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Date : 20230713


Dossier : T-2200-22

Référence : 2023 CF 950

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE:

Gary Nedelec, Alexander Samanek, Michael S. Sheppard, Douglas Goldie, Gary Bedbrook, Pierre Garneau, Jacques Couture, Larry James Laidman, Robert Bruce Macdonald, Gordon A.F. Lehman, Peter J.G. Stirling, David Malcom Macdonald, Robert William James, Camil Geoffroy, Brian Campbell, Trevor David Allison, Benoit Gauthier, Bruce Lyn Fanning, Marc Carpentier, Mark Irving Davis, Raymond Calvin Scott Jackson, John Bart Anderson, David Alexander Findlay, Warren Stanley Davey, Keith Wylie Hannan, Michael Edward Ronan, Gilles Desrochers, William Lance Frank Dann, John Andrew Clarke, Bradley James Ellis, Michael Ennis, Stanley Edward Johns, Thomas Frederick Noakes, William Charles Ronan, Barrett Ralph Thornton, David Allan Ramsay, Harold George Edward Thomas, Murray James Kidd et William Ayre

demandeurs

et

Eric William Rogers, Robert James McBride, John Charles Pinheiro, William Ronald Clark, Stephen Norman Collier, Commission canadienne des droits de la personne, Air Canada et l’Association DES PILOTES DE LIGNE, internationalE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le présent jugement et ses motifs portent sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] dans le contexte d’une plainte déposée par un groupe d’anciens pilotes d’Air Canada, lesquels allèguent qu’ils ont été victimes de discrimination fondée sur l’âge au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985 c H-6 [la Loi].

[2] Le contexte législatif de la présente affaire comprend l’alinéa 15(1)c) de la Loi, tel qu’il existait avant son abrogation en 2012 et selon lequel le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ne constituait pas un acte discriminatoire.

[3] Les demandeurs étaient des employés d’Air Canada qui ont été forcés de prendre leur retraite (certains avant l’abrogation de l’alinéa 15(1)c) de la Loi) lorsqu’ils ont atteint l’âge de 60 ans, en raison de la règle sur l’âge de la retraite obligatoire fixée par la convention collective alors en vigueur entre leur syndicat et la compagnie aérienne. Ils ont déposé des plaintes en matière de droits de la personne auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] et ont allégué qu’Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada [l’APAC] (qui, comme il est expliqué plus loin dans les présents motifs, est l’agent négociateur qui a précédé l’Association des pilotes de ligne, internationale) avaient fait preuve de discrimination à leur endroit en les obligeant à prendre leur retraite à l’âge de 60 ans. La Commission a renvoyé leurs plaintes au Tribunal.

[4] Le Tribunal a jugé que la question déterminante à se poser pour trancher les plaintes était de savoir si Air Canada et l’APAC pouvaient invoquer l’alinéa 15(1)c) de la Loi à titre de moyen de défense relativement à ce qui constituerait autrement de la discrimination fondée sur l’âge. En examinant cette question, il a déterminé qu’il devait trancher les trois sous-questions suivantes :

  1. Quels sont les facteurs ou le critère à utiliser pour recenser les compagnies aériennes qui employaient des pilotes dans des postes semblables à ceux dont étaient titulaires les demandeurs?

  2. Quelles sont les compagnies aériennes qui, conformément à ces facteurs, peuvent être retenues à des fins de comparaison, et quel était le nombre de pilotes employés par celles-ci qui étaient titulaires de postes semblables à ceux qu’occupaient les demandeurs?

  3. Quel était l’âge normal de la retraite en vigueur dans ces mêmes compagnies aériennes au cours de la période s’échelonnant de 2010 et 2012?

[5] Dans une décision interlocutoire datée du 23 septembre 2022, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, le Tribunal a tranché la première de ces questions [la décision]. Il a conclu qu’il adopterait les facteurs retenus dans des décisions antérieures tranchant d’autres plaintes, lesquels facteurs ont permis d’établir si la retraite obligatoire des pilotes constituait un acte discriminatoire au regard de la Loi.

