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Date : 20230718


Dossier : T-1138-22

Référence : 2023 CF 983

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

NADER AHMED EZZAT ABDELLATIF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 13 mai 2022, (la décision) par laquelle le délégué du ministre a rejeté la demande de citoyenneté canadienne du demandeur au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c 29 [la Loi].

[2] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que le délégué du ministre a commis une erreur qui justifierait l’intervention de la Cour. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Contexte

[3] Les faits en l’espèce ne sont pas contestés.

[4] Le demandeur, M. Abdellatif, est né à Ottawa, au Canada, le 5 février 1967. Lorsque le demandeur est né, son père était le premier secrétaire de l’ambassade de la République arabe d’Égypte au Canada et était considéré comme un représentant étranger accrédité en application de la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, LC 1991, c 41.

[5] Le 25 avril 1968, le mandat du père de M. Abdellatif à l’ambassade de la République arabe d’Égypte au Canada a pris fin. Peu de temps après, lorsque le demandeur avait seulement deux ans, sa famille et lui ont quitté le Canada. Ils ne sont jamais revenus au pays depuis.

[6] Le 14 avril 1981, l’ambassadeur du Soudan au Canada a envoyé à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) une demande au nom du père du demandeur, qui voulait savoir si son fils, le demandeur, pouvait réclamer la citoyenneté canadienne.

[7] En réponse, le demandeur a été informé qu’il n’était pas un citoyen canadien et n’avait pas droit à un certificat de citoyenneté canadienne, car au moment de sa naissance au Canada, son père était un représentant étranger accrédité.

[8] Malgré le fait que le demandeur n’était pas un citoyen canadien, l’ambassade du Canada au Caire, en Égypte, lui a délivré par erreur un passeport canadien le 24 juin 2003. Ce passeport était valide jusqu’au 24 juin 2008.

[9] Le 5 octobre 2003, le demandeur a présenté des demandes de certificat de citoyenneté canadienne au nom de ses deux fils, qui sont tous deux nés à l’extérieur du Canada. Ces demandes ont été rejetées au motif que le demandeur n’était pas un citoyen canadien et qu’en conséquence, ses fils ne pouvaient pas revendiquer la citoyenneté canadienne au moment de leur naissance à l’étranger.

[10] Entre 2008 et 2018, le demandeur a reçu deux autres passeports canadiens par erreur.

[11] Le 10 décembre 2013, le demandeur a de nouveau présenté des demandes de certificat de citoyenneté canadienne (preuve de citoyenneté) au nom de ses deux fils. Dans ces demandes, le demandeur a déclaré qu’au moment de sa naissance au Canada, son père était un employé d’un gouvernement étranger.

[12] Le 8 octobre 2015, à la suite d’une demande d’information, le Bureau du protocole d’Affaires mondiales Canada a confirmé que le père du demandeur avait été accrédité comme premier secrétaire de l’ambassade de la République arabe d’Égypte au Canada de 1966 à 1968.

[13] Le même jour, une lettre a été acheminée au demandeur pour l’informer du refus des demandes de preuve de citoyenneté qu’il avait présentées au nom de ses fils au motif que ceux-ci n’étaient pas des citoyens canadiens. La lettre de refus précisait que bien qu’il soit né au Canada, le demandeur n’a pas droit à la citoyenneté canadienne du fait de sa naissance en sol canadien en application du paragraphe 5(3) de la Loi, car son père était un représentant étranger accrédité d’un gouvernement étranger au Canada au moment de sa naissance.

[14] Le 7 mars 2017, le demandeur a présenté une demande de renouvellement simplifié de passeport pour adulte à l’étranger.

[15] Le 16 octobre 2017, le demandeur a été informé que sa demande de passeport avait été refusée au motif qu’il n’était pas un citoyen canadien. Le demandeur s’est vu accorder jusqu’au 31 octobre 2017 pour fournir tout autre fait supplémentaire à propos de sa citoyenneté ou toute correction à des renseignements erronés concernant son identité qui justifierait que le ministre réexamine le refus de sa demande de passeport.

[16] Le 15 juillet 2018, les fils du demandeur ont reçu des permis d’études pour fréquenter une université canadienne.

[17] Le 20 mai 2021, le demandeur a présenté une demande de citoyenneté canadienne dans laquelle il demandait au ministre d’exercer à son égard le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 5(4) de la Loi.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[18] Le 13 mai 2022, le délégué du ministre a refusé la demande de citoyenneté du demandeur.

[19] Le délégué du ministre a commencé son analyse en soulignant que l’attribution de la citoyenneté canadienne en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi est un pouvoir réparateur très vaste dont l’exercice est entièrement discrétionnaire.

