au major (retraité) Beddows l’intégralité des mesures correctives sollicitées, mais il a déclaré [traduction] « [croire] sincèrement que ce [qu’il lui avait] octroyé [était] équitable ».

[51] Le major (retraité) Beddows demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[52] Le major (retraité) Beddows soulève trois principales questions en litige : la décision est déraisonnable pour plusieurs motifs différents, il s’est vu privé de son droit à l’équité procédurale puisqu’il n’a pas eu droit à une divulgation complète et le CEMDI n’avait pas l’autorité légale pour prononcer la décision en cause. Il s’agit d’une bonne manière de regrouper les observations que le major (retraité) Beddows a présentées à la Cour, et je vais m’y intéresser dans cet ordre.

[53] La norme de contrôle qui s’applique au fond de la décision est celle de la décision raisonnable, conformément au cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[54] Il y a de nombreuses dimensions à examiner dans un contrôle judiciaire effectué selon la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov et appliquée dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada]. En l’espèce, les balises les plus importantes concernent le fait que le contrôle doit d’abord porter sur les motifs de la décision. En outre, il faut évaluer si le décideur (ici, le CEMDI) a appliqué le droit pertinent aux faits importants de l’affaire et si le raisonnement est intrinsèquement cohérent et rationnel. Autrement dit, le droit pertinent et les principaux faits de l’affaire cernent l’espace à l’intérieur duquel la décision doit être rendue (Vavilov, aux para 85 et 99; Postes Canada, au para 31). Si un contrôle révèle que le décideur est allé au‐delà de cet espace, en appliquant les mauvaises dispositions légales ou en ne tenant pas compte des faits les plus pertinents, alors la décision peut être jugée déraisonnable.

[55] En outre, le processus d’analyse doit établir que la décision est justifiée. Cette règle englobe la question de savoir si la cour de révision peut comprendre la logique interne de la décision et comment le décideur en est arrivé à sa conclusion (Vavilov, aux para 81, 85). Le juge Rennie a trouvé une façon de décrire ce processus dans la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11, lorsqu’il a déclaré qu’une décision raisonnable est une décision qui permet à la cour de révision de « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées ». S’il n’y a pas de points de ce type ou si la direction n’est pas claire, alors il peut être conclu que la décision est déraisonnable.

[56] Il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience invoquée [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans l’arrêt Postes Canada, au para 33). Une cour de révision ne doit pas ajouter ses propres motifs ou formuler des conclusions de fait qui n’ont pas été tirées par le décideur (Vavilov, au para 97).

[57] De surcroît, la jurisprudence antérieure confirme que le CEMD a droit à un degré de déférence élevé de la part de la cour de révision : Higgins c Canada (Procureur général), 2016 CF 32 aux para 75‐77, décision suivie dans la décision Bond‐Castelli c Canada (Procureur général), 2020 CF 1155 [Bond‐Castelli] au para 31, décision suivie dans la décision Filizola c Canada (Procureur général), 2021 CF 1368 [Filizola] au para 45. Selon cette démarche, « un degré de déférence élevé doit être accordé à l’ADI lorsqu’elle exerce sa compétence en matière de griefs » (Bond‐Castelli, au para 31, décision suivie dans la décision Filizola au para 45).

[58] Les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte. L’ultime question à laquelle doit répondre une cour de révision est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. Or, cet exercice est bien reflété dans la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] aux paragraphes 54 et 56).

[59] En ce qui concerne la question de savoir si le CEMDI a outrepassé son autorité légale en prononçant la décision faisant l’objet du contrôle, nous n’appliquerons aucune norme de contrôle puisque la Cour est saisie pour la première fois de cette question. Le major (retraité) Beddows soulève une question binaire : le CEMDI disposait de l’autorité nécessaire ou il n’en disposait pas.

[60] Je m’intéresse ici à une dernière question administrative relative à l’intitulé. L’intitulé sera modifié avec effet immédiat pour refléter le fait que le défendeur approprié en l’espèce est le procureur général du Canada, plutôt que le « Canada (Procureur général) en tant que représentant du général Wayne Eyre, chef d’état‐major de la Défense par intérim des Forces armées canadiennes ». Cette modification n’a pas de répercussion pratique sur la nature ou la portée de l’instance, et ne limite pas les mesures de réparation que la Cour peut accorder si elle accueille la demande.

V. Analyse

A. La décision est‐elle déraisonnable?

[61] Le major (retraité) Berrows prétend que la décision est déraisonnable parce que :

i. la conclusion du CEMDI selon laquelle son commandant n’a pas agi avec « malveillance » n’est pas étayée par la preuve;

ii. le retard marqué dans le déroulement de la procédure a exacerbé l’injustice et démontre à la fois la mauvaise foi de la chaîne de commandement et son incapacité à appliquer la loi;

iii. le défaut de lui offrir une réparation complète a perpétué le tort infligé.

[62] Je vais me pencher sur ces prétentions les unes après les autres, en commençant par faire un résumé des thèses des parties avant de passer à ma propre analyse.

(1) La conclusion selon laquelle le commandant n’a pas agi avec malveillance

[63] Le major (retraité) Beddows plaide que le raisonnement qui sous‐tend la conclusion selon laquelle le lieutenant‐colonel MacDonald n’a pas agi avec malveillance est gravement vicié et ne peut être maintenu. Il met en opposition le dommage à la réputation durable que lui et sa famille ont subi et le fait que le lieutenant‐colonel MacDonald a reçu une affectation prestigieuse à Washington D.C., malgré les conclusions tirées par le CEMDI.

[64] Le major (retraité) Beddows avait demandé, relativement à son grief, la tenue d’une enquête sur [traduction] « les mesures, la conduite et le traitement » adoptés par le lieutenant‐colonel MacDonald à son égard. Il voulait faire trancher la question de savoir si la manière dont le lieutenant‐colonel l’avait traité, notamment les mesures prises à son endroit et la mise en œuvre des processus administratifs pour le rapatrier, satisfaisait aux critères de manquement à la discipline militaire, dont le harcèlement criminel et les mauvais traitements à l’égard de subalternes au sens des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [ORFC].

[65] Selon le major (retraité) Beddows, le CEMDI a conclu que les mesures prises par le lieutenant‐colonel MacDonald étaient motivées par un parti pris, qu’elles amplifiaient la gravité des allégations portées contre lui et que le lieutenant‐colonel tentait de légitimer une décision prise à l’avance en sollicitant des dénonciations et des plaintes de la part des subalternes du major (retraité) Beddows, ce qui était contraire aux règles et aux politiques des FAC. Compte tenu de ces conclusions, le major (retraité) Beddows soutient que la conclusion portant que le lieutenant‐colonel MacDonald n’a pas agi de façon malveillante ne peut être maintenue. Il affirme qu’il était le J‐2 pour la ROTO‐2, l’officier supérieur du renseignement pour la mission, et que, d’une manière injustifiée et injuste, il a été à tort relevé d’une affectation qui marquait un tournant pour sa carrière. Durant l’audience, le major (retraité) Beddows a déclaré que ces mesures sont la définition même de la malveillance.

[66] Pour appuyer son argument selon lequel le tort causé par le lieutenant‐colonel MacDonald était plus que suffisant pour justifier une enquête, le major (retraité) Beddows renvoie aux dépositions de collègues qui ont été témoins du traitement de son commandant à son égard durant la mission. Ces déclarations corroborent ses allégations portant qu’il était malmené par le lieutenant‐colonel, qui le traitait d’une manière condescendante et le critiquait ouvertement devant ses subalternes, ce qui contrevient à la politique des FAC. Le major (retraité) Beddows affirme que la preuve étaye la conclusion selon laquelle le lieutenant‐colonel MacDonald avait induit ses supérieurs en erreur lorsqu’il a présenté le rapport relatif au rapatriement sur le fondement de plaintes qu’il avait suscitées et dont il avait grandement exagéré la gravité. Il fait valoir que la chaîne de commandement n’a pas su détecter cette manœuvre ni l’empêcher, et qu’elle a donc agi sur la foi de ces allégations injustifiées.

[67] Le major (retraité) Beddows avance que la décision du CEMDI atténue les conclusions tirées par le Comité externe d’examen à l’égard de la plainte de harcèlement sexuel. Le CEMDI omet de mentionner que le Comité a conclu dans son rapport que [traduction] « les éléments essentiels d’une plainte [de harcèlement sexuel] [...] sont absents, et [que] les allégations formulées ne correspondent pas à la définition de harcèlement, à [son] avis ». Le major (retraité) Beddows plaide qu’en évitant de se reporter à l’intégralité des conclusions du Comité d’examen externe, le CEMDI n’a pas donné dûment effet à l’abus de la procédure de harcèlement sur lequel la chaîne de commandement s’était reposée dans le cadre du processus de rapatriement.

[68] Le major (retraité) Beddows ajoute que la conclusion du CEMDI portant qu’il n’avait pas présenté de plainte de harcèlement au regard de la conduite du lieutenant‐colonel MacDonald était erronée. Il attire notre attention sur la copie de la plainte de harcèlement qu’il a déposée et qui figure au dossier de la Cour.

