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Date : 20230717

Dossier : T-2627-22

Référence : 2023 CF 870

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

JANSSEN INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Version confidentielle publiée le 21 juin 2023)

[1] La demanderesse, Janssen Inc. [Janssen], sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 15 novembre 2022 par le Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [BPPI] au nom du ministre de la Santé. Le BPPI a déterminé que le brevet canadien no 3 113 837 [le brevet 837] n’était pas admissible à l’adjonction au registre des brevets pour STELARA® à l’égard de deux suppléments à une présentation de drogue nouvelle.

[2] Janssen a soulevé plusieurs questions dans la présente demande, dont deux revêtent une importance fondamentale et concernent i) le caractère raisonnable de la décision du BPPI portant qu’un supplément à une présentation de drogue nouvelle approuvé pour l’ajout de données sur l’innocuité, susceptibles de susciter un plus grand sentiment de confiance chez un clinicien au moment de prescrire un médicament pendant une longue période, ne constitue pas une « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » conformément au paragraphe 4(3) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 [le Règlement AC] s’il n’y a jamais eu de restriction temporelle à son utilisation se rapportant à l’indication approuvée et ii) la validité de l’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, eu égard à la Loi sur les brevets.

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que Janssen a réussi à établir un quelconque fondement justifiant l’intervention de la Cour. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée dans son intégralité, avec dépens.

I. Contexte

A. Approbation d’un médicament en vertu du Règlement sur les aliments et drogues

[4] Les fabricants de médicaments qui souhaitent faire de la publicité pour un nouveau médicament ou le vendre au Canada doivent d’abord obtenir un avis de conformité [AC] conformément au Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870, sur dépôt d’une présentation de drogue auprès du ministre.

[5] Dans le Règlement sur les aliments et drogues, il est question de plusieurs types de présentation de drogue, y compris la présentation de drogue nouvelle [PDN] et le supplément à une présentation de drogue nouvelle [SPDN]. En général, un fabricant de médicaments innovateur dépose une PDN dans le but d’obtenir un AC. La PDN contient divers renseignements cliniques ou non cliniques et des données sur la chimie et la fabrication, ainsi que sur l’innocuité, l’efficacité et la qualité du produit. Le ministre évalue ces renseignements pour décider si le médicament répond aux exigences réglementaires et approuver la vente au Canada. Après la délivrance d’un AC relativement à une PDN, le fabricant continuera habituellement de déposer des renseignements sur le médicament. Tout changement important concernant les renseignements ou le matériel contenus dans la PDN est apporté en déposant un SPDN. Le ministre délivre un AC à l’égard de tout SPDN approuvé.

B. Monographies de produit

[6] Dans le cadre de l’examen d’un médicament découlant d’une PDN ou d’un SPDN, Santé Canada examine la monographie de produit, soit un document scientifique factuel qui décrit les propriétés, les allégations, les indications, les contre-indications, les états pathologiques, la posologie et le mode d’administration associés à un médicament, ainsi que tout autre renseignement pertinent qu’il peut falloir connaître pour assurer une utilisation optimale, sûre et efficace dudit médicament. La rubrique « Indications et usage clinique » d’une monographie de produit énumère entre autres les utilisations pour lesquelles un médicament a été approuvé selon l’AC délivré.

C. Le Règlement AC

[7] Adopté en 1993 et modifié à plusieurs reprises, le Règlement AC a été promulgué par le gouverneur en conseil en vertu du pouvoir que lui confère le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, qui est libellé comme suit :

Le gouverneur en conseil peut, par règlement, régir la contrefaçon de tout brevet qui résulte ou pourrait résulter, de façon directe ou autrement, de la fabrication, de la construction, de l’utilisation ou de la vente, au titre du paragraphe (1), d’une invention brevetée, et notamment :

a) régir les conditions complémentaires nécessaires à la délivrance à quiconque, relativement à un produit auquel peut se rapporter un brevet, de tout titre — avis, certificat, permis ou autre — en vertu de lois fédérales régissant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un tel produit;

b) régir la première date à laquelle un tel titre peut être délivré et celle à laquelle il peut prendre effet, ainsi que la manière de fixer chacune de ces dates;

c) régir la délivrance, la suspension ou la révocation d’un tel titre lorsque la délivrance de celui-ci entraîne ou pourrait entraîner, de façon directe ou autrement, la contrefaçon d’un brevet;

d) régir la prévention et le règlement de différends portant sur la date à laquelle un tel titre peut être délivré ou prendre effet;

e) régir la prévention et le règlement de différends portant sur la contrefaçon d’un brevet qui pourrait résulter, de façon directe ou autrement, de la fabrication, de la construction, de l’utilisation ou de la vente d’un produit visé à l’alinéa a);

f) régir le règlement de différends portant sur la contrefaçon d’un brevet qui résulte, de façon directe ou autrement, de la fabrication, de la construction, de l’utilisation ou de la vente d’un tel produit;

g) conférer des droits d’action concernant les différends visés à l’un ou l’autre des alinéas d) à f);

h) limiter ou interdire le recours à d’autres droits d’action prévus par toute loi fédérale concernant les différends visés à l’un ou l’autre des alinéas d) à f);

i) désigner le tribunal compétent à l’égard des procédures résultant de l’exercice des droits d’action visés à l’alinéa g);

j) régir ces procédures, notamment la procédure devant ce tribunal, les moyens de défense qui peuvent être invoqués, les conclusions qui peuvent être recherchées, la jonction de parties, la réunion de droits d’action ou d’autres procédures, les décisions et ordonnances qui peuvent être rendues ainsi que les appels de ces décisions et ordonnances;

k) préciser qui peut être un intéressé pour l’application du paragraphe 60(1) dans le cadre des différends visés à l’alinéa e).

The Governor in Council may make regulations respecting the infringement of any patent that, directly or indirectly, could result or results from the making, construction, use or sale of a patented invention in accordance with subsection (1), including regulations

(a) respecting the conditions that must be fulfilled before a document — including a notice, certificate or permit — concerning any product to which a patent may relate may be issued to any person under any Act of Parliament that regulates the manufacture, construction, use or sale of that product, in addition to any conditions provided for by or under that Act;

(b) respecting the earliest day on which such a document may be issued to a person and the earliest day on which it may take effect, and respecting the manner in which each day is to be determined;

(c) respecting the issuance, suspension or revocation of such a document in circumstances where, directly or indirectly, the document’s issuance could result or results in the infringement of a patent;

(d) respecting the prevention and resolution of disputes with respect to the day on which such a document may be issued or take effect;

(e) respecting the prevention and resolution of disputes with respect to the infringement of a patent that could result directly or indirectly from the manufacture, construction, use or sale of a product referred to in paragraph (a);

(f) respecting the resolution of disputes with respect to the infringement of a patent that results directly or indirectly from the manufacture, construction, use or sale of such a product;

(g) conferring rights of action with respect to disputes referred to in any of paragraphs (d) to (f);

(h) restricting or excluding the application of other rights of action under this Act or another Act of Parliament to disputes referred to in any of paragraphs (d) to (f);

(i) designating the court of competent jurisdiction in which a proceeding with respect to rights of action referred to in paragraph (g) is to be heard;

(j) respecting such proceedings, including the procedure of the court in the matter, the defences that may be pleaded, the remedies that may be sought, the joinder of parties and of rights of action and the consolidation of other proceedings, the decisions and orders the court may make and any appeals from those decisions and orders; and

(k) specifying who may be an interested person for the purposes of subsection 60(1) with respect to disputes referred to in paragraph (e).

[8] Comme la Cour suprême du Canada l’a confirmé dans l’arrêt AstraZeneca Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49 au para 12, le Règlement AC se situe à l’intersection de deux systèmes réglementaires aux objectifs parfois divergents : i) la loi régissant l’approbation des nouveaux médicaments, soit la Loi sur les aliments et drogues, qui a pour objectif d’encourager la mise en marché de médicaments efficaces et non nocifs de façon à améliorer l’état de santé de la population; et ii) la Loi sur les brevets qui garantit la protection par brevet aux innovateurs.

[9] Le résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] portant sur les modifications apportées en 2006 au Règlement AC décrit ainsi la fonction d’équilibre :

La politique du gouvernement en matière de brevets pharmaceutiques cherche à atteindre un équilibre entre la mise en application efficace des droits conférés par les brevets protégeant les nouvelles drogues innovatrices et l’entrée sur le marché en temps opportun des produits génériques concurrents moins coûteux. La manière actuelle dont cet équilibre se réalise a été instaurée en 1993, avec l’adoption du projet de loi C‐91, soit la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2.

Une part de cet équilibre se trouve au paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets, mieux connu sous l’appellation d’exception relative à la « fabrication anticipée ». Dans l’industrie pharmaceutique, la fabrication anticipée permet au deuxième fabricant et aux fabricants subséquents (typiquement un fabricant de produits génériques) d’utiliser une drogue innovatrice brevetée afin d’obtenir l’approbation de commercialiser un produit concurrent. Normalement, cette conduite constituerait une contrefaçon de brevet, mais cette exception a été conçue afin d’autoriser les fabricants de produits génériques à entamer le processus d’approbation réglementaire de Santé Canada pendant que la drogue innovatrice équivalente est encore protégée par un brevet leur permettant ainsi de commercialiser leurs produits le plus tôt possible après l’expiration du brevet. Selon les membres de l’industrie des produits génériques, la fabrication anticipée peut accélérer de trois à cinq ans l’entrée de leurs produits sur le marché canadien.

L’autre part de cet équilibre réside dans l’application du règlement de liaison. Comme l’explique le premier Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] ayant accompagné l’adoption de ce règlement en 1993, la création de l’exception relative à la fabrication anticipée par le projet de loi C-91 a eu pour effet d’éliminer un droit exclusif dont bénéficiaient par ailleurs les titulaires des brevets. Le règlement de liaison était donc nécessaire pour « ... éviter que cette nouvelle exception en matière de contrefaçon soit mal utilisée par les fabricants de médicaments génériques désireux de vendre leurs produits au Canada pendant que le brevet original est encore valide ... ». Le règlement de liaison parvient à cet objectif en liant la capacité de Santé Canada d’approuver un produit générique au statut du brevet de la drogue innovatrice équivalente. Suivant le régime actuel, un fabricant de produits génériques comparant son produit, directement ou indirectement, à un médicament novateur breveté afin d’établir l’innocuité et l’efficacité de son produit et d’obtenir l’approbation réglementaire de Santé Canada pour la mise en marché (qui prend la forme d’un « avis de conformité ») doit, soit consentir à attendre l’expiration du brevet avant d’obtenir son avis de conformité, soit formuler une allégation justifiant la mise en marché immédiate que la compagnie innovatrice accepte ou que le tribunal confirme.

Ainsi, bien que l’exception relative à la fabrication anticipée vise à promouvoir l’entrée sur le marché en temps opportun de produits génériques en permettant aux fabricants d’entamer le processus d’approbation réglementaire avant l’expiration du brevet, le règlement de liaison a pour but d’assurer la mise en application efficace des droits conférés par un brevet en veillant à ce que ledit processus ne donne pas lieu à la délivrance d’un avis de conformité pour un produit générique avant l’expiration du brevet ou avant toute date antérieure que le tribunal ou l’innovateur juge justifiée à l’égard de l’allégation du fabricant de produits génériques. Malgré ces objectifs stratégiques apparemment contradictoires, il est important qu’aucun de ces instruments ne soit examiné de façon isolée puisque la politique sous-jacente voulue ne peut être atteinte que si les deux fonctionnent de façon équilibrée.

D. Le registre des brevets

[10] Le ministre tient un registre des brevets, qui est une liste de brevets et de certificats de protection supplémentaire relatifs à chaque médicament approuvé. Conformément aux paragraphes 3(2) à 3(8) du Règlement AC, le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire à l’égard du registre des brevets; il peut notamment ajouter ou supprimer des brevets dans certaines circonstances.

[11] Selon le paragraphe 4(1) du Règlement AC, une « première personne » qui dépose une PDN ou un SPDN peut présenter au ministre, pour adjonction au registre, un brevet se rapportant au médicament pour lequel l’approbation est demandée. Un brevet ne sera ajouté au registre des brevets que si le ministre estime que les critères réglementaires pertinents sont remplis.

[12] Dans le cas d’un SPDN, l’alinéa 4(3)c) énonce les exigences en matière de spécificité du produit qui doivent être remplies pour qu’un brevet soit admissible à l’inscription au registre des brevets.

(3) Est admissible à l’adjonction au registre tout brevet, inscrit sur une liste de brevets, qui se rattache au supplément à une présentation de drogue nouvelle visant une modification de la formulation, une modification de la forme posologique ou une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, s’il contient, selon le cas :

c) dans le cas d’une modification d’utilisation de l’ingrédient médicinal, une revendication de l’utilisation modifiée de l’ingrédient médicinal, l’utilisation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard du supplément.

(3) A patent on a patent list in relation to a supplement to a new drug submission is eligible to be added to the register if the supplement is for a change in formulation, a change in dosage form or a change in use of the medicinal ingredient, and

[...]

(c) in the case of a change in use of the medicinal ingredient, the patent contains a claim for the changed use of the medicinal ingredient that has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the supplement.

[13] Le paragraphe 4(4) du Règlement AC énonce les éléments requis dans une liste de brevets :

La liste de brevets comprend :

a) l’identification de la présentation de drogue nouvelle ou du supplément à la présentation de drogue nouvelle qui s’y rattachent;

b) l’ingrédient médicinal, la marque nominative, la forme posologique, la concentration, la voie d’administration et l’utilisation prévus à la présentation ou au supplément qui s’y rattachent;

c) à l’égard de chaque brevet qui y est inscrit, le numéro de brevet, la date de dépôt de la demande de brevet au Canada, la date de délivrance de celui-ci et la date d’expiration du brevet aux termes des articles 44 ou 45 de la Loi sur les brevets;

d) à l’égard de chaque brevet qui y est inscrit, une déclaration portant que la première personne qui a déposé la présentation de drogue nouvelle ou le supplément à une présentation de drogue nouvelle qui s’y rattache :

(i) soit en est le propriétaire,

(ii) soit en détient la licence exclusive ou détient une telle licence à l’égard d’un certificat de protection supplémentaire qui mentionne ce brevet,

(iii) soit a obtenu le consentement du propriétaire pour l’inscrire sur la liste;

e) l’adresse au Canada de la première personne aux fins de signification de l’avis d’allégation visé à l’alinéa 5(3)a) ou les nom et adresse au Canada d’une autre personne qui peut en recevoir signification comme s’il s’agissait de la première personne elle-même;

f) une attestation de la première personne portant que les renseignements fournis aux termes du présent paragraphe sont exacts et que chaque brevet qui y est inscrit est conforme aux conditions d’admissibilité prévues aux paragraphes (2) ou (3).

A patent list shall contain the following:

(a) an identification of the new drug submission or the supplement to a new drug submission to which the list relates;

(b) the medicinal ingredient, brand name, dosage form, strength, route of administration and use set out in the new drug submission or the supplement to a new drug submission to which the list relates;

(c) for each patent on the list, the patent number, the filing date of the patent application in Canada, the date of grant of the patent and the date on which the term limited for the duration of the patent will expire under section 44 or 45 of the Patent Act;

(d) for each patent on the list, a statement that the first person who filed the new drug submission or the supplement to a new drug submission to which the list relates

(i) is the owner of the patent,

(ii) has an exclusive licence to the patent or to a certificate of supplementary protection in which that patent is set out, or

(iii) has obtained the consent of the owner of the patent to its inclusion on the list;

(e) the address in Canada for service, on the first person, of a notice of allegation referred to in paragraph 5(3)(a) or the name and address in Canada of another person on whom service may be made with the same effect as if service were made on the first person; and

(f) a certification by the first person that the information submitted under this subsection is accurate and that each patent on the list meets the eligibility requirements of subsection (2) or (3).

[14] Le Règlement AC impose des exigences relatives au moment du dépôt d’un élément se rapportant à une inscription de brevet, ce moment dépendant de la date de délivrance du brevet. Les paragraphes 4(5) et 4(6) sont libellés ainsi :

(5) Sous réserve du paragraphe (6), la première personne qui présente une liste de brevets doit le faire au moment du dépôt de la présentation de drogue nouvelle ou du supplément à une présentation de drogue nouvelle qui s’y rattachent.