[6] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande sera rejetée, parce que les demandeurs ont présenté leur demande de contrôle judiciaire prématurément, avant que le Tribunal n’ait terminé son processus administratif et n’ait rendu une décision sur le fond de leur plainte.

II. Contexte de la plainte des demandeurs

[7] Les demandeurs sont un groupe de 43 pilotes retraités qui ont jadis travaillé pour Air Canada et qui étaient membres de l’APAC. Jusqu’au 15 décembre 2012, Air Canada avait une politique de retraite obligatoire qui obligeait ses pilotes à prendre leur retraite à l’âge de 60 ans. Les demandeurs ont soutenu que la règle sur l’âge de la retraite obligatoire d’Air Canada, prévue dans la convention collective entre Air Canada et l’APAC, était contraire à la Loi.

[8] Air Canada et l’APAC ont nié avoir fait preuve de discrimination envers les demandeurs et ont invoqué l’alinéa 15(1)c) de la Loi. Comme je le mentionne plus haut, jusqu’à son abrogation le 15 décembre 2012, cette disposition constituait un moyen de défense contre les plaintes de discrimination fondée sur l’âge et permettait aux employeurs de mettre fin à l’emploi d’une personne en fonction de son âge s’il s’agissait de l’âge normal de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi.

[9] L’historique suivant des litiges concernant la politique de retraite obligatoire d’Air Canada est pertinent dans le cadre de la présente demande.

A. Vilven/Kelly

[10] La première instance portant sur la retraite obligatoire des pilotes d’Air Canada à l’âge de 60 ans (désignée Vilven/Kelly dans la décision) concernait des pilotes qui avaient été forcés de prendre leur retraite entre 2003 et 2005. Lorsqu’il a rejeté les plaintes, le Tribunal a conclu que « l’âge normal de la retraite » se situait à 60 ans pour les pilotes titulaires de postes semblables à ceux qu’occupaient les plaignants au moment de leur retraite [Vilven TCDP]).

[11] Lors du contrôle judiciaire qui a suivi, la Cour a conclu que, même si le Tribunal avait commis quelques erreurs par rapport à son analyse de l’« âge normal de la retraite », sa conclusion selon laquelle 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes exerçant un emploi semblable à celui qu’occupaient les plaignants/demandeurs était raisonnable. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a relevé les facteurs à prendre en considération pour déterminer le groupe de comparaison approprié (voir Vilven c Air Canada, 2009 CF 367 [Vilven CF]).

B. Thwaites/Adamson

[12] L’instance suivante (désignée Thwaites/Adamson dans la décision) mettait en cause un groupe de 70 pilotes qui avaient été forcés de prendre leur retraite entre 2005 et 2009. Comme dans la décision Vilven/Kelly, le Tribunal a rejeté les plaintes et conclu que 60 ans était l’âge normal de la retraite pour les pilotes au Canada (voir Thwaites et al c Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada, 2011 TCDP 11 [Adamson TCDP]). Pour en arriver à cette décision, le Tribunal a appliqué les facteurs énoncés dans la décision Vilven FC permettant de déterminer le groupe de comparaison approprié.

[13] Lors du contrôle judiciaire, les plaignants/demandeurs ont contesté avec succès la conclusion du Tribunal sur l’âge normal de la retraite (voir Adamson c Air Canada, 2014 CF 83 [Adamson CF]). Toutefois, la Cour d’appel fédérale a annulé la décision Adamson CF et rétabli la décision du Tribunal (voir Adamson c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2015 CAF 153 [Adamson CAF] au para 106).

C. Bailie

[14] La troisième instance (désignée Bailie dans la décision) concernait à l’origine 97 plaignants qui avaient été forcés de prendre leur retraite entre 2004 et février 2012. Le Tribunal a rejeté les demandes de ceux qui avaient pris leur retraite avant le 31 décembre 2009 au motif qu’il avait été déterminé de manière concluante dans les affaires Vilven CF et Adamson CAF que l’âge normal de la retraite était de 60 ans avant cette date (voir Bailie et autres c Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada, 2017 TCDP 22 [Bailie TCDP] aux para 22 et 87).