[69] Vu l’ensemble de ces éléments, le major (retraité) Beddows avance que la conclusion selon laquelle le lieutenant‐colonel MacDonald n’a pas agi de façon malveillante est déraisonnable, ce qui est important parce que le CEMDI a invoqué cet élément pour fonder son choix de ne pas ordonner d’enquête sur la conduite du commandant. De ce fait, le major (retraité) Beddows a demandé à la Cour de prononcer une décision imposée selon laquelle l’autorité de dernière instance doit conclure que son commandant avait délibérément agi avec malveillance à son égard, que la décision doit être modifiée pour établir clairement ce fait, et que tous les documents préparés par le commandant doivent être évalués en tenant compte de cette réalité.

[70] Le défendeur soutient que la décision est raisonnable, et souligne qu’elle constitue un examen approfondi, fouillé et détaillé du grief du major (retraité) Beddows, et que le décideur a en grande partie accueilli ses demandes. Il affirme que, de façon générale, les mesures correctives accordées par le CEMDI concordent avec ses conclusions relatives aux circonstances ayant entouré le rapatriement du major (retraité) Beddows du théâtre d’opérations.

[71] En ce qui concerne la question précise du défaut de conclure à l’existence de malveillance, le défendeur invoque que le CEMDI a clairement conclu que la manière dont le major (retraité) Beddows avait été rapatrié d’Afghanistan contrevenait aux politiques des FAC, et que ce rapatriement était fondé sur un raisonnement vicié qui était probablement influencé par un parti pris personnel défavorable. Le défendeur plaide, toutefois, que, bien que le CEMDI ait reconnu qu’il disposait du pouvoir d’ordonner la tenue d’une enquête, il avait conclu que rien ne permettait d’établir que les mesures adoptées par le lieutenant‐colonel MacDonald à l’encontre du major (retraité) Beddows étaient [traduction] « d’une quelconque manière malveillantes ou criminelles ». Il a plutôt estimé que les mauvais traitements subis par le major (retraité) Beddows procédaient d’un conflit de personnalités, qui a entraîné la perte de confiance et le parti pris du commandant à son égard. Pour cette raison et parce que l’incident s’était produit neuf ans auparavant, le CEMDI a refusé d’ordonner la tenue d’une enquête, une décision qui, selon le défendeur, était raisonnable dans les circonstances.

[72] En ce qui concerne l’allégation visant plus particulièrement l’absence de conclusion relative à la malveillance, le défendeur soutient que les termes « malveillance » et « parti pris » ne sont pas synonymes, puisque le dictionnaire Le Grand Robert définit « malveillance » comme un « mauvais vouloir à l’égard de quelqu’un, [une] disposition d’esprit qui conduit à juger autrui défavorablement, à lui vouloir du mal ». Le défendeur affirme que bien que la partialité et la malveillance puissent exister de concert, une conclusion relative à l’existence d’un parti pris personnel n’entraîne pas nécessairement une conclusion quant à l’existence de malveillance. Par conséquent, aux dires du défendeur, la conclusion du CEMDI portant que le processus de rapatriement était entaché par la partialité du lieutenant‐colonel MacDonald, mais que la décision de rapatrier n’était pas motivée par la malveillance, est raisonnable selon la preuve. De surcroît, il n’est pas certain que la décision d’ouvrir une enquête serait prise automatiquement même si l’on concluait à la présence de malveillance. Considérant l’ensemble de ces arguments, le défendeur avance que la décision est raisonnable.

[73] Il fait valoir à titre subsidiaire que l’espèce ne correspond pas aux situations restreintes et exceptionnelles où une décision imposée est justifiée. De plus, le défendeur ajoute que le type de décision imposée demandé par le major (retraité) Beddow n’est pas indiqué.

[74] En ce qui concerne cette question, je considère que des éléments tirés des observations des deux parties sont convaincants. Je souscris à l’argument portant que le terme « malveillance » n’est pas complètement synonyme du syntagme « parti pris ». Toutefois, je vois également la force de l’argument du demandeur selon lequel l’ensemble de la preuve portant sur la conduite du lieutenant‐colonel MacDonald à son égard peut seulement témoigner de sa mauvaise foi, de son animosité et de sa mauvaise volonté, soit le type de comportement normalement associé au concept de « malveillance ». Cela dit, je constate que la définition de malveillance retenue par le défendeur comprend l’élément suivant : « un mauvais vouloir à l’égard de quelqu’un, [une] disposition d’esprit qui conduit [...] à lui vouloir du mal ».

[75] Le lieutenant‐colonel MacDonald savait indubitablement que, pour le major (retraité) Beddows, servir en Afghanistan en qualité de J2 dans le cadre de l’opération ATTENTION ‐ ROTO 2 constituait une affectation importante et prestigieuse, et que son rapatriement prématuré sans aucune explication publique lui causerait un certain degré d’humiliation et de perte de réputation. De ce fait, ce n’est pas faire acte de foi que de comprendre pourquoi le major (retraité) Beddows conclut que cette conduite fait intervenir un minimum de malveillance.

[76] Après avoir reconnu la force de l’argument du demandeur sur ce point, je dois immédiatement souligner qu’il ne m’appartient pas de tirer une telle conclusion dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et je ne le ferai pas. La question est plutôt de savoir si la décision du CEMDI de ne pas ordonner la tenue d’une enquête est déraisonnable. Il s’agit d’une question entièrement différente de celle de savoir si la conduite du lieutenant‐colonel MacDonald faisait intervenir un certain degré de malveillance (question qui n’est pas l’objet du présent contrôle judiciaire). À cet égard, je conviens avec le défendeur que la décision démontre manifestement que le CEMDI avait bien saisi la question, qu’il comprenait la preuve et qu’il avait décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’ouvrir une enquête.

[77] Bien qu’un autre décideur aurait pu conclure que les mesures adoptées par le lieutenant‐colonel MacDonald étaient entachées de malveillance, ce fait, en soi, n’entraîne pas irrémédiablement l’ouverture d’une enquête. Il n’est pas question d’agissements criminels. Le CEMDI a analysé la preuve versée au dossier, y compris le fait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis l’incident, et a expliqué pourquoi il n’ordonnait pas la tenue d’une enquête. Ce volet de la décision témoigne d’une connaissance des faits, compte tenu du droit applicable, et le raisonnement est expliqué logiquement. C’est tout ce que requiert l’examen du caractère raisonnable. Le fait que le major (retraité) Beddows n’abonde pas dans le sens de cette conclusion ne suffit pas pour décider qu’elle est déraisonnable.

[78] En fin de compte, la décision de procéder ou non à l’ouverture d’une enquête implique l’exercice d’un vaste pouvoir discrétionnaire, et bon nombre de différents facteurs sont pertinents pour cette évaluation. Le major (retraité) Beddows n’a pas attiré l’attention de la Cour sur un facteur extérieur ou non pertinent qui se serait glissé dans la décision du CEMDI sur ce point, et un examen de la preuve n’en fait ressortir aucun. La décision montre plutôt que le CEMDI a tenu compte de la preuve et l’a soupesée, quoique point à la convenance du major (retraité) Beddows, et qu’il a ensuite décidé de ne pas ordonner la tenue d’une enquête. Compte tenu de la large marge d’appréciation dévolue à l’autorité de dernière instance dans ce contexte, je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’une conclusion déraisonnable.

[79] Sur ce point, il est important de reconnaître que bien que l’énoncé du CEMDI selon lequel le major (retraité) Beddows n’avait pas déposé de plainte de harcèlement contre son commandant aurait pu être formulé avec plus de soin, il était correct sur le fond. Le fait qu’il ait déposé auparavant une plainte de harcèlement concernant des incidents précis, dans laquelle il alléguait que le commandant avait tenu des propos inappropriés (qui ne le visaient pas spécifiquement) constitue une question totalement différente de la prétention selon laquelle il aurait été victime de harcèlement continu. En ce qui concerne ce dernier argument, le CEMDI a raisonnablement conclu que le major (retraité) Beddows n’avait pas déposé de plainte d’une aussi vaste portée, et qu’il ne pouvait donc pas s’y arrêter dans le cadre du grief.

[80] De plus, je ne peux pas me ranger à l’avis du major (retraité) Beddows selon lequel l’analyse du CEMDI sur la mauvaise gestion de la plainte de harcèlement déposée contre lui est déraisonnable. Le major (retraité) Beddows invoque les conclusions du Comité externe d’examen, et fait remarquer à juste titre que la décision du CEMDI ne suit pas à ce rapport mot à mot. Toutefois, la décision n’est pas pour autant déraisonnable. Dans sa décision, le CEMDI résume les points principaux de la trame factuelle et conclut clairement que la chaîne de commandement du major (retraité) Beddows a mal géré l’affaire. Sur ce fondement, il a ordonné que le rapport soit retiré du dossier personnel du major (retraité) Beddows. Il est ardu de voir comment cette décision contribue d’une quelconque manière à [traduction] « atténuer » le traitement de cette question. Je ne suis pas en mesure de conclure que cet aspect du raisonnement est déraisonnable, même si la décision n’est pas exactement à l’image des conclusions du Comité externe d’examen.

