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Date : 20230713


Dossier : IMM-9319-21

Référence : 2023 CF 956

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

HAMZAH MOHAMMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen du Ghana. En mars 2018, il a présenté une demande d’asile en invoquant sa crainte d’être persécuté en tant qu’homme bisexuel. En juillet 2019, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté la demande, parce que le demandeur n’avait pas établi son identité en tant que ressortissant du Ghana. Après que le demandeur a produit un passeport ghanéen récemment obtenu, la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR a accueilli son appel et a renvoyé l’affaire à la SPR pour nouvel examen.

[2] En juillet 2021, la SPR a de nouveau rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur, cette fois pour des motifs de crédibilité. Le demandeur a interjeté appel de cette décision à la SAR.

[3] Dans une décision datée du 29 novembre 2021, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[5] Comme je l’expliquerai dans les motifs qui suivent, je suis convaincu que la décision de la SAR souffre de lacunes fondamentales qui remettent en question son caractère raisonnable dans son ensemble. Par conséquent, la présente demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision.

II. LE CONTEXTE

A. Le récit du demandeur

[6] La demande d’asile du demandeur était fondée sur le récit suivant.

[7] Le demandeur est né à Accra, au Ghana, en novembre 1985. En 2003, alors qu’il avait 18 ans, il s’est enfui en Allemagne, parce que les frères de sa petite amie de l’époque s’opposaient à ce que leur sœur fréquente un musulman et avaient menacé de le tuer. Le demandeur s’est rendu en Allemagne muni d’un faux passeport du Burkina Faso au nom de Baba Yaro. Il a ensuite utilisé ce passeport pour présenter une demande d’asile en Allemagne.

[8] En 2014, sa demande d’asile en Allemagne n’étant toujours pas résolue, le demandeur a décidé de déménager aux Pays-Bas. Pendant son séjour dans ce pays, le demandeur a pris conscience de son attirance sexuelle pour les hommes ainsi que pour les femmes. Pendant trois mois, il a entretenu une relation amoureuse et sexuelle avec un homme du nom de Tanko. Les deux se sont séparés lorsque Tanko a commencé à fréquenter un autre homme. Il s’agissait de la première et (encore) la seule relation homosexuelle du demandeur. Après la fin de sa relation avec Tanko, le demandeur a entretenu une relation d’un an et demi avec une femme aux Pays-Bas.

[9] Le demandeur est retourné au Ghana en février 2017, parce que sa famille lui manquait. Depuis le décès de son ancienne petite amie, le demandeur ne craignait plus les frères de celle-ci.

[10] Après s’être installé à Accra, le demandeur s’est lié d’amitié avec un homme homosexuel du nom de Dan Ofori. Selon l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA), le demandeur savait que Dan était homosexuel [traduction] « à cause de sa façon de s’habiller et de ses gestes efféminés ». Lorsque le père du demandeur, un imam influent, a pris connaissance de cette amitié, il a confronté le demandeur au domicile de ce dernier et lui a dit de ne pas s’associer à Dan. Le demandeur a ensuite révélé sa bisexualité à son père. Il hésitait à le faire parce que son père avait commis des actes de violence physique envers sa mère et qu’il avait l’habitude de le battre pour le punir lorsqu’il était jeune. Le demandeur était également préoccupé du fait que son père était un membre influent de la communauté. En même temps, il souhaitait informer son père de la liberté qu’il avait connue lorsqu’il vivait en Europe. Son père lui a dit qu’il n’approuvait pas ce mode de vie, qui n’est pas permis dans la foi islamique. Les deux ont discuté du sujet, puis le père du demandeur est parti.

[11] En mai 2017, le demandeur a été convoqué à une réunion des aînés de la communauté. Le père du demandeur était également présent. Le demandeur s’est fait dire qu’il avait adopté un mode de vie qu’ils désapprouvaient et que cela ne serait pas toléré. Il a soutenu qu’il était un adulte et que ce qu’il faisait de sa vie n’avait rien à voir avec eux. Cette déclaration a provoqué la colère des aînés, et le demandeur a quitté la réunion.