[15] En l’espèce, les plaignants qui étaient initialement en cause dans l’instance Bailie, mais qui avaient été forcés de prendre leur retraite entre le 1er janvier 2010 et le 28 février 2012, font partie des demandeurs. Dans la décision Bailie, le Tribunal a refusé de rejeter les plaintes parce qu’il ne disposait d’aucun fait ni d’aucune donnée probante au dossier concernant l’âge de la retraite en vigueur de 2010 à 2012 (Bailie TCDP, au para 91).

D. Gregg

[16] Enfin, l’instance désignée Gregg dans la décision concernait un autre groupe de pilotes qui avaient été forcés de prendre leur retraite après 2009. Le Tribunal a rejeté ces plaintes parce qu’il était clair et évident qu’elles étaient vouées à l’échec, au vu de la décision Vilven CF et de l’arrêt Adamson CAF et du fait que les plaignants n’avaient pas produit d’éléments de preuve montrant que la composition du groupe des pilotes de ligne canadiens avait changé depuis 2009. Cette conclusion a finalement été confirmée par la Cour d’appel fédérale (voir Gregg c Association des pilotes d’Air Canada, 2019 CAF 218).

III. Historique procédural de la présente demande

[17] Les plaintes visées par la présente demande ont été déposées auprès de la Commission avant 2012 et ont été renvoyées au Tribunal, qui les a ajournées en attendant que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale rendent leur décision dans les affaires Vilven/Kelly et Thwaites/Adamson (voir Bailie et al c Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2012 TCDP 6).

[18] Après la réactivation de ces plaintes à la suite de l’arrêt Adamson CAF, les parties ont consenti à ce que le Tribunal décide, à titre de question préliminaire, de la méthode à employer pour établir l’âge normal de la retraite des pilotes d’Air Canada qui ont atteint l’âge de 60 ans entre le 1er janvier 2010 et le 28 février 2012. Le Tribunal a décidé d’employer une méthode statistique, décision qui a été confirmée par notre Cour lors du contrôle judiciaire (voir Nedelec c Rogers, 2021 CF 191).

[19] Les parties ont ensuite tenu une conférence de gestion de l’instance avec le Tribunal, au cours de laquelle elles ont discuté de la procédure à suivre pour le reste de la demande. Alors qu’Air Canada et l’APAC souhaitaient que le Tribunal se penche d’abord sur le critère permettant de déterminer les compagnies aériennes de comparaison, les demandeurs voulaient qu’il tienne une seule audience pour traiter de toutes les questions restantes et voulaient présenter des témoignages de vive voix. À la suite de ce désaccord, le TCDP a demandé aux parties de présenter des observations en bonne et due forme sur la procédure à suivre. Par une directive datée du 17 février 2022, tout en notant que la raison pour laquelle des témoignages seraient nécessaires pour déterminer le critère applicable n’était pas évidente, le Tribunal a demandé aux parties de présenter des observations afin de répondre aux questions suivantes :

[traduction]
Quel critère le Tribunal doit-il appliquer pour déterminer quelles compagnies aériennes inclure dans le groupe de comparaison pour la période concernée? Quel est le fondement juridique de votre position; s’agit-il d’un nouveau critère, du critère établi dans Vilven-Thwaites ou d’une version modifiée de ce critère? Si vous soutenez que le Tribunal doit entendre des témoignages pour décider du critère applicable, expliquez pourquoi. Il n’est pas nécessaire de soumettre des éléments de preuve maintenant. Par contre, vous devez fournir un résumé des éléments de preuve que vous prévoyez soumettre et indiquer les délais dans lesquels vous proposez de soumettre ces éléments de preuve ainsi que la forme qu’ils prendront (affidavit, transcriptions, témoignages). Le Tribunal demandera les éléments de preuve s’il estime qu’ils sont nécessaires pour statuer sur le critère juridique à appliquer.

