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Date : 20230719


Dossier : IMM-8637-21

Référence : 2023 CF 992

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 juillet 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ABDULLATEEF DOLA ABDULRAHEEM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Abdullateef Dola Abdulraheem, est un citoyen du Nigéria. Il dit craindre les pasteurs peuls qui ont attaqué sa ferme et celle d’autres personnes dans un village de l’État de Kwara en mars 2018, et qui y sont retournés en janvier 2019 et ont tué quatre fermiers.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur en mai 2021 au motif qu’il disposait de possibilités de refuge intérieur [PRI] viables à Lagos, à Abuja et à Port Harcourt, au Nigéria. Dans une décision du 2 novembre 2021 [la décision], la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a maintenu la conclusion de la SPR relative à l’existence d’une PRI à Lagos et confirmé que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision. Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que la décision est raisonnable et je rejette la demande.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[4] Le demandeur soulève deux questions devant la Cour :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait aucun lien entre le demandeur et le motif des opinions politiques présumées prévu dans la Convention?

  2. L’analyse de la SAR concernant la PRI était-elle raisonnable?

[5] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à ce qui est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[6] La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. L’analyse du caractère raisonnable de la décision tient compte du contexte administratif dans lequel la décision est rendue, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes visées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94 et 133-135.

[7] Pour que la décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle la décision souffre d’une lacune suffisamment capitale ou importante : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou lacunes au sujet de la décision qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier ses conclusions de fait : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni représenter une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention?

[8] Pour se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention suivant l’article 96 de la LIPR, le demandeur doit établir un lien entre le préjudice craint et l’un des cinq motifs prévus dans la Convention, au nombre desquels figurent les opinions politiques : voir Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1767 [Ye] au para 25.

[9] Lors de l’appel devant la SAR, le demandeur a fait référence à diverses décisions de la SAR sur des demandes semblables fondées sur l’article 96 en lien avec les pasteurs peuls. Le demandeur a également fait mention de nouveaux éléments de preuve, dont des lettres de membres de sa famille et des documents relatifs aux conditions dans le pays, selon lesquels, au Nigéria, les pasteurs peuls ont continué d’inciter à la violence relativement aux questions de propriété. Le demandeur a affirmé que sa vive opposition aux activités des pasteurs a fait de lui un opposant politique de ce groupe.

[10] En énonçant sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas réussi à démontrer l’existence d’un lien avec le motif d’opinions politiques présumées prévu dans la Convention, la SAR a fait une distinction entre les décisions antérieures et la présente affaire.

[11] Une distinction sur laquelle la SAR s’est fondée est sa conclusion selon laquelle le demandeur n’a pas joué un rôle de leader ou un rôle organisationnel dans l’opposition aux activités des pasteurs peuls, ou les pasteurs ne lui imputent pas un tel rôle : X (Re), 2019 CanLII 136656 (CA CISR) [X (Re) 1] au para 39.

[12] Le demandeur fait valoir qu’un rôle de leader n’est pas une condition préalable à la conclusion qu’il existe un lien avec les opinions politiques présumées, et que la SAR a commis une erreur en interprétant ses décisions antérieures comme exigeant ce degré de participation.

[13] Je rejette les arguments du demandeur.

[14] Je conclus, tout comme la SAR, que les affaires invoquées par le demandeur ne lui sont d’aucune aide, car une distinction peut être établie entre les faits : X (Re) 1; Gopalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 228; Oluwafemi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 564. L’affaire Gonsalves c Canada (Procureur général), 2011 CF 648, sur laquelle le demandeur s’est largement fondé, confirme que des éléments de preuve sont requis pour que l’on puisse trouver le mobile à la source de la persécution : voir para 29 et 30.

[15] En l’espèce, la SAR a pris acte des éléments de preuve relatifs à l’opposition que le demandeur a manifestée à l’égard des pasteurs peuls, notamment les rapports de police déposés par des membres du village après les deux attaques, mais a précisé que le nom du demandeur n’était mentionné que dans l’un de ces rapports. Le demandeur affirme que la SAR aurait dû examiner les éléments de preuve sur les conditions dans le pays qui mettaient en lumière le contexte politique et ethnoracial général du conflit entre les pasteurs et les propriétaires fonciers. Toutefois, le demandeur n’explique pas comment le contexte général, en lui-même, pourrait mener à la conclusion qu’il existe, dans la présente affaire, un lien avec un motif prévu dans la Convention.

