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Date : 20230713


Dossier : IMM-6186-22

Référence : 2023 CF 964

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2023

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

SUZAN ABDEL-QADER

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Suzan Abdel-Qader, est une citoyenne d’Allemagne et a obtenu sa résidence permanente au Canada le 18 mai 1997 en étant parrainée par son mari de l’époque. En mars 2017, elle a plaidé coupable à une infraction de fraude de plus de 5 000 $ et a été condamnée à une amende de 30 000 $ et assujettie à une ordonnance de restitution de 50 000 $. Mme Abdel-Qader a, à répétition sur une période d’environ 14 ans (entre 2000 et 2014), obtenu des milliers de dollars de prestations gouvernementales auxquelles elle n’avait pas droit. Mme Abdel-Qader a présenté trois demandes de citoyenneté canadienne frauduleuses basées sur un faux nombre de jours de présence au Canada ou simulant sa résidence alors qu’elle vivait en Arabie saoudite. Ses fausses déclarations de revenus et simulations de résidence au Canada ont été faites en collaboration avec un consultant en immigration et, pour toutes les demandes de citoyenneté frauduleuses sauf la dernière en 2012, son ex-mari ou sous leur direction.

[2] Le 29 septembre 2021, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que Mme Abdel-Qader était une personne visée par l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], et a émis une mesure de renvoi à l’encontre de celle-ci en vertu de l’alinéa 45d) de la Loi. Dans une décision datée du 19 mai 2022, la Section d’appel de l’immigration [SAI] a rejeté l’appel de la mesure de renvoi interjeté par Mme Abdel-Qader en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi, n’étant pas convaincue que Mme Abdel-Qader avait fait valoir suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour obtenir une mesure spéciale.

[3] La SAI estime qu’une grande partie des critères ne milite pas en faveur de l’appel. Le tribunal constate la gravité de la criminalité, soit une fraude grave de plusieurs dizaines de milliers de dollars et continue dans le temps, que les remords de Mme Abdel-Qader étaient minimes et que son potentiel de réhabilitation n’était pas particulièrement clair. Le tribunal note que, quoique la période passée par Mme Abdel-Qader au Canada militait en faveur de l’appel, l’établissement est encore très faible pour une personne vivant au Canada depuis 2008 et que le manque d’autonomie financière et d’occupation n’aide pas à écarter de façon marquée le risque de récidive. De plus, quoique Mme Abdel-Qader ferait face à des bouleversements en retournant en Allemagne, ces derniers seraient mitigés notamment en raison du soutien financier qu’elle reçoit de son ex-mari et de la présence en Allemagne de sa mère, de son frère et de deux de ses trois sœurs. Le fait que Mme Abdel-Qader verrait moins en personne ses enfants majeurs, âgés de 27 et de 22 ans respectivement lors de la décision, militait également en faveur de l’appel. Cependant, et quoique cet aspect soit malheureux, la conclusion de la SAI est qu’il ne contrebalance pas l’ensemble des aspects qui ne militent pas en faveur de l’appel.

[4] Devant la Cour, Mme Abdel-Qader demande le contrôle judiciaire de cette décision de la SAI, invoquant l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour obtenir une mesure spéciale afin de conserver sa résidence permanente. La présente demande de contrôle judiciaire soulève la question suivante : est-ce que la décision de la SAI est raisonnable? La norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de la SAI relativement à l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 58; Basilio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 411 au para 21). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La Cour ne peut intervenir que si les demandeurs démontrent que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

[5] Mme Abdel-Qader soutient que la SAI n’a pas appliqué l’approche analytique applicable aux motifs d’ordre humanitaire énoncée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 à 351 [Chirwa], et confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], selon laquelle le décideur doit se demander si les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy au para 21; Chirwa à la p 362).

[6] Selon le défendeur, la SAI s’est fondée, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, sur les facteurs non exhaustifs qui guident l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire pour l’application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi, énumérés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL) au paragraphe 14 (approuvés dans les arrêts Al Sagban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 4, et Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3).

[7] Mme Abdel-Qader se présente comme étant une femme démunie, assujettie au contrôle complet de son ex-mari et dépendant de lui pour son soutien financier. Le défendeur par contre décrit Mme Abdel-Qader comme étant une personne qui sait exactement ce qu’elle fait et qui rejette la responsabilité sur son mari pour tout ce qu’elle a fait. De toute façon, la SAI a considéré que la possibilité que Mme Abdel-Qader soit sous l’influence complète de son ex-mari n’était pas un facteur en faveur de l’appel. Le tribunal a reconnu que les activités frauduleuses étaient primairement dirigées par l’ex-mari de la demanderesse, mais la SAI a déterminé qu’en l’absence de signes indiquant qu’elle a changé ou qu’elle n’est plus totalement dépendante de son mari, Mme Abdel-Qader demeure un risque pour la société canadienne.

[8] Le problème pour la Cour est qu’il n’y a aucune preuve démontrant la possibilité de bouleversement sérieux si la demanderesse était renvoyée en Allemagne. Elle n’a pas d’emploi, n’est pas impliquée dans la communauté et ne parle pratiquement pas le français ni l’anglais bien qu’elle ait vécu au Canada pendant près de 14 ans. La situation est distincte de celle qui était devant moi dans l’affaire Truong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 697, dans laquelle l’agent n’avait pas évalué adéquatement si l’interruption de l’établissement de la demanderesse au Canada, si elle devait retourner au Vietnam pour demander la résidence permanente, militait en faveur d’une exception en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi. En l’espèce, il n’y a pas de véritable établissement à considérer.

[9] À part le fait de ne pas voir ses deux enfants majeurs chaque jour, il n’y a pas de preuve que la vie de Mme Abdel-Qader serait différente en Allemagne. Elle continuerait de passer ses journées à lire et à se promener, comme elle le fait au Canada selon la preuve au dossier, et il n’y a aucune preuve que son ex-mari arrêterait de la soutenir financièrement comme il le fait maintenant.

[10] Devant moi, Mme Abdel-Qader prétend qu’elle souffrira énormément si on la sépare de ses enfants puisque tout ce qu’elle a connu dans la vie, c’est de s’occuper de ses enfants. Cependant il n’y a ni preuve, ni constatation, ni témoignage de la part de Mme Abdel-Qader qui fait état du niveau de bouleversement qu’elle subirait en quittant le Canada. Les deux enfants majeurs ont témoigné du bouleversement important qu’ils subiraient si leur mère était renvoyée en Allemagne, mais, selon la SAI, Mme Abdel-Qader n’a que mentionné de manière détachée que, si son ex-mari ne lui achetait pas de maison, elle pourrait trouver un appartement. Son avocat a soutenu que c’est en raison d’une différence culturelle qu’elle n’a pas témoigné en détail du niveau de bouleversement, mais il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas de preuve devant moi démontrant que l’impact sur Mme Abdel-Qader serait plus que minimal.

[11] Au bout du compte, ce n’est pas un cas où il y a suffisamment de motifs d’ordre humanitaire de nature à inciter une personne raisonnable à soulager les malheurs d’une autre personne (Kanthasamy aux para 13 et 21). En fait, je ne vois pas le moindre malheur que la SAI aurait mal évalué ou qu’elle aurait omis de prendre en compte. Mme Abdel-Qader n’a pas relevé de lacunes fondamentales dans l’examen de son appel par la SAI et la demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.


JUGEMENT au dossier IMM-6186-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6186-22

 

INTITULÉ :

SUZAN ABDEL-QADER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 Juillet 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

Pour la demanderesse

Me Michel Pépin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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