[12] Peu de temps après, des jeunes de la communauté ont commencé à menacer le demandeur et à lui dire de partir. Puis, le 10 juin 2017, le demandeur est arrivé chez lui et a constaté qu’il y avait eu une entrée par effraction, que son appartement avait été vandalisé et que son chat avait été tué. Pendant que le demandeur discutait de ce qui s’était passé avec un voisin, un groupe de jeunes est arrivé et l’a agressé physiquement.

[13] Le demandeur a signalé ces incidents à la police le même jour, alléguant qu’il avait été attaqué parce qu’il était bisexuel.

[14] Lorsque les menaces à son égard ont continué, le demandeur est retourné aux Pays-Bas en décembre 2017, muni du passeport néerlandais d’un ami. Le demandeur s’est ensuite rendu au Canada à l’aide d’un passeport néerlandais frauduleux et est arrivé ici le 28 janvier 2018. Il a présenté une demande d’asile deux mois plus tard.

B. La décision de la SPR

[15] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur en raison de l’effet cumulatif des doutes quant à la crédibilité d’éléments clés du récit du demandeur. Plus particulièrement :

  • La SPR a conclu que le demandeur n’était pas en mesure de fournir une description spontanée de la rencontre avec son père au cours de laquelle il aurait divulgué sa sexualité ou des incidents survenus le 10 juin 2017, lorsque son appartement aurait été vandalisé et qu’il aurait été attaqué. Au lieu de cela, le témoignage du demandeur [traduction] « ressemblait étroitement » à l’information contenue dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. La SPR a donc conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’élément de preuve crédible démontrant que ces incidents avaient eu lieu.

  • Le demandeur a précisé dans son témoignage qu’après les incidents du 10 juin 2017, des jeunes de la communauté avaient menacé de le tuer, mais ce fait n’était pas mentionné dans l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA. La SPR a conclu que le demandeur avait embelli sa demande dans son témoignage et que cela avait davantage miné sa crédibilité.

  • La SPR a jugé que le fait que le demandeur a tardé à quitter le Ghana après avoir apparemment été ciblé parce qu’il était bisexuel démontrait une absence de crainte subjective et, par conséquent, a miné encore plus la crédibilité du demandeur.

  • La SPR a conclu que le demandeur avait donné des versions contradictoires au sujet de la façon dont il avait d’abord déterminé que Tanko était homosexuel. Étant donné qu’il s’agissait de la première et de la seule relation homosexuelle du demandeur, celle-ci aurait été mémorable et le demandeur aurait dû être en mesure de s’en tenir à une seule version des faits. Le fait qu’il ne l’a pas fait a compromis sa crédibilité.

  • La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas expliqué de façon satisfaisante pourquoi il n’avait pas demandé l’asile à son retour aux Pays-Bas à la fin de 2017. Sa conduite était incompatible avec celle d’une personne craignant sincèrement d’être persécutée dans son pays d’origine, ce qui a davantage compromis sa crédibilité.

  • La SPR a conclu que la preuve corroborante fournie par le demandeur (un extrait du journal d’un poste de police contenant le rapport du demandeur relatif à l’incident du 10 juin 2017; un formulaire médical délivré par la police le 10 juin 2017; une affirmation solennelle du voisin du demandeur, Randall Owusu, qui a été témoin de l’incident du 10 juin; une affirmation solennelle de la mère du demandeur; et une affirmation solennelle de Dan Ofori) avait peu de poids. Le demandeur a démontré qu’il est en mesure d’obtenir des documents frauduleux et qu’il est disposé à les utiliser. La SPR a conclu que deux documents en particulier — le permis de conduire ghanéen du demandeur et un permis de conduire ghanéen au nom de Dan Ofori — sont probablement frauduleux. En présentant de tels documents, le demandeur a démontré qu’il n’est [traduction] « pas un témoin digne de foi ».