[20] Les demandeurs ont répondu que les postes de comparaison appropriés étaient ceux qui étaient [traduction] « fonctionnellement équivalents, dans un sens large et général (conformément à la jurisprudence de la CSC en matière de droits de la personne), » aux postes qu’occupaient les pilotes d’Air Canada, et que ce critère allait de soi. Ils ont également fait valoir qu’il était nécessaire que le Tribunal entende des témoignages pour décider du critère approprié à appliquer. Bien qu’ils n’aient pas expliqué quel serait chacun des éléments de preuve, les demandeurs ont affirmé que [traduction] « [l]es éléments de preuve à produire comprendraient un échantillon représentatif de témoignages de vive voix de membres de groupes caractéristiques » ou, en cas d’accord entre les parties, d’affidavits provenant d’audiences antérieures. Ils ont également affirmé que, d’ici à ce qu’Air Canada et l’APAC closent leur preuve, il leur était pratiquement impossible d’établir avec certitude la quantité d’éléments de preuve nécessaire pour réfuter les moyens de défense invoqués.

[21] Air Canada et l’APAC ont soutenu que le critère approprié à appliquer était « les pilotes au service de sociétés aériennes canadiennes et aux commandes d’aéronefs de taille et de type divers, qui transportent des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger ». Ils ont fait valoir qu’il s’agissait du critère approprié pour plusieurs raisons, notamment parce qu’il était cohérent avec ce qui avait été établi dans la décision Vilven CF et l’arrêt Adamson CAF.

[22] Après avoir reçu ces observations, le Tribunal a rendu la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

IV. Décision faisant l’objet du contrôle

[23] Le Tribunal a décidé de faire siens les facteurs retenus dans des décisions antérieures tranchant d’autres plaintes, lesquels facteurs ont permis d’établir si la retraite obligatoire des pilotes était discriminatoire au regard de la Loi. Il a conclu que cette approche était équitable et qu’elle favorisait une instruction cohérente et expéditive des plaintes.

[24] Pour en arriver à cette conclusion, le Tribunal a passé en revue les litiges antérieurs concernant la politique relative à l’âge de la retraite obligatoire pour les pilotes d’Air Canada, lesquels sont résumés plus haut dans les présents motifs. Plus particulièrement, il a noté que la Cour fédérale avait défini des facteurs pour déterminer le groupe de comparaison pertinent dans la décision Vilven CF [les facteurs de la décision Vilven CF]. Dans cette décision, la Cour a déclaré ce qui suit (ces paragraphes sont également cités dans la décision du Tribunal) :

111. Ce que les pilotes d’Air Canada font essentiellement, c’est être aux commandes d’aéronefs de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger.

112. L’erreur commise au moment de relever les caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly a ensuite amené le Tribunal à se tromper dans son choix du groupe de comparaison approprié. Compte tenu des caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, le bon groupe de comparaison aurait dû être celui des pilotes au service de sociétés aériennes canadiennes et aux commandes d’aéronefs de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger.

[…]

125. Pour résumer mes conclusions sur ce point : l’essentiel de ce que font les pilotes d’Air Canada peut être décrit comme suit : « piloter des appareils de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger ». De nombreux pilotes canadiens occupent des postes semblables, y compris ceux qui sont au service d’autres entreprises de transport aérien canadiennes. Ce sont ces pilotes‑là qui constituent le groupe de comparaison pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[25] Le Tribunal a noté que les facteurs de la décision Vilven CF avaient aussi été appliqués dans l’affaire Adamson TCDP, une décision qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (voir Adamson CAF). Il a fait remarquer que, même si la Cour d’appel a conclu dans l’arrêt Adamson CAF que le Tribunal n’avait pas l’obligation de suivre aveuglément la jurisprudence Vilven CF, elle a également conclu que l’affaire Vilven CF limitait la gamme des options raisonnables qui s’offraient au Tribunal dans l’établissement du groupe de comparaison aux fins de l’alinéa 15(1)c). Le Tribunal a également fait observer que, dans l’arrêt Adamson CAF (aux para 66 et 78), la Cour d’appel a conclu qu’il lui était loisible, en appliquant les facteurs consacrés par la décision Vilven CF, d’opter pour une interprétation conjonctive.