(6) La première personne peut, après la date de dépôt de la présentation de drogue nouvelle ou du supplément à une présentation de drogue nouvelle et dans les trente jours suivant la délivrance d’un brevet faite au titre d’une demande de brevet dont la date de dépôt au Canada est antérieure à celle de la présentation ou du supplément, présenter une liste de brevets, à l’égard de cette présentation ou de ce supplément, qui contient les renseignements visés au paragraphe (4).

 

(5) Subject to subsection (6), a first person who submits a patent list must do so at the time the person files the new drug submission or the supplement to a new drug submission to which the patent list relates.

(6) A first person may, after the date of filing of a new drug submission or a supplement to a new drug submission, and within 30 days after the issuance of a patent that was issued on the basis of an application that has a filing date in Canada that precedes the date of filing of the submission or supplement, submit a patent list, including the information referred to in subsection (4), in relation to the submission or supplement.

[15] Ainsi, seuls les brevets dont la demande a été déposée au Canada avant la date de dépôt d’un SPDN sont admissibles à l’adjonction au registre des brevets.

[16] Aux fins de l’administration de la liste de brevets, le ministre exige que la première personne remplisse le « formulaire IV ». La mention « REMPLIR UN FORMULAIRE PAR BREVET PAR PRÉSENTATION PAR DIN » figure en lettres majuscules dans l’en-tête du formulaire IV.

[17] Le brevet inscrit au registre des brevets concernant un médicament donné accorde une protection importante à l’innovateur. Si une seconde personne dépose une présentation à l’égard d’un médicament, laquelle présentation, directement ou indirectement, compare celui-ci à un autre médicament commercialisé sur le marché canadien aux termes d’un AC délivré à la première personne et à l’égard duquel une liste de brevets a été présentée — ou y fait renvoi —, cette seconde personne doit, conformément aux paragraphes 5(1) et (2.1) du Règlement AC, traiter de chaque brevet qui est inscrit au registre. L’une des façons de traiter d’un brevet inscrit est de signifier à la première personne un avis d’allégation [AA], conformément à l’alinéa 5(2.1)c), portant que le brevet est invalide ou que, en fabriquant, construisant, exploitant ou vendant le médicament, la seconde personne ne contreferait pas le brevet. La première personne a le droit, dans les 45 jours suivant la signification d’un AA, d’intenter une action contre la seconde personne en application du paragraphe 6(1) afin d’obtenir une déclaration portant que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente d’un médicament, conformément à la présentation de drogue de la seconde personne, contreferait le ou les brevets visés dans l’AA. Lorsqu’une telle action est intentée, le ministre ne peut délivrer un AC à la seconde personne dans les 24 mois suivant la date du début de l’action ou pendant toute autre période prévue par le paragraphe 7(1) du Règlement AC.

[18] Cependant, tous les brevets ne bénéficieront pas de la protection susmentionnée offerte par le régime réglementaire du simple fait qu’ils se rapportent à un médicament pour lequel un AC a été délivré. Seuls les brevets qui répondent aux exigences relatives à la spécificité du produit et aux délais du Règlement AC jouissent d’une protection.

E. STELARA®

[19] STELARA® [STELARA] est un médicament biologique visé par l’annexe D de la Loi sur les aliments et drogues, qui contient l’ingrédient médicinal ustekinumab. Approuvé pour la première fois au Canada en décembre 2008 pour le traitement du psoriasis, STELARA a depuis obtenu des approbations pour diverses autres indications, notamment le psoriasis en plaques, le rhumatisme psoriasique actif et la maladie de Crohn modérément à sévèrement active.

[20] À l’heure actuelle, aucun brevet n’est inscrit à l’égard de STELARA dans le registre des brevets. Le brevet canadien no 2 418 961 a été inscrit le 17 novembre 2009, mais a expiré le 9 août 2021.

[21] La page Web « Présentations de drogues en cours d’examen » de Santé Canada montre qu’au moins une société a déposé une présentation concernant un médicament biosimilaire à STELARA en janvier 2023.

(1) SPDN 244739

[22] Le 15 février 2019, le demandeur a déposé le SPDN 224739 [SPDN 739] afin de demander l’approbation d’une nouvelle utilisation de STELARA pour traiter la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active chez les patients adultes, et afin de faire approuver diverses modifications à la monographie de produit. Des études complémentaires ont été présentées, y compris environ un an de données (44 semaines) tirées d’une étude sur le traitement d’entretien (UNIFI-M).

[23] Le 23 janvier 2020, le ministre a approuvé l’utilisation de STELARA pour le traitement de la colite ulcéreuse et a délivré un AC à l’égard du SPDN 739. L’AC indiquait, sous la rubrique « Raison du supplément » :

Nouvelle indication : Traitement de la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active chez les patients adultes qui ont présenté une réponse insatisfaisante, une perte de réponse ou une intolérance au traitement classique ou à un traitement par un médicament biologique ou qui ont présenté des contre-indications médicales à de tels traitements.

[24] La rubrique « Posologie et administration » de la monographie de produit approuvée présentait le schéma thérapeutique d’induction recommandé pour le traitement de la colite ulcéreuse, ainsi que la posologie d’entretien recommandée. Aucune limite de temps concernant la durée du traitement ne figurait dans la monographie de produit. Autrement dit, l’AC à l’égard du SPDN 739 n’indiquait pas que STELARA était approuvé pour traiter la colite ulcéreuse pendant une période limitée.

(2) SPDN 244670

[25] Le 1er octobre 2020, la société Janssen a déposé le SPDN 244670 [SPDN 670] pour faire approuver une modification de la monographie de STELARA, soit l’ajout de données à jour sur l’innocuité et l’efficacité du produit sur deux ans (96 semaines) tirées de la même étude en cours (UNIFI-M), concernant l’utilisation de STELARA pour traiter la colite ulcéreuse (laquelle utilisation avait déjà été approuvée avec le SPDN 739).

[26] Selon le Résumé de l’évaluation clinique, sous la rubrique « Objet », le SPDN 670 vise à [traduction] « modifier la monographie de produit de façon à y ajouter les résultats de la phase de prolongation à long terme de deux études de phase III concernant le traitement de la maladie de Crohn modérément à sévèrement active ou de la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active chez les patients adultes ».

[27] Dans la Note générale à l’examinateur et le Résumé réglementaire, il est indiqué que l’objectif de la présentation était de fournir des données sur l’innocuité et l’efficacité de STELARA pendant un traitement de cinq ans chez des sujets atteints de la maladie de Crohn et pendant un traitement de deux ans chez des sujets atteints de colite ulcéreuse, y compris des données pertinentes concernant un effet indésirable observé après la commercialisation, à savoir une vasculite d’hypersensibilité.

[28] En ce qui concerne le SPDN 670, Janssen a indiqué dans le formulaire d’information sur le produit : Processus d’inscription réglementaire que [traduction] « aucun changement n’a été apporté aux indications, aux utilisations ou à la posologie (y compris à la dose quotidienne maximale) ».

[29] Le 9 septembre 2021, Santé Canada a délivré un AC à l’égard du SPDN 670. Sous la rubrique « Raison du supplément », l’AC indique « Mise à jour de la monographie de produit ». L’approbation a entraîné deux changements à la monographie de produit, comme l’indiquent les passages en caractères gras et soulignés ci-dessous :

Monographie de produit (SPDN 739)

Monographie de produit (SPDN 670)

1) À la rubrique « Effets indésirables observés au cours des études cliniques », sous « Colite ulcéreuse », à la page 12 :

L’innocuité de STELARA®/STELARA® I.V. a été évaluée dans le cadre de deux études à double insu, à répartition aléatoire et contrôlées par placebo (UNIFI-I et UNIFI-M) menées auprès de 960 patients adultes atteints de colite ulcéreuse modérément à sévèrement active. Le profil d’innocuité global était similaire chez les patients atteints de psoriasis, de rhumatisme psoriasique, de maladie de Crohn et de colite ulcéreuse.

L’innocuité de STELARA®/STELARA® I.V. a été évaluée dans le cadre de deux études à double insu, à répartition aléatoire et contrôlées par placebo (UNIFI-I et UNIFI-M) menées auprès de 960 patients adultes atteints de colite ulcéreuse modérément à sévèrement active. Le profil d’innocuité global était similaire chez les patients atteints de psoriasis, de rhumatisme psoriasique, de maladie de Crohn et de colite ulcéreuse.

En général, le profil d’innocuité est resté stable jusqu’à l’analyse de l’innocuité à la semaine 96.

2) à la rubrique « Caractéristiques démographiques et méthodologie de l’étude », à la page 58 :

 

L’étude sur le traitement d’entretien (UNIFI-M) a évalué 523 patients qui avaient obtenu une réponse clinique à la semaine 8 après l’administration de STELARA® I.V. dans le cadre de l’étude UNIFI-I. Ces patients ont été randomisés pour recevoir pendant 44 semaines un schéma d’entretien par voie sous-cutanée comportant STELARA® à 90 mg toutes les 8 semaines ou STELARA® à 90 mg toutes les 12 semaines, ou un placebo. La randomisation a été stratifiée en fonction de la présence ou non d’une rémission clinique au moment de l’instauration du traitement d’entretien (oui/non), de l’utilisation de corticostéroïdes par voie orale au moment de l’instauration du traitement d’entretien (oui/non) et du traitement d’induction.

Le critère d’évaluation principal de l’étude était la proportion de patients ayant présenté une rémission clinique à la semaine 44. Les critères d’évaluation secondaires comprenaient la proportion de patients ayant maintenu une réponse clinique jusqu’à la semaine 44, la proportion de patients ayant présenté une amélioration de l’apparence de la muqueuse à l’examen endoscopique à la semaine 44, la proportion de patients ayant présenté une rémission clinique sans corticostéroïdes à la semaine 44 et la proportion de patients ayant maintenu une rémission clinique jusqu’à la semaine 44 chez les patients qui avaient obtenu une rémission clinique 8 semaines après l’induction.

L’étude sur le traitement d’entretien (UNIFI-M) a évalué 523 patients qui avaient obtenu une réponse clinique à la semaine 8 après l’administration de STELARA® I.V. dans le cadre de l’étude UNIFI-I. Ces patients ont été randomisés pour recevoir pendant 44 semaines un schéma d’entretien par voie sous-cutanée comportant STELARA® à 90 mg toutes les 8 semaines ou STELARA® à 90 mg toutes les 12 semaines, ou un placebo. La randomisation a été stratifiée en fonction de la présence ou non d’une rémission clinique au moment de l’instauration du traitement d’entretien (oui/non), de l’utilisation de corticostéroïdes par voie orale au moment de l’instauration du traitement d’entretien (oui/non) et du traitement d’induction.

Le critère d’évaluation principal de l’étude était la proportion de patients ayant présenté une rémission clinique à la semaine 44. Les critères d’évaluation secondaires comprenaient la proportion de patients ayant maintenu une réponse clinique jusqu’à la semaine 44, la proportion de patients ayant présenté une amélioration de l’apparence de la muqueuse à l’examen endoscopique à la semaine 44, la proportion de patients ayant présenté une rémission clinique sans corticostéroïdes à la semaine 44 et la proportion de patients ayant maintenu une rémission clinique jusqu’à la semaine 44 chez les patients qui avaient obtenu une rémission clinique 8 semaines après l’induction. Les patients qui avaient complété l’étude sur le traitement d’entretien jusqu’à la semaine 44 pouvaient continuer le traitement jusqu’à la semaine 96.

 

(3) Le brevet 837

[30] Le 24 septembre 2019, Janssen a déposé au Canada une demande de brevet pour le brevet 837, intitulé « Méthode sûre et efficace de traitement de la rectocolite hémorragique avec un anticorps anti-IL12/IL23 », qui revendique la priorité relativement à trois demandes de brevets provisoires des États-Unis, la plus ancienne ayant été déposée le 24 septembre 2018.

[31] Le brevet 837 renferme 68 revendications visant généralement l’utilisation d’un anticorps anti-IL-12/IL-23p40 (dont l’ustekinumab) pour le traitement de la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active chez des patients qui avaient connu un échec avec au moins un traitement énuméré, qui étaient intolérants à au moins un traitement énuméré ou qui présentaient une dépendance aux corticostéroïdes, et visant les compositions utilisées pour le traitement de l’affection.

[32] Les revendications du brevet 837 visent le traitement de la colite ulcéreuse, et de nombreuses revendications mentionnent que la réponse clinique du sujet [traduction] « se poursuit au moins 44 semaines après la semaine 0 ».

[33] Le brevet 837 a été délivré le 12 juillet 2022.

[34] Le 25 juillet 2022, Janssen a demandé l’inscription du brevet 837 à l’égard du SPDN 670 en présentant trois formulaires IV pour ce brevet (soit un formulaire pour chaque DIN).

[35] Aucun formulaire IV n’a été présenté pour le brevet 837 à l’égard du SPDN 739. La date limite à laquelle Janssen aurait pu présenter une liste de brevets à l’égard du SPDN 739 (conformément au paragraphe 4(6) du Règlement AC) était le 11 août 2022. Aucun élément du dossier ne permet d’expliquer pourquoi cela n’a pas été fait.

F. La décision préliminaire du BPPI

[36] Le BPPI a accusé réception, dans une lettre datée du 29 juillet 2022, des listes de brevets transmises par Janssen pour le brevet 837 à l’égard du SPDN 670. Il a informé Janssen, en détail, du fondement de son avis préliminaire selon lequel le SPDN 670 n’était pas approuvé pour une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal et que, par conséquent, ce supplément ne justifiait pas l’inscription du brevet 837. Même si l’approbation du SPDN était envisagée relativement à une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, le BPPI était d’avis que le brevet 837 ne contenait aucune revendication à l’égard de la modification particulière visée dans la présentation soumise aux fins d’approbation.

[37] En outre, le BPPI a souligné l’existence du SPDN 739 et il a fait valoir que toute liste de brevets présentée pour ce supplément et le brevet 837 n’aurait pas satisfait aux exigences énoncées dans le paragraphe 4(6) en matière de délais, étant donné que le SPDN 739 avait été déposé le 15 février 2019 et que la date de dépôt du brevet 837 au Canada était postérieure à cette date.

[38] Le BPPI a demandé à Janssen de présenter des observations concernant l’admissibilité à l’inscription au registre des brevets du brevet 837 à l’égard du SPDN 670.

G. La réponse de Janssen à la décision préliminaire du BPPI

[39] Dans une lettre datée du 14 septembre 2022, Janssen a présenté des observations détaillées à la demande du BPPI. S’agissant du SPDN 670, elle a affirmé que les revendications du brevet 837, |||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||, portent sur une nouvelle méthode d’utilisation approuvée au titre de ce supplément, à savoir la présentation pour laquelle Janssen avait initialement demandé l’inscription le 19 juillet 2022. Elle a soutenu que le brevet 837 était également admissible à l’inscription à l’égard du SPDN 739 et qu’il n’existait en fait aucun problème concernant le délai aux termes du paragraphe 4(6) puisque la seule date rationnelle appropriée est celle de la revendication, et non la date de dépôt au Canada. Janssen a fait valoir que l’utilisation de la date de dépôt au Canada dans le Règlement AC était illogique et arbitraire, et excédait la portée du régime de la Loi sur les brevets et du Règlement AC même. Elle a affirmé que le BPPI devrait respecter l’objectif du Règlement AC quant au moment du dépôt de la demande de brevet et de la présentation conformément au paragraphe 4(6) et que, si la date de la revendication est appliquée correctement, le brevet 837 est admissible à l’inscription.

[40] En ce qui concerne sa demande d’inscription du brevet 837 à l’égard du SPDN 739, Janssen a mentionné ce qui suit à la note 2 de sa présentation :

[traduction]

Comme une liste de brevets a déjà été présentée dans le délai de 30 jours prescrit à compter de la délivrance du brevet 837, nous espérons que le [Bureau des médicaments brevetés et de la liaison – BMBL] ne considérera pas la présente demande comme ayant été déposée après le délai prévu par le paragraphe 4(6) du Règlement AC. En outre, à la lecture de la lettre, nous comprenons que le BMBL a déjà examiné l’inscription du brevet 837 à l’égard du SPDN 224739. Si le BMBL rejette la présente demande, nous lui demandons de bien vouloir nous communiquer la raison de ce rejet et nous donner la possibilité de présenter une réponse.

