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Date : 20230718


Dossier : T‐724‐20

Référence : 2023 CF 968

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2023

En présence de madame la juge St‐Louis

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ENTRE:

HA VI DOAN

requérante/demanderesse

et

SA MAJESTÉ LE ROI

intimé/défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 27 août 2021, Mme Doan a déposé une requête en vue de faire autoriser une action comme recours collectif et d’être nommée représentante du groupe [la requête en autorisation] en vertu de la partie 5.1 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 [les Règles]. La requête en autorisation de Mme Doan est liée à l’action qu’elle a engagée contre le Canada, comme recours collectif, en lien avec les activités menées par la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] en collaboration avec Clearview AI Inc. [Clearview], une société qui a son siège aux États‐Unis et qui fournit des services d’identification et de reconnaissance de visages au moyen d’une technologie de reconnaissance faciale.

[2] Mme Doan affirme que les conditions nécessaires à l’obtention de l’autorisation, lesquelles sont énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles, sont remplies, car : 1) ses actes de procédure révèlent une cause d’action valable, 2) le groupe et les sous‐groupes sont identifiables et sont formés d’au moins deux personnes, 3) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, 4) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs, et 5) elle est une représentante appropriée.

[3] En réponse à la requête en autorisation, Sa Majesté le Roi [le Canada] soutient qu’aucune des conditions à remplir pour obtenir l’autorisation n’est remplie. Le Canada souligne tout d’abord que Mme Doan ne plaide aucun fait substantiel selon lequel le Canada a cherché, a vu ou a copié des renseignements la concernant, et qu’il est donc illusoire de parler de violations de ses droits ou de lien de causalité.

[4] Le Canada répond donc que : 1) il est évident et manifeste que les actes de procédure de Mme Doan ne révèlent pas de cause d’action valable, 2) il ne convient d’accorder aucun poids à certaines déclarations que Mme Doan a faites sous serment dans son affidavit, et les rapports de tiers produits en tant que pièces ne sont pas admissibles pour établir la véracité de leur contenu, 3) le groupe en question est d’une portée excessive, non rationnellement lié aux réclamations et non identifiable, 4) les points communs envisagés sont d’une portée excessive et aucune preuve ne les étaye, 5) un recours collectif n’est pas une option appropriée, car des points individuels prédomineraient et il existe des moyens autres qu’un recours collectif pour régler les réclamations de Mme Doan, et 6) Mme Doan ne peut pas représenter un groupe si elle n’a aucune cause d’action personnelle raisonnable à l’encontre du Canada.

[5] Dans son action sous‐jacente, Mme Doan allègue que Clearview recueille, copie, stocke, utilise, communique et vend des renseignements biométriques personnels, dont des photographies du visage de résidents et de citoyens du Canada [les photographies recueillies], et ce, à leur insu ou sans leur consentement. Elle allègue également que Clearview a mis au point un algorithme qui lui permet d’extraire les renseignements biométriques que contiennent les photographies de visage humain qu’elle recueille, créant en fait une « empreinte faciale » unique pour presque chaque personne dont la ou les photographies apparaissent sur Internet.

[6] Mme Doan allègue ensuite essentiellement qu’en devenant cliente de Clearview, la GRC elle‐même, en tant que mandataire de la Couronne fédérale, a délibérément obtenu accès à la base de données illicite de Clearview et l’a utilisée sans évaluer si l’outil était légal, engageant ainsi, de façon générale, sa responsabilité pour cause de négligence et atteinte à la vie privée et, plus particulièrement :

[traduction]

  • 1)en violant l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‐U) 1982, c 11 [la Charte];

  • 2)en engageant la responsabilité du fait d’autrui de la Couronne en vertu de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‐ 50 [Loi sur la responsabilité civile de l’État] pour cause de : a) délits de négligence en common law, b) intrusion dans l’intimité et, dans les cas où les actes de la GRC sont survenus au Québec, pour responsabilité civile en vertu de c) l’article 1457 du Code civil du Québec, CCQ‐1991, c 64 [Code civil], et d) l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c C‐12 [Charte québécoise];

  • 3)en commettant des violations du droit d’auteur et de droits moraux en vertu de la Loi sur le droit d’auteur, LRC, 1985, c C‐42.

[7] Mme Doan propose un groupe qui est formé de deux sous‐groupes, soit le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté et le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté, lesquels sont décrits en ces termes dans sa troisième déclaration modifiée :

[traduction]
Toutes les personnes physiques, soit résidentes soit citoyennes du Canada, dont le visage apparaît dans les photographies que Clearview Inc. a recueillies jusqu’au 6 juillet 2020 (« les photographies recueillies ») (le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté ou les membres du groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté);

Toutes les personnes physiques ou morales détenant des droits d’auteur et des droits moraux sur les photographies recueillies (le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté ou les membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté et, collectivement, avec le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, le groupe ou les membres du groupe).

[8] Dans son action sous‐jacente, Mme Doan, en son propre nom et en celui des membres du groupe, sollicite des dommages‐intérêts, dont des dommages‐intérêts punitifs, un jugement déclaratoire contre la GRC, de même qu’une ordonnance enjoignant à la GRC de remettre aux membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté la totalité des documents et des renseignements obtenus à leur sujet et d’en détruire toutes les copies.

[9] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la requête en autorisation de Mme Doan. En bref, je suis d’avis que les conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles ne sont pas remplies, en ce sens que : 1) il est manifeste et évident que les actes de procédure, en présumant que les faits plaidés sont véridiques, ne révèlent aucune cause d’action valable, 2) l’autorisation de modification non limitative que sollicite Mme Doan n’est pas appropriée dans les circonstances et ne sera donc pas accordée, et 3) Mme Doan n’a pas établi l’existence d’un certain fondement factuel qui répondrait à toutes les autres conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles.

[10] Étant donné que toutes les conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles doivent être remplies pour que l’on puisse autoriser un recours collectif, et que j’ai conclu qu’aucune d’elles ne l’était, la requête en autorisation ne peut pas être accordée.

II. Le contexte

[11] Mme Doan réside à Montréal (Québec) et elle est photographe. Il n’est pas contesté qu’elle met en ligne un nombre considérable de photographies qu’elle a prises d’elle‐même, de sa famille et de ses clients dans divers sites sociomédiatiques et Internet publics à des fins commerciales. Ses clients mettent également en ligne des photographies qu’elle a prises d’eux à des fins commerciales.

[12] En octobre 2019, la GRC a acheté quelques licences d’utilisation du logiciel Clearview. Des membres de la GRC se sont servis de ce logiciel par l’intermédiaire de ses licences et d’un certain nombre de comptes d’essai gratuits.

[13] Le 21 février 2020, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada [le Commissariat à la protection de la vie privée] et trois homologues provinciaux, soit la Commission d’accès à l’information du Québec, le Commissariat à l’information et à la protection de la vie privée de la Colombie‐Britannique et le Commissariat à l’information et à la protection de la vie privée de l’Alberta [les Commissariats], ont lancé une enquête conjointe sur les activités de Clearview au Canada. Le 2 février 2021, les Commissariats ont publié leur rapport sur ces activités, sous le titre « Conclusions en vertu de la LPRPDE no 2021‐001 » [le rapport d’enquête]. En bref, le rapport d’enquête a conclu que Clearview avait recueilli, utilisé et communiqué des renseignements personnels sans le consentement requis et à une fin inappropriée. Les Commissariats ont donc conclu que Clearview contrevenait aux lois de ces provinces sur la protection des renseignements personnels, de même qu’à la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, LC 2000, c 5 [la LPRPDE] et ils ont formulé une série de recommandations.

[14] Le 28 février 2020, le Commissariat à la protection de la vie privée a lancé une autre enquête, cette fois‐ci sur l’utilisation que faisait la GRC de la technologie de reconnaissance faciale au Canada. En juin 2021, le Commissariat à la protection de la vie privée a soumis au Parlement un rapport spécial intitulé « Technologie de reconnaissance faciale : utilisation par les services de police au Canada et approche proposée » [le rapport spécial]. Il a conclu que la collecte de renseignements personnels que faisait la GRC auprès de Clearview contrevenait à l’article 4 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC, 1985, c P‐21. Le fondement de cette conclusion était que la collecte, par Clearview, de renseignements personnels concernant des Canadiens contrevenait à la loi. Il a été conclu dans le Rapport spécial que la GRC avait commis des manquements graves et systémiques à l’obligation de se conformer à la Loi sur la protection des renseignements personnels avant de recueillir des renseignements auprès de Clearview et, de façon générale, avant toute nouvelle collecte de renseignements personnels.

[15] En ce qui concerne les allégations de violation de la Charte par la GRC, le Commissariat à la protection de la vie privée a écrit dans son rapport spécial : « [b]ien que nous ne tirions aucune conclusion quant à la conformité à la Charte de l’utilisation par la GRC de la technologie de Clearview, à notre avis, il aurait dû être clair pour la GRC que la collecte à partir d’une base de données privée et la collecte de renseignements au moyen de la technologie de reconnaissance faciale justifiaient une évaluation de la partie quant à la conformité à la Charte et aux principes de la common law ». (Rapport spécial, dossier de requête de la demanderesse, à la p 108).