[81] Pour ces motifs, je ne puis conclure que la décision du CEMDI de ne pas ordonner la tenue d’une enquête visant les mesures prises par le lieutenant‐colonel MacDonald était déraisonnable.

B. Le retard pris dans le traitement du grief

[82] Le major (retraité) Beddows souligne qu’il s’est écoulé 2 072 jours entre sa demande initiale et la décision statuant sur son grief. Il a signalé qu’au moment de l’audience, 3 289 jours avaient passé depuis qu’il avait présenté son grief et qu’il avait pris sa retraite des FAC depuis 373 jours. Il a constaté avec regret que le jour de l’audience devant la Cour marquait le neuvième anniversaire de son arrivée au Canada après son rapatriement d’Afghanistan. Il rappelle que la Seconde Guerre mondiale n’a duré que six ans, et qu’il ne peut penser à une raison valable pour laquelle le traitement de son dossier a pris plus de temps.

[83] Le major (retraité) Beddows fait valoir que ce retard considérable est déraisonnable et témoigne de la mauvaise foi à l’œuvre, en particulier parce qu’on l’a informé que le décideur n’était soumis à aucun délai, ce qui est contraire à l’obligation prévue dans la Loi sur la défense nationale qui dispose que les griefs doivent être traités avec célérité. Il se fonde sur l’article 29.11 de la Loi sur la défense nationale qui se libelle de la manière suivante : « [l]e chef d’état‐major de la défense est l’autorité de dernière instance en matière de griefs. Dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il agit avec célérité et sans formalisme ». Le major (retraité) Beddows soutient que le retard pris en l’espèce contrevient de façon flagrante à cette disposition.

[84] Comme il l’indique, la Cour suprême du Canada a imposé des règles strictes en matière de délais en droit criminel dans l’arrêt R. c Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 RCS 631 [Jordan]. Il souligne qu’elles sont la manifestation de l’ancienne maxime « justice différée, justice refusée ». Compte tenu des profonds retards que le déroulement du dossier a déjà subis, le major (retraité) Beddows prétend qu’on a enfreint son droit à l’équité procédurale, et que le préjudice essuyé s’est exacerbé du fait qu’il n’est plus possible d’aussi bien réparer le dommage subi depuis qu’il a pris sa retraite. Comme le mentionne le major (retraité) Beddows dans ses observations écrites [traduction] : « [c]omment rétablir la réputation professionnelle de quelqu’un qui a déjà pris sa retraite? Comment récupérer les possibilités perdues après avoir pris huit ans pour trancher un conflit de travail interne? ».

[85] Compte tenu de ces retards, le major (retraité) Beddows demande à la Cour qu’elle renvoie le dossier au CEMD pour réexamen et que celui‐ci soit assujetti à des délais stricts pour veiller à ce que l’affaire soit traitée avec célérité, comme l’exige la Loi sur la défense nationale.

[86] Le défendeur rétorque que la période écoulée entre le dépôt du grief initial et la décision du CEMDI n’était pas excessive, et que le major (retraité) Beddows n’a pas démontré qu’il avait subi un préjudice causé par l’écoulement du temps. Tout en rappelant que la jurisprudence a établi que le délai ne constitue pas en soi un manquement au devoir d’équité (Blencoe c Colombie‐Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 aux para 121‐122), le défendeur avance que la majorité de la preuve en l’espèce a été recueillie peu après le rapatriement du major (retraité) Beddows, et que, depuis ce temps, celui‐ci a disposé de multiples occasions pour transmettre d’autres éléments de preuve ou d’autres observations. Le CEMDI ne peut être responsable des retards antérieurs, qui sont la conséquence de décisions prises par ses prédécesseurs et leurs subalternes, ni du temps pris par les contrôles judiciaires et les appels interjetés.

[87] Il est aisé de comprendre pourquoi le major (retraité) Beddows se sent lésé par le très long laps de temps écoulé avant d’obtenir une décision au sujet de son grief, et également pourquoi il sollicite une ordonnance enjoignant à tout décideur qui réexamine la présente affaire de prendre une décision sans retard indu. Un très long laps de temps s’est indubitablement écoulé depuis qu’il a été rapatrié d’Afghanistan et qu’il a déposé son grief.

[88] Le major (retraité) Beddows voit l’arrêt Jordan comme une balise utile, même s’il se rapporte à des procédures pénales plutôt qu’administratives. M’inspirant de la démarche privilégiée par l’arrêt Jordan et des décisions subséquentes relatives aux retards accusés dans les procédures pénales, j’estime qu’il est essentiel non seulement de prendre en compte le temps écoulé, mais également les raisons des retards ainsi que d’identifier les personnes qui en sont la cause. Cette démarche s’intéresse à chaque étape importante du long historique procédural qui a précédé la décision définitive.

[89] Les principaux éléments de cet historique procédural comprennent les étapes suivantes, selon l’échéancier approximatif qui suit :

  • le dépôt du grief et le rejet initial par l’autorité de dernière instance parce qu’il était prescrit – mai 2014 à février 2015;

  • le contrôle judiciaire et l’appel interjeté de la décision de rejet – mars 2015 à novembre 2016;

  • le deuxième grief et l’appel – février 2017 à octobre 2020;

  • le réexamen du grief initial — le renvoi au Comité externe d’examen en mai 2017, lequel a délivré son rapport en février 2018 — la décision définitive rendue le 18 octobre 2021 par le CEMDI agissant comme autorité de dernière instance.

[90] Il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse judiciaire de ce qui s’est déroulé durant chacune de ces périodes. Il suffit de signaler qu’il y a eu un certain nombre de mesures procédurales prises en cours de route, que ce soit à la demande du défendeur ou en raison des démarches effectuées par le major (retraité) Beddows. Je prends note de tout ceci en soulignant que je ne blâme ni ne critique aucune des parties. Les deux camps ont fait valoir leurs droits comme ils étaient pleinement fondés le faire. Le résultat net, cependant, est qu’il s’est écoulé un très long laps de temps pour que le grief initial soit tranché au fond.

[91] Dans la mesure où le droit est concerné, le retard pris dans une instance administrative n’est pas injuste en soi. C’est seulement lorsqu’il est porté atteinte à la capacité d’une partie de participer à l’instance, par exemple en raison des difficultés éprouvées pour recueillir ou produire ses éléments de preuve, que le retard peut justifier l’annulation d’une décision. En l’espèce, le major (retraité) Beddows ne prétend pas avoir subi ce type de préjudice. Il souligne plutôt le fait qu’il avait déjà pris sa retraite des FAC au moment où le CEMDI s’est finalement penché sur son grief, et que ce départ limitait les types de mesures correctrices réellement applicables. Ensuite, il fait ressortir le préjudice continu et prolongé que lui et sa famille ont enduré en raison de cette tache injuste et injustifiée qui ternit sa réputation.

[92] Le major (retraité) Beddows a affirmé que le retard avait porté atteinte à son droit à l’équité procédurale, mais il n’a mis de l’avant aucun préjudice subi quant à sa capacité de recueillir des éléments de preuve ou à présenter sa thèse, et le dossier démontre qu’il a eu amplement l’occasion de produire des éléments de preuve et des observations à chaque étape en cours de route. À mon avis, son argumentation porte davantage sur le fond de la décision et doit donc être appréciée selon la norme de la décision raisonnable, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Vavilov.

[93] Après examen du retard relatif aux diverses étapes énumérées plus haut, je ne suis pas en mesure de conclure que la décision du CEMDI de tenir compte de l’écoulement du temps pour apprécier le caractère indiqué des mesures correctives était déraisonnable. Au moment où le CEMDI s’est penché sur l’affaire, il ne pouvait pas revenir dans le passé. Il n’aurait pas été opportun de faire abstraction du fait qu’un long laps de temps s’était écoulé depuis les incidents en cause, que la mission du Canada en Afghanistan était arrivée à son terme et que le major (retraité) Beddows avait pris sa retraite des FAC. Ces faits étaient pertinents à la décision du CEMDI, et il a expliqué pourquoi et comment il en a tenu compte pour statuer sur la question. C’est tout ce qu’exige la norme de la décision raisonnable, même si l’issue de l’affaire peut sembler injuste pour le major (retraité) Beddows.

[94] Toutefois, comme je l’explique dans la prochaine section, j’ai jugé que la décision était déraisonnable sur deux points particuliers et je l’ai renvoyée pour être réexaminée à l’égard de ces deux éléments précis et restreints. Ce faisant, je me suis rangé de l’avis du major (retraité) Beddows sur ce point, à savoir qu’un échéancier devrait être décidé au regard de la prochaine décision sur ces deux points précis, pour veiller à ce que l’affaire ne languisse point dans les tréfonds de la bureaucratie militaire. À cet égard, le rapport de 2021 rédigé par le juge (retraité) Morris Fish sur la procédure de griefs militaires intitulé « Rapport de l’autorité du troisième examen indépendant au ministre la Défense nationale », invoqué par le major (retraité) Beddows, est particulièrement convaincant.