[26] Se fondant sur la jurisprudence, le Tribunal a conclu que les facteurs de la décision Vilven CF avaient été appliqués aux plaintes de tous les pilotes d’Air Canada qui avaient pris leur retraite entre 2003 et 2009. Il a estimé que les demandeurs n’avaient pas réussi à justifier pourquoi il devrait s’écarter de la jurisprudence antérieure et que le fait de déroger à ce critère dans le cas des plaintes aboutirait au résultat absurde et injuste selon lequel un pilote qui aurait atteint l’âge de 60 ans après le 31 décembre 2009 serait visé par un critère différent de celui qui s’appliquait aux autres plaignants autrefois parties à la même instance (c.-à-d. les plaignants dans l’affaire Bailie, dont les demandes ont été rejetées dans la décision Bailie TCDP).

[27] Bien que le Tribunal ait accepté l’argument des demandeurs selon lequel les facteurs de la décision Vilven CF ne constituaient pas un code exhaustif, il a noté que la Cour d’appel fédérale avait conclu qu’il était raisonnable d’appliquer ces facteurs.

[28] Le Tribunal a également conclu qu’il était approprié d’appliquer les facteurs de la décision Vilven CF aux plaintes des demandeurs, car ces facteurs témoignent d’un effort déployé pour cerner les caractéristiques des emplois des pilotes qui sont pertinentes aux fins d’identification des pilotes qui occupaient des postes semblables. Il a fait observer que l’alinéa 15(1)c) de la Loi renvoyait à des postes du même genre, et non pas aux compétences ou au type de licence dont un pilote est titulaire. De l’avis du Tribunal, les facteurs de la décision Vilven CF mettaient l’accent sur des éléments objectifs qui permettent de faire une distinction entre les postes du groupe de comparaison et des plaignants et ceux occupés par d’autres personnes pouvant être titulaires d’une licence de pilote ou être en mesure de piloter un avion de la même taille et du même type.

[29] Enfin, le Tribunal a mentionné que, bien qu’il soit libre de déroger à une pratique établie de longue date, il devait tout de même justifier une telle décision (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 129 et 131). Il a jugé que les plaignants n’avaient pas démontré l’existence de motifs impérieux justifiant une dérogation à sa pratique antérieure.

[30] Après avoir déterminé qu’il serait approprié dans les circonstances d’appliquer les facteurs de la décision Vilven CF, le Tribunal a conclu qu’une compagnie aérienne devait satisfaire à l’ensemble des facteurs de la décision Vilven CF pour être considérée comme un groupe de comparaison approprié. Cette approche avait été jugée raisonnable dans l’arrêt Adamson CAF.

[31] Enfin, le Tribunal a établi un processus par lequel les parties devaient produire les éléments de preuve nécessaires pour qu’il puisse appliquer les facteurs de la décision Vilven CF dans son analyse de la deuxième et de la troisième question (énoncées plus haut dans les présents motifs) afin de décider si Air Canada et l’APAC pouvaient se prévaloir de l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

V. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[32] Selon les observations des parties, la présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La demande est-elle prématurée?

  2. Si elle n’est pas prématurée, le Tribunal a-t-il porté atteinte au droit à l’équité procédurale des demandeurs en rendant une décision sans entendre de témoignage de vive voix?

  3. Si elle n’est pas prématurée et si elle n’est pas inéquitable sur le plan procédural, la décision est-elle déraisonnable?

[33] Comme en témoigne la formulation de ces questions, la norme de la décision raisonnable s’applique à la dernière question (voir Vavilov, au para 25). La deuxième question concerne l’équité procédurale. Les tribunaux procèdent au contrôle de ce genre de question afin de s’assurer qu’un processus juste et équitable a été suivi, un exercice qui correspond mieux à la norme de la décision correcte même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée (voir Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46-47).

[34] Aucune norme de contrôle ne s’applique à la première question.

VI. Analyse

A. La demande est-elle prématurée?

[35] L’APAC est d’avis que la Cour devrait rejeter la présente demande sans examiner les questions de fond concernant l’équité procédurale ou le caractère raisonnable de la décision, car la demande enfreint ce qu’on appelle le principe de prématurité, soit le principe de droit administratif qui interdit généralement de demander le contrôle judiciaire des décisions administratives interlocutoires.