[16] Le Commissariat à la protection de la vie privée a recommandé que la GRC, dans les 12 mois suivants, mette en place des mesures systémiques et des activités de formation pertinentes pour comprendre, assurer le suivi, analyser, examiner et contrôler cette nouvelle façon de recueillir des renseignements personnels de manière à veiller à ce que la collecte soit limitée, comme l’exige la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[17] En juillet 2020, Clearview a mis fin à toutes ses activités au Canada.

[18] Le 8 juillet 2020, Mme Doan a engagé son action contre le Canada, sous la forme d’un recours collectif, et, le 27 août 2021, elle a déposé sa requête en autorisation et en nomination comme représentante du groupe. Elle a fourni une liste de points de droit ou de fait communs envisagés (annexe A), un plan de déroulement de l’instance (annexe B) ainsi qu’une convention concernant les honoraires et débours entre la demanderesse et les avocats du groupe (annexe C).

[19] Avec son dossier de requête, Mme Doan a présenté son propre affidavit, souscrit le 27 août 2021 et présentant 12 pièces. Dans son affidavit, elle affirme que, à titre de demanderesse dans le recours collectif envisagé, elle a une connaissance personnelle des questions sur lesquelles elle témoigne. Notamment, elle a joint à son affidavit deux documents, cotés respectivement pièces 10 et 11. La pièce 10 montre les résultats d’une demande de renseignements soumise à Clearview, sous la forme de sept photographies identifiées et distinctes d’elle‐même, de son enfant d’âge mineur et d’une ou plusieurs femmes asiatiques sans lien avec elle. La plupart de ces photographies semblent tirées de son compte Instagram public, appelé « Vivian Doan Photography », tandis que d’autres viennent de son compte Twitter public, de son site Web commercial, ainsi que de deux sources non connexes. La pièce 11 contient des résultats de la demande de renseignement soumise à Clearview, sous la forme de photographies que Mme Doan a prises d’une autre personne.

[20] Le 20 janvier 2022, le Canada a contre‐interrogé Mme Doan. Il ressort de la transcription que, en contre‐interrogatoire, Mme Doan a indiqué qu’un grand nombre des photographies jointes à son affidavit étaient fondées sur des sources médiatiques non précisées et qu’elle allait devoir consulter ses avocats pour pouvoir expliquer comment elle savait que ces photographies étaient véridiques, et elle a semblé peu connaître certaines pièces. Elle a confirmé n’avoir jamais eu elle‐même recours aux services de Clearview.

[21] En réponse, le Canada a produit des affidavits souscrits par 1) Mme Isabelle Nicolas, parajuriste au service de Justice Canada, souscrit le 25 octobre 2021, et comportant trois pièces se rapportant à d’autres instances, 2) M. Justin Ducette, gestionnaire par intérim, Politique et gouvernance, auprès de la sous‐direction des Services stratégiques – Opérations techniques, souscrit le 25 octobre 2021, et témoignant essentiellement sur l’ampleur de l’utilisation faite par la GRC de Clearview, et 3) Arnold Guerin, agent du Programme de cybercriminalité au service de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, souscrit le 25 octobre 2021. M. Guerin occupait auparavant un poste au Centre national contre l’exploitation d’enfants, et il a témoigné sur l’utilisation de Clearview à cet égard.

[22] Notamment, M. Guerin a confirmé, ayant lui‐même exécuté des recherches à l’aide de la base de données de Clearview, que l’utilisateur téléchargeait une image, que l’outil faisait la recherche et que les résultats apparaissaient sous forme de portraits et fournissaient des liens indiquant à quel endroit se trouvait la correspondance sur Internet. Il a également affirmé que ces portraits et ces liens étaient le seul résultat que l’utilisateur recevait. Celui‐ci cliquait sur le lien et son navigateur Web lançait et ouvrait l’URL sur la page Internet publique où l’image avait été trouvée (affidavit de M. Guerin, aux para 10, 11, 13).

[23] Les déposants du Canada n’ont pas été contre‐interrogés.

[24] Le matin de l’audition de la requête en autorisation, Mme Doan a déposé une troisième déclaration modifiée et des points communs révisés. Le Canada n’a pas pris position au sujet de cette déclaration et celle‐ci a été acceptée pour dépôt.

[25] Dans sa troisième déclaration modifiée, Mme Doan demande à la Cour d’autoriser le groupe susmentionné, qui inclut deux sous‐groupes : le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté et le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté.

[26] Mme Doan, en son propre nom et en celui des membres du groupe, sollicite les réparations suivantes auprès de la Cour :

[traduction]

  • a)une ordonnance autorisant la présente demande comme recours collectif et la nommant représentante demanderesse aux termes des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106;

  • b)une déclaration portant que la GRC a engagé sa responsabilité et violé les droits des membres du groupe en devenant un client de Clearview et en obtenant délibérément accès à sa base de données, ainsi qu’en y faisant des recherches;

  • c)[...];

  • d)une déclaration selon laquelle la GRC ne peut faire affaire avec Clearview ni utiliser ses services [...];

  • e)une ordonnance enjoignant à la GRC de remettre aux [...] membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté la totalité des documents et des renseignements qui ont été obtenus de Clearview à leur égard (« les documents et renseignements illégalement obtenus ») et de détruire la totalité des copies des [...] documents et des renseignements illégalement obtenus;

  • f)des dommages‐intérêts de nature pécuniaire et non pécuniaire, spéciaux, punitifs ou préétablis de nature générale pour négligence, obtention délibérée d’un accès à une base de données illicite [...] violations du droit d’auteur et de droits moraux;

  • g)des dommages‐intérêts pécuniaires, non pécuniaires, punitifs ou majorés de nature générale pour violations du droit à la vie privée, dont atteinte à la vie privée (commission du délit d’intrusion dans l’intimité), et y compris au titre de l’article 49 de la Charte des lois et libertés de la personne, RLRQ c C‐12 (la Charte québécoise);

  • h)des dommages‐intérêts au titre du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‐U.), 1982, c 11;

  • i)une ordonnance en vue d’une évaluation globale des dommages‐intérêts dus aux membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté ainsi qu’aux membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté;

  • j)des intérêts avant jugement et après jugement, conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7;

  • k)les frais liés aux avis et à la gestion du plan de distribution de la réparation pécuniaire dans la présente action, plus les taxes applicables;

  • l)toute autre réparation que la Cour estime juste.

III. L’ordonnance demandée dans le cadre de la présente requête en autorisation

[27] Dans sa requête en autorisation, Mme Doan demande à la Cour de rendre les ordonnances suivantes :

[traduction]

  1. Une ordonnance autorisant le présent recours collectif envisagé (le « recours collectif envisagé ») comme recours collectif, au titre des articles 334.15 et suivants des Règles;
  2. Une ordonnance définissant (le « groupe » ou « les membres du groupe ») [...]
  3. Une ordonnance nommant la demanderesse représentante demanderesse du groupe (la « représentante demanderesse »);
  4. Une ordonnance énonçant la nature des réclamations présentées au nom du groupe contre la défenderesse, de la façon suivante :

a) des réclamations en matière de négligence, d’atteinte à des droits moraux, d’atteinte aux droits à la vie privée (y compris pour la commission du délit d’intrusion dans l’intimité) et d’atteinte à une étape ultérieure à l’encontre de la GRC pour avoir retenu les services de Clearview et obtenu délibérément accès à la base de données de Clearview contenant des renseignements biométriques personnels et des documents protégés par le droit d’auteur, y compris les photographies recueillies, qui ont été ou sont recueillis, copiés, stockés, utilisés, communiqués et vendus en violation des droits des membres du groupe;

b) des réclamations en matière de négligence, d’atteinte à des droits moraux, d’atteinte aux droits à la vie privée (y compris pour la commission du délit d’intrusion dans l’intimité) et d’atteinte à une étape ultérieure à l’encontre de la GRC pour avoir retenu les services de Clearview et avoir obtenu délibérément accès à sa base de données avant d’évaluer si les outils qu’offrait Clearview étaient appropriés et légitimes et si Clearview avait fait état aux autorités compétentes de ses activités et de la création et de l’existence de sa base de données, contenant des renseignements biométriques personnels et des documents protégés par le droit d’auteur;

c) des réclamations en matière de violations du droit constitutionnel de ne pas être assujetti à une fouille et une saisie déraisonnables;