[20] Le délégué du ministre a ensuite examiné les observations que le demandeur avait présentées à l’appui de sa demande d’attribution discrétionnaire de la citoyenneté, à savoir :

  • a)Les enfants nés au Canada devraient obtenir la citoyenneté lorsqu’ils ne jouissent plus de l’immunité diplomatique;

  • b)Pendant une grande partie de sa vie adulte, le demandeur a cru qu’il avait droit à un passeport canadien et il s’est bâti une carrière de cadre canadien-égyptien accompli;

  • c)Ses fils jumeaux fréquentent des universités canadiennes et ils ne pourraient plus profiter des droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens;

  • d)Son épouse et lui prévoyaient de s’installer au Canada à leur retraite.

[21] Le délégué du ministre a examiné l’observation du demandeur selon laquelle il a droit à la citoyenneté canadienne, car le gouvernement du Canada lui a délivré un passeport canadien à maintes reprises. Le délégué du ministre a rejeté les observations du demandeur au motif que les erreurs administratives n’ont pas eu pour effet d’attribuer la citoyenneté au demandeur ni de lui conférer le droit à la citoyenneté aux termes de la Loi.

[22] Le délégué du ministre a souligné que le demandeur avait quitté le Canada lorsqu’il avait deux ans et n’était jamais revenu au pays. Il a également soulevé plusieurs lacunes dans le dossier de preuve présenté à l’appui des observations du demandeur, y compris l’absence d’éléments de preuve établissant que ses fils payaient les droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens, qu’il avait bâti sa carrière sur le fait qu’il était titulaire d’un passeport canadien ou qu’il avait l’intention de résider au Canada à sa retraite.

[23] Le délégué du ministre a conclu que le demandeur n’était pas apatride, qu’il n’avait pas vécu de situation particulière et inhabituelle de détresse, et qu’il n’avait pas rendu au Canada de services exceptionnels, ce qui aurait justifié une attribution discrétionnaire de la citoyenneté.

[24] Le délégué du ministre a conclu que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que le ministre devrait lui attribuer la citoyenneté canadienne en exerçant son pouvoir discrétionnaire de le faire afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[25] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision du délégué du ministre était raisonnable. Les parties soutiennent – et je suis d’accord – que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à l’examen de la décision du délégué du ministre sur le fond : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25 (Vavilov].

[26] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la Cour « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » : Vavilov, au para 99.

V. Analyse

[27] Le demandeur a présenté des observations détaillées sur l’interprétation du paragraphe 3(2) de la Loi, soit la disposition prévoyant une exception au droit général à la citoyenneté de naissance en application de l’alinéa 3(1)a) de celle-ci.

[28] Le paragraphe 3(2) de la Loi est formulé en ces termes :

L’alinéa (1)a) ne s’applique pas à la personne dont, au moment de la naissance, les parents n’avaient qualité ni de citoyens ni de résidents permanents et dont le père ou la mère était :

a) agent diplomatique ou consulaire, représentant à un autre titre ou au service au Canada d’un gouvernement étranger;

Paragraph (1)(a) does not apply to a person if, at the time of his birth, neither of his parents was a citizen or lawfully admitted to Canada for permanent residence and either of his parents was

(a) a diplomatic or consular officer or other representative or employee in Canada of a foreign government;

[29] Plus précisément, le demandeur a fait valoir devant le délégué du ministre, puis devant la Cour, que lorsque les enfants des représentants étrangers accrédités ne jouissent plus de l’immunité diplomatique, l’exception prévue au paragraphe 3(2) de la Loi ne devrait pas s’appliquer. Autrement dit, il soutient que, selon une interprétation raisonnable de cette disposition, il avait droit à la citoyenneté dès que l’emploi de son père a pris fin, car il ne jouissait plus de l’immunité diplomatique.

[30] Après avoir examiné les observations du demandeur sur le paragraphe 3(2) de la Loi, le délégué du ministre les a rejetées au motif que la citoyenneté est purement la création d’une loi fédérale et qu’en conséquence, le législateur a le droit exclusif d’énoncer les critères législatifs d’attribution de la citoyenneté. Le délégué du ministre a souligné qu’il ne dispose d’aucun élément de preuve indiquant que le législateur avait l’intention d’attribuer automatiquement la citoyenneté aux enfants d’agents diplomatiques ou consulaires étrangers dès qu’ils cessaient de jouir de l’immunité diplomatique au Canada.

[31] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable, car le délégué du ministre n’a pas tenu compte du contexte ni de l’objectif du paragraphe 3(2) de la Loi, et il affirme encore une fois que cette disposition n’était pas censée s’appliquer aux personnes qui ont cessé de jouir de l’immunité diplomatique.