[36] L’arrêt C.B. Powell Limited c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61 [C.B. Powell], est souvent cité à l’appui du principe de prématurité. Dans le récent arrêt Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 [Dugré], la Cour d'appel fédérale s'est appuyée sur l'arrêt C.B.. Powell et a résumé ce principe ainsi (aux para 35 à 37) :

35. Comme le passage ci-dessus l’indique, une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision administrative de nature interlocutoire ne peut être introduite que dans des « circonstances exceptionnelles ». De telles circonstances sont très rares, et exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en question la primauté du droit (Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467 [Wilson], par. 31 à 33, renversé sur un autre point, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, 473 N.R. 283, par. 56 à 60 [Budlakoti]).

36. Cette Cour a assimilé ces circonstances à celles susceptibles de donner ouverture à l’émission d’un bref de prohibition; en l’absence de telles circonstances, la demande doit être assujettie à un rejet sommaire (Wilson, par. 33; Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35, par. 14 et 15). Même les questions constitutionnelles et les questions dites « juridictionnelles » ne font pas exception; ni une ni l’autre autorise la poursuite de recours interlocutoires (C.B. Powell, par. 39 à 46; Black c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 201, 448 N.R. 196, par. 18 et 19).

37. Somme toute, la limite à l’exercice de recours interlocutoires est quasi absolue. Un critère amoindri ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des maux identifiés dans l’arrêt C.B. Powell. Pour cette raison, certaines tentatives récentes de la Cour fédérale de reformuler le test établi en précisant des critères d’exception sont mal venues et ne font pas autorité (voir Whalen c. Fort McMurray No. 468 First Nation, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217, par. 20 et 21 et les décisions de la Cour fédérale qui l’ont suivie). Cette tentative de reformuler les critères, si bien intentionnée soit-elle, ne fait que brouiller les cartes et atténue la rigueur du principe de non-ingérence.

[37] L’APAC soutient que la présente demande ne soulève pas de questions qui remettent en doute la primauté du droit ou qui relèvent par ailleurs des exceptions limitées à la mise en garde jurisprudentielle selon laquelle on ne peut demander le contrôle judiciaire des décisions administratives interlocutoires.

[38] Les demandeurs font valoir que le principe de la prématurité ne devrait pas être appliqué en l’espèce, car le Tribunal a récemment rendu sa décision définitive et a rejeté leur plainte sur le fond [le rejet]. Lors de l’audition de la présente demande le 4 juillet 2023, l’avocat des demandeurs a informé la Cour que le Tribunal avait rejeté la plainte une semaine auparavant, soit le 27 juin 2023. Le dossier dont dispose la Cour ne contient aucune information sur le rejet. Toutefois, les avocats des demandeurs et de l’APAC ont convenu à l’audience qu’il était approprié, aux fins de l’examen de la question de la prématurité, que la Cour soit informée que la décision définitive avait été rendue et que la plainte avait été rejetée. Compte tenu de cette évolution, les demandeurs soutiennent que, même si la présente demande était peut-être prématurée lorsqu’elle a été déposée, elle ne l’est plus, puisque le processus administratif devant le Tribunal est maintenant terminé.

[39] Air Canada ne prend pas position sur la question de la prématurité. Cependant, à l’audience, ses avocats ont soutenu que le Tribunal avait adopté un raisonnement très mécanique pour répondre aux deuxième et troisième questions (énoncées plus haut dans les présents motifs) et avait décidé de rejeter la plainte. Par conséquent, ils ont expliqué qu’il se pourrait que les seules questions qui subsistent entre les parties, et qui pourraient faire l’objet d’un contrôle judiciaire, soient celles soulevées dans la présente demande. L’avocate de l’APAC n’a pas contesté cette caractérisation du rejet de la plainte. Cependant, l’APAC fait valoir que la Cour ne devrait pas écarter le principe de la prématurité simplement parce que la décision définitive dans une instance administrative donnée ne contient pas d’analyse sur le fond ou de questions autres que celles examinées dans la décision interlocutoire.