  1. Une ordonnance établissant les points contenus à l’annexe A du présent avis de requête (l’« avis ») comme étant les points de droit ou de fait communs pour le groupe;
  2. Une ordonnance accordant une mesure de réparation déclaratoire, une injonction et des dommages‐intérêts, décrits plus en détail ci‐dessous;
  3. Une ordonnance énonçant la réparation demandée par le groupe, de la façon suivante :

a) une déclaration selon laquelle la GRC a engagé sa responsabilité et violé les droits des membres du groupe en retenant les services de Clearview, en obtenant délibérément accès à la base de données de Clearview et en y effectuant des recherches;

b) une déclaration selon laquelle la GRC ne peut faire affaire avec Clearview et utiliser ses services;

c) une ordonnance enjoignant à la GRC de remettre aux membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté la totalité des documents et des renseignements qu’elle a obtenus de Clearview à leur égard (les documents et renseignements illégalement obtenus);

d) une ordonnance enjoignant à la GRC de détruire la totalité des copies des documents et renseignements illégalement obtenus;

e) des dommages‐intérêts généraux, de nature pécuniaire et autre, et des dommages‐intérêts spéciaux, punitifs ou préétablis, y compris au titre de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c C‐12 [la Charte québécoise], à l’encontre de la GRC pour :

i.négligence;

ii.obtention illégale d’un accès à une base de données inappropriée et illégitime;

iii.atteintes à la vie privée, y compris la commission du délit d’intrusion dans l’intimité;

iv.violation du droit d’auteur;

v.violations de droits moraux;

f) des dommages‐intérêts conformément au para 241) de la Charte;

g) une ordonnance en vue de l’évaluation globale des dommages‐intérêts dus aux membres du groupe;

h) une ordonnance en vue de l’évaluation globale des dommages‐intérêts dus aux membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté;

i) une ordonnance en vue de l’évaluation globale des dommages‐intérêts dus aux membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté;

j) des intérêts avant jugement et après jugement, conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7;

k) les frais liés aux avis et à la gestion du plan de distribution de la réparation pécuniaire dans la présente action, plus les taxes applicables;

l) toute autre réparation que les avocats pourraient conseiller et que la Cour pourrait accorder;

  1. Une ordonnance approuvant le plan relatif au déroulement de l’instance joint à l’annexe B du présent avis, lequel établit une méthode efficace pour :

a) faire progresser l’instance au nom du groupe;

b) tenir les membres du groupe informés du déroulement de l’instance;

  1. Une ordonnance enjoignant à la défenderesse de payer les frais liés à la distribution des avis aux membres du groupe selon les modalités du plan relatif au déroulement de l’instance ci‐joint à l’annexe B;
  2. Une ordonnance permettant à tout membre du groupe souhaitant de s’exclure du recours collectif par écrit dans une lettre, un courriel ou une télécopie envoyés aux avocats de la demanderesse dans les trente (30) jours suivant le prononcé de l’ordonnance de la Cour (le délai d’exclusion);
  3. Une ordonnance enjoignant à la défenderesse de fournir aux avocats de la demanderesse une liste de tous les membres du groupe que la défenderesse est en mesure d’identifier et les coordonnées de ces membres suivant l’expiration du délai d’exclusion;
  4. Une ordonnance déclarant qu’il n’y aura aucuns dépens associés à la requête en autorisation, le tout conformément à l’article 334.39 des Règles;
  5. Toute autre réparation que les avocats pourraient demander et que la Cour pourrait accorder.

IV. Les principes d’autorisation généraux

[28] La partie 5.1 des Règles expose le cadre qui permet d’établir et de gérer les recours collectifs dont notre Cour est saisie.

[29] À l’étape de l’autorisation, la Cour doit décider si les cinq conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles sont remplies, de sorte qu’il convient d’autoriser l’action comme recours collectif (Lin c Airbnb Inc, 2019 CF 1563 au para 21 [Airbnb]; Rae c Canada (Revenu national), 2015 CF 707 au para 50 [Rae]; Paradis Honey Ltd. c Canada (Procureur général), 2015 CAF 89 au para 5 [Paradis Honey CAF]). De ce fait, aux termes du paragraphe 334.16(1) des Règles, les conditions qui suivent doivent être remplies :

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux‐ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

e) il existe un représentant demandeur.

[30] Le critère est de nature conjonctive et la Cour autorisera une instance comme recours collectif si les cinq conditions énoncées sont remplies, (Sivak c Canada, 2012 CF 271 au para 5). Le demandeur qui ne répond pas à l’une quelconque des cinq conditions énumérées verra sa requête rejetée (Nation crie de Samson c Nation crie de Samson (Chef et conseil), 2008 CF 1308 au para 35 [Buffalo CF], conf Buffalo c Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165 au para 3 [Buffalo CAF]).

[31] Comme les parties l’ont indiqué et comme mon collègue le juge Gascon l’a décrit dans la décision Jensen c Samsung Electronics Co Ltd, 2021 CF 1185 [Jensen CF] (conf Jensen c Samsung Electronics Co Ltd, 2023 CAF 89), les conditions d’autorisation établies au paragraphe 334.16(1) des Règles sont semblables à celles qu’appliquent les tribunaux en Ontario et en Colombie‐Britannique (Canada (Procureur général) c Jost, 2020 CAF 212 au para 23 [Jost]; Canada c M. Untel, 2016 CAF 191 au para 22 [John Doe]; Buffalo CAF au para 8; Airbnb au para 23). J’admets qu’il n’est donc pas rare de voir notre Cour et la Cour d’appel fédérale faire référence à de la jurisprudence qui émane de ces provinces en matière de recours collectifs.

[32] Le mécanisme procédural des recours collectifs procure trois avantages importants par rapport à une multiplication de poursuites individuelles : 1) il facilite l’accès à la justice pour les personnes qui, sans cela, pourraient ne pas être en mesure de faire valoir leurs droits au moyen d’une poursuite judiciaire traditionnelle, 2) il favorise l’économie des ressources judiciaires en permettant qu’une seule instance tranche un grand nombre d’affaires portant sur des questions similaires, et 3) il encourage les personnes qui ont causé un préjudice à changer de comportement et il dissuade les défendeurs éventuels qui pourraient présumer sans cela que des préjudices mineurs ne donneraient pas lieu à une poursuite (Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 au para 15 [Hollick], Western Canadian Shopping Centres Inc. c Dutton, 2001 CSC 46 aux para 27‐29 [Dutton]; Vivendi Canada Inc c Dell’Aniello, 2014 CSC 1 au para 1 [Vivendi]).

[33] Je suis consciente qu’il est « essentiel [...] que les tribunaux n’interprètent pas la loi de manière trop restrictive, mais qu’ils adoptent une interprétation [au sujet des lois en matière de recours collectif] qui donne pleinement effet aux avantages escomptés par les rédacteurs », ainsi qu’aux objets plus généraux de ce mécanisme procédural particulier (Hollick au para 15. Voir aussi Dutton aux para 27‐29; Condon c Canada, 2015 CAF 159 au para 10 [Condon]).

[34] L’objet principal d’une requête en autorisation est de décider si un recours collectif est le mécanisme procédural qui convient pour que l’action puisse suivre son cours. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hollick, l’étape de l’autorisation est axée sur la forme de l’action, et non sur le fond et le bien‐fondé de la demande proprement dite (Hollick au para 16. Voir aussi Vivendi au para 37; Infineon Technologies AG c Option consommateurs, 2013 CSC 59 au para 65 [Infineon]). Il est bien établi que le fardeau qui incombe à une partie qui sollicite une autorisation n’est pas excessif, et le critère applicable à l’autorisation est généralement qualifié de peu élevé.

[35] Cependant, je garde aussi à l’esprit les principes que le juge Gascon a soulignés au paragraphe 60 de sa décision dans l’affaire Jensen CF :

Cela dit, il est important de souligner que, même s’il s’agit d’un critère peu élevé, il s’agit tout de même d’un seuil à atteindre à l’étape de l’autorisation, et celle‐ci sera refusée en l’absence d’une cause d’action valable ou lorsque les faits sur lesquels reposent les demandes des membres du groupe ne sont pas suffisamment étayés par la preuve. Bien qu’une requête en autorisation ne soit pas un mécanisme de filtrage visant à déterminer le bien‐fondé ou la solidité du recours collectif envisagé, elle doit néanmoins fonctionner comme un « mécanisme de filtrage efficace » (Pro‐Sys au para 103). Dans l’arrêt Pro‐Sys, la CSC a expressément indiqué que l’examen du caractère suffisant de la preuve selon la norme fondée sur l’existence d’un certain fondement factuel ne peut pas être superficiel au point « d’être strictement symbolique » (Pro‐Sys au para 103). Suffisamment de faits doivent permettre de convaincre le juge saisi des demandes d’autorisation que les conditions d’autorisation sont réunies « de telle sorte que l’instance puisse suivre son cours sous forme de recours collectif sans s’écrouler à l’étape de l’examen au fond » à cause du non‐respect des conditions (Pro‐Sys au para 104). Plus récemment, dans le contexte de requêtes en autorisation introduites en vertu du régime québécois des recours collectifs et de l’application de la norme de la « cause défendable » de la législation québécoise, la CSC a confirmé à maintes reprises qu’il « faut éviter de réduire le processus d’autorisation à une ‘simple formalité’ » (Oratoire au para 62; Desjardins Cabinet de services financiers inc c Asselin, 2020 CSC 30 [Desjardins] au para 74).

[36] En gardant ces principes à l’esprit, je vais maintenant examiner si les conditions énoncées par les Règles sont remplies.

V. L’alinéa 334.16(1)a) des Règles : une cause d’action valable

A. Introduction

[37] Mme Doan soulève les sept catégories de causes d’action qui suivent dans son mémoire des faits et du droit : 1) violation de l’article 8 de la Charte; 2) violations par négligence des droits à la protection de la vie privée au titre des lois du Québec, soit le Code civil et la Charte québécoise; 3) délit d’intrusion dans l’intimité; 4) négligence en common law; 5) violation du droit d’auteur au titre de la Loi sur le droit d’auteur; 6) violations de droits moraux au titre de la Loi sur le droit d’auteur; et 7) responsabilité du fait d’autrui de l’État. Subsidiairement, Mme Doan soutient que si la Cour a besoin de détails supplémentaires pour établir la cause d’action valable, elle devrait lui accorder l’autorisation de faire des modifications, conformément à l’arrêt Paradis Honey CAF au paragraphe 80.