  • La SPR a conclu qu’une lettre du centre communautaire The 519, datée du 2 avril 2019, confirmait simplement que le demandeur avait suivi le programme d’orientation des nouveaux arrivants pour les demandeurs d’asile LGBQ et qu’il avait participé au programme à dix reprises. Cette lettre avait peu de valeur probante pour établir l’identité sexuelle du demandeur.

[16] Compte tenu de l’effet cumulatif de ces doutes en matière de crédibilité, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi suffisants pour établir qu’il était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. La SPR a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur.

C. L’appel interjeté par le demandeur devant la SAR.

[17] Dans son appel interjeté devant la SAR, le demandeur a contesté la décision de la SPR pour six raisons liées à l’appréciation que celle-ci avait faite de sa crédibilité et de la valeur probante de la preuve documentaire qu’il avait fournie à l’appui de sa demande d’asile : a) la comparaison du témoignage du demandeur avec l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, b) l’importance du fait que le demandeur a tardé à quitter le Ghana en 2017, c) l’appréciation du récit du demandeur au sujet de sa relation avec son partenaire de même sexe aux Pays-Bas, d) le défaut de tenir compte de l’ensemble de la preuve documentaire, e) la conclusion selon laquelle les permis de conduire étaient frauduleux et f) la conclusion selon laquelle la lettre du centre communautaire The 519 avait peu de valeur probante quant à la bisexualité du demandeur.

[18] Le demandeur a également présenté comme nouvel élément de preuve une affirmation solennelle de sa mère datée du 24 août 2021, selon laquelle elle n’avait pas signé l’affirmation solennelle que le demandeur avait présentée à l’appui de sa demande d’asile. L’affirmation solennelle antérieure portait la signature de la déclarante (apparemment, la mère du demandeur), malgré le fait que le passeport de la mère du demandeur (dont une copie avait été présentée avec l’affirmation solennelle) comportait la mention [traduction] « Pas en mesure de signer » sur la ligne de signature. La SPR s’était fondée sur cette incohérence pour conclure qu’il fallait accorder peu de poids à l’affirmation solennelle de la mère.

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[19] La SAR a d’abord jugé que l’affirmation solennelle de la mère datée du 24 août 2021 était admissible à titre de nouvel élément de preuve. La SAR a conclu que cet élément de preuve était survenu après la décision de la SPR et qu’il était pertinent pour son appréciation de la valeur probante de l’affirmation solennelle antérieure. La SAR a également conclu que la nouvelle affirmation solennelle était crédible « a priori » parce qu’elle avait été délivrée par la Cour supérieure de la Haute Cour de justice d’Accra, au Ghana.

[20] En ce qui concerne le bien-fondé de l’appel, la SAR a rejeté tous les moyens d’appel invoqués par le demandeur. Elle a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans ses conclusions défavorables en matière de crédibilité. La SAR a souscrit à l’analyse de la SPR à l’appui de ces conclusions. Elle a également fourni des motifs supplémentaires qui lui ont permis de conclure que le récit du demandeur — y compris l’allégation centrale selon laquelle il était bisexuel — n’était pas crédible. Bien qu’elle ait admis l’affirmation solennelle la plus récente de la mère du demandeur, la SAR a conclu que cette affirmation n’avait pas résolu les problèmes de crédibilité liés au récit du demandeur ou à la faiblesse des autres éléments de preuve corroborants.

[21] La SAR a donc rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[22] Les parties conviennent, tout comme moi, que le fond de la décision de la SAR doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[23] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Pour qu’une décision soit jugée raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvoi omis). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[24] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Pour infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

[25] Comme je l’expliquerai, je suis convaincu que la décision de la SAR souffre de trois lacunes fondamentales.