[32] Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’argument du demandeur concernant l’interprétation du paragraphe 3(2) de la Loi n’est pas étayé par la jurisprudence. Je souligne que le demandeur n’a pas été en mesure de présenter à la Cour un quelconque précédent justifiant une telle interprétation lorsqu’il a été invité à le faire.

[33] Le libellé du paragraphe 3(2) de la Loi n’est pas ambigu. Il prévoit expressément qu’au moment de leur naissance au Canada, les enfants de personnes ayant le statut diplomatique sont inadmissibles à la citoyenneté de naissance : Al-Ghamdi c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2007 CF 559 aux para 5 et 9 (Al-Ghamdi).

[34] Nul ne conteste que le père du demandeur avait le statut de diplomate au moment de la naissance de ce dernier au Canada.

[35] Dans ce contexte, le délégué du ministre a examiné et rejeté l’observation du demandeur selon laquelle le paragraphe 3(2) de la Loi était uniquement censé s’appliquer pendant que les enfants de représentants étrangers accrédités jouissaient de l’immunité diplomatique. Ce faisant, le délégué du ministre s’est penché sur les observations et les éléments de preuve présentés par le demandeur et a fourni des motifs intelligibles, transparents et justifiés.

[36] Les observations du demandeur concernant le paragraphe 3(2) de la Loi se résument à un simple désaccord avec les conclusions du délégué du ministre. Elles ne font pas état d’une erreur dans la décision.

[37] Il importe de souligner que le présent contrôle judiciaire porte sur la demande d’attribution discrétionnaire de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi présentée par le demandeur. Il ne s’agit pas d’une demande de contrôle judiciaire des décisions antérieures selon lesquelles le demandeur n’est pas un citoyen canadien du fait de sa naissance au Canada.

[38] Le demandeur et ses parents ont été avisés à plusieurs occasions, y compris par écrit en 2007, en 2015 et en 2017, qu’il n’était pas un citoyen canadien du fait de sa naissance en sol canadien. Le demandeur n’a pas contesté ces décisions. Il a plutôt décidé de présenter une demande d’attribution discrétionnaire de la citoyenneté.

[39] Par conséquent, le présent contrôle judiciaire n’est pas axé sur le paragraphe 3(2) de la Loi, mais bien sur le paragraphe 5(4) de celle-ci, qui confère au ministre un pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté canadienne que le délégué du ministre a refuser d’exercer en réponse à la demande présentée par le demandeur.

[40] Le paragraphe 5(4) de la Loi confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté canadienne dans des cas particuliers :

Cas particuliers

5 (4) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

Special cases

5 (4) Despite any other provision of this Act, the Minister may, in his or her discretion, grant citizenship to any person to alleviate cases of statelessness or of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada.

(Emphasis added)

[41] Le demandeur n’est pas apatride et il ne soutient pas avoir rendu des services exceptionnels au Canada. La décision du délégué du ministre était axée sur la question de savoir si le demandeur avait établi l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse qui justifierait que le ministre lui attribue la citoyenneté canadienne en exerçant son pouvoir discrétionnaire de le faire.

[42] Le demandeur fait principalement valoir que le délégué du ministre n’a pas suffisamment tenu compte des difficultés auxquelles sa famille et lui seraient confrontés si sa demande était refusée, ou n’a pas accordé suffisamment de poids à ces difficultés. Il soutient que son avenir dépend du [traduction] « maintien » de sa citoyenneté canadienne.

[43] Je ne suis pas convaincue par les observations du demandeur.

[44] La Cour a conclu que le critère à respecter pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) de la Loi est strict : Tabori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1076 au para 29, citant Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 874 au para 19. De même, le pouvoir discrétionnaire conféré aux délégués du ministre au titre du paragraphe 5(4) de la Loi est vaste, et la Cour n’interviendra que lorsque ces derniers ont exercé ce pouvoir de façon déraisonnable ou ont refusé de l’exercer : Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1062 au para 9.

[45] Le demandeur soutient qu’il a bâti sa carrière de cadre [traduction] « canadien-égyptien » en croyant fermement qu’il était un citoyen canadien, car il s’était vu délivrer un passeport canadien. Il affirme que le refus de sa demande a porté préjudice à sa réputation, à ses possibilités professionnelles et à son [traduction] « statut social ». Cependant, la position du demandeur selon laquelle il s’appuyait sur le fait que des passeports canadiens lui avaient été délivrés, mais à tort, est fortement ébranlée par le dossier de preuve, selon lequel il a été informé à plusieurs occasions du fait qu’il n’était pas un citoyen canadien.