[38] Pour plus de clarté, du moins je l’espère, j’ai regroupé sous les rubriques suivantes les causes d’action et les arguments que Mme Doan a soulevés : 1) violation de l’article 8 de la Charte; 2) causes d’action fondées sur la responsabilité de l’État; 3) causes d’action sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur; et 4) autorisation de modification.

[39] Je vais tout d’abord énoncer le critère qu’il me faut appliquer pour évaluer si les actes de procédure révèlent une cause d’action valable, conformément à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles, et j’évaluerai ensuite les causes d’action qu’a soulevées Mme Doan par rapport à ce critère.

B. Le critère juridique applicable à une cause d’action valable

[40] Pour les besoins de cette première condition, qui est énoncée à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles, à savoir que les actes de procédures révèlent une cause d’action valable, le critère est le même que celui qui s’applique à une requête en radiation d’actes de procédure dans le cadre d’une action (article 221 des Règles). Le critère consiste à savoir s’il est « évident et manifeste » que les actes de procédure, en présumant que les faits plaidés sont véridiques, ne révèlent aucune cause d’action valable. Il s’agit d’un critère rigoureux, et la nouveauté de la réclamation, en soi, ne va pas forcément entraîner une conclusion d’absence de cause d’action valable (Canada c Greenwood, 2021 CAF 186 au para 144 [Greenwood]).

[41] Subsidiairement, en d’autres termes, le demandeur doit établir que le fait d’autoriser la demande à se rendre au stade de l’instruction présente une chance raisonnable de succès (Hollick au para 25; Pro‐Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 au para 63 [Pro‐Sys]; Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959 à la p 980; R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42 aux para 17, 70 [Imperial Tobacco]; John Doe au para 23). Pour ce faire, le demandeur ne peut se fonder que sur la déclaration. Les faits et les arguments soulevés dans le dossier de requête, et cela inclut les documents déposés en preuve, sont sans rapport avec cette condition (Greenwood, aux para 90‐93).

[42] Les tribunaux reconnaissent depuis toujours qu’une demande, pour révéler une cause d’action valable, doit comporter les trois éléments suivants (Bérubé c Canada, 2009 CF 43 au para 24, conf. dans Bérubé c Canada, 2010 CAF 276; Oleynik c Canada (Procureur général), 2014 CF 896 au para 5; Zbarsky c Canada, 2022 CF 195 au para 13) :

  • a)elle doit alléguer des faits qui sont susceptibles de donner lieu à une cause d’action (l’exigence énoncée à l’article 174 des Règles);

  • b)elle doit indiquer la nature de l’action qui doit se fonder sur ces faits;

  • c)elle doit préciser le redressement sollicité qui doit pouvoir découler de l’action et que la Cour doit être compétente pour accorder.

[43] À ce stade, le seuil est assez peu élevé, car le droit d’action doit être protégé (Manuge c Canada (C.F.), 2008 CF 624 au para 38; Canada (Gendarmerie royale) c Canada (Procureur général), 2015 CF 1372 au para 17).

[44] Cependant, un seuil peu élevé ne veut pas dire qu’il n’en existe aucun.

[45] La Cour d’appel fédérale a récemment formulé le critère en ces termes dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Nasogaluak, 2023 FCA 61 :

[traduction]
[18] La première condition d’autorisation, à savoir que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable, est évaluée en fonction de la même norme que celle qui s’applique à une requête en radiation d’un acte de procédure. La question consiste donc à savoir s’il est évident et manifeste, en présumant que les faits plaidés sont véridiques (à moins qu’ils soient manifestement impossibles de la prouver), que les demandes formulées n’ont aucune chance raisonnable de succès : Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 au para 14; Canada c Greenwood, 2021 CAF 186 au para 91, autorisation de pourvoi auprès de la CSC refusée, 39885 (17 mars 2022). Une demande qui n’a aucune chance raisonnable de succès ne répondra pas à la première condition.

[19] Aucune preuve n’est admissible sur cette question. Cependant, l’acte de procédure doit être interprété de manière généreuse car il pourrait raisonnablement être modifié pour combler des lacunes attribuables à sa rédaction. Par ailleurs, en reconnaissance du fait que la loi n’est pas statique, le juge des requêtes doit pécher par excès de prudence et permettre qu’une demande nouvelle mais défendable puisse suivre son cours : R. c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 aux para 19‐25. Notre Cour a qualifié de « rigoureux» le fardeau qui incombe au défendeur qui cherche à contrecarrer une requête en autorisation en faisant valoir qu’aucune cause d’action valable n’est plaidée : Greenwood au para 144.

[46] La déclaration doit plaider, de manière concise et claire, des faits substantiels qui satisfont, avec un degré de détail suffisant, à la totalité des éléments constitutifs de chaque cause d’action alléguée. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur ce qui a donné lieu à sa responsabilité, par qui, à quel moment, à quel endroit et de quelle façon.

[47] Notamment, l’article 174 des Règles prescrit que « [t]out acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits ». La Cour d’appel fédérale a décrété que, sans l’article 174 des Règles, « les parties pourraient faire valoir les arguments les plus vagues sans aucun élément de preuve pour les étayer et lancer leur filet à l’aveuglette » (Merchant Law Group c Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184 au para 34 [Merchant]. Voir aussi Painblanc c Kastner (1994), 58 CPR (3d) 502 au para 4).

[48] Pour ce qui est des actes de procédure relatifs à un recours collectif, il n’existe aucune règle assouplie (Merchant, au para 40). De ce fait, comme l’a décrit la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien‐être Social), 2015 CAF 227 aux paragraphes 16 à 20 [Mancuso], il est fondamental pour le processus judiciaire qu’un demandeur plaide des faits substantiels d’une manière suffisamment détaillée pour étayer l’action et la réparation recherchée; des faits substantiels suffisants constituent le fondement d’un acte de procédure approprié. La Cour d’appel fédérale a notamment ajouté que ce qui constitue un fait substantiel est déterminé à la lumière de la cause d’action et des dommages‐intérêts que l’on cherche à obtenir. Pour que des allégations soient considérées comme des faits substantiels – et donc présumées véridiques – « elles doivent être suffisamment précises et ne doivent pas être de simples assertions ou des affirmations non étayées de nature juridique fondées sur des hypothèses ou des conjectures » (Jensen CF, au para 79).

[49] La Cour d’appel fédérale a également statué que, bien que les contours de ce qui constitue des faits substantiels soient évalués par le juge des requêtes à la lumière des causes d’action plaidées et des dommages‐intérêts demandés, la condition de plaider des faits substantiels adéquats est obligatoire.

[50] Seuls les faits substantiels sont tenus pour avérés. Les faits suivants ne sont pas substantiels (et ne sont pas tenus pour avérés) : les simples affirmations, les conjectures, les présomptions, les allégations scandaleuses, frivoles ou vexatoires, les allégations qui renferment des arguments ou qui ne visent qu’à les étoffer, les arguments juridiques ou les conclusions de droit. La Cour ne peut tenir pour avérées, ou y accorder du poids, les allégations « dénuées de bon sens, les documents incorporés par renvoi ou les preuves présentées comme irréfutables par les deux parties aux fins des requêtes » (Jensen CF, au para 82, citant Das v George Weston Limited, 2017 ONSC 4129 au para 27, conf Das v George Weston Limited, 2018 ONCA 1053 au para 74).

[51] Les tribunaux ont confirmé, et ce fait est d’une pertinence particulière pour la présente instance, que même si la déclaration doit être interprétée le plus généreusement possible de manière à combler toute lacune sur le plan rédactionnel, il incombe au demandeur de plaider clairement les faits qui sous‐tendent sa demande (Pelletier c Canada, 2016 CF 1356 au para 7; Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441 à la p 451). Le demandeur ne peut pas compter sur la possibilité que des faits nouveaux ressortent à mesure que l’affaire évolue; les faits plaidés constituent plutôt le fondement solide sur lequel la Cour doit évaluer la possibilité de succès de la demande (Jensen CF, au para 71; Imperial Tobacco, au para 22).

[52] Il est également important de signaler que les conditions d’autorisation, dont le caractère suffisant des faits allégués, doivent être interprétées de manière souple. Cependant, la Cour ne peut pas aller jusqu’à présumer de l’existence d’un élément qui est essentiel pour établir une cause d’action (Jensen CF, au para 76).

[53] C’est en gardant ces principes à l’esprit qu’il me faut examiner les causes d’action que Mme Doan a soulevées ainsi que les faits substantiels qu’elle a plaidés dans sa troisième déclaration modifiée. Essentiellement, et comme je le décris ci‐après, je suis d’avis que Mme Doan n’a pas plaidé de faits substantiels pour les éléments constitutifs de chaque cause d’action ou chaque moyen de droit qui ont été soulevés, et que ses actes de procédure ne révèlent donc pas une cause d’action valable.

C. Les actes de procédure de Mme Doan

[54] Au vu des principes susmentionnés, il est utile de commencer par examiner les actes de procédure de Mme Doan, lesquels figurent dans sa troisième déclaration modifiée. Je signale que, comme c’est souvent le cas dans un recours collectif, le Canada s’est abstenu de déposer une défense avant que la requête en autorisation ait été tranchée.