[26] Premièrement, un des motifs pour lesquels la SAR a conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il était bisexuel n’était pas crédible est que l’absence d’éléments de preuve démontrant qu’il a éprouvé des sentiments de différence, de stigmatisation, de honte ou de préjudice (mis à part les préjudices allégués dans son exposé circonstancié) « indiqu[aient] » que le demandeur « n’a[vait] pas démontré […] son orientation sexuelle ». Les éléments de preuve du demandeur n’ont pas du tout donné « à penser qu’il se sentait différent en raison de son orientation sexuelle ni [n’]informent du moment où il a pris conscience qu’il était bisexuel et des répercussions que cette prise de conscience a pu avoir sur lui ». De même, pour la SAR, la preuve du demandeur « ne révèl[ait] aucun sentiment de honte ni aucune impression de stigmatisation qui est souvent lié aux demandes fondées sur l’orientation sexuelle dans les pays où la bisexualité est illégale; la foi musulmane au Ghana n’accepterait pas cette orientation sexuelle ». La SAR a conclu qu’il s’agissait d’un élément « montr[ant] » que le demandeur n’était pas bisexuel.

[27] La SAR a affirmé fonder cette inférence sur une application du modèle axé sur le sentiment de différence, la stigmatisation, la honte et le préjudice (DSSH). La SAR a formulé les observations suivantes : « En appliquant le modèle DSSH et en évaluant si la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’appelant n’avait pas établi de façon crédible le fondement de sa demande d’asile, à savoir qu’il est bisexuel et qu’il pourrait être persécuté au Ghana en raison de son orientation sexuelle, je conviens avec la SPR que l’appelant n’a pas démontré de manière crédible qu’il est bisexuel ou qu’il risque d’être persécuté en raison de son orientation sexuelle. »

[28] Le modèle DSSH n’a pas été mentionné dans la procédure devant la SPR ni dans l’appel interjeté par le demandeur devant la SAR. La SAR n’explique pas en quoi il consiste ni comment il doit être utilisé. Ce facteur en soi constitue un problème grave, qui entraîne une lacune fondamentale dans le raisonnement de la SAR. Comme l’enseigne l’arrêt Vavilov, au paragraphe 95, il est « inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie ».

[29] Même en supposant, à titre d’exemple, que le modèle DSSH relève de l’expertise institutionnelle de la SAR ou qu’il s’agit d’une politique ou d’une ligne directrice accessible au public qui pourrait bien éclairer le travail du décideur (voir Vavilov, aux para 93 et 94), cela n’exempte pas la SAR de l’obligation d’expliquer en quoi consiste le modèle et comment il a été utilisé.

[30] De plus, dans la mesure où le modèle DSSH peut être compris à partir de sources accessibles au public, il est évident que la SAR en a fait un mauvais usage.

[31] Pour mettre la question en contexte, en mai 2017, la CISR a adopté les Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre pour aider à la prise de décision dans le cadre des demandes d’asile fondées sur ces motifs. L’objectif des directives était « de favoriser une meilleure compréhension des cas portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre (OSIGEG) ainsi que sur le préjudice auquel les personnes peuvent être exposées du fait de leur non-conformité aux normes socialement acceptées en matière d’OSIGEG » (à l’art 1.1). Elles « se penchent sur les difficultés particulières auxquelles les personnes ayant diverses OSIGEG peuvent être exposées lorsqu’elles présentent leur cas devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), et elles établissent des principes directeurs à l’intention des décideurs dans le règlement des affaires où l’OSIGEG entre en jeu » (ibid). (Les directives ont été révisées en décembre 2021 afin d’y ajouter des caractéristiques sexuelles et d’y apporter d’autres changements. Toutes mes références renvoient à la version de mai 2017, soit la version qui était en vigueur au moment où la décision faisant l’objet du contrôle a été rendue.)