[95] Pour toutes les raisons énoncées plus haut, je conclus que le retard pris en l’espèce n’a pas enfreint l’équité procédurale et qu’il n’était pas déraisonnable pour le CEMDI de tenir compte de l’écoulement du temps et des événements qui s’étaient sont produits pour choisir des mesures correctives.

C. Le défaut d’offrir pleine réparation

[96] Cette prétention est au cœur de la plainte du major (retraité) Beddows à l’égard de la décision. Selon lui, bien que le CEMDI ait conclu qu’il avait été injustement traité durant le processus qui a mené à la décision de le rapatrier, tout comme en ce qui concerne l’allégation portant sur la manipulation des armes et la plainte de harcèlement sexuel, il n’a pas obtenu pleine réparation comme l’exige la justice. Le major (retraité) Beddows prétend que cela va à l’encontre de la preuve et rend la décision déraisonnable.

[97] Son argumentation à cet égard se scinde en deux principaux volets : il s’est vu refuser toutes les formes de réparation personnelle demandée, dont une certaine forme de reconnaissance publique qu’on lui a fait du tort; et le défaut du CEMDI de lui accorder une réparation satisfaisante a perpétué son préjudice, a fait obstacle à la responsabilisation des auteurs d’actes répréhensibles et n’empêchera pas ce genre de situation de se reproduire. J’examinerai chacun de ces volets successivement.

[98] En ce qui concerne la réparation personnelle, le major (retraité) Beddows insiste sur deux éléments : retrancher les références défavorables et les rapports qui ont justifié son rapatriement, et prendre des mesures pour rétablir sa réputation professionnelle. Sur le premier point, il renvoie au défaut d’ordonner que toute trace du rapatriement abusif et des rapports et évaluations qui y sont associés soit retirée des dossiers des FAC. Il prétend que la décision du CEMDI d’ordonner le retrait de ces documents de son seul dossier personnel ne suffit pas, parce que les répercussions continues de ces rapports persisteront encore et nuiront à sa réputation ainsi qu’à ses éventuelles perspectives d’emploi. Le major (retraité) Beddows avance que ces rapports pourraient nuire à sa capacité d’obtenir une cote de sécurité élevée. Il invoque des documents qui, selon lui, démontrent les répercussions persistantes de la tache sur sa réputation causée par la décision de le rapatrier. Ainsi, quoiqu’il ait été informé qu’on envisageait de le poster à l’étranger, cette affectation ne s’est jamais matérialisée et, après l’incident lié au rapatriement, il n’a plus jamais eu de subalternes sous ses ordres. Aux dires du major (retraité) Beddows, ces exemples démontrent le préjudice persistant causé par le défaut de retrancher les rapports défavorables et injustifiés de tous les dossiers des FAC.

[99] Le major (retraité) Beddows lie aussi ces répercussions défavorables au refus d’ordonner la rédaction et la diffusion d’une lettre d’excuses au sein de la communauté du renseignement des FAC. Il souligne que lui et sa famille ont enduré une humiliation constante en lien avec son retour d’affectation prématuré et inexpliqué de la ROTO 2, et qu’ils n’ont pas été en mesure de la surmonter étant donné le temps pris pour blanchir son nom. Malgré les retombées très publiques de l’affaire sur le major (retraité) Beddows et sa famille – un sujet qu’il a évoqué avec émotion lors de l’audience – les seules mesures correctives accordées étaient essentiellement « privées », comme celle de changer la catégorie de son rapatriement ou de retirer certains rapports de son dossier personnel. Ces mesures n’ont pas mis un terme au préjudice entraîné par son rapatriement prématuré d’Afghanistan. Le défaut d’ordonner la rédaction et la diffusion d’une telle lettre d’excuses permet aux soupçons et aux perceptions défavorables de persister, malgré les conclusions claires en faveur du major (retraité) Beddows dans la décision définitive. Pire, il signale que la décision est muette quant aux motifs pour lesquels sa demande a été refusée. Il soutient que c’est insuffisant et déraisonnable.

[100] En ce qui concerne le défaut d’agir du CEMDI, le major (retraité) Beddows centre ses efforts sur l’allégation de harcèlement sexuel qui selon lui était dépourvue de fondement et aurait dû être immédiatement rejetée. Il affirme que son importance a plutôt été exagérée et a servi de principale justification à la décision de le rapatrier de la ROTO 2. Il avance que l’allégation de harcèlement a permis au lieutenant‐colonel MacDonald de justifier sa décision, ce qui correspond à un abus de procédure. Le défaut du CEMDI de reconnaître cette situation suffit pour rendre la décision déraisonnable. Il en va tout autant de son défaut de se rendre compte que ce type d’acte répréhensible, combiné au retard global pris dans le traitement du grief, justifiait une réparation de plus grande ampleur pour atténuer et surmonter les préjudices accumulés ayant ébranlé la carrière, la réputation et la position du major (retraité) Beddows dans sa collectivité.

[101] Le défendeur a répliqué que le CEMDI avait accordé au major (retraité) Beddows presque toutes les mesures correctives individuelles sollicitées et que les principales demandes refusées faisaient intervenir des enquêtes sur des tiers. Selon lui, le retrait des rapports défavorables du dossier personnel du major (retraité) Beddows a permis à ce dernier d’obtenir pour l’essentiel la réparation demandée, et il n’existe aucune preuve de répercussions défavorables persistantes causées par un quelconque document qui pourrait exister ailleurs chez les FAC. En outre, le CEMDI n’a pas ordonné la présentation d’excuses, et le défendeur a indiqué que, dans le même ordre d’idées, le Comité externe d’examen n’avait pas recommandé le prononcé d’une telle ordonnance. Bien que la décision définitive ne fasse pas expressément état des raisons pour lesquelles la présentation d’excuses n’est pas ordonnée, le défendeur prétend que le CEMDI était manifestement au courant de l’existence de la demande puisqu’il l’avait mentionnée dans son résumé des mesures correctives demandées par le major (retraité) Beddows. Le défendeur fait valoir que, même si la Cour juge que cette omission est une erreur, celle‐ci n’est pas suffisamment grave pour justifier d’infirmer la décision, compte tenu de l’ensemble des conclusions et des mesures correctives accordées.

[102] En ce qui a trait à la plainte de harcèlement, le défendeur soutient qu’il est important d’opérer une distinction entre les conclusions relatives à la mauvaise gestion de la plainte et de l’enquête, et le dépôt de la plainte initiale elle‐même. L’argument du défendeur se résume à ceci : même si la plainte n’a pas été traitée d’une manière satisfaisante, elle ne manquait pas pour autant de fondement et n’était pas entachée de mauvaise foi du point de vue de la plaignante. Le fait que l’enquête a ultimement pris fin ne signifie pas que la plaine initiale était fabriquée. La plaignante a pu sincèrement croire que le comportement du major (retraité) Beddows était inapproprié et constituait du harcèlement.

[103] Le défendeur s’appuie sur le document officiel qui a mis fin au dossier de harcèlement, faisant observer que l’officier responsable avait renvoyé aux critères très précis relatifs au harcèlement énoncés dans la politique des FAC. La Politique prévoit que, pour qu’il y ait harcèlement, il doit y avoir un comportement inopportun d’une personne qui en offense une autre en milieu de travail et qui savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Malgré que l’auteur du rapport ait conclu que l’une des allégations satisfaisait aux critères, il n’y avait pas suffisamment de faits qui permettent à la plaignante de s’acquitter du fardeau de démontrer que l’incident était survenu. Sur ce fondement, l’auteur du rapport a conclu que [traduction] « soit cet événement ne s’est pas produit, soit il ne peut être prouvé, soit il s’agit simplement d’une affaire de perceptions erronées ». Le défendeur allègue qu’il ne s’agit pas d’une conclusion selon laquelle la plainte était totalement injustifiée ou était un artifice de la plaignante.

[104] Il me faut, en abordant l’analyse de cet élément du dossier, revenir sur ce qu’exige le contrôle selon la norme de la décision raisonnable – et ce qu’il proscrit. Je n’ai pas à me mettre à la place du CEMDI et à procéder à ma propre analyse des mesures correctives qui sont indiquées compte tenu des conclusions de la décision. La question est plutôt de savoir si le major (retraité) Beddows a établi que le volet de la décision portant sur la réparation est déraisonnable, compte tenu de la preuve et des cadres juridique et stratégique applicables à ce type d’affaire, et d’apprécier la question de savoir si la décision explique le résultat obtenu d’une manière logique et cohérente.

[105] Pour les motifs énoncés plus loin, lorsque j’applique cette démarche à la décision rendue par le CEMDI, et bien que je ne sois pas convaincu que bon nombre d’aspects de la décision sur la réparation soient déraisonnables, je décèle deux omissions fatales qui doivent être réexaminées.