[55] La troisième déclaration modifiée de Mme Doan contient 62 paragraphes. Elle est divisée en 10 sections : 1) aperçu (para 1‐6), décrivant notamment l’allégation de fautes commises par la GRC (para 5); 2) la réclamation de la demanderesse et des membres du groupe (para 7); 3) les activités de Clearview (para 8‐19); 4) la participation de la GRC aux activités de Clearview et l’utilisation de ses services, dont des détails sur les rapports du Commissariat à la protection de la vie privée (para 20‐38.3); 5) une description de la demanderesse (para 39‐45); 6) la description du groupe (para 46‐50); 7) les causes d’action contre l’État, lesquelles sont scindées en deux catégories : a) négligence, exercice d’activités illégales et obtention délibérée d’un accès à une base de données illicite et b) atteinte à la vie privée (para 51‐58.1); 8) les réparations demandées (para 59‐60); 9) les lois sur lesquelles Mme Doan se fonde (para 61); et 10) le lieu du procès (para 62).

[56] La troisième déclaration modifiée de Mme Doan contient un certain nombre de paragraphes qui portent sur les deux rapports d’enquête du Commissariat à la protection de la vie privée et divers communiqués de presse. Même si les avocats de Mme Doan ont affirmé tout d’abord qu’il fallait considérer ces documents comme des faits substantiels et qu’ils ont été intégrés par renvoi à la déclaration, ils ont plus tard confirmé sans équivoque que ces documents n’étaient pas considérés comme tels. Je suis d’accord et je ne tiendrai donc pas compte des rapports, ou des renseignements qu’ils contiennent, à titre de faits substantiels. La Cour ne peut pas intégrer des rapports par renvoi, et les conclusions de droit qui sont tirées dans ces rapports ne sont pas des faits substantiels (Jensen CF, au para 82; Bigeagle c Canada, 2021 CF 504 aux para 46‐47 [Bigeagle CF] conf Bigeagle c Canada, 2023 CAF 128 aux para 44, 46 [Bigeagle CAF]). La Cour ne peut pas non plus « combler les lacunes » de la déclaration au moyen des éléments de preuve, comme l’a laissé entendre Mme Doan à l’audience, car aucune preuve n’est examinée à ce stade.

[57] Je signale, comme le Canada l’a fait, que fort peu de faits sont allégués dans la troisième déclaration modifiée de Mme Doan et qu’un certain nombre d’entre eux ne concernent même pas la GRC, mais plutôt les opérations ou les activités de Clearview. Les faits que l’on peut lier de manière générale à la GRC sont les suivants :

[TRADUCTION]

· 5. La Gendarmerie royale du Canada (la GRC), à titre de mandataire de l’État fédéral, est devenue un client de Clearview. Ce faisant, la GRC a obtenu délibérément accès à une base de données illicite et elle l’a utilisée.

· 20. [...] la GRC s’est empressée d’exercer ses activités illégales en devenant un client de Clearview, en obtenant délibérément accès à sa base de données et en utilisant ses services.

· 35. À titre d’organisme national chargé d’appliquer la loi du Canada, la GRC exerce ses activités d’un bout à l’autre du Canada, avec des mandats de prestation de services de police à l’échelon national, fédéral, provincial et municipal. En devenant un client payant de Clearview, en obtenant délibérément accès à la base de données de Clearview et en utilisant ses services, la GRC a exercé des activités illégales.

· 38.3. Il est évident que la GRC a induit en erreur à maintes reprises le CPVP, et, par extension, le public canadien, pendant la durée de l’enquête GRC‐Clearview.

· 45. Indépendamment de la question de savoir si la GRC s’est réellement servie des services de Clearview pour ce qui est de Mme Doan ou des photographies de Doan, le fait d’être client de Clearview et d’avoir obtenu délibérément accès à des services dont la prestation comporte une atteinte au respect de la vie privée de résidents et de citoyens du Canada ainsi que la violation de leurs droits de propriété intellectuelle de façon systématique, engage la responsabilité de la GRC.

[Non souligné dans l’original.]

[58] Il convient aussi de signaler que Mme Doan n’a pas plaidé le fait substantiel que la GRC avait cherché ou vu (et encore moins copié ou conservé) des renseignements quelconques qui la concernaient. En fait, comme il a été signalé plus tôt, Mme Doan allègue qu’il importe peu que la GRC ait utilisé ou non les services de Clearview à son égard ou à l’égard des photographies qu’elle a prises, et elle n’allègue donc pas que la GRC a réellement vu ou copié, ne serait‐ce qu’une seule photographie d’elle ou prise par elle, dans la base de données de Clearview. Son argumentation repose sur l’idée que ce fait importe peu.

[59] Par ailleurs, la description que fait Mme Doan du processus d’interrogation de la base de données semble conjecturale, car elle‐même ne s’est jamais servie de la base de données de Clearview, et cette description est contredite par des éléments de preuve évidents que les deux parties ont produits (Jensen CF, aux para 82, 86). En particulier, sa troisième déclaration modifiée indique, à l’alinéa 16c) : [TRADUCTION] « Clearview, instantanément, génère et fournit à son client un dossier contenant presque toutes les photographies de la personne qui apparaît dans la photo de recherche qui sont ou étaient disponibles sur Internet, de pair avec tous les renseignements qui accompagnent ces photographies, comme, souvent, le nom de la personne, son emplacement, son cercle d’amis, sa famille, etc. ». Cependant, il ressort des éléments de preuve incontestables que les deux parties ont produits que les résultats des recherches menées dans Clearview ne génèrent que des portraits et des liens menant à la page Internet publique où l’image en question a été trouvée.

[60] De plus, la troisième déclaration modifiée ne fait pas de distinction entre les différentes causes d’action; cela a rehaussé la complexité de l’analyse.

D. La violation de l’article 8 de la Charte

1) La position des parties

[61] Mme Doan a fait valoir initialement, dans son mémoire des faits et du droit, que 1) le groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté avait une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard des photographies recueillies et des données principales et émergentes associées, comme des clichés biométriques du visage [les données personnelles recueillies] (R c Ahmad, 2020 CSC 11; R v Bhogal, 2020 ONSC 7327; R c Cole, 2012 CSC 53), 2) en concluant un contrat avec Clearview, en obtenant accès à la base de données et en faisant des recherches dans cette dernière, la GRC a effectué des saisies et des perquisitions, 3) les saisies et les perquisitions ont été faites sans mandat et sont donc présumées déraisonnable, et 4) des dommages‐intérêts accordés en vertu de la Charte constituent une réparation appropriée en l’espèce.

[62] Cependant, à l’audience, Mme Doan a confirmé qu’elle allègue plutôt que les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté n’ont été soumis qu’à une saisie et qu’elle n’a pas soutenu qu’ils avaient fait l’objet d’une perquisition. Elle a ajouté qu’il faut considérer que la troisième déclaration modifiée indique que la GRC a saisi les renseignements biométriques personnels de tous les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, et donc ses propres renseignements, en concluant un contrat avec Clearview et en obtenant accès à sa base de données et en y effectuant des recherches.

[63] Le Canada répond que : 1) les actes de procédure ne contiennent aucun fait substantiel qui étaye l’allégation de saisie dont Mme Doan fait état, et 2) la jurisprudence n’étaye pas l’allégation de Mme Doan quant à l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée dans les circonstances qu’elle allègue.

[64] Plus particulièrement, le Canada affirme que la qualité pour présenter une demande en vertu de l’article 8 de la Charte repose sur le fait que la conduite de l’État a eu une incidence concrète sur les propres droits à la vie privée de la demanderesse, un aspect que négligent les informations de Mme Doan. Le Canada ajoute que les actes de procédure de Mme Doan ne révèlent aucun fait substantiel donnant à penser que l’accès de la GRC à Clearview s’est soldé par la saisie immédiate des renseignements relatifs à chacune des personnes contenues dans la base de données et que le simple fait que la GRC avait accès aux renseignements ne veut pas dire qu’elle les a saisis. Essentiellement, le Canada a souligné que Mme Doan laisse entendre qu’en accédant simplement à Clearview la GRC s’est saisie de tous les renseignements, biométriques ou d’autre nature, alors que ses actes de procédure ne contiennent aucun fait substantiel qui l’étaye.

[65] Le Canada soutient également que la demande fondée sur l’article 8 de Mme Doan souffre d’une seconde lacune fatale, car les affaires qu’elle a citées ont trait à des activités ou à des renseignements qui étaient destinés à être anonymes ou auxquels le grand public n’avait pas accès. Le Canada soutient donc que la jurisprudence n’étaye pas l’allégation de Mme Doan quant à l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée dans les circonstances qu’elle a alléguées, à savoir qu’elle a volontairement mis ses photographies à la disposition du grand public sur Internet.

2) Analyse

[66] L’article 8 de la Charte indique que « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». Les éléments que requiert la violation de l’article 8 de la Charte pour ce qui est d’une saisie sont les suivants : 1) les autorités ont effectué une saisie des renseignements au sens de l’article 8 (R c Dyment, [1988] 2 RCS 417 à la p 431 [Dyment]), 2) la demanderesse a une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard des renseignements censément saisis (Hunter et al c Southam Inc, [1984] 2 RCS 145) et 3) la saisie était non autorisée ou déraisonnable. Une saisie effectuée sans autorisation est déraisonnable à première vue et il incombe donc au défendeur d’établir le contraire (R c Collins, [1987] 1 RCS 265).