[32] Les Directives numéro 9 du président comportent bon nombre des objectifs et préconisent de nombreuses pratiques identiques à ceux se trouvant dans les Principes directeurs sur la protection internationale n° 9 pour les demandes d’asile présentées par des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et intersexuelles (LGBTI) qui ont été adoptés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) en octobre 2012 [en ligne : https://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=52d8facd4]. Comme l’énoncent les principes directeurs du HCNUR (à l’art 4), le vécu des personnes LGBTI « varie considérablement et est fortement influencé par leur environnement culturel, économique, familial, politique, religieux et social ». Le parcours du demandeur « peut avoir une incidence sur la manière dont il exprime son orientation sexuelle et/ou son identité de genre, ou expliquer les raisons pour lesquelles il ne vit pas ouvertement son statut de personne LGBTI » (ibid). Par conséquent, « [i]l est important que les décisions sur des demandes de statut de réfugié déposées par des personnes LGBTI ne se fondent pas sur une compréhension superficielle du vécu de ces personnes, ou sur des hypothèses erronées, culturellement inappropriées ou stéréotypées » (ibid).

[33] De même, la version de la CISR qui était en vigueur au moment où la SAR a rendu sa décision, les Directives numéro 9 du président, faisait mention de ce qui suit sous la rubrique intitulée « Comprendre les difficultés auxquelles se heurtent les personnes ayant diverses OSIGEG lorsqu’il s’agit d’établir leur OSIGEG » :

3.1 En fonction de facteurs comme la race, l’ethnie, la religion, la foi ou le système de croyances, l’âge, l’invalidité, l’état de santé, la classe sociale et l’éducation, les personnes ayant diverses OSIGEG reconnaissent leur OSIGEG différemment et agissent en fonction de celle-ci de manières différentes [renvoi omis]. Pour une personne, la prise de conscience et l’acceptation de son OSIGEG peuvent se produire de manière graduelle ou non linéaire. Il n’y a pas d’ensemble de critères normalisés à utiliser pour établir le fait qu’une personne s’identifie à diverses OSIGEG.

[…]

3.3 Beaucoup de personnes ayant diverses OSIGEG cachent leur OSIGEG dans leur pays de référence par méfiance à l’égard d’acteurs étatiques et non étatiques, par crainte de représailles de la part de ces acteurs, ou en raison d’expériences antérieures de stigmatisation et de violence. Ces circonstances peuvent se manifester lorsqu’une personne peut se montrer réticente ou avoir de la difficulté à parler de son OSIGEG avec un décideur, surtout dans les cas où l’intolérance à l’égard des personnes ayant diverses OSIGEG et les peines qui leur sont infligées sont sanctionnées par les autorités étatiques du pays de référence.

[34] De même, le paragraphe 62 des principes directeurs du HCNUR énonce ce qui suit :

La détermination de la situation de LGBTI d’un demandeur est essentiellement une question de crédibilité. L’appréciation de la crédibilité dans de tels cas doit être menée de manière individualisée et avec délicatesse. L’étude d’éléments relatifs aux perceptions, aux sentiments et aux expériences personnels du demandeur en matière de différence, de stigmatisation et de honte a généralement plus de chance d’aider l’examinateur à établir l’orientation sexuelle ou l’identité de genre du demandeur que des questions axées sur ses pratiques sexuelles.

[35] À l’appui de ces affirmations, une note de bas de page au paragraphe 62 des principes directeurs du HCNUR renvoie au paragraphe 32 du rapport sommaire d’une réunion informelle d’experts sur les demandes d’asile concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre (le 10 septembre 2011) convoquée par le HCNUR, l’Association internationale des juges aux affaires des réfugiés et le European Legal Network on Asylum (ELENA) [en ligne, en anglais seulement : https://www.refworld.org/docid/4fa910f92.html]. Citant les travaux de S. Chelvan, un avocat du Royaume-Uni, le rapport sommaire mentionne ce qui suit :

[traduction]

32. Il n’existe pas de modèle de questionnaire ou de liste de questions fixes permettant de déterminer l’orientation sexuelle d’un demandeur. Cependant, certains thèmes communs ressortent dans la majorité des demandes, c.-à-d. le sentiment de différence, la stigmatisation, la honte et le préjudice (DSSH), qui peuvent servir de liste de contrôle utile en matière d’identité dans le cadre des demandes d’asiles présentées par les personnes LGBTI.

Ce paragraphe explique ensuite le sens de chacun de ces termes.