[16] Le défendeur fait valoir que les conclusions de la SAR sont conformes à la jurisprudence de la Cour, étant donné que le demandeur n’a tout simplement pas réussi à démontrer des opinions politiques présumées au moyen d’éléments de preuve fiables et crédibles suffisants : Ye, aux para 27-28; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 148 aux para 40-44. Je suis d’accord avec lui.

[17] L’argument du demandeur reflète simplement un désaccord au sujet de l’analyse faite par la SAR de ses décisions antérieures. En me fondant sur les éléments de preuve dont disposait la SAR, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse effectuée par la SAR quant à l’existence d’un lien.

B. L’analyse de la SAR concernant la PRI était-elle raisonnable?

[18] Le critère à deux volets permettant de conclure à l’existence d’une PRI viable est bien établi. Le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la PRI proposée, et (2) la situation y est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y trouver refuge, compte tenu de toutes les circonstances : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) à la p 711; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) à la p 597 [Thirunavukkarasu].

[19] Dans l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) [Ranganathan], la Cour d’appel fédérale a établi un seuil pour conclure qu’une PRI est déraisonnable pour ce qui est du deuxième volet du critère, à savoir que les conditions dans la PRI auraient pour conséquence que la vie et la sécurité du demandeur seraient mises en cause : au para 15.

[20] Le demandeur soutient que les éléments de preuve présentés à la SAR satisfaisaient au seuil énoncé dans l’arrêt Ranganathan, au paragraphe 15, et que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant différemment, sans traiter des éléments de preuve pertinents versés au dossier.

[21] Le demandeur a fait valoir devant la SAR que son âge (maintenant 66 ans) et ses problèmes de santé rendent les PRI déraisonnables, étant donné qu’il est déjà à la retraite et qu’il n’a pas pu obtenir une pension. À l’appui de sa position, le demandeur a produit des rapports de diagnostics et la liste des médicaments qu’il prend. Le demandeur a également mentionné des preuves documentaires selon lesquelles 97 % des Nigérians n’ont pas accès à des soins et que même s’il y avait accès, il serait incapable de les payer, étant donné que moins de 5 % des Nigérians ont une assurance-maladie.

[22] Pour ce qui est de la question de l’emploi, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le degré de scolarité élevé du demandeur, notamment une maîtrise en microbiologie médicale, et son expérience de travail lui permettraient de trouver un emploi plus facilement que le Nigérian moyen. La SAR a également évalué les éléments de preuve relatifs aux problèmes de santé du demandeur, mais a conclu qu’ils ne démontraient pas l’existence de problèmes de santé qui nuiraient à sa capacité de travailler. La SAR a reconnu le taux de chômage élevé au Nigéria, mais a finalement conclu que bien que le demandeur « préférerait peut-être prendre sa retraite, […] il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’il continue de travailler » à son âge.

[23] Le demandeur soutient que la conclusion de la SAR contredit le fait qu’au Nigéria, la retraite est obligatoire à 60 ans. Le demandeur fait remarquer que c’est la raison pour laquelle il s’est lancé dans l’agriculture pour soutenir sa famille après son départ à la retraite, alors que le pays ne lui versait pas de prestations de retraite, élément sous-jacent de sa demande que la SAR n’a pas contesté. Le demandeur soutient que la conclusion de la SAR était déraisonnable, étant donné que l’âge de retraite obligatoire n’est pas une « préférence », mais plutôt une restriction quant à sa capacité de travailler.

[24] Je reconnais que la SAR a bien mentionné que le demandeur « préférerait peut-être prendre sa retraite ». Toutefois, la SAR a tout de même procédé à une analyse en profondeur de la situation du demandeur, dont ses études, ses capacités linguistiques et son dossier d’emploi, avant de conclure, en invoquant l’arrêt Thirunavukkarasu, que le demandeur n’avait pas su démontrer le caractère déraisonnable de la PRI.

[25] Le demandeur a mis de l’avant un grand nombre des arguments déjà présentés à la SAR, et que la SAR a soupesés. Le demandeur demande essentiellement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle.