[41] Pour des raisons que la Cour ignore, Janssen n’a joint aucun formulaire IV à ses observations concernant le SPDN 739 et le brevet 837.

[42] À l’appui de son affirmation selon laquelle le brevet 837 revendique que ||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||| sont une nouvelle méthode d’utilisation approuvée après l’examen du SPDN 670, Janssen a affirmé qu’un clinicien consultant la nouvelle monographie de produit approuvée après l’examen du SPDN 670 modifierait ses pratiques en matière de prescription, en particulier s’il s’agissait d’un clinicien qui hésiterait autrement à prescrire STELARA au-delà de 44 semaines. Pour étayer cette affirmation au sujet de la compréhension par un clinicien des ajouts à la monographie de produit, Janssen s’est appuyée sur la déclaration d’un expert, à savoir le Dr Brian Feagan, ainsi que sur deux publications.

[43] En ce qui concerne les publications, Janssen a présenté les observations suivantes :

[traduction]

La compréhension par un clinicien des ajouts à la monographie de produit est également fondée sur des publications faisant état de données concernant des patients recevant de l’ustekinumab pendant une période allant jusqu’à 96 semaines, notamment l’article de Panaccione R., et al. intitulé Ustekinumab is effective and safe for ulcerative colitis through 2 years of maintenance therapy. Aliment Pharmacol Ther. 2020; 52 : 1658-1675 [Panaccione (2020); ci‐joint]. Panaccione (2020) a conclu que [traduction] « l’efficacité de l’ustekinumab chez les patients atteints de [colite ulcéreuse] a été maintenue pendant 92 semaines » (résumé), que [traduction] « [l]es taux de rémission symptomatique ont été maintenus de la semaine 44 à la semaine 92 » (page 1671), et que [traduction] « [l]es résultats présentés dans cet article concernant les patients atteints de [colite ulcéreuse] modérément à sévèrement active, ainsi que les données des essais cliniques et du registre, confirment le profil d’innocuité et l’efficacité à long terme de l’ustekinumab chez les patients traités au moyen de ce produit » (page 1672). Sur le plan de l’innocuité, Panaccione (2020) a conclu [traduction] « [qu’]aucun nouveau signal d’innocuité n’a été observé » (résumé) et que [traduction] « [l]e profil d’innocuité de l’ustekinumab au cours de la deuxième année du traitement d’entretien concordait avec celui observé au cours de la première année de l’étude sur le traitement d’entretien et avec le profil d’innocuité établi pour l’ustekinumab » (page 1672). [...]

L’importance des données sur l’innocuité de l’ustekinumab au-delà d’un an a également été soulignée dans une étude intégrée sur l’innocuité menée par Sandborn WJ, et al. intitulée Safety of Ustekinumab in Inflammatory Bowel Disease: Pooled Safety Analysis Results from Phase 2/3 Studies. Inflamm BoweDis. 2021; 27(7) : 994-1007 [Sandborn (2021); ci-joint]. Sandborn (2021) a regroupé les données de six études, y compris celles de l’étude UNIFI sur la colite ulcéreuse, sur une période d’un an. Les auteurs concluent ce qui suit (aux pages 1006 et1007) :

[traduction]

Bien que ces observations et les observations antérieures soient rassurantes, l’on cherche à obtenir des données longitudinales à plus long terme et l’on mène des études de plus grande envergure (p. ex. des études observationnelles en conditions réelles) pour corroborer les observations actuelles selon lesquelles l’inhibition de l’IL-12 et de l’IL‐23 n’est associée à aucun risque accru de malignité.

[...]

Cette étude a plusieurs limites. Dans le cas d’une maladie à vie, une année de traitement est une période relativement courte; des données à plus long terme seront nécessaires pour qu’il soit possible de corroborer davantage ces observations. Une telle période peut limiter les comparaisons, en particulier dans le cas d’événements qui surviennent tardivement, comme l’apparition d’une tumeur maligne ou certaines infections. Bien que les données présentées dans l’article proviennent uniquement d’essais cliniques, leur interprétation est sujette à des limitations, de sorte qu’il pourrait y avoir des différences par rapport aux résultats observés dans des conditions réelles.

Les renseignements ajoutés à la monographie de produit de Stelara par l’entremise du SPDN 24470 permettent donc aux cliniciens de s’appuyer sur des observations relatives à l’innocuité faites un an après que Sandborn (2021) eut indiqué que de telles observations seraient nécessaires.

[Caractères gras dans l’original.]

[44] En ce qui concerne la déclaration d’expert du Dr Feagan, il convient de mentionner que le Dr Feagan est gastroentérologue au London Health Sciences Centre et professeur de médecine à la Schulich School of Medicine and Dentistry de l’Université Western. Ses travaux de recherche portent notamment sur la conception, la réalisation et l’exécution d’essais contrôlés randomisés à grande échelle sur la maladie de Crohn et la colite ulcéreuse. Le Dr Feagan avait pour mandat : i) de fournir de brefs renseignements généraux sur la colite ulcéreuse et les options thérapeutiques pertinentes (notamment STELARA); et ii) de décrire comment, le cas échéant, les pratiques en matière de prescription d’un clinicien seraient influencées par les ajouts à la monographie de STELARA découlant de l’AC à l’égard du SPDN 670. Le Dr Feagan n’a fourni aucune preuve en lien avec les publications susmentionnées, sur lesquelles s’est appuyée la société Janssen.

[45] Bien que Janssen n’ait pas présenté d’observations précises concernant le témoignage du Dr Feagan (autres que celles décrites en détail au paragraphe 42 ci-dessus), le Dr Feagan était d’avis que les gastroentérologues communautaires (c’est-à-dire les gastroentérologues qui ne travaillent pas dans un hôpital d’enseignement ou de recherche) [traduction] « seraient rassurés » par les renseignements ajoutés à la monographie de produit (car ils [traduction] « atténueraient les craintes liées aux effets indésirables potentiels ») et seraient donc plus disposés à prescrire ou plus à l’aise de prescrire STELARA.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[46] Le 15 novembre 2022, le BPPI a communiqué à Janssen sa décision finale. Le BPPI a conclu que l’approbation concernant le SPDN 670 ne permettait pas une modification de formulation, de forme posologique ou d’utilisation de l’ingrédient médicinal et qu’elle n’offrait pas la possibilité de faire adjoindre un brevet au registre des brevets aux termes du paragraphe 4(3) du Règlement AC. Le BPPI a fait remarquer que le SPDN 670 visait à modifier la monographie de produit de STELARA en y ajoutant des données à jour sur l’innocuité et l’efficacité obtenues dans le cadre d’une étude en cours et que cette étude était exactement la même qui était mentionnée dans la monographie de produit associée au SPDN 739. Le BPPI a tenu compte du libellé, du contexte et de l’objet du paragraphe 4(3) du Règlement AC, de la jurisprudence applicable et des observations de Janssen, avant de conclure que la mise à jour des renseignements sur l’innocuité dans la monographie de produit ne se traduisait pas par une modification d’utilisation dans le SPDN 670.

[47] Le BPPI s’est penché sur la question de savoir si le brevet 837 aurait été admissible à l’inscription dans l’hypothèse que le SPDN 670 portait en fait sur une modification de l’utilisation. Cependant, il a conclu que le brevet 837 ne contenait aucune revendication à l’égard de la modification qui, selon Janssen, avait été approuvée au titre de l’AC délivré pour le SPDN 670, conformément au paragraphe 4(3).

[48] S’agissant du SPDN 739, le BPPI a déterminé que Janssen n’avait présenté aucune liste de brevets pour l’adjonction du brevet 837 au registre des brevets à l’égard de ce supplément. Il a conclu que, même si Janssen avait présenté une liste de brevets pour l’adjonction du brevet 837 à l’égard du SPDN 739, elle n’aurait pas respecté le délai prévu par le paragraphe 4(6) du Règlement AC, puisque la date de dépôt du brevet au Canada était postérieure à la date de dépôt du SPDN. Il a jugé que le fait de considérer la date de la revendication/la date de priorité (par opposition à la date de dépôt au Canada) comme étant la date appropriée pour examiner l’application du paragraphe 4(6), comme le demandait Janssen, reviendrait à ignorer le libellé clair du Règlement AC, à contourner les délais de rigueur qui y sont prévus et à rompre l’équilibre entre le Règlement AC et le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[49] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. La décision du BPPI de rejeter la demande d’adjonction du brevet 837 au registre des brevets à l’égard du SPDN 670 et du SPDN 739 était-elle déraisonnable? Plus particulièrement :

  1. La décision du BPPI de ne pas approuver le SPDN 670 relativement à une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal était-elle déraisonnable?

  2. La décision du BPPI portant que le brevet 837 n’était pas admissible à l’adjonction au registre des brevets, au motif que ce brevet ne respectait pas les exigences relatives à la spécificité du produit énoncées à l’alinéa 4(3)c), était-elle déraisonnable?

  3. La conclusion du BPPI selon laquelle Janssen n’avait fourni aucune liste de brevets à l’égard du SPDN 739 était-elle déraisonnable?

  1. L’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada, prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, excède-elle la portée du régime établi par la Loi sur les brevets?

[50] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la première question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit établir si la décision visée, y compris le raisonnement sous‐jacent et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 15, 85]. La cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue que les motifs avancés révèlent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait [Vavilov, précité, au para 102].

[51] Certains éléments sont généralement utiles pour déterminer si une décision est raisonnable. Il s’agit notamment du régime législatif applicable et de tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent, des principes d’interprétation des lois, de la preuve dont dispose le décideur et des faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office, des observations des parties, des pratiques et décisions antérieures de l’organisme administratif et, enfin, de l’impact potentiel de la décision sur l’individu qui en fait l’objet [Vavilov, précité, au para 106].

[52] Si la décision visée soulève une question d’interprétation législative, la Cour ne procède pas à une analyse de novo de la question soulevée. Elle applique toujours la norme de la décision raisonnable et examine plutôt la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu. La tâche du décideur administratif est d’interpréter la disposition contestée d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause. En ce sens, les principes contemporains d’interprétation législative s’appliquent tout autant lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition. Lorsque le sens d’une disposition législative est contesté au cours d’une instance administrative, il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels [Vavilov, précité, aux para 115-116, 120, 121].

[53] La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[54] Quant à la deuxième question, soit celle de savoir si l’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada, prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, excède la portée du régime établi par la Loi sur les brevets, les parties conviennent qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Toutefois, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si, comme l’affirme le défendeur, la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov (en particulier, l’arrêt Katz Group Canada Inc c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64) demeure instructive et s’applique à la contestation de la validité d’un règlement.

[55] Avant l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada avait exposé la méthode pour examiner une contestation de la validité d’un règlement dans l’arrêt Katz, précité, aux paragraphes 24 à 28. Selon l’approche adoptée dans l’arrêt Katz, pour contester avec succès la validité d’un règlement (qui jouit d’une présomption de validité), une partie doit démontrer que ce règlement est incompatible avec l’objectif de sa loi habilitante ou qu’il déborde le cadre du mandat prévu par cette dernière, prise dans son ensemble. La règle énoncée dans l’arrêt Katz comporte trois volets : 1) le fardeau de la preuve incombe à la partie qui conteste la validité du règlement; 2) il convient d’adopter une interprétation téléologique large du règlement contesté et de sa loi habilitante, qui est compatible avec l’orientation générale en matière d’interprétation législative; 3) la partie qui conteste le règlement doit réfuter la présomption de validité dont jouit ce dernier, cette présomption pouvant être réfutée uniquement par la démonstration que le règlement est sans importance, non pertinent ou complètement étranger à l’objet de la loi habilitante. En particulier, la Cour suprême indique que l’analyse de cette contestation ne s’attache pas à l’examen du bien‐fondé du règlement, puisque les raisons qui ont motivé la prise du règlement et les autres considérations (d’ordre politique, économique, social ou relatives à la recherche, par les gouvernements, de leur propre intérêt) ne sont pas pertinentes.

[56] Lorsque la Cour suprême a établi dans l’arrêt Vavilov un cadre d’analyse général pour l’examen des décisions administratives, l’incidence de ce cadre sur les principes posés dans l’arrêt Katz a suscité un débat. Tout en gardant ce débat à l’esprit, notre Cour fonde encore certaines de ses décisions sur l’approche énoncée dans l’arrêt Katz [voir Médicaments novateurs Canada c Canada (Procureur général), 2020 CF 725 [Médicaments novateurs CF] aux para 66-72; Bertrand c Première Nation Acho Dene Koe, 2021 CF 287 aux para 73-76].

[57] La Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur ce débat dans l’arrêt Portnov c Canada (Procureur général), 2021 CAF 171. Le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a expliqué que l’arrêt Vavilov avait supplanté l’approche décrite dans l’arrêt Katz et que, par conséquent, la Cour d’appel fédérale n’avait pas suivi la règle énoncée dans l’arrêt Katz et avait plutôt appliqué la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Vavilov [voir Portnov, précité, aux para 18-28].

[58] Dans l’arrêt International Air Transport Association c Office des transports du Canada, 2022 CAF 211, la Cour d’appel fédérale s’est de nouveau prononcée, après avoir examiné la jurisprudence, sur la question de savoir si les tribunaux saisis d’une contestation de la validité d’un règlement devraient appliquer une analyse de la norme de contrôle selon l’arrêt Vavilov ou l’analyse de la validité selon l’arrêt Katz. Dans l’affaire International Air Transport Association, les appelantes contestaient de multiples dispositions d’un nouveau règlement (en particulier, la directive du ministre ordonnant à l’Office d’adopter un règlement concernant les retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic) au motif que ces dispositions outrepassent les pouvoirs conférés à l’Office aux termes de la Loi sur les transports au Canada. La Cour d’appel fédérale a examiné le cadre analytique applicable à l’époque de l’arrêt Dunsmuir, où, lorsque la validité d’une législation déléguée était contestée, les cours de révision interprétaient alors l’attribution légale de pouvoir afin de décider si, interprétée correctement, elle relevait ou non de sa portée. Le juge de Montigny, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a ensuite mentionné le cadre de contrôle judiciaire qui avait été appliqué plus tard dans diverses décisions, dont l’arrêt Katz, et a conclu que l’arrêt Vavilov n’avait pas dissipé la confusion concernant le cadre à appliquer dans le contexte de la législation déléguée. De plus, dans l’arrêt Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, dans lequel la Cour suprême s’est penchée sur la validité des dispositions réglementaires en cause, les juges majoritaires n’avaient aucunement mentionné la théorie de l’excès de pouvoir et n’avaient pas non plus renvoyé à l’arrêt Vavilov et à l’application de la norme de la décision raisonnable. La Cour d’appel fédérale a indiqué que le débat est loin d’être clos :

[188] Malheureusement, l’arrêt Vavilov n’a guère apporté d’éclaircissements. La Cour suprême ayant voulu adopter par défaut la norme de la décision raisonnable pour le contrôle de toutes les actions administratives, la plupart des cours d’appel intermédiaires ont estimé que la législation déléguée serait désormais contrôlée par rapport à cette norme : voir, par exemple, 1193652 B.C. Ltd. v. New Westminster (City), 2021 BCCA 176, par. 48 à 59; Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196; [2021] 1 R.C.F. 271; Paul Daly, « Regulations and Reasonableness Review » (29 janvier 2021), en ligne (blogue) : Administrative Law Matters <https://www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/19/regulations-and-reasonableness-review> et les causes qui y sont mentionnées.

[189] Cependant, cette approche n’a pas été suivie unanimement : voir, par exemple, Hudson’s Bay Company ULC v. Ontario (Attorney General), 2020 ONSC 8046, 154 O.R. (3d) 103; Friends of Simcoe Forest Inc. v. Minister of Municipal Affairs and Housing, 2021 ONSC 3813, par. 25. En effet, la norme de la décision raisonnable suscite de nombreuses difficultés, au nombre desquelles se trouve notamment le fait qu’elle présume que l’organisme ou la personne qui a obtenu le pouvoir d’adopter une législation déléguée a également obtenu celui de trancher des questions de droit et de décider de l’interprétation correcte de la loi habilitante; pourtant, ce n’est clairement pas toujours le cas : voir John M. Evans, « Reviewing Delegated Legislation After Vavilov: Vires or Reasonableness? », Canadian Journal of Administrative Law & Practice, vol. 34, no 1 (2021), 1.