[106] Là encore, bien que j’aurais pu parvenir à une conclusion différente au regard de certains aspects du dossier et que je puisse comprendre pourquoi le major (retraité) Beddows croit que la réparation accordée ne soit pas à la hauteur, la décision révèle que le CEMDI a soigneusement pris en considération les principaux chefs de réparation demandés dans le grief et les observations subséquentes. Après quoi, le CEMDI a octroyé la réparation qui était selon lui indiquée compte tenu de l’ensemble des circonstances qui avaient cours au moment de sa décision. L’analyse et le raisonnement portant sur la majorité des volets de la décision relative à la réparation sont généralement expliqués d’une manière claire et logique, hormis ce qui concerne l’indemnisation pécuniaire et la lettre d’excuses. Sauf pour ce qui concerne ces deux éléments, je conclus que la décision relative à la réparation est raisonnable.

[107] Les mesures correctives demandées par le major (retraité) Beddows peuvent être regroupées dans plusieurs catégories. Pour chacune d’entre elles, je vais résumer la demande, la décision et la position du major (retraité) Beddows à l’égard de la réparation non accordée, et je vais ensuite expliquer ma décision concernant chaque élément.

[108] La première mesure corrective demandée par le major (retraité) Beddows portait sur la destruction de plusieurs types de documents, à la fois dans son propre dossier et ailleurs chez les FAC. Il a demandé que les documents portant sur l’ordonnance de rapatriement soient détruits, tout comme le rapport sur le développement personnel, l’avertissement écrit, son rapport d’évaluation personnelle pour cette période, ainsi que le rapport de changement de statut afférent à la cote de sécurité/cote de fiabilité. Le CEMDI a ordonné que tous ces rapports soient retirés du dossier du major (retraité) Beddows et détruits conformément à la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada, LC 2004, c 11. Le major (retraité) Beddows plaide que cette mesure ne va pas assez loin, car d’autres versions de ces documents existent ailleurs, et qu’ils pourraient avoir des répercussions néfastes sur sa carrière et sa capacité à obtenir une cote de sécurité.

[109] À mon sens, le défaut d’ordonner une recherche exhaustive pour localiser et détruire les autres copies ne rend pas la décision du CEMDI déraisonnable. Comme je l’ai signalé durant l’audience, il n’existe aucune preuve que l’un de ces autres documents portant sur l’incident a eu des retombées défavorables sur la carrière du major (retraité) Beddows ou sur sa capacité d’obtenir une cote de sécurité. De plus, si l’un de ces documents est invoqué à l’avenir, ou s’il sert d’appui à quiconque, le major (retraité) Beddows pourra faire état de la décision définitive du CEMDI, ainsi que des présents motifs, pour démontrer que les documents antérieurs sont nuls et sans effet et dépourvus de toute légitimité. Le CEMDI a reconnu le tort causé au major (retraité) Beddows par ces rapports défavorables, et a ordonné qu’ils soient retirés de son dossier personnel et détruits. C’était raisonnable dans les circonstances.

[110] Ensuite, le major (retraité) Beddows a sollicité divers types de mesures correctives pour rétablir sa carrière et sa réputation professionnelle, dont un changement de catégorie pour son rapatriement, et une lettre d’excuses à rédiger et diffuser au sein de la communauté du renseignement ainsi qu’auprès de ceux qui ont servi durant la ROTO 2. Il a également demandé à recevoir l’étoile de campagne de l’Afghanistan en reconnaissance de son service. De surcroît, le major (retraité) Beddows a cherché à faire réparer le préjudice causé à son parcours professionnel en demandant que le conseil de mérite de 2013 et le comité de classement soient réunis à nouveau, qu’un comité d’examen spécial soit formé pour évaluer le dommage infligé à sa carrière, et qu’il soit promu au grade de lieutenant‐colonel, avec une date d’entrée en vigueur fixée au 1er janvier 2016.

[111] Comme je l’ai mentionné plus haut, le CEMDI a accordé le changement de catégorie de rapatriement, ce qui a été officialisé par une lettre versée dans le dossier personnel du major (retraité) Beddows. Il a également ordonné que le rapport d’évaluation personnelle du major (retraité) Beddows soit modifié pour indiquer qu’il était « dispensé » durant cette période. De plus, le CEMDI a enjoint qu’une analyse du dossier du major (retraité) Beddows soit effectuée conformément à l’annexe E du Guide des comités de sélection des Forces canadiennes en vue de décider si un comité supplémentaire devrait être réuni à nouveau. Le CEMDI a analysé la demande de promotion, mais a refusé d’y donner suite compte tenu de son examen du rendement global du major (retraité) Beddows à la fois avant et après son rapatriement, et de la concurrence féroce entourant la promotion au grade de lieutenant‐colonel. Enfin, il convient de signaler que le CEMDI a exprimé ses regrets au regard de la manière dont le processus relatif au rapatriement et la procédure de grief s’étaient déroulés. Étant donné que le major (retraité) Beddows avait déjà reçu l’étoile de campagne de l’Afghanistan, son service dans le théâtre d’opérations avait été reconnu et rien de plus n’était nécessaire.

[112] Le major (retraité) Beddows soutient que la réparation accordée n’est pas à la hauteur parce qu’on ne reconnaît pas précisément qu’il a été lésé de façon malveillante par la décision de le rapatrier et par tout ce qui y est associé. Ce faisant, le CEMDI a minimisé les répercussions du préjudice, et n’a donc pas apprécié la nature et la portée des mesures correctives nécessaires pour essuyer les contrecoups défavorables portés à la carrière et la réputation du major (retraité) Beddows. Ce dernier a sollicité une décision imposée prescrivant une conclusion officielle portant qu’il avait été lésé de façon malveillante et ordonnant que la réparation octroyée redresse au mieux le préjudice infligé à sa réputation. Le major (retraité) Beddows a également demandé à la Cour de donner l’ordre qu’une lettre d’excuses soit rédigée et diffusée. Il fait observer que les mesures correctives accordées étaient personnelles et privées, alors qu’une partie du préjudice subi par son rapatriement prématuré était extrêmement public, et que, par conséquent, la réparation devrait tenir compte de cet aspect du grief.

[113] Sur ce point, je commence par souligner que, dans sa décision, le CEMDI estime que le major (retraité) Beddows a été brimé par un commandant dont l’animosité à son égard s’est manifestée par de la partialité, ce qui a ensuite entraîné une série de mesures et de décisions qui ont, injustement et à tort, lésé la carrière, la réputation et la situation du major (retraité) Beddows en qualité d’officier supérieur du renseignement des FAC. Comme je l’ai fait remarquer précédemment, le major (retraité) Beddows a pris sa retraite avant que ce préjudice ne soit reconnu ou réparé. De ce fait, sa carrière de 35 ans au sein des FAC s’est achevée sans règlement, et avec cette chape de plomb pesant sur lui et sa famille. Dans la décision, le CEMDI reconnaît ce fait et exprime des regrets à cet égard.

[114] La question dont je suis saisi est de savoir si la réparation accordée par le CEMDI est déraisonnable parce qu’elle ne correspond pas à la nature du préjudice subi par le major (retraité) Beddows et sa carrière, et n’est donc pas proportionnelle au tort qu’il a subi.

[115] Je ne suis pas en mesure de trancher en faveur du major (retraité) Beddows sur le fondement de tous ses arguments, pour plusieurs motifs. Tout d’abord, le CEMDI a tenu compte de presque toutes les mesures correctives sollicitées par le major (retraité) Beddows. Elles sont énumérées en détail dans la décision, et étaient clairement présentes à l’esprit du décideur lorsqu’il a statué sur la demande. Ensuite, il a accordé bon nombre des mesures correctives précises demandées par le major (retraité) Beddows, notamment en changeant la catégorie du rapatriement, en ordonnant le retrait et la destruction de divers rapports et documents de son dossier personnel, et en ordonnant qu’une analyse soit faite pour décider si un comité de sélection devrait être convoqué. Ces ordonnances correspondent, en grande partie, aux mesures demandées par le major (retraité) Beddows.

[116] Bien qu’il soit vrai que ce dernier avance que les mesures de réparation ne vont pas assez loin, je ne suis pas convaincu que l’exercice par le CEMDI de son pouvoir discrétionnaire à cet égard était déraisonnable. Par exemple, je ne peux pas conclure que le défaut d’ordonner une recherche plus approfondie d’autres copies des documents était déraisonnable dans les circonstances. La doléance principale du major (retraité) Beddows porte sur les répercussions du mauvais traitement sur sa carrière. Le retrait et la destruction des documents relatifs à son rapatriement, de l’avertissement écrit et du rapport d’évaluation personnelle visent les éléments dans son dossier qui sont les plus pertinents au regard de cette plainte. Il s’agit d’une mesure corrective importante, même si le major (retraité) Beddows estime que la réparation aurait dû être de plus grande ampleur.

[117] À cet égard, il est utile de prendre note du fait que le CEMDI a tenu compte des faits tels qu’il les comprenait au moment de prendre la décision. Il était raisonnable qu’il prenne en considération le temps écoulé depuis le dépôt du grief initial pour évaluer la réparation indiquée. Plus particulièrement, et comme le major (retraité) Beddows l’a reconnu à l’audience, le fait qu’il avait déjà pris sa retraite des FAC au moment de la décision restreignait les mesures correctives que le CEMDI pouvait accorder. Bien qu’il soit dommage qu’une décision n’ait pas été prise plus tôt, de sorte que le préjudice subi aurait pu être davantage atténué, le CEMDI ne peut être tenu responsable du délai et il pouvait valablement tenir compte de ces faits.