[40] Après avoir examiné la position des demandeurs, je reconnais qu’il est possible que certaines des considérations qui donnent habituellement naissance au principe de prématurité ne s’appliquent pas entièrement en l’espèce. Comme la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’arrêt Herbert c Canada (Procureur général), 2022 CAF 11 [Herbert], ce principe permet aux cours de révision de disposer de toutes les conclusions du décideur administratif, qui se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe et par une précieuse expérience en matière de réglementation (aux para 9 et 19). Si le raisonnement et les conclusions du Tribunal, entre le moment où la décision est rendue et celui où la plainte est rejetée, sont purement mécaniques et ne soulèvent pas de nouvelles questions à examiner par la Cour, il se peut que la Cour n’eût pas été mieux outillée pour examiner les questions en litige et le processus administratif global ainsi que la décision, même si le demandeur avait attendu le rejet de la plainte pour solliciter un contrôle judiciaire.

[41] Bien entendu, il est difficile de savoir si la Cour serait mieux outillée si elle était saisie du contrôle judiciaire du rejet de la plainte, puisque le dossier ne contient pas d’information sur le rejet, et la Cour ne peut être certaine que les parties ne soulèveraient pas d’autres questions ou arguments si le rejet faisait l’objet du contrôle. Toutefois, même en supposant que la Cour ne serait pas mieux outillée s’il s’agissait du contrôle judiciaire du rejet de la plainte, j’estime que l’argument de l’APAC, selon lequel de telles considérations ne constituent pas des circonstances exceptionnelles du genre de celles qui justifient une dérogation aux principes qui sous-tendent l’interdiction générale de demander le contrôle des décisions administratives interlocutoires, est convaincant.

[42] Comme la Cour d’appel fédérale l’explique aux paragraphes 12 et 13 de l’arrêt Herbert, ces principes ont été réitérés avec rigueur dans l’arrêt Dugré, où il a été conclu que la limite à l’exercice de recours interlocutoires était quasi absolue (au para 37). La Cour d’appel fédérale a souligné le fait que les circonstances très rares dans lesquelles une partie serait autorisée à contourner le processus administratif exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point immédiates et radicales qu’elles remettent en question la primauté du droit (voir Dugré, au para 35). La Cour a mis en garde contre l’application d’un critère amoindri, qui ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des difficultés signalées dans l’arrêt C.B. Powell (voir Dugré, au para 37).

[43] Les circonstances actuelles ne satisfont pas au critère établi dans la jurisprudence pour justifier une exception au principe de la prématurité. Les demandeurs font plutôt valoir que, comme les questions liées à l’équité procédurale et au caractère raisonnable de la décision ont été pleinement expliquées et débattues devant la Cour, il ne serait pas dans l’intérêt supérieur des parties ou dans l’intérêt de l’administration efficace de la justice de rejeter la présente demande et d’exiger des demandeurs qu’ils présentent leurs arguments dans le cadre d’une nouvelle demande de contrôle judiciaire du rejet de la plainte. Cependant, comme le soutient l’APAC, il s’agit précisément du genre d’argument qui a été rejeté dans l’arrêt Herbert, où il a été conclu que les réalités pratiques de cette affaire en particulier, y compris les coûts associés à la perspective d’avoir à saisir de nouveau la Cour des mêmes questions en litige, n’aidaient aucunement le demandeur à contourner le principe de la prématurité (aux para 15-16). Au contraire, la reformulation du critère du caractère exceptionnel afin d’y ajouter ce type de considérations ne ferait qu’inciter les recours prématurés et atténuer la rigueur du principe de non-ingérence (voir Herbert, au para 16, citant Dugré, au para 37).

[44] En l’absence du type de circonstances exceptionnelles envisagées par la jurisprudence, les plaideurs doivent respecter le principe de la prématurité. Si la Cour n’appliquait pas le principe en l’espèce, les plaideurs pourraient être incités à contourner le principe et à contester les décisions interlocutoires lorsqu’ils prévoient qu’une décision administrative définitive ultérieure n’ajoutera que peu de contenu aux questions en litige. Comme le soutient l’APAC, un tel résultat rendrait l’application du principe de la prématurité moins sûre et représenterait donc une évolution mal venue du droit.