[190] Plus récemment, la Cour suprême a apporté de l’eau au moulin de ceux qui estiment que le cadre de contrôle judiciaire de l’arrêt Vavilov ne s’applique pas à la législation déléguée. Dans l’arrêt Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] A.C.S. no 11 (QL), la Cour suprême s’est penchée sur la validité des dispositions réglementaires en cause en fonction de sa propre interprétation de la loi habilitante, sans aucune retenue à l’égard du Cabinet quant à la question d’interprétation. Certes, les juges majoritaires (contrairement au juge Rowe, dissident) n’ont nullement mentionné la théorie de l’excès de pouvoir, mais ils n’ont pas non plus renvoyé à l’arrêt Vavilov ni au contrôle du caractère raisonnable. Ils ont plutôt choisi d’interpréter la portée des pouvoirs de réglementation conférés par la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, ch. 12. Cet arrêt montre clairement que la question n’est pas épuisée et que le débat est loin d’être clos.

[191] Cela étant dit, la conclusion serait la même, que l’on évalue la validité de la Directive et de l’article 8 du Règlement en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable ou sous l’angle plus rigoureux de la théorie de l’excès de pouvoir. Pour faire accepter leur argument selon lequel le paragraphe 86.11(2) de la LTC ne comprend pas le pouvoir d’établir la Directive (et l’article 8 du Règlement parce qu’il se rapporte à des questions visées par l’alinéa 86.11(1)(f)), il faudrait que les appelantes prouvent que la Directive : 1) est sans importance, non pertinente ou complètement étrangère à l’objet de la loi (Katz, par. 28; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, 1994 CanLII 115 (CSC), p. 280), ou 2) repose sur une interprétation déraisonnable du paragraphe86.11(2). Si la Directive (et l’article 8 de la LTC) satisfait aux exigences du cadre rigoureux de l’excès de pouvoir, il est bien évident qu’elle résistera à l’analyse moins exigeante de la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[59] Cependant, dans sa décision la plus récente dans l’affaire Médicaments Novateurs Canada c Canada (Procureur général), 2022 CAF 210 [Médicaments Novateurs CAF], la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Stratas, a statué que l’arrêt Portnov, décision unanime et exécutoire de cette même cour, liait ses futures formations (et donc celle qui se prononçait dans l’affaire), de sorte que la méthodologie à suivre pour évaluer un règlement était celle indiquée dans l’arrêt Vavilov, et non celle de l’arrêt Katz [voir Médicaments Novateurs CAF, précité, aux para 26-27].

[60] Dans l’arrêt Médicaments Novateurs CAF, précité, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée de manière précise sur l’évaluation d’un règlement adopté par le gouverneur en conseil :

[39] [...] L’arrêt Vavilov nous enseigne que, plus le pouvoir de réglementation en vertu d’une loi est large, particulièrement en ce qui concerne les questions de politique qui sont essentiellement du ressort du pouvoir exécutif, moins l’autorité réglementaire sera contrainte d’adopter le règlement : Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374 au para. 28 (application de l’arrêt Vavilov et des décisions antérieures conformes à celui-ci), conf. par 2022 CSC 30.

[40] Ceci est particulièrement vrai pour le gouverneur en conseil. Le gouverneur en conseil est situé « à la cime du pouvoir exécutif », sert de « grand ordonnateur des intérêts divergents provinciaux, transversaux, religieux, raciaux et autres dans le pays » et représente « divers groupes géographiques, linguistiques, religieux et ethniques » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294 aux para. 36 à 38. Ainsi, sous réserve des dispositions législatives limitatives adoptées par nos représentants élus, le pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil est souvent relativement libre de toute contrainte. L’élément clé est le libellé limitatif des dispositions législatives. L’arrêt Vavilov vise directement cet élément, en se concentrant sur les significations que le libellé du pouvoir de réglementation peut raisonnablement revêtir. Ce n’est pas le cas de l’arrêt Katz. [...]

[61] Lorsqu’elle effectue le contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit évaluer les contraintes imposées au décideur administratif (la contrainte principale étant la législation habilitante) et décider si ce dernier les a respectées. La Cour a le droit d’examiner les motifs exposés par le décideur, en conjonction avec les documents qui éclairent le raisonnement suivi, les observations présentées au décideur et le dossier dont disposait ce dernier. Pour les décisions prises par le gouverneur en conseil, des explications motivées se trouvent souvent dans le texte même des instruments juridiques, dans des instruments juridiques antérieurs connexes, ainsi que dans des résumés de l’étude d’impact de la réglementation qui s’y rapportent. Les explications explicites peuvent être assez brèves, mais néanmoins être « jugées valables » [voir Portnov, précité, aux para 33-34; Médicaments Novateurs CAF, précité, au para 44].

[62] Je suis convaincue qu’en l’espèce, en l’absence des exceptions énoncées dans l’arrêt Vavilov, la norme applicable est celle de la décision raisonnable et que la Cour doit tenir compte, dans le cadre de son contrôle judiciaire selon cette norme, de l’arrêt Vavilov et des arrêts de la Cour d’appel fédérale qui l’appliquent (et non de l’arrêt Katz).

IV. Analyse

A. La décision du BPPI de ne pas approuver l’adjonction du brevet 837 au registre des brevets à l’égard du SPDN 670 et du SPDN 739 était raisonnable

[63] L’alinéa 4(3)c) du Règlement AC définit l’exigence particulière liée à la spécificité du produit qui doit être remplie pour qu’un brevet soit inscrit au registre des brevets à l’égard d’un SPDN. Le brevet est admissible à l’adjonction au registre des brevets dans les situations suivantes : i) le SPDN vise une « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal »; ii) le brevet contient une revendication de l’utilisation modifiée de l’ingrédient médicinal, l’utilisation ayant été approuvée par la délivrance d’un AC à l’égard du SPDN.

[64] En ce qui concerne le SPDN 670, Janssen conteste la décision du BPPI portant que : a) le SPDN 670 ne visait pas une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal; et que b) le brevet 837 ne contient aucune revendication concernant la modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal alléguée. J’examinerai successivement chacun de ces éléments.

[65] S’agissant du SPDN 739, Janssen conteste la décision du BPPI selon laquelle elle n’a déposé aucune liste de brevets pour l’adjonction du brevet 837 à l’égard de ce SPDN. J’examinerai séparément, dans les présents motifs, la validité de l’exigence relative à la date de dépôt, prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, et son incidence sur la possibilité, pour Janssen, d’ajouter le brevet 837 au registre des brevets à l’égard du SPDN 739.

(1) La décision du BPPI de ne pas approuver le SPDN 670 relativement à une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal était raisonnable

[66] Avant de passer aux observations de Janssen et à l’examen de la décision faisant l’objet du contrôle, je souhaite traiter toute analyse antérieure (judiciaire ou autre) de l’expression « une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal ».

[67] Cette expression n’est définie ni dans la Loi sur les brevets ni dans le Règlement AC.

[68] La définition de l’expression « revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » figure au paragraphe 2(1) du Règlement AC. Conformément au paragraphe 4(1) de ce règlement, la première personne ayant déposé la PDN peut présenter une liste de brevets qui se rattache à ladite PDN et, selon l’alinéa 4(2)d), un brevet inscrit sur une liste de brevets est admissible à l’adjonction au registre s’il contient une « revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal », l’utilisation ayant été approuvée par la délivrance d’un AC à l’égard de la PDN. L’alinéa 4(2)d) porte sur la question de savoir si le brevet contient une revendication de l’utilisation modifiée de l’ingrédient médicinal et il concerne l’« utilisation de l’ingrédient médicinal » dont la « modification » est demandée plus tard conformément à l’alinéa 4(3)c). Le paragraphe 2(1) indique que l’expression « revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » s’entend d’une « [r]evendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal aux fins du diagnostic, du traitement, de l’atténuation ou de la prévention d’une maladie, d’un désordre, d’un état physique anormal, ou de leurs symptômes ».

[69] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Laboratoires Abbott Ltée, 2008 CAF 244, l’une des questions soumises à la Cour d’appel était celle de savoir si le brevet en cause contenait une revendication pour la modification précise de l’utilisation qui avait été approuvée par la délivrance d’un AC à l’égard d’un SPDN. Dans cette affaire, nul ne contestait qu’une nouvelle indication d’un médicament existant (pour traiter des ulcères liés à des AINS) constituait une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal.

[70] Dans la décision Solvay Pharma Inc c Canada (Procureur général), 2009 CF 102, notre Cour a rejeté une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser de faire inscrire au registre le brevet de Solvay en application de l’alinéa 4(3)c). Le ministre avait refusé l’adjonction du brevet, car le SPDN auquel il était rattaché et qu’on cherchait à faire inscrire ne portait pas sur une modification approuvée de l’utilisation de l’ingrédient médicinal. AndroGel, le médicament en cause, avait été d’abord homologué selon des renseignements sur l’innocuité et l’efficacité obtenus dans le cadre d’un essai clinique portant sur des patients auxquels le médicament avait été administré pendant six mois. Solvay avait déposé un SPDN pour fournir des renseignements supplémentaires sur l’innocuité et l’efficacité à la suite de la prolongation de l’essai clinique à 42 mois, notamment les mises à jour apportées à la monographie de produit. L’AC délivré précisait que le SPDN visait à [traduction] « mettre à jour la monographie de produit à la lumière des résultats de l’étude de prolongation à long terme ».

[71] Solvay avait affirmé que le SPDN visait à faire approuver une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal [traduction] « [puisque la] durée d’utilisation sûre et efficace est prolongée et [que] des modifications importantes relatives à l’utilisation implicite du produit, dont la description est autorisée dans la monographie de produit, sont clairement l’objet principal du SPDN ». Le ministre a rejeté cet argument et il a estimé que le brevet ne contenait aucune revendication portant sur l’utilisation modifiée proposée dans la monographie de produit par le SPDN. Plus précisément, il était d’avis que le brevet ne contenait aucune [traduction] « revendication concernant l’utilisation modifiée de l’ingrédient médicinal, l’utilisation prolongée et l’innocuité relative d’[AndroGel] » et il a conclu que les utilisations d’AndroGel sont les mêmes que celles qui avaient été approuvées dans le cadre d’un SPDN antérieur.

[72] La Cour a estimé que la preuve étayait la conclusion du ministre selon laquelle le brevet de Solvay ne remplissait aucune des conditions d’admissibilité à l’inscription au registre des brevets. En ce qui concerne la première condition — que le SPDN représente une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal — la Cour a conclu ce qui suit :

[79] La preuve versée au dossier m’a convaincu que le SPDN qui a été déposé le 11 mars 2005 ne représente pas un changement dans l’utilisation de l’ingrédient médicinal d’AndroGel, à savoir la testostérone sous forme de gel topique. Il est de jurisprudence constante qu’une « modification de l’utilisation » au sens où cette expression est employée au paragraphe 4(3) du Règlement AC se mesure en fonction de l’utilisation approuvée dans la monographie de produit d’AndroGel qui a été homologuée par Santé Canada, et qui est décrite dans la section Indications et usage clinique de la monographie de produit. Or, AndroGel est indiqué comme thérapie de remplacement chez les sujets masculins dans les cas de pathologies associées à une déficience de testostérone. Aucune modification aux indications et à l’usage clinique de la monographie de produit d’AndroGel de Solvay n’a été effectuée par suite de l’avis de conformité de 2006.

[73] Le REIR de 2006 commentait les modifications apportées au Règlement AC et fournissait des précisions sur le sens voulu de l’expression « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » :

De plus, les modifications relatives à l’article 4 confirment formellement le droit d’inscrire de nouveaux brevets en se fondant sur des dépôts de SPDN et instaurent des exigences régissant ce droit. Selon ces exigences, un brevet ayant une date de dépôt antérieure au dépôt d’un SPDN peut être soumis à l’égard de ce SPDN à condition que ce dernier ait pour objet l’approbation d’un changement relatif à l’utilisation de l’ingrédient médicinal (c.-à-d. un nouveau mode d’utilisation ou une nouvelle indication), d’un changement relatif à la formulation ou d’un changement relatif à la forme posologique et que le brevet comporte une revendication relative à la formulation, à la forme posologique ou à l’utilisation ainsi modifiée. [...]

[Non souligné dans l’original.]

(a) Les observations de Janssen

[74] Janssen affirme que la décision du BPPI selon laquelle le SPDN 670 n’avait pas été approuvé pour une modification de l’utilisation limitait indûment son propre pouvoir décisionnel et était déraisonnable. Elle soutient que, si les cliniciens modifient la durée du traitement ou leurs pratiques en matière d’ordonnance en se fondant sur un SPDN, cela devrait suffire à démontrer la modification de l’utilisation.

[75] Janssen fait valoir que la décision du BPPI était déraisonnable compte tenu de la preuve dont il disposait, notamment la déclaration d’expert du Dr Feagan et les deux études. Elle affirme que le témoignage du Dr Feagen a clairement démontré que les données supplémentaires sur l’innocuité modifieraient les pratiques en matière d’ordonnance des gastroentérologues communautaires. Selon Janssen, comme il ne disposait d’aucun élément de preuve divergent, le BPPI n’avait aucun motif raisonnable de conclure que les données approuvées en matière d’innocuité et de santé concernant le traitement de 96 semaines, ainsi que le profil d’innocuité de STELARA dans le SPDN 670 ne représentaient pas une modification de l’utilisation.

[76] Janssen mentionne en outre les études Sandborn et Panaccione, dans lesquelles, à son avis, les auteurs ont formulé des commentaires sur le besoin d’obtenir des données à plus long terme pour confirmer les conclusions portant que l’inhibition de l’IL-12/23 n’augmente pas le risque de tumeur maligne. Elle fait valoir que le SPDN 670 fournit les données sur l’innocuité à plus long terme que les auteurs réclamaient et qui, selon le Dr Feagan, inciteraient les cliniciens canadiens à prescrire STELARA au-delà de 44 semaines en favorisant le sentiment de confiance ou d’aisance chez ces professionnels. Bien que le BPPI ait conclu qu’un clinicien qui se tenait [traduction] « au courant » des résultats de recherche sur la colite ulcéreuse aurait pu, avant l’approbation du SPDN 670, consulter l’une des deux études pour obtenir des renseignements et gagner en [traduction] « confiance » relativement à la prescription de STELARA pour un traitement de plus longue durée, Janssen affirme que cette conclusion n’est pas pertinente et ne change pas le fait que l’ajout de données sur l’innocuité à la monographie de produit approuvée constitue une modification de l’utilisation. De plus, elle fait valoir que la conclusion du BPPI n’est étayée par aucune preuve d’expert et, surtout, qu’elle ne s’appliquerait pas aux cliniciens qui ne se tiennent pas au courant des résultats de recherche sur la colite ulcéreuse, soit le groupe de cliniciens mentionné par le Dr Feagan. Elle souligne que l’alinéa 4(3)c) du Règlement AC n’exige aucunement que tous les médecins modifient leurs pratiques en matière d’ordonnance; cet alinéa porte uniquement sur une modification d’utilisation, modification qu’elle a d’ailleurs démontrée.

[77] Janssen affirme en outre que le BPPI a appliqué de manière déraisonnable la décision Solvay pour conclure que l’ajout de données sur l’innocuité ne peut jamais constituer une modification d’utilisation, alors que l’alinéa 4(3)c) du Règlement AC n’exclut pas expressément les données sur l’innocuité des modifications d’utilisation visées. À l’audience, elle a fait valoir que le BPPI s’en était remis « aveuglément » à la décision Solvay, ce qui entachait l’ensemble de son évaluation du sens de l’expression « modification de l’utilisation ».

[78] Qui plus est, Janssen affirme que la décision Solvay repose sur le dossier de preuve dont disposait le BPPI dans cette affaire et que ce dossier de preuve est différent de celui en l’espèce, plus particulièrement :

  1. Dans l’affaire Solvay, rien dans la preuve présentée au ministre n’appuyait la conclusion selon laquelle le SPDN présentait une modification de l’utilisation, tandis que, en l’espèce, le ministre disposait des deux études et du témoignage du Dr Feagan produits en preuve.