[46] Le dossier indique qu’il en a été informé dès 1981, lorsque l’ambassadeur du Soudan au Canada a envoyé à IRCC une demande au nom de son père, qui voulait savoir si le demandeur pouvait réclamer la citoyenneté canadienne. Le demandeur a été informé à l’époque qu’il n’était pas un citoyen canadien, car au moment de sa naissance au Canada, son père était un représentant étranger accrédité.

[47] Le délégué du ministre a rejeté cette même observation et a souligné que le demandeur avait quitté le Canada en 1968, lorsqu’il avait deux ans, et n’était jamais revenu au pays. Le délégué du ministre a aussi souligné que le demandeur avait reçu un premier passeport canadien en 2003, alors qu’il avait 36 ans. Enfin, le délégué du ministre a tenu compte du fait que le demandeur n’avait jamais produit de déclaration de revenus au Canada, ce que tous les citoyens canadiens sont tenus de faire. Il s’agit du fondement factuel de la décision du délégué du ministre. Il était tout à fait raisonnable que le délégué du ministre en vienne à la conclusion, sur la base de ces faits, que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse découlant du fait qu’il croyait être un citoyen canadien.

[48] Je souscris également à l’observation du défendeur selon laquelle l’erreur administrative qui a entraîné la délivrance d’un passeport canadien au demandeur à trois reprises n’emporte pas attribution de la citoyenneté et n’a aucune force obligatoire si les conditions légales sous‑jacentes n’ont pas été respectées : Al-Ghamdi, au para 30, Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997 au para 41.

[49] Le demandeur prétend aussi que le délégué du ministre a banalisé son observation selon laquelle le refus de sa demande l’empêcherait de prendre sa retraite au Canada avec son épouse comme il l’avait prévu, ce qui crée pour lui une situation particulière de détresse.

[50] Je ne suis pas de cet avis.

[51] Dans la décision Hassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 717, le juge Diner a dit que la notion de « situation particulière et inhabituelle de détresse » prévue au paragraphe 5(4) de la Loi était [traduction] « très exigeante », citant le juge Russell dans la décision Ayaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 701 au para 50 :

Bien qu’il n’existe aucun critère fermement établi relatif aux « situation[s] particulière[s] et inhabituelle[s] de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi, les observations suivantes du juge Walsh dans la décision Re Turcan (T‑3202, 6 octobre 1978, CFPI), qu’il a reproduites dans la décision Naber‑Sykes (Re), [1986] 3 CF 434, 4 FTR 204 (Naber‑Sykes) demeurent valides et sont un bon point de départ :

Naturellement, l’appréciation de ce qui constitue « une situation particulière et exceptionnelle de détresse » est une appréciation subjective et il se peut que cette appréciation soit différente selon qu’elle émane des juges de la citoyenneté, des juges de la Cour de céans, du Ministre ou du gouverneur en conseil. Certes, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté canadienne ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’acquérir n’est pas en soi une situation « particulière et exceptionnelle de détresse », mais dans les cas où ce retard entraîne la séparation des familles, la perte d’un emploi, l’inutilisation de compétences professionnelles et de talents spéciaux et où le Canada est privé de citoyens désirables et hautement qualifiés, il semble qu’après avoir rejeté la demande par suite d’une interprétation nécessairement stricte et des conditions de résidence prévues par la Loi, lesquelles n’ont pu être remplies pour des raisons indépendantes de la volonté du requérant, le juge doit recommander au ministre de faire intervenir le gouverneur en conseil […]

[Non souligné dans l’original.]

[52] Le délégué du ministre a effectué un examen approfondi de l’observation du demandeur selon laquelle, sans la citoyenneté canadienne, il serait obligé de prendre sa retraite en Égypte, où il subirait un préjudice en raison de l’instabilité politique, de l’absence de soins pour les personnes retraitées et du fait que les droits de la personne n’y sont pas toujours respectés. L’appréciation que le délégué du ministre a faite des observations et des éléments de preuve présentés par le demandeur était raisonnable. Il a exprimé ses préoccupations en ces termes :

[traduction]