[36] Le modèle DSSH n’a pas été expressément approuvé ou adopté par la CISR. Un examen de la mise en œuvre de la version originale des Directives numéro 9 du président publié par la CISR en novembre 2020 [en ligne : https://irb.gc.ca/fr/transparence/revues-verifications-evaluations/Pages/examen-%C5%93uvre-directives-osigeg.aspx] a révélé que certains pays (le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, la Finlande, la Suède et l’Irlande) ont adopté ce modèle. L’examen a également relevé que le modèle DSSH a été approuvé par le HCNUR, comme nous venons de le voir. Malgré cela, ce modèle n’est pas mentionné dans la version révisée de décembre 2021 des Directives numéro 9 du président.

[37] L’examen de novembre 2020 des Directives numéro 9 du président explique que le modèle DSSH « aide le demandeur d’asile à fournir un exposé circonstancié détaillé et aide les décideurs à évaluer, de façon appropriée et avec sensibilité, la crédibilité des demandes d’asile liées à l’OSIGEG ». Plus particulièrement, comme il est décrit par Moira Dustin et Nuno Ferreira aux pages 328 à 335 de l’article [traduction] « Améliorer le traitement des demandes d’asile fondées sur l’OSIG : faire passer la persécution avant l’identité », Refugee Survey Quarterly, volume 40, page 315 [en ligne, en anglais seulement : https://doi.org/10.1093/rsq/hdab005], le modèle s’appuie sur des questions « de déclenchement » portant sur les expériences vécues par le demandeur d’asile en ce qui a trait à la différence, la stigmatisation, la honte et le préjudice — des thèmes communs dans la vie des personnes ayant besoin de protection en raison de leur orientation sexuelle, leur identité de genre ou leur expression de genre. Les questions, qui doivent être ouvertes et ne doivent pas porter de jugement, visent à obtenir du demandeur d’asile un récit plus détaillé de ces expériences particulières afin de faire la lumière sur son identité en tant que personne ayant diverses OSIGEG. Il est plus juste pour les demandeurs d’asile et plus respectueux pour leur dignité de les interroger de cette manière plutôt que, par exemple, leur poser des questions intrusives au sujet de leurs pratiques sexuelles. Les réponses fournies à cette série de questions peuvent, à leur tour, servir de fondement pour une appréciation de la crédibilité qui est plus sensible aux expériences propres de demandeurs particuliers et qui est, par conséquent, plus fiable.

[38] Malgré cela, il est vrai que [traduction] « de nombreux demandeurs d’asile ayant diverses OSIG peuvent ne pas ressentir de la “honte” ou n’avoir subi aucun préjudice dans le passé et simplement craindre un préjudice futur » (Dustin et Ferreira, à la p 329). Par conséquent, S. Chelvan, l’avocat du Royaume-Uni qui a d’abord élaboré le modèle DSSH, a reconnu que celui-ci ne s’appliquerait pas à tous les demandeurs d’asile et qu’il n’offre pas une [traduction] « recette universelle applicable à tous les cas pertinents de la même manière » (ibid.). De plus, Dustin et Ferreira ont fait remarquer à la page 332 que, bien qu’il y ait beaucoup de choses à dire en faveur du modèle DSSH, [traduction] « le risque que les autorités chargées de traiter les demandes d’asile l’appliquent de manière simpliste et préjudiciable s’est également matérialisé », et ce modèle [traduction] « peut avoir pour effet malheureux de restreindre l’état d’esprit des décideurs ».