[26] À l’audience, le demandeur a également fait valoir qu’il avait présenté des éléments de preuve démontrant qu’il n’aurait pas accès à des soins de santé à Lagos. Le demandeur a soutenu que, en concluant, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait en mesure de travailler, la SAR n’a pas fait les rapprochements qui s’imposent quant à la façon dont il pourrait avoir accès à des soins de santé, et elle a imposé un critère plus strict que nécessaire dans le cadre du second volet. En laissant entendre qu’il ne suffit pas pour le demandeur de démontrer que la PRI est déraisonnable, car il pourrait ne pas être en mesure d’y trouver un « travail qui [lui] convient », la SAR a mal appliqué le critère alors que la question est celle de savoir si le demandeur peut subvenir à ses besoins, compte tenu de son âge et de son état de santé.

[27] Je rejette cet argument. Je souligne que la SAR a utilisé l’expression « travail qui [lui] convient » en réponse à l’argument du demandeur selon lequel il devrait probablement trouver du travail dans des secteurs non structurés de l’économie, étant donné son âge et le fait qu’il est à la retraite. En outre, je ne vois aucune erreur de la part de la SAR lorsqu’elle souligne que le fait de ne pas être en mesure de trouver un travail qui convient dans la PRI est insuffisant pour satisfaire au seuil élevé énoncé dans l’arrêt Ranganathan, lequel exige des conditions qui mettraient en cause la vie et la sécurité du demandeur : au para 15.

[28] En ce qui a trait à ses problèmes de santé, le demandeur affirme que la SAR a été sélective dans son appréciation des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays, et n’a pas examiné les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions. Par exemple, le demandeur souligne que, à son âge, il a déjà dépassé l’espérance de vie moyenne des Nigérians depuis plus de dix ans. Le demandeur affirme que la SAR s’est fondée sur son niveau d’instruction sans examiner ses éléments de preuve démontrant qu’il serait incapable d’avoir accès à des soins de santé au Nigéria pour ses problèmes de santé ou de se payer de tels soins.

[29] À l’audience, le demandeur a également fait valoir que la SAR avait commis une erreur en s’attendant à trouver dans les rapports médicaux une déclaration confirmant qu’il serait trop mal en point pour travailler. Le demandeur a ajouté que les rapports médicaux et les lettres n’avaient pas été préparés pour les besoins du litige. Il était déraisonnable de la part de la SAR de s’attendre à ce que le demandeur présente une lettre précisant qu’il ne pouvait pas travailler, surtout pendant la pandémie.

[30] Je rejette les observations du demandeur.

[31] Tout d’abord, rien dans la décision ne permet de penser que la SAR s’attendait à une telle lettre, comme le prétend le demandeur.

[32] Deuxièmement, la SAR a accepté les problèmes de santé documentés du demandeur. La SAR a souligné que les éléments de preuve au sujet de l’accès limité aux soins de santé au Nigéria portaient surtout sur « l’extérieur des grands centres urbains », et a fait une distinction entre le profil du demandeur en tant que personne très instruite et « la plupart des Nigérians ». La SAR s’est fondée sur différentes sources indiquant une meilleure accessibilité aux services de soins de santé dans les centres urbains pour conclure que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait incapable d’obtenir les soins de santé nécessaires à Lagos. La SAR a également rejeté l’argument du demandeur suivant lequel ses problèmes de santé mentale, aggravés par ses récentes expériences, mineraient le caractère raisonnable de la PRI. La SAR n’a relevé aucun élément de preuve donnant à penser que ses problèmes de santé mentale nécessitaient un traitement.

[33] L’analyse de la SAR était approfondie et sa conclusion était raisonnablement soutenue par les éléments de preuve dont elle disposait.

[34] Tout comme la SAR, je reconnais que le déménagement du demandeur à l’endroit désigné comme PRI pourrait ne pas être facile. Toutefois, malgré les observations judicieuses de l’avocate, je conclus que le demandeur n’a pas réussi à démontrer l’existence d’erreurs susceptibles de contrôle qui rendent la décision déraisonnable.

IV. Conclusion

[35] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[36] Il n’y a aucune question aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8637-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8637-21

 

INTITULÉ :

ABDULLATEEF DOLA ABDULRAHEEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

Monique Ann Ashamalla

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ashamalla LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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