[67] À l’audience, Mme Doan a confirmé sans équivoque que son allégation est liée à une violation de l’article 8 de la Charte en lien seulement avec une saisie déraisonnable.

[68] Une « saisie » a été définie en ces termes : « les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement » (R c Reeves, 2018 CSC 56 au para 13, citant Dyment à la p 431) de même que la production forcée de renseignements, par exemple, en application d’une loi de nature réglementaire (Thomson Newspapers Ltd. c Canada (Directeur des enquêtes et recherches, commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 RCS 425 à la p 505; R c McKinlay Transport Ltd, [1990] 1 RCS 627 à la p 642).

[69] S’agissant de ce qui peut être généralement considéré comme lié à l’article 8 de la Charte, Mme Doan, dans sa troisième déclaration modifiée, allègue que la GRC a obtenu délibérément accès à Clearview – une base de données illicite –, qu’elle l’a utilisée et qu’elle y a effectué des recherches (para 5, 7, 20 35, 45, 55, 58).

[70] La troisième déclaration modifiée mentionne le mot « saisie » une fois seulement, au paragraphe 58, où il est écrit que la [TRADUCTION] « GRC a violé les droits à la vie privée et le droit de ne pas faire l’objet d’une fouille et d’une perquisition déraisonnables des membres du groupe », sans autre description. La troisième déclaration modifiée ne fait référence à aucune attente en matière de vie privée; au paragraphe 55, il est question de l’accès illicite à la base de données de Clearview ainsi qu’aux recherches effectuées dans cette dernière. Notamment, la troisième déclaration modifiée ne fait aucune mention de l’article 8 de la Charte.

[71] Essentiellement, Mme Doan demande 1) [TRADUCTION] ) « une déclaration selon laquelle la GRC a [...] violé les droits des membres du groupe en retenant les services de Clearview, en obtenant délibérément accès à la base de données de Clearview et en y effectuant des recherches », 2) des dommages‐intérêts conformément au para 24(1) de la Charte, et allègue 3) [TRADUCTION] « que [...] la GRC a violé les droits à la vie privée et le droit de ne pas faire l’objet d’une fouille et perquisition déraisonnables des membres du groupe, ainsi que de leurs droits de propriété intellectuelle à l’égard des documents auxquels la GRC a obtenu accès [...] par l’entremise de Clearview ».

[72] De ce fait, pour ce qui est du premier élément requis pour établir une violation de l’article 8, les actes de procédure de Mme Doan ne disent rien en lien avec l’action de la GRC qui pourrait être assimilable à une saisie au sens où l’envisage l’article 8. À mon avis, les actes de procédure sont dénués de la précision la plus élémentaire qui soit pour permettre au lecteur de déterminer la conduite de l’État que vise la demande.

[73] Même en gardant à l’esprit l’interprétation généreuse qu’il convient d’accorder aux actes de procédure, je conviens avec le Canada que Mme Doan n’a réussi à alléguer aucun fait substantiel à l’appui de la prétendue saisie par la GRC, bien qu’il s’agisse d’un élément central de son allégation de violation de l’article 8.

[74] Mme Doan a soutenu à l’audience que ce qu’il faut comprendre des actes de procédure c’est que la GRC a saisi les renseignements biométriques personnels de tous les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, et donc ses propres renseignements, en concluant un contrat avec Clearview, en obtenant accès à sa base de données et en y effectuant des recherches.

[75] Je ne suis pas d’accord; ce n’est pas ce que ses actes de procédure donnent à penser. Même si Mme Doan allègue que la GRC a effectué des recherches (sur des personnes autres qu’elle‐même et les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté) dans la base de données de Clearview, elle n’allègue pas que les renseignements biométriques personnels des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté ont été visés de quelque manière dans le cadre de ces recherches. Autrement dit, Mme Doan n’allègue pas que, en accédant à la base de données de Clearview ou en y effectuant une recherche, la GRC a effectivement saisi la totalité des données des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, même leurs renseignements biométriques, en présumant qu’ils sont en jeu, ce qui, soutient‐elle, est le fondement de son allégation relative à l’article 8. Elle ne fait pas état d’allégations dans sa troisième déclaration modifiée à l’appui de son affirmation selon laquelle la GRC a procédé à la saisie de données biométriques ou d’autres renseignements.

[76] La troisième déclaration modifiée fait bel et bien référence à des renseignements biométriques, mais en lien avec les activités de Clearview (c’est‐à‐dire que sa base de données contient des renseignements biométriques); elle n’allègue pas de quelle manière la GRC a saisi ses propres renseignements biométriques ou ceux des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté en concluant un contrat avec Clearview, en obtenant accès à sa base de données et en y effectuant des recherches, d’autant plus qu’elle allègue que la question de savoir si la GRC a fait des recherches sur elle ou non importe peu. S’il fallait que la Cour soit d’accord avec Mme Doan, elle souscrirait en fin de compte à l’idée que le simple fait que la GRC a accès à des renseignements signifie qu’elle les a saisis, et il s’agit là d’une position qui est dénuée de tout fondement juridique valable.

[77] Mme Doan n’a pas précisément allégué dans sa troisième déclaration modifiée de quelle manière elle ou les membres du groupe ont une attente en matière de vie privée à l’égard des renseignements censément saisis, ni en quoi la saisie alléguée est déraisonnable.

[78] Pour cristalliser une cause d’action, il n’est pas nécessaire de recourir à des mots précis (Bigeagle CAF, au para 38). Cependant, pour l’essentiel, les actes de procédure omettent clairement de dire au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée, ainsi que l’exige la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mancuso.

[79] Il n’existe pas de règles distinctes visant les actes de procédure dans les affaires relatives à la Charte (Mancuso, au para 21). Étant donné que la troisième déclaration modifiée de Mme Doan n’allègue pas de faits substantiels appropriés, et qu’il est obligatoire de le faire, il est donc évident et manifeste que la cause d’action fondée sur l’article 8 de la Charte est vouée à l’échec. Mme Doan n’est pas parvenue à établir qu’il y aurait une chance raisonnable de succès si on l’autorisait à inscrire la demande; les actes de procédure ne contiennent tout simplement aucun énoncé intelligible des faits substantiels sur la foi desquels Mme Doan peut étayer sa demande.

[80] Il est donc évident et manifeste que la cause d’action fondée sur l’article 8 de la Charte n’a aucune chance de succès.

E. Les causes d’action fondées sur la responsabilité de l’État

1) L’inexistence d’une responsabilité institutionnelle pour des actes de l’État lui‐même

[81] Comme le soulignent à la fois Mme Doan et le Canada, toute cause d’action en responsabilité civile à l’encontre du Canada commence par la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (la LRCECA), dont les articles 3 et 10 indiquent, notamment, que l’État est responsable des dommages causés par la faute de ses préposés (au Québec) et des délits commis par ses préposés (dans les autres provinces).

[82] Conformément aux articles 3 et 10 de la LRCECA, l’État peut être tenu responsable des dommages causés par un acte ou une omission d’un de ses préposés si cet acte ou cette omission a donné lieu à une cause d’action en responsabilité contre ce préposé. Dans le contexte québécois, selon l’article 2 de la LRCECA, le mot « responsabilité » signifie la « responsabilité civile extracontractuelle », qui, a‐t‐il été conclu, englobe à la fois le recours en dommages‐intérêts que prévoit le Code civil et les dommages‐intérêts punitifs que prévoit la Charte québécoise (Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 au para 156 [Hinse]).

[83] La Cour suprême du Canada a confirmé sans équivoque que la responsabilité personnelle d’un préposé de l’État est une condition préalable, tandis qu’une faute ou une responsabilité institutionnelle pour des actes de l’État lui‐même, cela n’existe pas (Hinse, aux para 91‐92; Merchant, au para 40). Comme la loi l’indique clairement, les actes de procédure doivent révéler qu’un préposé de l’État a commis une faute ou un délit.

[84] Dans sa troisième déclaration modifiée, Mme Doan allègue clairement la responsabilité de la GRC et ne formule aucune allégation à l’égard de ses préposés, mandataires ou agents. Plus particulièrement, au paragraphe 51 de sa troisième déclaration modifiée, Mme Doan fait valoir qu’aux termes de l’article 3 de la LRCECA [TRADUCTION] « l’État fédéral est responsable des fautes et des omissions de ses mandataires et, de ce fait, de la GRC », et, au paragraphe 52, elle allègue que la GRC a engagé sa responsabilité (voir aussi, p. ex., les paragraphes 5, 6, l’alinéa 7b) et les paragraphes 35, 45, 53, 54, 55, 56, 58 et 58.1 de la troisième déclaration modifiée).

[85] Aux paragraphes 35 et 36 de son mémoire des faits et du droit, Mme Doan soutient que des agents ou des membres de la GRC ont commis des fautes individuelles; cependant, elle a confirmé sans équivoque, tant dans son mémoire en réponse qu’à l’audience, que son allégation de faute ou de délit est fondée sur des fautes institutionnelles que la GRC a commises de manière systémique, et ce, indépendamment du fait de savoir si un membre particulier de la GRC a commis une faute.