[118] Compte tenu de la preuve versée au dossier, en particulier que rien ne permet de dire que le major (retraité) Beddows n’a pas obtenu de cote de sécurité ou que ses possibilités d’emploi après la retraite ont été compromises par d’autres documents qui pourraient encore exister, et considérant la vaste marge d’appréciation accordée à l’autorité de dernière instance lors d’un contrôle judiciaire d’une décision relative à un grief, je ne suis pas convaincu que ces pans de la décision sur la réparation sont déraisonnables.

[119] Or, il existe deux lacunes dans la décision, qui selon le major (retraité) Beddows sont assez importantes pour s’interroger sur la question de savoir si le CEMDI a effectivement considéré l’ensemble de sa demande. Depuis le tout début de l’affaire, le major (retraité) Beddows s’est montré clair : il veut blanchir publiquement son nom et il veut être indemnisé des pertes pécuniaires concrètes qu’il a subies en raison de la décision injustifiée de le rapatrier prématurément de sa mission. C’est ce que démontre, par exemple, le grief initial déposé par le major (retraité) Beddows le 9 juillet 2014, où il a sollicité notamment les mesures correctives suivantes :

[traduction]

4.j. Je demande que l’on m’accorde, à titre de mesures correctives, la rémunération, les indemnités et les avantages pécuniaires dont j’ai été privé par mon rapatriement prématuré, y compris le statut d’exemption fiscale pour la période pendant laquelle j’aurais servi à Kaboul si je n’avais pas été rapatrié;

 

13. Les répercussions du rapatriement prématuré de catégorie D sur ma famille, ma réputation et ma carrière. Les conséquences durables qui ont suivi mon retrait des fonctions militaires et mon rapatriement prématuré de catégorie D ont eu des effets des plus persistants sur mon épouse et sur ma carrière. Je réclame donc les mesures correctives suivantes :

a. Je demande qu’une lettre d’excuses soit envoyée à mon épouse par l’autorité de dernière instance en raison du stress de longue durée qu’elle et ma famille ont enduré suivant le rapatriement de catégorie D prématuré et injustifié [...]

[120] Le major (retraité) Beddows a réitéré ces demandes en cours de route dans d’autres observations, même si la demande d’excuses a été modifiée de manière à refléter son objectif sous‐jacent de blanchir son nom. Ceci est illustré par l’observation qu’il a présentée au CEMDI à l’étape finale de la procédure, après avoir reçu le rapport du Comité externe d’examen. Je me rapporte ici à ce document pour mettre en exergue l’importance qu’il accordait à cet aspect de la demande :

[traduction]
5. Je m’exprime de la sorte concernant les conclusions du CEEGM au regard des mesures correctives demandées qui sont mentionnées dans la référence D :

b. Lettre d’excuses présentée par le Cmdt COIC (référence D, p. 18) : Je ne souscris pas à la conclusion tirée par l’analyste du CEEGM à la page 18 de la référence D, et je sollicite l’envoi d’une lettre d’excuses non classifiée de la part du Codt COIC rédigée sous ma supervision et diffusée à la branche des services du renseignement et à tous les membres ECSN travaillant au quartier général dans le cadre de l’opération ATTENTION ROTO 2. Dans son analyse de la demande à cet égard, l’analyste du CEEGM n’a pas saisi que la lettre sollicitée ne représente pas une excuse personnelle de la part du commandant COIC, mais une reconnaissance publique du fait que mon retrait des fonctions du poste de J2 et mon rapatriement subséquent du théâtre d’opérations sous la catégorie D témoignent de lacunes systémiques qui ont eu des répercussions durables et défavorables sur ma carrière et ma réputation auprès de mes supérieurs, de mes pairs et de mes subalternes, non seulement au cours de l’opération ATTENTION ROTO 2, mais dans la branche des services du renseignement dans son ensemble. Cette lettre a pour objectif de restaurer publiquement ma réputation, et de démontrer que j’ai été saboté par mon commandant et abandonné par le système d’administration du personnel censé mettre en place des contrôles sous forme de poids et de contrepoids, et une surveillance assidue de la gestion du personnel par le quartier général subordonné visant à empêcher du personnel des FAC d’être lésé sous le commandement du commandant du COIC. [...]

[121] Le CEMDI fait ressortir, dans sa décision, les demandes de versement d’une indemnisation pécuniaire et de lettre d’excuses dans la liste des mesures correctives sollicitées par le major (retraité) Beddows. Il était donc manifestement au courant de l’existence de ces deux demandes. En ce qui a trait aux excuses ou aux moyens par lesquels une certaine forme d’indemnisation pécuniaire pourrait être accordée, la décision est muette là où elle ne devrait pas l’être, soit dans la portion de l’analyse où le CEMDI explique ses choix à l’égard des nombreux chefs de réparation demandés dans le grief. Le major (retraité) Beddows affirme que ce silence est déraisonnable. Le défendeur plaide qu’il s’agit là de lacunes mineures qui ne peuvent justifier d’infirmer la décision que si je considère qu’elles sont suffisamment graves pour l’ébranler dans son ensemble.

[122] Je suis donc saisi de la question de savoir si l’omission d’analyser ces éléments de la demande de réparation présentée par le major (retraité) Beddows suffit à rendre la décision déraisonnable. L’analyse de cette question est encadrée par la démarche établie dans le paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov :

[100] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

[123] Pour trancher cette question, il est crucial de rappeler que la demande de contrôle judiciaire du major (retraité) Beddows vise entièrement le caractère inapproprié de la réparation accordée. Bien qu’il conteste certaines conclusions tirées – ou non – par le CEMDI, la réparation demandée est centrée sur les mesures qui auraient dû être selon lui accordées.

[124] À cet égard, les demandes d’indemnisation pécuniaire et de lettre d’excuses sont des éléments centraux de la demande présentée par le major (retraité) Beddows à la Cour, et étaient au cœur du grief déposé. Il a cherché à la fois à être blanchi publiquement pour les préjudices publics qu’il a subis en étant rapatrié prématurément et à être indemnisé intégralement des pertes pécuniaires que lui et sa famille ont essuyées.

[125] Le major (retraité) Beddows fait valoir que le mutisme du CEMDI à l’égard des excuses et de la possibilité d’accorder un paiement à titre gracieux en vue d’offrir une certaine forme d’indemnisation pécuniaire rend la décision déraisonnable. Je suis d’accord avec lui.

[126] Bien que j’aie jugé raisonnables de nombreux pans de la décision du CEMDI, je suis convaincu que l’absence d’analyse relative à ces deux volets essentiels du grief est suffisamment grave pour justifier d’annuler la décision et de la renvoyer pour réexamen. Toutefois, je dois insister sur le fait que celui‐ci portera uniquement sur ces deux points précis. Le reste de la décision est raisonnable, et rien ne justifie d’ordonner son réexamen.

[127] Je fais remarquer deux points en ce qui concerne la lettre d’excuses. La demande est analysée dans le rapport du Comité externe d’examen, qui explique qu’il ne recommande pas une telle mesure parce qu’« ordonner » à quelqu’un de s’excuser pourrait bafouer ses droits, et que toute excuse de ce type ne serait pas sincère. La demande est également mentionnée dans le sommaire de la réparation demandée par le major (retraité) Beddows au début de la décision du CEMDI, mais disparaît par la suite.

[128] Comme l’explique l’arrêt Vavilov, l’un des objectifs des motifs est de démontrer à la partie concernée que ses arguments ont été pris en compte et d’expliquer pourquoi ils ont été retenus ou rejetés. Ils permettent également à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui sous‐tend la décision. En fin de compte, selon l’arrêt Vavilov, le décideur doit justifier sa décision auprès de la partie concernée au moyen des motifs effectivement fournis (para 86). Le fait que l’issue pourrait être justifiable au vu du dossier, mais qu’ensuite on s’affaire à étoffer les motifs en reliant les points entre eux n’est ni nécessaire ni permissible. La réparation à accorder face à une telle lacune — dans la mesure où la question est centrale à l’espèce — est d’annuler la décision et de la renvoyer au décideur pour qu’il puisse fournir des motifs qui s’intéressent à tous les volets essentiels, et qui expliquent le raisonnement qui a mené au résultat.

[129] En l’espèce, je conclus que le défendeur me demande soit de faire fi du silence de la décision sur ces points importants, soit de relier les points entre eux en me fondant sur d’autres documents tirés du dossier. Par exemple, le Comité externe d’examen a expliqué pourquoi il ne recommandait pas d’ordonner la rédaction d’une lettre d’excuses, mais rien n’est dit à ce sujet dans la décision définitive.