  2. Dans l’affaire Solvay, le Bureau des médicaments brevetés et de la liaison avait demandé l’avis des experts de Santé Canada, qui avaient conclu qu’il n’y avait aucune modification de l’utilisation, alors que, en l’espèce, le ministre n’a présenté aucune preuve d’expert ni contredit la preuve d’expert produite par Janssen.

  3. Dans l’affaire Solvay, la Cour a estimé que les revendications du brevet ne comportaient aucune limite en ce qui concerne la durée de l’utilisation et que le brevet ne portait pas sur la question de la durée du traitement à la testostérone, tandis que, en l’espèce, le lien avec le brevet est présent puisque le brevet 837 ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||.

[79] Janssen soutient que le BPPI n’a pas tenu compte de ces différences et que chacun des éléments susmentionnés ébranle à lui seul l’« invocation prépondérante » de la décision Solvay. Elle fait valoir que la décision du BPPI était déraisonnable, car elle était fondée sur une interprétation erronée de la loi et une mauvaise appréciation de la preuve.

[80] Janssen affirme en outre que l’interprétation du BPPI de l’exigence liée à la spécificité du produit à l’égard d’une « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » est incompatible avec le contexte, le libellé et l’objet de la Loi sur les brevets et du Règlement AC. Elle souligne que le gouverneur en conseil a adopté l’alinéa 4(3)c) formulé avec le terme général « modification de l’utilisation » et que le REIR de 2006 confirme l’intention que cette expression ait un sens assez vaste pour inclure une nouvelle indication et un nouveau mode d’utilisation. Elle soutient qu’il ressort du REIR que l’expression « modification de l’utilisation » ne concerne pas uniquement des changements apportés à des sections particulières de la monographie de produit et comprend aussi des modifications de la durée du traitement.

[81] Janssen affirme que le Règlement AC doit être interprété en tenant compte de l’objet de la Loi sur les brevets et du besoin vital de la société d’encourager la création de nouveaux traitements médicaux améliorés, sans toutefois oublier les difficultés liées à la protection des droits conférés par les brevets pharmaceutiques au moyen d’une action en contrefaçon ordinaire. Elle soutient que le Règlement AC vise à protéger ce pourquoi l’innovateur a investi temps et argent afin d’effectuer les études et obtenir l’approbation nécessaires en vue de l’entrée sur le marché (autrement dit, il vise à protéger la contribution du breveté à la société, grâce à ses compétences et à son ingéniosité). Les données découlant d’essais cliniques qui figurent dans le SPDN 670 sont le résultat du temps et de l’argent investis par Janssen pour obtenir des données sur l’innocuité de STELARA chez les patients atteints de colite ulcéreuse modérément à sévèrement active; ces données font donc partie des modifications importantes protégées par le Règlement AC. Selon Janssen, le BPPI a interprété l’expression « modification de l’utilisation » de façon trop restrictive et lui a indûment refusé le plein bénéfice de la protection par brevet qui devrait être accordée pour préserver l’équilibre visé par l’exception relative à la fabrication anticipée. Elle est d’avis que cette interprétation trop restrictive a également pour effet de diminuer les incitatifs à la recherche sur l’innocuité et l’efficacité des ingrédients médicinaux existants, parce qu’elle freine l’inscription de brevets à la suite des travaux de recherche.

[82] Janssen souligne en outre que les exigences relatives à la spécificité du produit visaient à empêcher l’inscription de brevets à l’égard de SPDN pour des modifications de nature strictement administrative (par exemple, un changement de fabricant) et affirme que le SPDN 670 ne concerne pas une modification administrative.

(b) Examen des observations de Janssen

[83] Le REIR de 2006 fournit certaines précisions sur la « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal », indiquant qu’il peut s’agir d’une nouvelle indication ou d’un nouveau mode d’utilisation, mais pas d’une modification administrative (par exemple, un changement du nom de médicament ou du nom d’entreprise). Nul ne conteste que le SPDN 670 ne concerne pas une nouvelle indication, puisque le traitement de la colite ulcéreuse avait été intégré à la monographie de produit à la suite du dépôt du SPDN 739.

[84] La question qui se pose alors est celle de savoir si la décision du BPPI, selon laquelle le SPDN 670 n’avait pas été approuvé pour une modification de l’utilisation, était raisonnable, compte tenu du dossier présenté, du contexte, du libellé et de l’objet de l’alinéa 4(3)c) du Règlement AC, des orientations fournies dans le REIR, de la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Solvay et des observations présentées par Janssen.

[85] Pour rendre sa décision, le BPPI a examiné les éléments de preuve suivants :

  1. Selon la monographie de produit approuvée en lien avec le SPDN 739, l’utilisation de STELARA était approuvée pour traiter la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active chez les patients adultes qui ont présenté une réponse insatisfaisante, une perte de réponse ou une intolérance au traitement classique ou à un traitement par un médicament biologique ou qui ont présenté des contre-indications médicales à de tels traitements. L’utilisation approuvée ne prévoyait pas de limite quant à la durée d’utilisation de STELARA pour traiter la colite ulcéreuse (même si les données des essais cliniques étaient limitées à 44 semaines). De plus, le SPDN 670 ne visait pas l’ajout d’une limite à la durée d’utilisation de STELARA pour traiter la colite ulcéreuse.

  2. Selon l’AC pertinent, l’approbation du SPDN 670 concernait la mise à jour de la monographie de produit.

  3. Il n’y a eu aucune modification à la rubrique « Indications et usage clinique » de la monographie de produit consécutivement au SPDN 670, seulement l’ajout d’une date relativement à l’innocuité et à l’efficacité aux rubriques « Effets indésirables observés au cours des études cliniques » et « Caractéristiques démographiques et méthodologie de l’étude » de la monographie de produit.

  4. Selon le témoignage du Dr Feagan, les gastroentérologues communautaires [traduction] « seraient rassurés » par les renseignements ajoutés à la monographie de produit et seraient donc plus disposés à prescrire ou plus à l’aise de prescrire STELARA. Cependant, il n’a pas affirmé que les gastroentérologues communautaires (ou que tout autre gastroentérologue) n’auraient pas prescrit STELARA après 44 semaines en raison des renseignements figurant dans la monographie de produit précédente.

  5. Dans le formulaire d’information sur le produit, Processus d’inscription réglementaire, Janssen a écrit (plutôt que d’avoir simplement coché une case) en ce qui concerne le SPDN 670 que [traduction] « aucun changement n’a été apporté aux indications, aux utilisations ou à la posologie (y compris à la dose quotidienne maximale ».

[86] Le BPPI a examiné comme il se doit les éléments de preuve susmentionnés, ainsi que le libellé, le contexte et l’objet du Règlement AC (que j’examinerai davantage plus loin), les indications du REIR de 2006, la décision Solvay rendue par notre Cour (que j’analyserai plus en détail dans les présents motifs) et les observations de Janssen, et a conclu ce qui suit :

[traduction]

Le BPPI reconnaît qu’une modification de la méthode d’utilisation d’un ingrédient médicinal peut figurer dans d’autres rubriques d’une monographie de produit que dans la rubrique « Indications et usage clinique », par exemple dans les rubriques « Contre-indications », « Mises en garde et précautions » ou « Posologie et administration ». Cependant, le BPPI ne partage pas l’avis de Janssen selon lequel le SPDN 244670 a été approuvé en vue d’une telle modification. Comme indiqué ci-dessus, le BPPI est plutôt d’avis que le SPDN 244670 a été approuvé pour que la monographie de produit soit modifiée de façon à inclure les résultats de la phase de prolongation à long terme de deux études de phase III concernant le traitement de la maladie de Crohn modérément à sévèrement active ou de la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active chez les patients adultes.

Après l’approbation du SPDN 224739, STELARA (I.V.) pouvait être utilisé dans le traitement de la colite ulcéreuse pour une période indéterminée. Tant Janssen que le Dr Feagan soutiennent qu’un clinicien changerait ses pratiques en matière de prescription après avoir lu les deux phrases ajoutées à la monographie de STELARA (I.V.) suivant l’approbation du SPDN 244670. Janssen et le Dr Feagan sont d’avis que ce changement surviendrait parce que les cliniciens seraient plus à l’aise de prescrire STELARA (I.V.) après 44 semaines. Toutefois, la réticence d’un clinicien à prescrire un médicament donné ne limite pas l’utilisation approuvée dudit médicament.

Rien n’empêchait les cliniciens de prescrire le médicament sur une longue période pour traiter la colite ulcéreuse. Au paragraphe 21, le Dr Feagan affirme qu’il est possible qu’un gastroentérologue communautaire ne soit pas au courant de la recherche sur la colite ulcéreuse et qu’il soit préoccupé par l’apparition d’éventuels problèmes après un traitement d’un an par STELARA (I.V.). Par conséquent, un clinicien qui serait au fait des derniers travaux de recherche sur la colite ulcéreuse aurait consulté l’une ou l’autre des deux études jointes aux observations de Janssen avant l’approbation du SPDN 244670 et se serait senti suffisamment rassuré pour modifier ses pratiques de prescription en fonction de l’utilisation pour laquelle le SPDN 224739 avait été approuvé. Quoi qu’il en soit, l’approbation d’une demande visant à ajouter des données susceptibles de susciter un plus grand sentiment de confiance chez un clinicien au moment de prescrire un médicament pendant une longue période n’est pas suffisante pour que ladite demande soit considérée comme ayant été approuvée pour modifier l’utilisation dudit médicament s’il n’y a jamais eu de restriction temporelle à son utilisation à la rubrique des indications.

La position de Janssen repose implicitement sur l’idée selon laquelle l’utilisation de STELARA (I.V.) était limitée à la période pendant laquelle l’ustekinumab avait été administré aux patients dans le cadre des essais cliniques sous-tendant l’approbation du SPDN 224739. Janssen l’a exprimé explicitement à la page 7 de ses observations, où elle a déclaré que l’utilisation décrite dans le SPDN 224739 concerne le traitement de la colite ulcéreuse [traduction] « jusqu’à 44 semaines ». Le BPPI n’est pas d’accord avec la position de Janssen selon laquelle la durée d’utilisation de STELARA (I.V.) était limitée. Aucune limite de ce genre ne figurait dans la monographie de produit de STELARA (I.V.). Comme l’utilisation de STELARA (I.V.) a été approuvée pour le traitement de la colite ulcéreuse pendant une période indéterminée, la modification de la monographie de produit pour y inclure les résultats de la phase de prolongation à long terme de deux études de phase III n’aurait pas pu modifier l’utilisation approuvée de STELARA (I.V.), quel que soit le sentiment de confiance supplémentaire que ces données pourraient susciter chez les cliniciens.

Comme il a été mentionné ci-dessus, la Cour fédérale a examiné des faits essentiellement similaires dans Solvay et a conclu que l’ajout de renseignements sur l’innocuité et l’efficacité dans la monographie de produit après la phase de prolongation d’un essai clinique ne constitue pas une modification d’utilisation de l’ingrédient médicinal, comme l’exige l’alinéa 4(3)c) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). De même, la modification de la monographie de produit de STELARA (I.V.) pour y ajouter les résultats de la phase de prolongation à long terme de deux études de phase III ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa 4(3)c) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).

[Non souligné dans l’original.]

[87] Je conclus que la décision du BPPI est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le BPPI est assujetti. Je ne vois rien de déraisonnable à ce que le BPPI se soit concentré, dans son interprétation et son application de l’alinéa 4(3)c), sur l’utilisation approuvée de STELARA (c.‐à‐d. l’utilisation approuvée par le ministre) et non sur les pratiques en matière d’ordonnance des cliniciens, puisque la « modification » concernée au paragraphe 4(3) est celle de l’utilisation ayant déjà reçu l’approbation du ministre.

[88] Je passerai maintenant aux arguments précis soulevés par Janssen.

[89] S’agissant du témoignage du Dr Feagan, le BPPI en avait manifestement tenu compte et n’avait pas contesté les déclarations de Dr Feagan concernant l’incidence, sur certains gastroentérologues, de l’ajout de renseignements sur l’innocuité et l’efficacité. Cependant, la décision du BPPI reposait sur le fait que STELARA avait été approuvé pour le traitement de la colite ulcéreuse sans limites concernant la durée du traitement et que la réticence d’un clinicien à prescrire un médicament donné ne limite pas l’utilisation approuvée dudit médicament. En outre, le BPPI a examiné les deux études et a conclu que, peu importe si les cliniciens les avaient lues ou non, l’approbation d’une demande visant à ajouter des données susceptibles de susciter un plus grand sentiment de confiance chez un clinicien au moment de prescrire un médicament pendant une longue période n’est pas suffisante pour que ladite demande soit considérée comme ayant été approuvée pour modifier l’utilisation de ce médicament s’il n’y avait jamais eu de restriction temporelle à son utilisation à la rubrique des indications. J’estime que le BPPI n’a commis aucune erreur en tirant ces conclusions.

[90] En ce qui concerne la décision Solvay, je rejette la manière dont Janssen qualifie le traitement de cette dernière par le BPPI. Il ressort d’une lecture objective de ses motifs que le BPPI n’indique pas que l’ajout de données sur l’innocuité ne pourrait jamais constituer une modification de l’utilisation. Le BPPI a examiné la décision de notre Cour dans l’affaire Solvay, en a énoncé les faits, puis a résumé les conclusions qui y sont présentées. Il a souligné les similitudes entre les faits de cette affaire et ceux de l’espèce avant d’indiquer que sa conclusion était étayée par le raisonnement de notre Cour dans la décision Solvay.

[91] La prétention de Janssen selon laquelle le BPPI s’en était remis « aveuglément » à la décision Solvay et portant que cette décision avait vicié l’ensemble des motifs du BPPI est sans fondement. Le BPPI est tenu de respecter les précédents applicables émanant de notre Cour [voir Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22 au para 37] et, étant donné les similitudes factuelles entre les deux instances, il était bien avisé d’invoquer la décision Solvay à titre de précédent important. En outre, il ressort d’une lecture objective de la décision de 23 pages du BPPI que ce dernier a tenu compte de tous les facteurs pertinents lorsqu’il a interprété et appliqué l’alinéa 4(3)c), sans se limiter à la décision Solvay.

[92] Janssen a tenté d’établir une distinction entre l’espèce et la décision Solvay et a reproché au BPPI de ne pas avoir tenu compte des différences factuelles entre les deux affaires, mais je constate qu’elle n’a pas mentionné l’affaire Solvay ou les soi-disant différences factuelles devant le BPPI ni prétendu que ce dernier ne devrait pas respecter la décision Solvay. En tout état de cause, après avoir examiné les différences factuelles soulevées par Janssen, je ne crois pas que le BPPI avait tort de s’appuyer sur la décision Solvay. Le BPPI n’a pas précisé que les deux affaires étaient identiques, mais il a mentionné qu’elles étaient très similaires et que la présence ou l’absence d’une preuve d’expert n’avait pas joué un rôle important dans sa conclusion portant qu’il n’y avait eu aucune modification de l’utilisation dans les deux cas. Comme le troisième argument de Janssen concerne la prochaine question en litige, j’y reviendrai au moment opportun.

[93] Par ailleurs, bien qu’elle ait fait grand cas du fait que le témoignage du Dr Feagan n’avait pas été contredit et que le BPPI n’avait pas présenté le témoignage de son propre expert quant à la modification de l’utilisation, Janssen fait fi du fardeau qui lui incombe de démontrer qu’elle satisfait aux exigences relatives à la spécificité du produit prévues au Règlement AC. Le BPPI n’était nullement obligé de produire une déclaration d’expert en réponse au témoignage du Dr Feagan ou concernant la question de la modification de l’utilisation. Comme le défendeur l’a fait remarquer, le BPPI avait pour seule obligation de trancher, d’une manière raisonnable et conforme à l’équité procédurale, les questions dont il était saisi et, ce faisant, il avait le droit de mettre à profit sa propre expertise.

[94] En outre, je rejette les observations de Janssen portant que l’interprétation du BPPI de l’exigence relative à la spécificité du produit est incompatible avec le contexte, le libellé et l’objet de la Loi sur les brevets et du Règlement AC. Tout d’abord, je constate qu’il n’existe aucune incompatibilité expresse entre l’interprétation du BPPI du paragraphe 4(3) du Règlement AC et la Loi sur les brevets. Janssen affirme que l’incompatibilité est en fait de nature [traduction] « conceptuelle ».