J’ai examiné et pris en compte l’observation du demandeur concernant son intention d’éventuellement résider au Canada, et j’y accorde peu de poids. Le demandeur soutient qu’il aimerait prendre sa retraite au Canada, mais il ne donne aucun détail sur le moment où il concrétiserait cette idée. Je souligne également que le demandeur a été avisé en 1981, en 2015 et en 2017 qu’il n’était pas un citoyen canadien et qu’au cours des cinq dernières années, période pendant laquelle il n’avait pas de passeport canadien, il a eu le temps de planifier sa retraite en tenant compte du fait qu’il n’est pas un citoyen canadien. En outre, le demandeur et son épouse ont d’autres voies d’entrée au Canada. Le demandeur fait valoir qu’il est un dirigeant d’entreprise accompli. Il pourrait par conséquent avoir le droit de présenter une demande de résidence permanente au Canada au titre d’une catégorie de l’immigration économique. Je souligne également que les fils du demandeur étudient au Canada; s’ils souhaitent présenter une demande de résidence permanente et deviennent des résidents permanents du Canada, ils pourraient alors être admissibles au parrainage de leurs parents afin que ceux-ci obtiennent le statut de résident permanent au titre du programme de parrainage aux fins du regroupement familial. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que le demandeur a établi que cela constitue une situation particulière et inhabituelle de détresse justifiant l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté canadienne.

[53] Il était loisible au délégué du ministre de tenir compte du fait que le demandeur savait depuis de nombreuses années qu’il n’était pas un citoyen canadien et qu’il avait eu l’occasion de planifier sa retraite autrement. En outre, le demandeur n’a pas contesté le fait qu’il avait plusieurs autres moyens à sa disposition pour tenter d’obtenir un statut au Canada, car il est un dirigeant d’entreprise accompli dont deux fils sont inscrits dans des universités canadiennes.

[54] Enfin, l’observation du demandeur selon laquelle l’éducation de ses fils au Canada serait compromise, ce qui créerait pour lui une situation particulière et inhabituelle de détresse, n’est pas convaincante. Le demandeur a indiqué au délégué du ministre que ses fils pouvaient étudier au Canada seulement parce qu’il pouvait payer les droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens. Le délégué du ministre a raisonnablement tenu compte du fait que le demandeur n’avait produit aucun élément de preuve corroborant qu’il payait réellement les droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens pour ses fils :

[traduction]

Je souligne que les fils du demandeur ont reçu en juillet 2018 des permis d’études leur permettant de venir étudier au Canada à l’automne 2018, soit trois ans après le refus des demandes de certificat de citoyenneté canadienne pour les fils du demandeur et la date à laquelle le demandeur a été informé qu’il n’était pas un citoyen canadien. C’était aussi un an après le refus de la demande de passeport canadien présentée par le demandeur. Par conséquent, lorsque ses fils ont présenté leurs demandes d’admission à l’université, le demandeur savait déjà qu’il n’était pas un citoyen canadien et ne pouvait donc pas payer les droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens. En outre, les permis d’études n’ont pas été délivrés aux fils du demandeur au motif que leur père était un citoyen canadien. Les fils du demandeur sont actuellement des étrangers qui ont un statut temporaire au Canada. Lorsqu’ils auront terminé leurs études au Canada, ils devront quitter le pays ou présenter une demande en vue de régulariser leur statut au Canada s’ils souhaitent rester au pays. Comme le demandeur n’a pas établi, d’une part, qu’il paie les droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens pour ses enfants adultes, et d’autre part, les difficultés auxquelles seraient exposés ses enfants s’il n’obtenait pas l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté canadienne, je ne suis pas convaincu que cette observation est un motif justifiant l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté canadienne au demandeur.

[55] Autrement dit, le délégué du ministre a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir que l’éducation de ses fils dépendait de sa capacité à payer les droits de scolarité réservés aux étudiants canadiens ni qu’il était justifié de lui attribuer la citoyenneté pour remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse à cet égard. À mon avis, il était raisonnable que le délégué du ministre tire de telles conclusions compte tenu du dossier de preuve, qui était insuffisant.

[56] Après avoir examiné les observations des deux parties et le dossier présenté à la Cour, je conclus que la décision du délégué du ministre de refuser la demande présentée par le demandeur était raisonnable. Le demandeur n’a pas démontré que le délégué du ministre aurait omis de tenir compte d’éléments de preuve qui lui ont été présentés ou aurait commis une erreur en décidant qu’il ne se trouvait pas dans une situation de détresse qui puisse susciter l’application du paragraphe 5(4) de la Loi.

VI. Conclusion

[57] Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que la décision hautement discrétionnaire du délégué du ministre était justifiée, transparente et intelligible. Elle était justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui avaient une incidence sur elle. Il est tout aussi clair que le délégué du ministre s’est penché sur les éléments de preuve que contenait le dossier.

[58] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier et les faits n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1138-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question gravede portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1138-22

 

INTITULÉ :

NADER AHMED EZZAT ABDELLATIF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVRIL 2023

 

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

John Rokakis

Pour le demandeur

 

Christopher Ezrin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Rokakis

Avocat

Windsor (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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