VII. Conclusion

[45] En conclusion, je conclus que la présente demande contrevient au principe de la prématurité et doit être rejetée. Par conséquent, la Cour n’examinera pas les autres questions soulevées dans la présente demande.

[46] À titre purement administratif, l’avocate de l’APAC a expliqué à l’audience que, conformément à une ordonnance du Conseil canadien des relations industrielles datée du 15 juin 2023 (l’ordonnance no 11826-U), l’Association des pilotes de ligne, internationale succède à l’Association des pilotes d’Air Canada à titre d’agent négociateur et que les demandeurs l’ont désignée comme défenderesse dans la présente demande. L’avocate de l’APAC demande donc à la Cour de remplacer, dans son jugement, l’Association des pilotes d’Air Canada par l’Association des pilotes de ligne, internationale comme défenderesse dans l’intitulé de la présente demande. Aucune des autres parties ne s’oppose à ce changement. Mon jugement en tiendra compte.

VIII. Dépens

[47] À l’audience, les parties se sont engagées à se consulter afin de s’entendre sur un montant forfaitaire des dépens, qui serait adjugé à la partie ayant obtenu gain de cause dans la présente demande. L’avocate de l’APAC a par la suite avisé la Cour, dans une lettre datée du 10 juillet 2023, que les parties s’étaient entendues sur un montant forfaitaire de 1 000 $. Bien que ce montant soit inférieur à celui qui serait habituellement adjugé à titre de dépens dans une demande de contrôle judiciaire, je suis conscient que, comme les demandeurs l’ont avancé à l’audience, le contexte des droits de la personne dans lequel la présente demande est présentée peut militer en faveur d’un montant plus modeste.

[48] Par conséquent, je suis à l’aise d’adopter la position conjointe des parties et, conformément à la lettre envoyée par l’avocate le 10 juillet 2023, j’adjugerai à chacune des défenderesses, Air Canada et l’APAC, des dépens sous forme d’un montant forfaitaire de 1 000 $.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-2200-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. L’Association des pilotes d’Air Canada est remplacée par l’Association des pilotes de ligne, internationale à titre de défenderesse dans la présente demande, et l’intitulé est modifié en conséquence, comme il est indiqué ci-dessus.

  2. La présente demande est rejetée.

  3. Un montant forfaitaire de 1 000 $ est adjugé à chacune des défenderesses, Air Canada et l’Association des pilotes de ligne, internationale, à titre de dépens.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2200-22

INTITULÉ :

Gary Nedelec, Alexander Samanek, Michael S. Sheppard, Douglas Goldie, Gary Bedbrook, Pierre Garneau, Jacques Couture, Larry James Laidman, Robert Bruce Macdonald, Gordon AF Lehman, Peter J.G. Stirling, David Malcom Macdonald, Robert William James, Camil Geoffroy, Brian Campbell, Trevor David Allison, Benoit Gauthier, Bruce Lyn Fanning, Marc Carpentier, Mark Irving Davis, Raymond Calvin Scott Jackson, John Bart Anderson, David Alexander Findlay, Warren Stanley Davey , Keith Wylie Hannan, Michael Edward Ronan, Gilles Desrochers, William Lance Frank Dann, John Andrew Clarke, Bradley James Ellis, Michael Ennis, Stanley Edward Johns, Thomas Frederick Noakes, William Charles Ronan, Barrett Ralph Thornton, David Allan Ramsay, Harold George Edward Thomas, Murray James Kidd et William Ayre c Eric William Rogers, Robert James McBride, John Charles Pinheiro, William Ronald Clark, Stephen Norman Collier, Commission canadienne des droits de la personne, Air Canada et Association des pilotes de ligne, internationale

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Raymond Hall

POUR LES DEMANDEURS

Fred Headon

Cristina Toteda

POUR LA DÉFENDERESSE

(AIR CANADA)

 

Malini Vijaykumar

POUR LA DÉFENDERESSE

(l’Association des pilotes de ligne, internationale)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raymond Hall

Avocat

Richmond (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

Centre Air Canada - Affaires juridiques

Dorval (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

(AIR CANADA)

 

Nelligan O’Brien Payne LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

(l’Association des pilotes de ligne, internationale)

 

 

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