[95] Rappelons que le BPPI était en partie d’accord avec l’interprétation de Janssen quant au paragraphe 4(3) lorsqu’il avait reconnu expressément qu’une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal comprenait un changement au mode d’utilisation (comme le mentionne le REIR de 2006) et qu’une modification du mode d’utilisation pourrait figurer dans la monographie de produit ailleurs que dans la section « Indications et usage clinique ». En fait, le BPPI et Janssen ne s’entendent pas sur la question de savoir si la modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal mentionnée au paragraphe 4(3) comprend la « modification » alléguée par Janssen.

[96] Il ressort clairement de l’analyse des motifs du BPPI que ce dernier était parfaitement conscient de son désaccord avec Janssen quant à l’interprétation du paragraphe 4(3) du Règlement AC. Au moment d’examiner le caractère raisonnable de l’interprétation qu’a fait le BPPI du paragraphe 4(3), la Cour s’appuie sur les observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 :

[16] L’arrêt Hillier commence par rappeler aux cours de révision trois éléments fondamentaux dont elles doivent tenir compte dans les examens effectués selon la norme de la décision raisonnable. Premièrement, dans de nombreuses affaires, un éventail d’options d’interprétation peut s’offrir au décideur administratif, selon le texte, le contexte et l’objet de la loi. Deuxièmement, dans certaines affaires en particulier, le décideur administratif peut être plus en mesure que les cours d’apprécier cet éventail d’options, en raison de sa spécialisation et de son expertise. Enfin, troisièmement, la loi, c’est-à-dire le texte législatif que les cours de révision sont tenues d’appliquer, confère non pas aux cours de révision, mais aux décideurs administratifs la responsabilité d’interpréter la loi.

[17] Pour ces motifs, l’arrêt Hillier dit aux cours de révision de laisser aux décideurs administratifs la latitude voulue par le législateur, mais les oblige néanmoins à se justifier. Pour y arriver, les cours de révision peuvent procéder à une analyse préliminaire du libellé, du contexte et de l’objet de la loi, simplement pour comprendre l’état de la situation, avant d’examiner les motifs du décideur administratif. Elles doivent toutefois se limiter à cette analyse. Elles ne doivent pas elles-mêmes rendre des décisions ou des conclusions définitives. Si c’était le cas, elles établiraient alors leur propre critère pour jauger l’interprétation du décideur administratif et s’assurer que cette interprétation est la bonne.

[18] L’arrêt Hillier invite plutôt la cour de révision à « examiner l’interprétation du décideur administratif, à la lumière de ce que ce dernier invoque pour l’étayer et de ce que les parties soulèvent pour ou contre », en tentant de comprendre la démarche du décideur et les motifs qui l’ont amené à rendre la décision qu’il a rendue : Hillier, au paragraphe 16.

[19] Selon cette approche, la cour de révision n’agit pas de manière [traduction] « externe », c’est-à-dire [traduction] « arriver à une conclusion définitive quant à la meilleure façon d’interpréter la disposition législative en cause avant d’examiner si l’interprétation faite par le décideur correspond à [l’]interprétation privilégiée ». Comme l’a noté le professeur Daly, la cour de révision agit plutôt d’une manière [traduction] « interne », c’est-à-dire qu’elle procède à [traduction] « un examen relativement sommaire de la disposition en litige, dans le but d’analyser la rigueur de l’interprétation qu’en a faite le décideur ». Voir Paul Daly, «Waiting for Godot : Canadian Administrative Law in 2019 » (en ligne à l’adresse : https://canlii.ca/t/t23p, p. 11).

[20] Il s’ensuit nécessairement que l’arrêt Vavilov étaye l’approche énoncée dans l’arrêt Hillier. L’arrêt Vavilov comporte la mise en garde suivante : bien que les cours de révision aient l’habitude dans d’autres contextes d’interpréter elles-mêmes les dispositions législatives, elles doivent s’abstenir de le faire lorsqu’elles effectuent le contrôle selon la norme de la décision raisonnable d’interprétations faites par les décideurs administratifs. Les cours de révision ne doivent pas « se demander comment elles auraient elles‐mêmes tranché [la] question » ni « se livre[r] [...] à une analyse de novo », « se demande[r] “ce qu’aurait été la décision correcte” » ou « trancher elles‐mêmes la question en litige » : Vavilov, aux paragraphes 75, 83 et 116. En d’autres termes, les cours de révision ne doivent pas établir « [leur] propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : Vavilov, au paragraphe 83, citant l’arrêt Delios, au paragraphe 28. Les cours de révision doivent au contraire faire preuve de « retenue judiciaire » et respecter le « rôle distinct des décideurs administratifs » : Vavilov, au paragraphe 75. À cette fin, elles doivent examiner les motifs du décideur avec une « attention respectueuse », en cherchant « à comprendre le fil du raisonnement » : Vavilov, au paragraphe 84.

[97] L’appréciation du sens de l’expression « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » relève sans aucun doute du domaine de compétence du BPPI. À cet égard, le BPPI a tenu compte du libellé non ambigu du paragraphe 4(3) et des dispositions connexes du Règlement AC, ainsi que de l’objectif des modifications apportées au paragraphe 4(3) en 2006, tel qu’il est expliqué dans le REIR de 2006 (précité) et comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt GD Searle & Co c Canada (Santé), 2009 CAF 35. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette approche. Les motifs du BPPI permettent à la Cour de comprendre dans quelle mesure il a tenu compte du libellé, du contexte et de l’objet du Règlement AC dans son raisonnement et son interprétation du paragraphe 4(3).

[98] Les parties s’entendent sur l’objet de la Loi sur les brevets et sur les mesures de protection que cette loi confère aux innovateurs. Cependant, je ne souscris pas à l’affirmation de Janssen selon laquelle l’interprétation du BPPI la prive indûment de la pleine protection par brevet qui devrait être accordée pour préserver l’équilibre visé par l’exception relative à la fabrication anticipée. Comme je l’ai déjà mentionné, le Règlement AC vise à établir un équilibre entre les droits de brevet associés aux médicaments innovants et l’arrivée sur le marché en temps opportun de médicaments concurrents moins chers [voir Fresenius Kabi Canada Ltd c Canada (Santé), 2020 CF 1013]. Pour atteindre cet équilibre, les exigences relatives à la spécificité du produit énoncées à l’article 4 reconnaissent intrinsèquement que tous les brevets ne sont pas admissibles à l’inscription au registre des brevets, peu importe le temps et l’argent investis par l’innovateur. Notre Cour l’a d’ailleurs souligné dans la décision Solvay, précitée, au paragraphe 69 :

[...] Sous la rubrique Les exigences relatives à l’inscription des brevets, le REIR explique, à la page 1511, que le Règlement AC « se veut un mécanisme très puissant dans l’application des droits conférés par un brevet », citant la suspension automatique de 24 mois prévue par le règlement lorsqu’un innovateur introduit une demande d’interdiction, ajoutant que « c’est ce même pouvoir qui doit être modéré dans l’application du règlement » de sorte que « [s]euls les brevets respectant les exigences énoncées à l’article 4 du règlement relatives au délai, à l’objet et à la pertinence, peuvent être inscrits au registre [...] et bénéficier de la protection correspondante de la suspension de 24 mois ».

[Non souligné dans l’original.]

[99] Il convient de rappeler que, suivant l’interprétation du BPPI, Janssen n’est pas privée de la protection conférée par la Loi sur les brevets et conserve le droit d’intenter une action en contrefaçon de brevet hors du régime du Règlement AC.

[100] Le paragraphe 4(3) restreint le sous-ensemble de brevets admissibles à l’inscription, et je ne crois pas que Janssen ait démontré en quoi l’interprétation du BPPI la prive de la protection par brevet selon l’équilibre atteint grâce au Règlement AC.

[101] Puisque j’ai conclu au caractère raisonnable de la décision du BPPI portant que le SPDN 670 ne satisfaisait pas à la première exigence liée à la spécificité du produit énoncée à l’alinéa 4(3)c), je ne peux faire droit à la demande de Janssen concernant l’inscription du brevet 837 à l’égard du SPDN 670. Bien que je ne sois pas tenue de le faire, j’examinerai maintenant la question de savoir si la conclusion du BPPI concernant la deuxième exigence liée à la spécificité du produit était raisonnable.

(2) La décision du BPPI portant que le brevet 837 n’était pas admissible à l’adjonction au registre des brevets, au motif qu’il ne respecte pas les exigences relatives à la spécificité du produit énoncées à l’alinéa 4(3)c), était raisonnable

[102] Pour déterminer si le brevet dont on demande l’inscription à l’égard d’un SPDN donné satisfaisait à l’exigence relative à la spécificité du produit prévue à l’alinéa 4(3)c) du Règlement AC, le BPPI devait appliquer ce qu’on appelle le critère Abbott, défini par le juge Hugues dans la décision Laboratoires Abbott Limitée c Canada (Procureur général), 2008 CF 700, confirmé dans l’arrêt Laboratoires Abbott Limitée c Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, puis appliqué par la Cour d’appel fédérale dans plusieurs arrêts, dont Searle, précité, Purdue Pharma c Canada (Procureur général), 2011 CAF 132, Gilead Sciences Canada Inc c. Canada (Santé), 2012 CAF 254, et Eli Lilly Canada Inc c Canada (Procureur général), 2015 CAF 166.

[103] Suivant le critère Abbott, le BPPI devait examiner les trois questions suivantes : i) quelle est la revendication du brevet 837? ii) quelle est la modification approuvée dans le cadre du SPDN 670? et iii) le brevet 837 contient-il une revendication pour la modification précise qui avait été approuvée dans le cadre du SPDN 670?

[104] La version actuelle du Règlement AC fait de la correspondance entre le produit spécifié dans les revendications du brevet et celui dont fait état l’AC se rapportant au médicament approuvé une exigence cruciale au regard de l’admissibilité du brevet à l’inscription au registre [voir Gilead, précité, au para 33]. Dans la version antérieure du Règlement AC, s’il était démontré que les revendications du brevet étaient simplement « pertinent[es] quant [au] » médicament approuvé, l’inscription des brevets soumis était généralement approuvée. Vu le libellé de la version actuelle du Règlement AC, de même que son objet, l’exigence touchant la spécificité du produit se traduit par un seuil élevé de correspondance entre les revendications du brevet et l’AC [voir Gilead, précité, au para 40].

[105] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Laboratoires Abbott Ltée, 2008 CAF 244, autorisation de pourvoi refusée, CSCR no 408, [2008] 3 RCS c (Abbott Prevacid) [Abbott 244], le juge Pelletier a commenté le degré de spécificité requis en vertu de l’alinéa 4(3)c). Le débat dans cette affaire portait sur l’admissibilité à l’inscription d’un brevet en lien avec un AC délivré à l’égard d’un SPDN approuvant une nouvelle utilisation. La Cour fédérale avait conclu que le brevet était admissible à l’inscription parce qu’il pouvait être interprété comme incluant la nouvelle utilisation approuvée indépendamment du fait que celle-ci n’était pas expressément revendiquée dans le brevet. La Cour d’appel fédérale a exprimé ainsi son désaccord aux paragraphes 47 et 49 de ses motifs :

Il va sans dire que si le brevet doit contenir une revendication de l’utilisation modifiée que revendique le SPDN d’Abbott, il ne suffit pas que ce brevet revendique simplement l’utilisation qui formait la base de la première présentation. Un tel brevet ne revendique pas explicitement l’utilisation modifiée, même si celle‐ci peut être considérée comme comprise dans ses revendications. Autrement dit, le Règlement prévoit, comme condition à l’inscription d’un brevet à l’égard d’une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, que ce brevet revendique explicitement l’utilisation modifiée et non qu’il contienne simplement des revendications non explicites assez larges pour englober l’utilisation modifiée.

[...]

Je conclus que l’alinéa 4(3)c) du Règlement pose comme condition de l’adjonction d’un brevet au registre l’obligation pour ce brevet de revendiquer expressément la modification précise de l’utilisation que le ministre a approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard d’un SPDN.

[Non souligné dans l’original.]

[106] Avant de passer aux observations de Janssen concernant cette demande, je souligne qu’elle a affirmé ce qui suit devant le BPPI :

[traduction]

En outre, et malgré le libellé clair du Règlement qui exige simplement « une revendication de l’utilisation modifiée [...], l’utilisation ayant été approuvée », le BMBL a plutôt défini dans sa lettre ce qu’il considérait comme étant la modification précise de l’utilisation qui avait été approuvée relativement au SPDN 244670 et a demandé si le brevet 837 contenait une revendication portant sur la « modification précise » approuvée relativement à ce SPDN. Ainsi, l’approche adoptée par le BMBL était trop restreinte et nécessitait un lien entre la modification approuvée relativement au SPDN 244670 et le brevet 837 qui est plus étroit que ce qui est en fait exigé en vertu du Règlement.

[107] La description susmentionnée qu’a fait Janssen de l’exigence relative à la spécificité du produit à l’égard du brevet 837 en application du paragraphe 4(3) reflète l’approche qui était adoptée avant les modifications apportées en 2006 au Règlement AC, et est incompatible avec l’énoncé clair du critère applicable que la Cour d’appel fédérale a confirmé à maintes reprises.

[108] En l’espèce, Janssen maintient cette position en partie : dans ses observations écrites, elle a refusé l’interprétation du paragraphe 4(3) avancée par le BPPI et l’application du critère Abbott par ce dernier, mais elle n’a pas contesté l’application de ce critère lors de l’audience. Toute allégation selon laquelle le BPPI aurait mal interprété le critère juridique applicable est dénuée de fondement. J’estime que le BPPI a formulé et appliqué le critère Abbott correctement lorsqu’il a exigé que la revendication du brevet 837 porte sur la « modification précise de l’utilisation » approuvée pour le SPDN 670.

[109] Bien qu’elle ne souscrive pas à l’interprétation du BPPI concernant les exigences prévues au paragraphe 4(3), Janssen soutient que la décision du BPPI est déraisonnable parce que le brevet 837 satisfait au critère relatif à la « modification précise de l’utilisation », étant donné que ce brevet contient des revendications touchant les éléments suivants |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||.

[110] ||||||| ||||||| ne s’opposent pas à la conclusion du BPPI quant au premier volet du critère Abbott et ||||||| |||||||, en termes simples, le brevet 837 revendique l’utilisation d’un anticorps pour traiter la colite ulcéreuse pendant au moins 44 semaines à compter de la semaine zéro ou pendant 44 semaines et par la suite.

[111] S’agissant du deuxième volet du critère Abbott, il faudrait présumer que la modification de l’utilisation était celle qui avait été proposée par Janssen (bien que cette modification ait été rejetée par le BPPI), soit l’ajout de données sur l’innocuité jusqu’à 96 semaines qui modifierait les pratiques en matière d’ordonnance et la prescription de STELARA au-delà de 44 semaines.

[112] C’est quant au troisième volet du critère Abbott que les parties ne s’entendent pas concernant le caractère raisonnable de la décision du BPPI. J’examinerai d’abord les motifs de la décision du BPPI relativement au troisième volet, énoncés ainsi :

[traduction]

Le brevet 837 ne renferme aucune allégation à l’égard de la modification même pour laquelle le SPDN 244670 a été approuvé. Plus particulièrement, le brevet 837 ne renferme aucune allégation visant l’utilisation de l’ustekinumab pour le traitement de la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active où l’ustekinumab est administré comme traitement d’entretien pendant 96 semaines.

Comme il a été expliqué ci-dessus, et comme l’a établi la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Abbott CAF et Searle CAF, pour satisfaire aux exigences de l’alinéa 4(3)c) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), le brevet doit renfermer une allégation à l’égard de l’utilisation modifiée même. Bien que le brevet 837 renferme des revendications visant l’utilisation de l’ustekinumab pour le traitement de la colite ulcéreuse modérément à sévèrement active, la durée pendant laquelle l’utilisation de l’ustekinumab est revendiquée comme traitement d’entretien n’est pas limitée à 96 semaines. Le BPPI est d’avis que la mention, à la page 52 de la description du brevet 837, selon laquelle l’anticorps anti-IL-12/IL-23p40, qui peut être de l’ustekinumab, pourrait être administré pendant une période totale de deux ans ne limite pas la durée pendant laquelle l’anticorps anti-IL-12/IL-23 pourrait être utilisé selon l’une ou l’autre des revendications du brevet 837.