[130] Dans la même veine, en ce qui concerne la question de l’indemnisation pécuniaire, la colonelle Bouckaert a recommandé, dans le mémoire final préparé à l’intention du CEMDI pour le dossier de l’autorité des griefs des FAC, que ce dernier [traduction] « [...] devrait considérer le versement d’un paiement à titre gracieux ». Elle a également indiqué, toutefois, qu’ [traduction] « en ce qui a trait au paiement à titre gracieux, il relève clairement de votre marge de manœuvre [...] ». Ces documents étaient versés au dossier mis à la disposition du CEMDI lorsqu’il a statué sur la question, mais la décision proprement dite signée par lui ne dit rien à cet égard. Le CEMDI déclare plutôt que : [traduction] « Je ne peux pas vous accorder de réparation sur ce chef, parce que je ne dispose pas du pouvoir d’octroyer de la rémunération, des indemnités et d’autres avantages pécuniaires dans ces circonstances ». Dans la mesure où la possibilité d’un paiement à titre gracieux relevait, disait‐on, de la « marge de manœuvre » du CEMDI, celui‐ci n’a pas expliqué pourquoi ni comment il a décidé de le rejeter.

[131] Après m’être penché attentivement sur la question et avoir pris en considération les arguments à la lumière des enseignements énoncés au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, je suis parvenu à la conclusion que ces deux lacunes dans l’analyse sont suffisamment graves pour justifier d’annuler la décision et de la renvoyer afin que ces deux volets précis du grief soient examinés et que l’issue soit expliquée, à la fois au major (retraité) Beddows et à toute cour de révision appelée à intervenir à l’avenir.

[132] Je veux encore souligner que ma conclusion est très circonscrite et précise. Elle n’a pas pour fins de rouvrir tout le débat à propos de la décision et des autres mesures correctives.

[133] J’insiste également sur le fait que la présente conclusion ne constitue pas une prise de position sur le fond des questions à trancher, à savoir le versement d’une indemnisation pécuniaire, ou la présentation d’excuses. Il ne m’appartient pas de me prononcer à cet égard en contrôle judiciaire, et ma décision et mon ordonnance ne sont pas fondées sur une telle conclusion. J’ordonne plutôt que ces questions soient réexaminées, et que les raisons de les accueillir ou de les rejeter soient expliquées. C’est tout ce qu’imposent ma décision et mon ordonnance.

[134] Pour l’ensemble de ces motifs, bien que je sois convaincu que la plupart des volets de la réparation accordée par le CEMDI sont raisonnables, au vu de la preuve versée au dossier et des circonstances qui avaient cours au moment de la décision, je conclus que le défaut d’examiner les demandes d’indemnisation pécuniaire et de lettre d’excuses du major (retraité) Beddows est déraisonnable. Le défaut d’expliquer pourquoi elles n’ont pas été accordées l’est également.

D. Le manquement à l’équité procédurale

[135] Il existe deux volets à cet argument. Le major (retraité) Beddows soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas eu accès aux conseils juridiques donnés au CEMDI par les avocats du juge‐avocat général ou du ministère de la Justice. Il affirme également que le défaut de divulguer la totalité du dossier certifié du tribunal a constitué un manquement à l’équité au cours de l’instance.

[136] En ce qui concerne l’accès aux conseils juridiques, le major (retraité) Beddows affirme qu’il était un [traduction] « client » de la procédure de griefs et que celle‐ci est un système non contentieux qui vise à régler les conflits de travail. Selon lui, le raisonnement généralement suivi pour protéger le secret professionnel de l’avocat n’est pas applicable dans ce cas, et il aurait donc dû avoir accès à tout conseil juridique figurant au dossier mis à la disposition du CEMDI au moment où il a pris sa décision. Aux dires du major (retraité) Beddows, ce défaut correspond à un manquement à l’équité procédurale.

[137] De surcroît, il fait ressortir le fait que les conseils juridiques n’ont pas été divulgués avec le reste du dossier certifié du tribunal et qu’un addenda à celui‐ci s’est avéré nécessaire en l’espèce. Il avance que cette omission étaye sa prétention relative au manquement à l’équité procédurale, parce que le CEMDI était au fait de tout ce qui était à sa disposition au moment de prendre sa décision, mais a néanmoins refusé de tout divulguer comme il y était tenu aux termes de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106.

[138] Le défendeur nie tout manquement à l’équité procédurale. Le secret professionnel de l’avocat est sacré, et la jurisprudence a confirmé que le gouvernement ou les décideurs militaires qui reçoivent des avis juridiques peuvent en bénéficier. À l’appui de cet argument, le défendeur se fonde sur l’arrêt Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 RCS 809 [Pritchard]. En l’espèce, le défendeur soutient qu’il a invoqué son droit au secret professionnel de l’avocat eu égard aux avis juridiques, comme il en avait le droit. Selon lui, rien dans la loi ou la procédure de griefs n’écarte l’importante protection que la loi accorde à ce secret.

[139] En ce qui concerne le DCT, le défendeur plaide que le dossier mis à la disposition de la Cour est complet, et que le défaut de divulguer les documents supplémentaires dans l’addenda importe peu parce qu’ils ont été transmis aux parties et à la Cour une fois l’omission établie. Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

[140] Une cour de révision doit décider si la procédure était juste eu égard à l’ensemble des circonstances lorsqu’elle examine les demandes relatives à l’équité procédurale. Comme l’a confirmé la Cour d’appel fédérale au paragraphe 54 de l’arrêt Canadien Pacifique, cette démarche suppose de demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. [...] La question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre. » (Canadien Pacifique, au para 56).

[141] Suivant cette démarche, je ne suis pas convaincu que le major (retraité) Beddows a été privé de son droit à l’équité procédurale. Il a eu amplement l’occasion de connaître la nature de la preuve mise à la disposition du décideur, en particulier parce que le rapport du Comité externe d’examen lui a été transmis et qu’il a eu le loisir de présenter des observations avant que le CEMDI ne rende sa décision définitive. Le fait que les avis juridiques ne lui ont pas été divulgués témoigne simplement de la protection presque totale et de longue date que la loi accorde à ce type d’avis : voir par exemple, Pritchard, ainsi que l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 RCS 555 au para 34. Bien que le major (retraité) Beddows ait pu être un client de la procédure de griefs à bon nombre d’égards, il n’était pas le client à qui les avocats internes ont donné leurs conseils, et il n’était pas autrement en droit de recevoir leurs avis pour quelque autre raison que ce soit.

[142] Dans la même veine, le DCT mis à la disposition de la Cour et des parties était complet. L’omission à l’origine du dépôt d’un addenda était un problème administratif qui a été réglé longtemps avant la tenue de l’audience. Les deux parties ont eu amplement l’occasion de tenir compte, dans la présentation de leurs observations, du document supplémentaire important figurant dans l’addenda. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

E. Le CEMDI disposait‐il de l’autorité légale pour prendre cette décision?

[143] Le mémoire des faits et du droit rédigé par le major (retraité) Beddows fait état de ce qui suit sur ce point :

[traduction]

59. En outre, j’ai été privé de mon droit à l’équité procédurale du fait que le général Eyre, en qualité de chef d’état‐major de la Défense intérimaire, ne disposait pas de l’autorité légale nécessaire pour statuer sur mon grief au moment de la signature.

60. Le paragraphe 29.11 de la Loi sur la défense nationale prévoit ce qui suit : « 29.11 Le chef d’état‐major de la défense est l’autorité de dernière instance en matière de griefs. Dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il agit avec célérité et sans formalisme ». Le CEMD est l’autorité de dernière instance. Par conséquent, le rôle, les responsabilités et l’autorité attribués à la personne titulaire de l’autorité de dernière instance du processus de griefs des CAF et qui est, en cette qualité, un tribunal fédéral sont réservés par la loi à la personne nommée au poste de CEMD.

61. Le 24 février 2021, le général Eyre a été nommé au poste de chef d’état‐major de la défense intérimaire (CEMDI). Le 25 novembre 2021, il a été nommé chef d’état‐major de la défense. Le 18 octobre 2021, au moment de la signature par le général Eyre de la lettre de décision relative à mon grief, l’amiral Art McDonald était encore le CEMD, et, conformément à la loi, il avait qualité d’autorité de dernière instance dans le cadre de la procédure de griefs jusqu’à ce que le général Eyre soit nommé CEMD le 25 novembre 2021.

62. En rendant une décision en tant qu’autorité de dernière instance dans le cadre de la procédure de griefs, le général Eyre a usurpé une autorité réservée exclusivement au CEMD par la loi. Cette autorité ne lui était pas spécifiquement déléguée. Il s’agit là d’un autre exemple d’une suite d’actes reflétant la mauvaise gestion de mon grief par les Forces canadiennes, qui rendent techniquement la décision du général Eyre non seulement déraisonnable, mais également nulle et sans effet puisqu’il n’était pas le CEMD, et donc pas l’autorité de dernière instance, lorsqu’il a rendu sa décision.

[144] À l’audience, le major (retraité) Beddows a précisé la teneur de ses observations écrites, et a signalé qu’au moment où la décision définitive a été prise en l’espèce, l’amiral McDonald était en congé plutôt qu’absent. Il plaide que rien n’indique que l’amiral McDonald était inapte à remplir ses fonctions puisqu’un tel cas renvoie habituellement à une incapacité physique ou psychologique. De ce fait, selon lui, les conditions préalables entourant l’exercice de l’autorité par le ministre de la Défense nationale au titre de l’article 18.2 de la Loi sur la défense nationale n’étaient pas remplies.