[86] Mme Doan invoque la décision Greenwood, Nasogaluak c Canada (Procureur général), 2021 CF 656 [Nasogaluak] et la décision Corriveau c Canada, 2021 CF 267 [Corriveau] pour affirmer qu’il ressort de la jurisprudence que les fautes institutionnelles que commet la GRC de manière systémique peuvent engager la responsabilité du fait d’autrui de l’État sous le régime de la LRCECA, et qu’il est de ce fait loin d’être clair et évident que ses allégations contre l’État, telles qu’elles sont interprétées, ne peuvent pas être accueillies.

[87] Je ne suis pas d’accord avec Mme Doan. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la Cour suprême du Canada a clairement confirmé que la responsabilité personnelle d’un préposé de l’État est une condition préalable et que la faute ou la responsabilité institutionnelle à l’égard des actes de l’État lui‐même, cela n’existe pas (Hinse, aux para 91‐92). Le libellé explicite de la LRCECA indique clairement que la responsabilité de l’État doit être fondée sur la responsabilité personnelle d’un ou plusieurs de ses préposés. La jurisprudence confirme que la GRC n’est pas en soi une entité juridique que l’on peut poursuivre à titre d’institution (Davidson v Canada (Attorney General), 2015 ONSC 8008 aux para 25, 57‐77 [Davidson]; Hinse, au para 92).

[88] Les décisions que cite Mme Doan n’affirment pas autre chose. Au contraire, elles indiquent que la Cour a autorisé des recours collectifs dans des affaires où le demandeur cherchait à établir la responsabilité de l’État pour les actes répréhensibles commis par des mandataires, des préposés et des employés de la GRC ou, aussi, des médecins désignés de la GRC, plutôt que la responsabilité de la GRC en tant qu’institution (voir, p. ex., Greenwood, aux para 185‐187; Corriveau, aux para 25 29; Nasogaluak, aux para 30, 41). Le fait qu’il ait pu y avoir – ou que les parties aient pu soulever – un élément de responsabilité systémique dans le contexte de ces décisions n’a pas détourné l’attention des tribunaux du libellé explicite de la loi. S’il est vrai qu’il n’est pas toujours nécessaire d’identifier les personnes en particulier dont l’État serait responsable du fait d’autrui de la faute, cela ne veut pas dire que l’État ou, en l’occurrence, la GRC en tant qu’institution peut être directement responsable (Davidson, au para 76).

[89] Comme les actes de procédure de Mme Doan n’allèguent pas l’existence d’une faute ou d’un délit civil commis par un préposé, un agent ou un mandataire de la GRC et que Mme Doan a clairement confirmé que ses actes de procédure ne renferment pas une telle allégation et a fait valoir que celle‐ci n’est pas nécessaire pour engager la responsabilité de la GRC en tant qu’institution, il est donc évident et manifeste que les demandes exercées contre l’État en dommages‐intérêts en vertu du Code civil, en dommages‐intérêts punitifs conformément à la Charte québécoise, pour négligence en common law et pour délit d’intrusion dans l’intimité n’ont aucune chance de succès. Il ne s’agit pas d’une lacune de nature rédactionnelle.

[90] La responsabilité d’une institution à l’égard des actes de l’État en soi cela n’existe pas, selon la décision qu’a rendue la Cour suprême du Canada dans l’affaire Hinse, et les quatre causes d’action qui dépendent de la LRCECA n’ont aucune chance de succès.

[91] Même s’il est évident et manifeste que, pour ce seul motif, ces causes d’action en responsabilité civile n’ont aucune chance de succès, je vais néanmoins les examiner successivement.

2) Les causes d’action sous le régime de la loi québécoise

a) La position des parties

[92] Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan allègue que la GRC a violé par négligence des droits à la vie privée que prévoit la loi québécoise. Elle fait valoir que la GRC a commis une faute et a violé les droits à la vie privée du groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté que protège la Charte québécoise et qu’elle a donc engagé sa responsabilité au titre de l’article 1457 du Code civil en concluant un contrat avec Clearview, en obtenant accès et en accédant à sa base de données, en faisant des recherches dans cette dernière et en ne prenant pas de mesures appropriées pour évaluer la légalité de Clearview.

[93] Mme Doan affirme que les droits à la protection de la vie privée sont garantis par le Code civil et la Charte québécoise, ce qui inclut le droit à l’image de soi, le droit à l’anonymat et le droit de contrôler l’usage qui est fait de son image. Mme Doan ajoute donc qu’en vertu du régime général de responsabilité civile extracontractuelle, les violations des droits à la vie privée donnent lieu à des demandes en dommages‐intérêts pécuniaires et non pécuniaires ainsi qu’en dommages‐intérêts punitifs dans les cas où la violation est intentionnelle. Elle souligne que des intervenants gouvernementaux peuvent être tenus responsables envers des parties privées par l’établissement d’une faute, d’un lien de causalité et d’un préjudice.

[94] Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan a allégué que tant des agents de la GRC que la GRC en tant qu’organisation ont commis des fautes, mais elle a confirmé, à l’audience et dans sa réponse, qu’elle alléguait uniquement la responsabilité de la GRC en tant qu’organisation, et il en a été question plus tôt.

[95] Mme Doan a donc allégué que la GRC a commis une faute et violé les droits à la vie privée du groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté que protège la Charte québécoise, et engagé de ce fait sa responsabilité au titre de l’article 1457 du Code civil, en retenant les services de Clearview, en ne mettant pas en place de mesures appropriées pour s’assurer de la conformité aux mesures de protection de la vie privée applicables, en omettant d’évaluer à l’avance si les outils de Clearview étaient appropriés et légitimes et en omettant de déterminer si Clearview se conformait à ses obligations réglementaires concernant ses outils et services.

[96] Essentiellement, Mme Doan soutient dans son mémoire des faits et du droit que :

[traduction]

  1. les photographies recueillies sont protégées (articles 3, 35, 36, 37 du Code civil; articles 4, 5, 9, 9.1, 24, 24.1, 49 de la Charte québécoise; articles 44 et 45 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, RLRQ c C‐1.1);

  2. la GRC a porté atteinte au droit des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté de contrôler l’utilisation de leur image et le droit à leur anonymat (article 5, para 36(3) du Code civil) et les actions de la GRC constituent une surveillance illégale;

  3. la GRC a agi de manière délibérée et illégale;

  4. les fautes institutionnelles que la GRC a commises de manière systémique engagent la responsabilité de l’État en vertu des articles 3, 10, 36 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État;

5. ces fautes ont causé des préjudices directs et immédiats aux membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté.

[97] De ce fait, Mme Doan sollicite des dommages‐intérêts compensatoires au titre des articles 1457, 1607 et 1621 du Code civil ainsi que des dommages‐intérêts punitifs au titre de l’article 49 de la Charte québécoise.

[98] Dans son mémoire en réponse et à l’audience, Mme Doan a relevé les faits substantiels qui, dans ses actes de procédure, étayent les éléments requis de ses causes d’action en responsabilité civile extracontractuelle.

[99] Plus particulièrement, elle indique ce qui suit :

[traduction]

  • faute alléguée : paragraphes 10 à 15, 17 à 20, 38.2 à 38.3 et 52 à 58 de sa troisième déclaration modifiée;

  • préjudice allégué : paragraphes 5, 7, 30, 43 à 45 et 52 à 59 de sa troisième déclaration modifiée;

  • lien de causalité : paragraphes 5, 18 à 20, 26 à 31, 35, 38.1, 45, 52 à 58 de sa troisième déclaration modifiée;

· allégation d’une atteinte illégale et intentionnelle à un droit protégé par la Charte québécoise : paragraphes 5, 18 à 20, 35 à 36, 38.1, 45 et 52 à 58.1 de sa troisième déclaration modifiée;

[100] Le Canada répond qu’il n’existe aucune cause d’action valable en matière de responsabilité civile extracontractuelle, car l’État n’encourt aucune responsabilité. J’ai déjà examiné plus tôt la question de l’allégation de faute institutionnelle systémique et j’ai conclu que l’État ne peut pas être tenu responsable.

[101] Pour ce qui est de sa cause d’action en dommages‐intérêts sous le régime du Code civil, le Canada a initialement fait valoir que Mme Doan n’allègue (et n’a subi) aucun préjudice, qu’elle n’allègue (et n’établit) aucun lien de causalité et que ses allégations n’étayent pas une conclusion de faute. Autrement dit, le Canada affirme que Mme Doan n’est pas parvenue à alléguer des faits substantiels qui seraient susceptibles d’établir chaque élément constitutif de sa cause d’action.