[113] Janssen soutient que le BPPI a imposé une norme déraisonnable de « correspondance exacte » du libellé des revendications. Janssen fait valoir que le brevet 837 contient les revendications |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||, ce qui est suffisant.

[114] Janssen affirme que le BPPI s’est appuyé de manière déraisonnable sur l’arrêt Abbott 244, dont les faits, à son avis, sont différents de ceux de l’espèce. Elle fait valoir que, dans l’affaire Abbott 244, la question consistait à savoir si un brevet comportant des revendications relatives au traitement des ulcères revendiquait de façon générale la modification précise dans un SPDN approuvé relativement à une nouvelle utilisation du médicament pour traiter les ulcères liés à des anti-inflammatoires non stéroïdiens. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que le brevet ne revendiquait pas explicitement l’utilisation modifiée, même si celle‐ci pouvait être considérée comme comprise dans ses revendications. De son côté, Janssen affirme qu’au moins certaines des revendications du brevet 837 satisfont à l’exigence relative à la spécificité |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||| ||

[115] Janssen soutient en outre que l’affaire Solvay est différente de l’espèce, car aucune des revendications du brevet en cause ne visait la durée du traitement. Elle fait valoir que le brevet 837 comporte, en revanche, [traduction] « des revendications qui comprennent |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||

[116] Janssen a demandé à la Cour de conclure que les circonstances de l’arrêt Eli Lilly Canada Inc c Canada (Procureur général), 2015 CAF 166, s’apparentent davantage à celles de l’espèce et que le BPPI aurait dû s’appuyer sur l’arrêt Eli Lilly plutôt que sur l’arrêt Abbott 244 (et ce, malgré le fait qu’elle n’ait pas invoqué l’un de ces jugements auprès du BPPI). Dans l’affaire Eli Lilly, la Cour d’appel fédérale avait notamment été saisie de la question de savoir si notre Cour avait commis une erreur lorsqu’elle devait décider si la formulation revendiquée dans le brevet en cause était celle qui figurait dans la présentation de drogue de l’appelante relative à Trifexis. Janssen fait valoir que la lecture de l’arrêt Eli Lilly s’avère utile, puisque la Cour d’appel fédérale avait conclu dans ses motifs qu’une revendication portant sur une vaste catégorie de composés englobait un composé précis de cette catégorie.

[117] À mon avis, Janssen n’a pas démontré que la décision du BPPI concernant le troisième volet du critère Abbott est déraisonnable. En fait, elle demande plutôt à la Cour de réévaluer la question et de parvenir à un résultat différent, ce qui n’est pas le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire.

[118] J’estime qu’il n’y a rien de déraisonnable dans le fait que le BPPI se soit appuyé sur l’arrêt Abbott 244, qui traitait de l’alinéa 4(3)c). Janssen exhorte la Cour à conclure que l’arrêt Eli Lilly a en quelque sorte [traduction] « supplanté » l’arrêt Abbott 244, mais je ne suis pas convaincue que ce soit le cas. L’affaire Eli Lilly concernait une modification de la formulation, et non une modification de l’utilisation, et en outre pour cette seule raison, je suis d’avis qu’elle se distingue de l’espèce. Plus particulièrement, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, dans l’affaire Eli Lilly, la Cour d’appel fédérale a conclu, en ce qui concerne le premier volet du critère Abbott, que la catégorie générale de composés visée par le brevet comprenait en fait la formulation très précise qui avait été approuvée dans le cadre de la PDN. La Cour d’appel fédérale a estimé que, dans les circonstances, notre Cour avait été déraisonnable lorsqu’elle avait exigé un libellé identique aux fins du troisième volet du critère Abbott. Les circonstances de l’espèce sont différentes de celles de l’affaire Eli Lilly.

[119] Comme l’a confirmé l’arrêt Abbott 244, le Règlement AC exige qu’un brevet revendique explicitement l’utilisation modifiée et non qu’il contienne simplement des revendications assez larges pour englober l’utilisation modifiée. Ce principe étant posé, je ne vois rien de déraisonnable dans la conclusion du BPPI qu’un brevet ayant des [traduction] « caractéristiques temporelles » générales (selon Janssen) se rapportant à l’utilisation de l’ustekinumab pendant une période indéterminée (pendant 44 semaines ou plus) ne correspond pas à la modification précise de l’utilisation approuvée dans le cadre du SPDN 670 (même selon l’interprétation de Janssen) qui visait expressément des données sur l’innocuité jusqu’à 96 semaines seulement.

[120] En ce qui concerne la décision Solvay, je constate que le BPPI n’en a pas fait mention dans ses motifs portant sur cette question.

[121] Par conséquent, même si Janssen avait démontré que la décision du BPPI concernant la « modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal » était déraisonnable, elle a présenté une demande concernant l’inscription du brevet 837 à l’égard du SPDN 670 qui ne saurait non plus être accueillie pour ce motif.

(3) La conclusion du BPPI selon laquelle Janssen n’avait fourni aucune liste de brevets à l’égard du SPDN 739 était raisonnable

[122] Janssen soutient que la décision du BPPI selon laquelle elle n’avait fourni aucune liste de brevets à l’égard du SPDN 739 pour le brevet 837 était déraisonnable, étant donné qu’elle avait déposé cette liste dans les 30 jours suivant la délivrance du brevet en cause et qu’elle avait cherché, en transmettant sa lettre datée du 14 septembre 2022, à inscrire le SPDN 739 sur une liste de brevets déjà soumise, à la suite des observations du BPPI dans sa lettre de décision préliminaire. Elle fait valoir que, en vertu du paragraphe 4(7) du Règlement AC, la première personne qui a présenté une liste de brevets doit tenir à jour les renseignements y figurant, ce qui démontre que le ministre avait manifestement envisagé des modifications à une liste de brevets.

[123] Janssen fait également valoir qu’aucune disposition du Règlement AC n’exige le dépôt du formulaire IV pour présenter une liste de brevets et que le Règlement AC exige plutôt uniquement que la première personne fournisse tous les renseignements énoncés au paragraphe 4(4). Elle affirme avoir fourni tous les renseignements requis en vertu du paragraphe 4(4) dans sa lettre datée du 14 septembre 2022. Par conséquent, le refus de la demande d’adjonction du brevet 837 au registre des brevets au motif que Janssen n’avait pas fourni ces renseignements dans un formulaire IV serait démesurément lourd de conséquences et constituerait un exemple extrême d’une décision consistant à « privilégier la forme au détriment du fond ».

[124] Voici un extrait des motifs du BPPI :

[traduction]

Le Règlement AC ne permet pas de déposer une liste de brevets se rapportant à plusieurs présentations. Comme je l’ai mentionné, la première personne peut, conformément au paragraphe 4(1) du Règlement AC, présenter au ministre une liste de brevets pour demander l’adjonction d’un brevet au registre. Le paragraphe 4(4) prescrit le contenu de la liste de brevets. L’alinéa 4(4)a) mentionne notamment que la liste de brevets doit comprendre l’identification des présentations qui s’y rattachent. La liste de brevets présentée conformément au paragraphe 4(6) comporte une section réservée à cet effet, dans laquelle la première personne indique la présentation s’y rattachant.

Janssen a présenté des listes de brevets pour l’adjonction du brevet 837 au registre des brevets à l’égard du SPDN 244670. Elle n’a pas demandé l’adjonction du brevet 837 au registre des brevets à l’égard du SPDN 224739. L’idée avancée par Janssen portant que la présentation à l’égard de laquelle la liste de brevets a été déposée peut changer après sa réception reviendrait à écarter l’application de l’alinéa 4(4)a) du Règlement AC. Les déclarations faites à la page 7 des observations de Janssen, qui visent à modifier la présentation à l’égard de laquelle les listes de brevets ont été déposées, ne s’apparentent pas au dépôt d’une liste de brevets conformément au paragraphe 4(1). Par conséquent, le BPPI est d’avis qu’aucune liste de brevets n’a été déposée à l’égard du SPDN 224739 et que Janssen n’a pas satisfait aux exigences relatives à l’adjonction du brevet 837 à l’égard du SPDN 224739.

En outre, le BPPI ne souscrit pas à l’avis de Janssen selon lequel l’adjonction du brevet 837 au registre des brevets à l’égard du SPDN 224739 avait été envisagée dans la lettre de décision préliminaire datée du 29 juillet 2022 qu’il avait transmise. Il estime plutôt que l’utilisation pour laquelle le SPDN 224739 avait été approuvé était mentionnée, dans sa lettre de décision préliminaire, pour mettre en contexte la modification pour laquelle le SPDN 244670 avait été approuvé.

[125] Je ne relève rien de déraisonnable dans l’analyse et la conclusion du BPPI portant sur cette question. Le BPPI a dûment tenu compte des exigences énoncées au paragraphe 4(4) du Règlement AC; il a fait valoir que le Règlement AC prévoit un SPDN par liste de brevets (tel qu’il est indiqué dans le formulaire IV) et que le fait de permettre à Janssen d’inscrire un deuxième SPDN à l’égard d’une liste de brevets existante irait à l’encontre du libellé impératif explicite de l’alinéa 4(4)a), qui restreint l’inscription de la liste de brevets à l’égard d’un seul SPDN.

[126] De plus, je ne relève rien de déraisonnable dans la décision du BPPI selon laquelle la tentative de Janssen de changer/modifier le SPDN à l’égard duquel ses listes de brevets ont été déposées pour le brevet 837 ne s’apparente pas au dépôt d’une liste de brevets. Janssen était bien consciente de l’obligation de présenter une liste de brevets par SPDN, puisqu’elle avait déjà déposé plusieurs formulaires IV concernant STELARA et était au courant du libellé de l’alinéa 4(4)a). La Cour ignore pourquoi Janssen n’a présenté aucune liste de brevets à l’égard du SPDN 739 pour le brevet 837, mais cette dernière doit assumer les conséquences de ce choix.

[127] Bien que le BPPI ne mentionne pas expressément la lettre de Janssen datée du 14 septembre 2022, je souligne que, même si j’étais disposée à conclure qu’elle pouvait constituer une liste de brevets pour le brevet 837, cette lettre ne contenait pas, en fait, tous les renseignements requis énoncés au paragraphe 4(4) du Règlement AC. En particulier, la lettre n’indiquait pas la date de dépôt du brevet au Canada, la date de délivrance du brevet, la date d’expiration du brevet ou l’adresse de signification d’un avis d’allégation destiné à la première personne. Bien qu’il aurait pu avoir accès à ces renseignements dans d’autres documents, le BPPI n’était pas tenu de chercher des renseignements manquants. En fait, il incombait à Janssen d’indiquer clairement dans sa « liste de brevets » tous les renseignements requis en vertu du paragraphe 4(4) [voir Hoffmann-La Roche Ltd c Canada (Santé), 2005 CF 1415 au para 21].

[128] Comme l’a reconnu Janssen dans ses observations écrites, le ministre peut, à sa discrétion, déterminer la manière dont une liste de brevets doit être déposée, ce qu’il a fait en exigeant l’utilisation du formulaire IV. Pour remplir le formulaire IV, la première personne doit fournir tous les renseignements impératifs énoncés au paragraphe 4(4) du Règlement AC. Janssen n’a relevé aucun élément déraisonnable dans l’adoption du formulaire IV par le ministre ou dans le fait que ce dernier exige que le formulaire IV soit rempli par la première personne. Janssen semble plutôt inviter la Cour à conclure que le ministre avait la possibilité d’accepter une dérogation à ses pratiques, sans toutefois soulever une quelconque erreur commise par le ministre ou l’absence d’une analyse cohérente et rationnelle à l’appui de la décision du ministre.

[129] Janssen soutient en outre avoir demandé, dans la note de bas de page no 2 de sa lettre datée du 14 septembre 2022, qu’on l’informe du motif de tout refus du BPPI d’inscrire le SPDN 739 sur la liste de brevets pour le brevet 837 et qu’on lui donne la possibilité d’y répondre. Elle affirme que ses droits en matière d’équité procédurale n’ont pas été respectés, car le BPPI ne lui a jamais donné la possibilité de s’exprimer à ce sujet. Je rejette cette affirmation. J’estime que le BPPI n’était pas tenu d’informer Janssen de son point de vue sur le fait que cette dernière n’avait déposé aucune liste de brevets (formulaire IV) à l’égard du SPDN 739 et n’avait pas l’obligation de donner à Janssen la possibilité de présenter des observations supplémentaires à ce propos. Il incombait à Janssen de prendre les mesures appropriées pour déposer une liste de brevets à l’égard de chacun de ses SPDN pour le brevet 837 dans les délais prévus par le Règlement AC et, en tout état de cause, avant le 14 septembre 2022, la date limite de dépôt d’une liste de brevets à l’égard du SPDN 739 pour le brevet 837 étant déjà passée.

[130] Dans ses observations de vive voix présentées en réponse, Janssen a affirmé s’appuyer également sur l’article 32 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, qui prévoit que « [l]’emploi de formulaires, modèles ou imprimés se présentant différemment de la présentation prescrite n’a pas pour effet de les invalider, à condition que les différences ne portent pas sur le fond ni ne visent à induire en erreur » et a invoqué deux décisions de la Cour fédérale portant sur cet article. Cet argument, ainsi que la loi et la jurisprudence invoqués n’ont pas été soulevés par Janssen dans son mémoire des faits et du droit déposé dans la présente instance (ni dans ses observations soumises au BPPI) et n’ont pas été cités de façon inattendue par le défendeur dans ses observations orales. Dans les circonstances, Janssen ne peut avancer cet argument maintenant et il serait certainement inapproprié de le soulever uniquement dans la réponse. Par conséquent, je ne tiendrai pas compte de cette partie des observations de Janssen, car ce serait injuste pour le défendeur.

[131] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que Janssen n’a pas démontré que la conclusion du BPPI portant qu’elle n’avait pas déposé une liste de brevets à l’égard du SPDN 739 pour le brevet 837 était déraisonnable. Je comprends que Janssen estime que l’incidence de la conclusion du BPPI sur cette question était déraisonnablement sévère, mais je signale que le Règlement AC contient plusieurs exigences incontournables (par exemple, le délai de 30 jours prévu au paragraphe 4(6)) dont le non-respect entraîne des conséquences sévères), qui relèvent de la nature même du régime réglementaire [voir Fournier Pharma Inc c Canada (Procureur général), [1999] 1 CF 327; Immunex Corporation c Canada (Santé), 2008 CF 1409; Merck Canada Inc c Canada (Santé), 2021 CF 345].

[132] Ma conclusion sur cette question suffit à elle seule pour trancher la demande de contrôle judiciaire de Janssen concernant le refus du BPPI d’inscrire le brevet 837 l’égard du SPDN 739. Néanmoins, j’examinerai la question de savoir si l’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada, prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, excède la portée du régime établi par la Loi sur les brevets.

B. L’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada, prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, n’excède pas la portée du régime établi par la Loi sur les brevets

[133] Malgré sa conclusion portant qu’aucune liste de brevets n’a été déposée pour le brevet 837 à l’égard du SPDN 739, le BPPI a examiné la question de savoir si le brevet 837 aurait pu être inscrit à l’égard du SPDN 739 si la liste de brevets avait été déposée. Le BPPI a déterminé que Janssen n’avait pas respecté l’exigence relative au moment du dépôt prévue au paragraphe 4(6), puisque le brevet 837 a été déposé au Canada après le dépôt du SPDN 739. En outre, il a établi que le fait de tenir compte de la date de la revendication ou de la date de priorité concernant le brevet 837 au moment d’examiner l’application du paragraphe 4(6) reviendrait à ignorer le libellé clair du Règlement AC (qui indique la « date de dépôt au Canada »), à contourner les délais de rigueur qui y sont prévus et à rompre l’équilibre entre le Règlement AC et le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets.

[134] Janssen ne remet pas en doute l’interprétation du paragraphe 4(6) qu’a faite le BPPI et reconnaît que l’exigence se rapportant à la date de dépôt prévue dans cette disposition renvoie à la date à laquelle la demande de brevet a été déposée au Canada, plutôt qu’à la date de la revendication ou à la date de priorité. Elle a plutôt fait valoir devant le BPPI, et maintenant devant notre Cour, que l’exigence se rapportant à la date de dépôt prévue au paragraphe 4(6) est invalide.