Absence ou empêchement du chef d’état‐major de la défense

Absence or incapacity of Chief of the Defence Staff

18.2 En cas d’absence ou d’empêchement du chef d’état‐major de la défense, c’est le vice‐chef d’état‐major de la défense qui, sauf désignation contraire par le chef d’état‐major de la défense ou le ministre, assure la direction et la gestion des Forces canadiennes.

18.2 In the event of the absence or incapacity of the Chief of the Defence Staff, the Vice Chief of the Defence Staff, or any other officer that is specified by the Minister or the Chief of the Defence Staff, has the control and administration of the Canadian Forces.

[145] Dans sa plaidoirie, le major (retraité) Beddows a précisé qu’il ne cherchait pas à obtenir une quelconque forme de déclaration générale qui pourrait remettre en cause les autres décisions prises par le CEMDI, mais qu’il contestait plutôt uniquement son autorité à prendre la décision sur son grief en tant qu’autorité de dernière instance. Il a demandé que la décision soit annulée et renvoyée avec l’ordre que la nouvelle décision soit seulement signée de la main du CEMD ou de son délégué nommé selon les dispositions de la loi.

[146] Le défendeur réplique que cet argument n’est pas bien fondé, parce que le CEMDI a été nommé conformément à l’article 18.2 de la Loi sur la défense nationale et était donc l’autorité de dernière instance aux termes de l’article 29.11 de cette même loi. Le défendeur signale que personne ne conteste le fait que le général Eyre avait été nommé CEMDI par le ministre de la Défense nationale conformément à l’article 18.2 au moment où la décision a été prise. Selon le défendeur, le major (retraité) Beddows n’est pas fondé à contester ou à remettre en question ce fait, parce que la Loi sur la défense nationale ne définit pas le terme [traduction] « absence », et que l’amiral McDonald était, dans les faits, absent de son poste de chef d’état‐major au moment où le général Eyre a été nommé CEMDI. Le ministre était en droit de préciser que le général Eyre devait assumer le rôle et la responsabilité de CEMDI à ce moment‐là, et cette fonction visait également le fait d’agir en tant qu’autorité de dernière instance conformément à l’article 29.11.

[147] Je souscris aux observations du défendeur sur ce point. Il n’existe pas d’expressions restrictives ou de définitions des termes « absence ou empêchement » utilisés dans la Loi sur la défense nationale. Il ne peut être contesté que le ministre de la Défense nationale exerçait l’autorité conférée par l’article 18.2 de la Loi sur la défense nationale lorsqu’il a décidé que le général Eyre était l’officier qui avait « la direction et la gestion des Forces canadiennes » à l’époque concernée. À mon avis, rien dans le dossier ne permet à la Cour d’intervenir dans cette nomination ou de remettre autrement en cause l’exercice de l’autorité du CEMDI lorsqu’il a pris la décision en qualité d’autorité de dernière instance. Dans tous les cas, étant donné que le principal objectif du major (retraité) Beddows dans la présente demande de contrôle judiciaire est d’obtenir une nouvelle décision sur son grief, son objection sur la question s’est fait supplanter par le fil des événements puisque le général Eyre a maintenant été nommé CEMD. De ce fait, il n’y a aucun profit à explorer davantage cet argument.

VI. Conclusion

[148] La présente affaire est difficile. Le major (retraité) Beddows a fièrement servi son pays en qualité de membre des FAC et ses observations présentées à la Cour illustrent le professionnalisme et le dévouement dont il a fait preuve dans ce rôle. Son affectation en tant qu’officier supérieur du renseignement dans le cadre de la ROTO 2 de l’opération ATTENTION était sans conteste un moment phare de sa carrière. La façon regrettable et injustifiée dont cette affectation a pris fin a marqué un tournant dans la carrière du major (retraité) Beddows, et il a pris sa retraite des FAC avant que son grief concernant cet événement ne soit réglé.

[149] Après un parcours long et tortueux, le grief du major (retraité) Beddows a finalement été confirmé par le CEMDI, le plus haut dirigeant militaire au Canada, et l’autorité de dernière instance en ce qui concerne le grief. La décision du CEMDI exonère de manière éclatante le major (retraité) Beddows, après avoir conclu qu’il avait été brimé par son commandant, le lieutenant‐colonel MacDonald, et abandonné par la chaîne de commandement au cours du processus de rapatriement. Elle confirme également que la plainte de harcèlement sexuel déposée contre lui a été mal gérée. Les rapports et documents défavorables qui ont été produits dans le cadre du processus de rapatriement et de l’enquête sur le harcèlement ont été retirés du dossier personnel du major (retraité) Beddows, pour être ensuite détruits. Sa catégorie de rapatriement a été modifiée pour ne plus entacher son bilan du théâtre d’opérations. Le CEMDI a témoigné des regrets pour la manière dont ces incidents ont été pris en main et a accordé d’autres mesures correctives.

[150] Malgré tout, dans ses observations, le major (retraité) Beddows exprime son mécontentement quant aux conclusions non tirées et aux mesures correctives non accordées. Il se sent encore lésé et croit que la décision et la réparation ne sont pas à l’image de l’ampleur et de la nature du préjudice que lui et sa famille ont subi par la faute de son commandant. Il s’est présenté devant la Cour en vue d’obtenir reconnaissance et réparation.

[151] J’ai beaucoup réfléchi et délibéré sur la présente affaire, et j’ai soigneusement examiné les observations écrites et orales au vu de l’imposant dossier. Ce faisant, je suis convaincu que deux éléments précis de la décision doivent être réexaminés, à savoir la demande du major (retraité) Beddows concernant le versement d’une indemnisation pécuniaire pour les pertes qu’il a subies en raison de son rapatriement prématuré, et celle portant sur la rédaction et la diffusion d’une lettre d’excuses au sein de la communauté du renseignement et à ses collègues de la ROTO 2. La décision ne dit rien sur la question des excuses et n’est pas satisfaisante en ce qui concerne la question de l’indemnisation pécuniaire. Il est important de signaler que ces deux chefs de réparation étaient des éléments essentiels du redressement demandé par le major (retraité) Beddows, depuis le début de ce long processus. Le défaut d’y répondre est déraisonnable, et ces volets de la décision doivent être réexaminés.

[152] Toutefois, pour les motifs énoncés plus haut, je conclus que, bien que je sois sensible à plusieurs des arguments présentés par le major (retraité) Beddows, et que je trouve que plusieurs de ses propositions générales sont bien fondées, l’ensemble de ses autres observations n’expliquent pas ce qui rend la décision déraisonnable. Pour parvenir à cette conclusion, je suis tenu de prendre en considération l’ensemble de la décision compte tenu du dossier et des présentations faites au CEMDI, du degré élevé de retenue qui doit être accordé à la décision du CEMDI agissant en qualité d’autorité de dernière instance dans le cadre de la procédure de griefs, et d’apprécier la décision au vu des principes de droit qui gouvernent le contrôle judiciaire.

[153] Pour tous les motifs qui précèdent, j’accueille en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par le major (retraité) Beddows. La décision sera annulée et renvoyée pour réexamen, mais seulement en ce qui concerne les demandes relatives à l’indemnisation pécuniaire et à la lettre d’excuses publique.

[154] Comme je l’explique plus haut, étant donné la longue histoire de l’espèce, du fait que seules deux questions distinctes doivent être réexaminées, et que les observations du major (retraité) Beddows ont déjà été présentées, je vais ordonner que la décision de réexamen soit prise et communiquée dans un délai de 90 jours. Si les CAF ne sont pas en mesure de respecter ce délai, elles peuvent revenir auprès de la Cour et s’en expliquer, et proposer un échéancier encore plus contraignant pour remplir cette prochaine étape du processus. Le major (retraité) Beddows aura l’occasion de présenter des observations advenant une demande de prorogation de délai.

[155] Dans les présentes circonstances, chaque partie assumera ses propres dépens.

[156] En terminant, je tiens à m’excuser auprès des parties pour le temps écoulé avant de rendre ma décision.


JUGEMENT dans le dossier T‐1683‐21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. La décision est renvoyée pour réexamen sur deux points précis, à savoir les demandes du major (retraité) Beddows concernant l’indemnisation pécuniaire et la lettre d’excuses publique.

  2. Le CEMD réexaminera le dossier en se fondant sur les documents qui y sont déjà versés et rendra une nouvelle décision sur ces deux points dans un délai de quatre‐vingt‐dix (90) jours suivant la publication de la présente décision. Si le CEMD n’est pas en mesure de respecter ce délai, le défendeur peut revenir auprès de la Cour pour s’en expliquer et proposer un nouvel échéancier. Advenant une telle demande de prorogation du délai , le major (retraité) Beddows aura l’occasion de présenter des observations à la Cour sur ce point.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés. Chaque partie assume ses propres dépens.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand‐Le Borgne

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1683‐21

 

INTITULÉ :

MAJOR (RETRAITÉ) JOHN S. BEDDOWS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MAI 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 4 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

Major (retraité) John S. Beddows

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Jennifer Bond

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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