[39] Dans ce contexte, l’utilisation par la SAR du modèle DSSH est manifestement erronée. Le demandeur n’a pas été interrogé conformément au modèle sur ses expériences quant à la différence, la honte, la stigmatisation ou le préjudice liées à sa bisexualité, de sorte qu’il est difficile de savoir en quoi le modèle est même pertinent. La SAR souligne l’absence d’éléments de preuve touchant ces questions, mais cela peut être simplement attribuable au fait qu’ils n’ont jamais été obtenus du demandeur. Plus fondamentalement, le modèle n’est pas censé servir d’outil de diagnostic ou, comme l’a dit la SAR, d’élément « montr[ant] » qu’il existe diverses OSIGEG, où l’absence des éléments sur lesquels le modèle est axé milite contre la crédibilité d’un demandeur d’asile. En somme, il n’existe aucun fondement à la conclusion répétée de la SAR selon laquelle l’absence de preuve de l’expérience d’un sentiment de différence, de stigmatisation ou de honte de la part du demandeur mine son allégation selon laquelle il est bisexuel. En effet, la façon dont la SAR prétend utiliser le modèle DSSH est contraire aux Directives numéro 9 du président, qui mentionnent qu’il n’y a « pas d’ensemble de critères normalisés à utiliser pour établir le fait qu’une personne s’identifie à diverses OSIGEG » (à l’art 3.1).

[40] La deuxième lacune fondamentale du raisonnement de la SAR est qu’elle a conclu que le récit du demandeur selon lequel il aurait révélé sa bisexualité à son père et, plus tard, à la réunion des aînés de la communauté (y compris son père) n’était pas crédible. La SAR n’a pas jugé crédible l’allégation du demandeur selon laquelle il avait révélé sa bisexualité à son père, parce que la « réaction calme » de celui-ci lorsqu’il a appris que son fils était bisexuel « ne cadre pas avec la réaction attendue d’un dirigeant musulman dans un pays où la bisexualité serait illégale ». De même, la SAR n’a pas jugé crédible le fait que la révélation du demandeur aux « dirigeants musulmans » n’avait pas suscité une « réaction […] différente, comme une agression collective sur-le-champ ».

[41] La SAR a prétendu fonder sa compréhension de la façon dont le père du demandeur et les autres aînés de la communauté réagiraient à la divulgation par le demandeur de sa bisexualité sur les « éléments de preuve objectifs relatifs aux réactions généralement observées dans la culture au Ghana à l’égard des gais ou des bisexuels ». Toutefois, cette conclusion tirée à partir des tendances générales au pays quant à la façon dont certaines personnes seraient censées agir dans une situation donnée n’est rien d’autre qu’un raisonnement stéréotypé. Le fait que la SAR s’est appuyée sur ces généralisations non fondées au sujet de la façon dont les hommes musulmans sont susceptibles de se comporter remet sérieusement en question la logique interne de la décision (Vavilov, au para 104).

[42] Enfin, la SAR a jugé que la preuve du demandeur démontrant qu’il n’avait pas eu d’autres relations homosexuelles depuis la relation qu’il aurait eue avec Tanko aux Pays-Bas en 2014 n’était « pas crédible ». Selon la SAR, le fait que, selon son propre récit, le demandeur n’avait eu qu’une seule relation homosexuelle « montr[ait] qu’il n’est pas bisexuel ». La prémisse non énoncée qui sous-tend le raisonnement de la SAR est que les personnes bisexuelles sont susceptibles d’avoir eu plus d’une relation homosexuelle. Il est inutile de souligner que ni le dossier dont disposait la SAR ni les motifs de celle-ci n’étayent la véracité de cette prémisse.

[43] La demande de protection du demandeur n’est pas exempte de difficultés. La SAR pouvait fort bien avoir un motif raisonnable de rejeter l’appel du demandeur et de confirmer les conclusions de la SPR. Cependant, comme il est énoncé au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, « un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être […] tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné ». Les lacunes que j’ai relevées dans la décision de la SAR ne sont pas mineures ni accessoires; elles sont graves et concernent directement la question cruciale, à savoir la crédibilité du demandeur. Elles sont de nature à rendre la décision déraisonnable dans son ensemble.

VI. CONCLUSION

[44] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire devra être accueillie. La décision rendue par la SAR le 29 novembre 2021 sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[45] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-9319-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 29 novembre 2021 par la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9319-21

 

INTITULÉ :

HAMZAH MOHAMMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

Anna Davtyan

 

Pour le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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