[135] Janssen soutient, à titre subsidiaire, que la date de dépôt au Canada est illogique, irrationnelle et/ou arbitraire dans le contexte du paragraphe 4(6). Toutefois, Janssen n’a pas formulé ces arguments dans ses observations écrites et lors de l’audience et, par conséquent, je ne les examinerai pas séparément. Je traiterai plutôt les arguments tels qu’ils ont été soulevés par Janssen.

[136] Pour examiner le caractère raisonnable de cette question, la Cour doit déterminer les contraintes imposées au gouverneur en conseil et décider, en se concentrant sur les motifs donnés par ce dernier, s’il s’en est tenu à ces contraintes.

[137] En l’espèce, les parties conviennent que la contrainte principale imposée au gouverneur en conseil figure au paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets (dont le texte figure plus haut dans les présents motifs) qui lui confère le pouvoir de réglementation. Cette disposition confère au gouverneur en conseil un vaste pouvoir lui permettant de prendre des règlements « [a]fin d’empêcher la contrefaçon d’un brevet » par toute personne qui fait usage de l’exception relative à la fabrication anticipée. Les pouvoirs spécifiques conférés par les alinéas a) à e) ne limitent pas le caractère général du pouvoir réglementaire initial. En fait, la seule limite réside dans l’objectif restreint aux fins duquel le gouverneur en conseil peut prendre des règlements, soit pour empêcher la contrefaçon d’un brevet d’invention dans le contexte de l’exception relative à la fabrication anticipée [voir Apotex Inc c Merck & Co Inc, 2009 CAF 187 au para 40]. Ainsi, en promulguant le Règlement AC, le gouverneur en conseil a dû interpréter la portée de son pouvoir réglementaire et prendre un règlement (le paragraphe 4(6)) qui, selon son avis raisonnable, relevait de ce pouvoir [voir Médicaments novateurs CF, précité, au para 44].

[138] En ce qui concerne les observations de Janssen, je constate que cette dernière ne prétend pas que la mention de la date de dépôt du brevet dans le paragraphe 4(6), en soi, va au-delà du pouvoir réglementaire conféré au gouverneur en conseil. À ce propos, je souligne que Janssen avait d’abord sollicité l’annulation de l’ensemble du paragraphe 4(6), mais, lors de l’audience, elle a modifié de façon importante sa demande en vue de solliciter la suppression du segment « dont la date de dépôt au Canada ». Cet élément est important, puisque Janssen reconnaît que le gouverneur en conseil a le pouvoir de prendre un règlement qui prévoit une exigence se rapportant à la date de dépôt. Cela n’est pas forcément surprenant, comme on le constate à la lecture de la décision Fournier, précitée, dans laquelle notre Cour a affirmé, au paragraphe 20, que le pouvoir discrétionnaire et la compétence conférés au gouverneur en conseil en application du paragraphe 55.2(4) sont suffisamment larges pour englober l’édiction des paragraphes 4(3) et 4(4) du Règlement AC, qui imposent une date limite pour l’enregistrement des listes de brevets.

[139] Le paragraphe 4(6) modifié selon la suggestion de Janssen serait rédigé ainsi :

La première personne peut, après la date de dépôt de la présentation de drogue nouvelle ou du supplément à une présentation de drogue nouvelle et dans les trente jours suivant la délivrance d’un brevet faite au titre d’une demande de brevet dont la date de dépôt est antérieure à celle de la présentation ou du supplément, présenter une liste de brevets, à l’égard de cette présentation ou de ce supplément, qui contient les renseignements visés au paragraphe (4).

[140] L’argument de Janssen se résume donc à une affirmation selon laquelle le choix de la date de dépôt au Canada plutôt que la date de la revendication ou la date de priorité est invalide. Janssen soutient en fait que l’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada n’est pas compatible avec l’objet de la Loi sur les brevets et du Règlement AC.

[141] S’agissant de l’objet de la Loi sur les brevets, le juge Manson l’a décrit en ces termes dans les motifs de la décision Médicaments novateurs CF :

[76] Le raisonnement politique qui sous‐tend la Loi sur les brevets est le marché de nature synallagmatique (quid pro quo) inhérent à l’octroi d’un brevet. Ce marché encourage l’innovation en accordant à l’inventeur, pour une période déterminée, un monopole sur une invention nouvelle et utile en contrepartie de la divulgation de l’invention de façon à en faire bénéficier la société (Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, au paragraphe 32). Deux objectifs d’ensemble principaux de la Loi sur les brevets sont de « “favoriser la recherche et le développement et [d’]encourager l’activité économique en général” » (Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, au paragraphe 42; Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76, [2002] 4 R.C.S. 45 (Harvard College), au paragraphe 185).

[77] Comme l’ont reconnu les demanderesses et le défendeur, le monopole accordé par les brevets n’est pas illimité, et le Parlement a parfois concilié la promotion de l’ingéniosité avec d’autres considérations (Harvard College, au paragraphe 185). [...]

[142] Le Règlement AC, comme il est indiqué plus haut, a pour objet l’atteinte d’un équilibre entre la mise en application efficace des droits conférés par les brevets protégeant les nouvelles drogues innovatrices et l’entrée sur le marché en temps opportun des produits génériques concurrents moins coûteux.

[143] On ne dispose que de peu d’information sur les raisons pour lesquelles le gouverneur en conseil a choisi d’indiquer la date de dépôt du brevet au Canada. Selon le REIR de 2006, le gouvernement avait constaté qu’« un nombre accru de décisions judiciaires portant sur l’interprétation du règlement de liaison ont donné lieu à la nécessité d’apporter des précisions quant aux exigences relatives à l’inscription des brevets » et que ces décisions concernaient les exigences relatives au délai et à la pertinence.

[144] À titre d’exemple, dans la décision Pfizer Canada Inc c Canada (Procureur général) (1re inst), 2002 CFPI 706, le juge Blanchard de notre Cour a examiné une version antérieure du paragraphe 4(4) du Règlement AC, ainsi rédigée :

La première personne peut, après la date de dépôt de la demande d’avis de conformité et dans les 30 jours suivant la délivrance d’un brevet qui est fondée sur une demande de brevet dont la date de dépôt est antérieure à celle de la demande d’avis de conformité, soumettre une liste de brevets, ou toute modification apportée à une liste de brevets, qui contient les renseignements visés au paragraphe (2).

[145] La Cour devait décider si la « date de dépôt » mentionnée au paragraphe 4(4) devait être interprétée comme étant la date de dépôt prioritaire, ce qui correspondait à la date de dépôt aux États-Unis et non à la date de dépôt au Canada. Selon le ministre, la « date de dépôt » faisait référence à la date du dépôt au Canada. Les demanderesses avaient fait valoir plusieurs arguments à l’appui de leur affirmation selon laquelle la « date de dépôt » devrait être interprétée comme la date de dépôt prioritaire. Elles avaient soutenu que l’interprétation du ministre désavantagerait les brevetés qui déposent leur demande de brevet en premier dans un pays autre que le Canada par rapport aux brevetés qui choisissent de déposer d’abord leur demande au Canada, et entraînerait la perte de droits lors de la période prioritaire. Le juge Blanchard a rejeté en ces termes les observations formulées par la demanderesse :

[50] Même si ce que j’énonce peut sembler une évidence, la Loi sur les brevets est une loi canadienne et prévoit l’octroi d’un brevet à un inventeur « if an application for the patent in Canada is filed » (si la demande de brevet est déposée) (voir la version anglaise du paragraphe 27(1) [mod., idem, art. 31] de la Loi sur les brevets). En outre, la Loi sur les brevets définit précisément la « date de dépôt » comme la date de dépôt au Canada. À mon avis, toute référence à la « date de dépôt » dans la Loi ou dans le Règlement adopté sous son régime doit être lue en regard de cette définition. Une telle interprétation est compatible avec d’autres dispositions de la Loi sur les brevets et du Règlement qui, en grande partie, établissent explicitement, dans le contexte de l’article en particulier, à quel moment la « date de dépôt » signifie une autre date que la date de dépôt au Canada.

[146] Compte tenu de la décision Pfizer, le gouvernement était bien informé de la question soulevée par les intervenantes quant à l’utilisation de la date de dépôt au Canada et des conséquences qui en découlaient, et, avant l’adoption de la version actuelle du paragraphe 4(6), il a mené un exercice de consultation avec les intervenantes pour leur permettre de présenter des observations. Le gouverneur en conseil a finalement décidé, lorsqu’il a édicté le paragraphe 4(6), d’indiquer expressément la date de dépôt au Canada.

[147] Le seul commentaire concernant le paragraphe 4(6) dans le REIR de 2006 mentionne ce qui suit :

En stipulant que la date de dépôt de la demande de brevet doit précéder celle de la demande d’avis de conformité correspondante, l’exigence relative au délai procure un lien temporel entre l’invention que l’on cherche à protéger et le produit visé par la demande d’approbation. Ceci permet de faire en sorte que les brevets protégeant des inventions dont la découverte est postérieure à l’existence d’une drogue n’empêchent pas l’arrivée sur le marché de versions génériques de cette même drogue.

[148] Le REIR de 2006 ne présente aucune justification explicite quant au choix de la date de dépôt au Canada. Dans les motifs de sa décision, le BPPI indique que le gouverneur en conseil a choisi de mentionner dans le paragraphe 4(6) la première date d’expiration du brevet, plutôt qu’une date pertinente relativement à la nouveauté, à l’inventivité ou à l’utilisation antérieure, et qu’il s’agit d’un choix délibéré.

[149] Janssen soutient que le choix de la date de dépôt au Canada est incompatible avec l’objectif susmentionné de l’exigence relative au moment du dépôt (à savoir, veiller à ce que les brevets protégeant des inventions dont la découverte est postérieure à l’existence d’un médicament n’empêchent pas l’arrivée sur le marché de versions génériques), étant donné que la date de découverte de l’invention correspond en fait à la date de la revendication et non à la date de dépôt au Canada. Elle souligne que la date de la revendication (qui est définie aux articles 2 et 28.1 de la Loi sur les brevets) est la date pertinente dans plusieurs dispositions de la Loi sur les brevets, y compris celles qui concernent la nouveauté, l’inventivité et la défense fondée sur l’utilisation antérieure, qui sont des concepts au cœur d’une invention, et qu’il ressort donc de l’esprit général de la Loi sur les brevets que l’invention que l’on cherche à protéger est liée à la date de la revendication.

[150] En outre, Janssen fait valoir que le choix de la date de dépôt au Canada ne favorise pas l’application efficace des brevets qui seraient contrefaits par le recours à l’exception relative à la fabrication anticipée, de sorte qu’il n’existe aucun lien rationnel entre cette exception et l’exigence selon laquelle une demande de brevet canadien doit être déposée avant le dépôt d’une présentation de drogue pour inscription.

[151] Les observations formulées par Janssen ne me convainquent pas. Le REIR de 2006 explique l’application du paragraphe 4(6), mais la justification fournie concerne en fait la raison pour laquelle la date de dépôt de la demande de brevet doit précéder le dépôt du SPDN. Cette justification porte sur l’ordre séquentiel relatif au dépôt de la demande de brevet et du SPDN, et non sur la raison du choix de la date de dépôt au Canada au lieu de la date de la revendication.

[152] Le gouverneur en conseil savait que, depuis 1998, le ministre « tente d’appliquer les modifications concernant les exigences relatives au délai et à la pertinence afin d’imposer des limites raisonnables à la capacité des innovateurs d’inscrire de nouveaux brevets sur le registre à l’égard des dépôts de SPDN »; voir le REIR de 2006, qui comprend également le commentaire suivant :

Bien entendu, il peut y avoir des cas où un brevet n’étant pas admissible à la protection conférée par le règlement de liaison soit finalement contrefait suite à l’arrivée d’un produit générique sur le marché. Toutefois, le gouvernement estime que dans le cas où le brevet ne respecterait pas les exigences susmentionnées, les intérêts de la politique sous jacente font pencher la balance en faveur de l’approbation immédiate du produit générique et qu’il est préférable que la question soit tranchée au moyen d’une action en contrefaçon ordinaire. Il s’ensuit que la viabilité du régime dépend en grande partie de l’application juste et équitable de ces exigences.

[153] Le gouverneur en conseil a fait un choix favorisant la réalisation équilibrée des objectifs concurrents du régime du Règlement AC. L’édiction du paragraphe 4(6) relevait du pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil. Comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Médicaments Novateurs CAF, sous réserve des dispositions législatives limitatives, le pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil est souvent relativement libre de toute contrainte et il est certainement de son ressort de faire de tels choix politiques pour établir l’équilibre à respecter. Le gouverneur en conseil aurait-il pu choisir d’indiquer au paragraphe 4(6) que la date de la revendication s’applique? Bien sûr. Cependant, il n’est pas nécessaire que l’équilibre en fonction de la date retenue soit parfait et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre de la présente demande, d’examiner si un équilibre différent (comme le demande instamment Janssen) aurait pu ou aurait dû être atteint [voir Sanofi-Aventis Canada Inc c Teva Canada Limited, 2012 CF 551 au para 24]. Il incombait à Janssen de démontrer que la date de dépôt au Canada n’avait pas été indiquée dans le but de prévenir la contrefaçon de brevet ou relativement à la prévention de la contrefaçon, et je ne suis pas convaincue qu’elle se soit acquittée de ce fardeau. Je crois plutôt que le fait d’assortir les brevets de certaines exigences temporelles fondées sur la date de dépôt au Canada, qui garantit l’entrée sur le marché en temps opportun de nouveaux produits génériques, favorise raisonnablement l’équilibre entre les intérêts politiques divergents.

[154] Dans certaines circonstances, l’application du régime réglementaire peut bénéficier à un fabricant d’un médicament subséquent et, dans d’autres, à l’innovateur, selon le moment où ce dernier choisit de déposer sa demande de brevet au Canada. Toutefois, je ne suis pas convaincue que le paragraphe 4(6) est invalide pour autant ou encore que son application est illogique, irrationnelle ou arbitraire d’une quelconque manière. Je suis d’accord avec le défendeur lorsque ce dernier fait valoir que, de l’avis de Janssen, la formulation choisie par le gouverneur en conseil doit avantager les innovateurs pour avoir un lien rationnel avec l’objet de la Loi sur les brevets et du Règlement AC. Cependant, une telle approche fait fi de la pondération des intérêts, qui doit être effectuée, et ne tient pas compte du fait que les innovateurs (dont les demandes de brevet font l’objet d’un traitement prioritaire) qui ont choisi de déposer le brevet canadien après le SPDN conservent leur droit d’intenter une action en contrefaçon de brevet en vertu de la Loi sur les brevets et, le cas échéant, ne seront pas privés de l’avantage découlant de la date de priorité.

[155] Il incombe à Janssen de démontrer que le fait que le gouverneur en conseil mentionne la date de dépôt au Canada dans le paragraphe 4(6) était déraisonnable. Pour les motifs qui précèdent, je conclus que Janssen ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

V. Conclusion

[156] Comme j’ai conclu que Janssen n’a pas réussi à démontrer qu’un aspect quelconque de la décision du BPPI était déraisonnable et que l’exigence se rapportant à la date de dépôt au Canada, prévue au paragraphe 4(6) du Règlement AC, excède la portée du régime établi par la Loi sur les brevets et est illogique, irrationnelle ou arbitraire, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

VI. Dépens

[157] Lors de l’audition de la demande, les parties ont indiqué avoir convenu que la partie qui obtient gain de cause aurait droit aux dépens, établis à 7 500 $. Ayant obtenu gain de cause, les défendeurs se voient accorder les dépens conformément à l’entente entre les parties.


JUGEMENT dans le dossier T-2627-22

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La demanderesse doit payer aux défendeurs les dépens afférents à la présente demande, établis à 7 500 $, taxes et débours compris.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2627-22

INTITULÉ :

JANSSEN INC c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mai 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 17 juillet 2023

COMPARUTIONS :

Sana Halwani

Jordana Sanft

Allison Jandura

POUR LA DEMANDERESSE

Elizabeth Koudys

Leah Bowes

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lenczner Slaght LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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