[102] À l’audience, le Canada a étoffé sa réponse, vu que Mme Doan avait déposé la troisième déclaration modifiée le matin de l’audience. Le Canada a passé en revue chacun des paragraphes qui, selon Mme Doan, étayaient une allégation de préjudice pour sa cause d’action en dommages‐intérêts. Le Canada a fait valoir qu’à l’exception du paragraphe 58.1 de la troisième déclaration modifiée de Mme Doan, ses actes de procédure n’allèguent pas qu’elle ou un membre quelconque du sous‐groupe a subi un préjudice quelconque et ne formulent que des allégations générales. Quant au paragraphe 58.1 de la troisième déclaration modifiée de Mme Doan, le Canada a affirmé que 1) il ne répond pas au seuil nécessaire pour étayer une allégation de préjudice (Li c Equifax, 2019 QCCS 4340 [Li]), et 2) il n’allègue pas que Mme Doan elle‐même a subi un préjudice quelconque, ce qui est fatal (Bou Malhab c Diffusion Métromédia CMR Inc, 2011 CSC 9 [Bou Malhab]).

[103] Le Canada ajoute que Mme Doan n’a aucune cause d’action valable en dommages‐intérêts punitifs sous le régime de la Charte québécoise parce que : 1) elle n’allègue aucune violation personnelle de sa vie privée, 2) aucune allégation explicite ne donne à penser qu’il y a eu une atteinte illégale et intentionnelle à un droit protégé par la Charte québécoise, au sens où ces termes sont définis, et 3) la prétendue atteinte intentionnelle dont Mme Doan fait état ne concorde pas avec la norme applicable (Québec (Curateur public) c Syndicat national des employés de l’hôpital St‐Ferdinand, [1996] 3 RCS 211 aux para 118, 121 [Hôpital St‐Ferdinand]).

b) Analyse

[104] Mme Doan soulève des allégations de responsabilité de l’État pour les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté qui résident au Québec, au titre de l’article 1457 du Code civil et de l’article 49 de la Charte québécoise. Elle sollicite des dommages‐intérêts au titre du premier article et des dommages‐intérêts punitifs au titre du second.

[105] Mme Doan ne traite pas de ces deux causes d’action de manière distincte, et je vais donc les examiner aussi sous une seule rubrique.

[106] L’article 1457 du Code civil est libellé en ces termes :

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

[107] Ni l’une ni l’autre des parties ne conteste que les éléments requis d’une cause d’action en dommages‐intérêts qui est fondée sur la responsabilité civile extracontractuelle au titre de l’article 1457 du Code civil sont les suivants : 1) le défendeur a commis une faute, 2) le demandeur a subi un préjudice, et 3) il existe un lien de causalité entre la faute et le préjudice (Infineon, aux para 76‐79).

[108] Le texte de l’article 49 de la Charte québécoise indique ce qui suit :

Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnus par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages‐intérêts punitifs.

[109] Quant à la cause d’action en dommages‐intérêts punitifs sous le régime de la Charte québécoise, la Cour suprême du Canada a déclaré, dans l’arrêt de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51 [de Montigny], que l’article 49, alinéa 2 de la Charte québécoise prévoit deux conditions à remplir pour l’octroi de dommages‐intérêts punitifs : l’acte – l’atteinte – en question doit être à la fois illicite et intentionnel. En ce qui concerne la première condition, à savoir que l’acte doit être illicite, la Cour suprême du Canada a cité l’approche qu’elle a suivie dans l’arrêt Hôpital St‐Ferdinand, au paragraphe 116 :

Pour conclure à l’existence d’une atteinte illicite, il doit être démontré qu’un droit protégé par la Charte a été violé et que cette violation résulte d’un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c’est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle‐même : [...].

[110] Quant à la seconde condition, la Cour suprême a indiqué qu’elle consiste à déterminer si l’atteinte ou l’acte était intentionnel, ce qui, a‐t‐elle ajouté, se rapporte non pas à l’intention de commettre la faute, mais plutôt à celle de causer le résultat qui en découle, ajoutant que, dans le contexte de la Charte québécoise, le résultat en question est une atteinte illicite à un droit protégé.

[111] Comme je l’ai mentionné plus tôt, il est évident et manifeste en l’espèce que les réclamations que fonde Mme Doan sur le Code civil et la Charte québécoise ne révèlent pas une cause d’action valable parce que ses actes de procédure n’allèguent pas l’existence d’une faute commise par un préposé de l’État, conformément au libellé explicite de la LRCECA, comme l’a confirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hinse, car il s’agit d’un élément constitutif des deux réclamations.

[112] Cependant, il y a d’autres raisons pour lesquelles les causes d’action dont Mme Doan fait état sous le régime de la loi québécoise sont vouées à l’échec.

[113] En ce qui concerne la responsabilité civile extracontractuelle prévue à l’article 1457 du Code civil, les actes de procédure de Mme Doan 1) ne satisfont pas au seuil énoncé dans la jurisprudence pour établir l’existence d’un préjudice à première vue, et 2) ils ne contiennent aucune allégation que Mme Doan, en tant que représentante du groupe, a subi un préjudice personnel nécessaire à sa cause d’action (Bou Malhab).

[114] En ce qui concerne le préjudice, la jurisprudence est claire : le prétendu préjudice « doit être grave et de longue durée, et [...] il ne doit pas s’agir simplement des désagréments, angoisses et craintes ordinaires que toute personne vivant en société doit régulièrement accepter, fût‐ce à contrecœur » (Mustapha c Culligan of Canada Ltd, 2008 CSC 27 au para 9 [Mustapha]. Voir aussi Mazzonna c DaimlerChrysler Financial Services Canada Inc/Services financiers DaimlerChrysler Inc, 2012 QCCS 958 aux para 56‐63; Li au para 31; Sofio c Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820 au para 25; Fortin c Mazda Canada Inc, 2016 QCCA 31 aux para 170‐171).

[115] La seule allégation de préjudice que contient la troisième déclaration modifiée de Mme Doan à l’appui d’une demande en dommages‐intérêts sous le régime du Code civil a été ajoutée le matin de l’audience, et elle figure au paragraphe 58.1, dont le texte est le suivant :

[traduction]
En conséquence prévisible, directe et immédiate des actes et des omissions illégales, fautives, négligentes et intentionnelles de la GRC (énoncés ci‐dessus), les membres du groupe ont subi les préjudices suivants :

a) Pour les membres du groupe : détresse, anxiété, malaise, inquiétude et contrariété;

b) Pour les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté : faire l’objet d’une surveillance policière continue et massive, détresse, anxiété, malaise, inquiétude, perte d’intégrité et contrariété; [...]

[116] Le préjudice qu’auraient subi les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté n’est manifestement pas qualifié ou décrit d’une manière qui est assimilable au degré de préjudice que Mme Doan invoque dans sa cause d’action en dommages‐intérêts pour responsabilité civile extracontractuelle sous le régime du Code civil. La détresse, l’anxiété, l’inconfort, l’inquiétude, la perte d’intégrité et la contrariété dont fait état Mme Doan sont de la nature des contrariétés et des anxiétés ordinaires. Si l’on garde à l’esprit l’interprétation généreuse qu’il convient d’accorder aux actes de procédure, ceux‐ci ne sont pas suffisamment détaillés pour être plus que de simples affirmations, et il est donc évident et manifeste qu’ils ne constituent pas un préjudice selon le droit applicable.

[117] Par ailleurs, Mme Doan n’allègue pas avoir subi un préjudice personnel. Le paragraphe cité ci‐dessus fait uniquement état d’un préjudice général subi par les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté. Toutefois, un préjudice n’est indemnisable sous le régime du Code civil que s’il touche personnellement le demandeur, ou, autrement dit, la faute doit traverser l’écran de la généralité du groupe et le demandeur représentant doit avoir été personnellement touché par la conduite fautive (Bou Malhab, au para 48). Il faut donc que le représentant du groupe allègue qu’il a subi un préjudice personnel pour que sa cause d’action en responsabilité civile extracontractuelle sous le régime du Code civil soit accueillie, et Mme Doan n’est pas parvenue à le faire (Bou Malhab, aux para 47‐48).

[118] Les allégations énoncées au paragraphe 58.1 de la troisième déclaration modifiée sont insuffisantes, car elles n’établissent pas l’existence d’un préjudice indemnisable précis qu’auraient subi soit les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, soit la représentante du groupe.

[119] Il est évident et manifeste que la cause d’action de Mme Doan en responsabilité civile extracontractuelle au titre de l’article 1457 du Code civil, fondée sur les faits allégués, n’a aucune chance raisonnable de succès. Il n’est nul besoin que j’examine les autres arguments que le Canada a soulevés à propos du lien de causalité.

[120] Une demande de dommages‐intérêts punitifs au titre de l’article 48, alinéa 2 de la Charte québécoise peut être accueillie sur une base indépendante (de Montigny aux para 38‐46), mais les éléments requis doivent être plaidés. En l’espèce, je conclus que les actes de procédure de Mme Doan sur le caractère intentionnel de l’atteinte sont, à ce stade, manifestement insuffisants. Plus particulièrement, elle n’allègue pas que le résultat de la conduite fautive était voulu, ainsi que l’exige la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de Montigny.

[121] Dans un autre des arrêts marquants sur la question, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une atteinte intentionnelle peut prendre naissance quand 1) l’auteur de l’atteinte illicite a « un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive », ou 2) la « [personne] agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera » (Hôpital St‐Ferdinand, au para 121). Elle a de plus décrété que « l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit‐elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère » (Hôpital St‐Ferdinand, au para 121).

[122] Mme Doan soutient que ses actes de procédure allèguent bel et bien l’existence d’une atteinte intentionnelle de la part de la GRC aux droits protégés par la Charte québécoise et elle fait référence au mémoire en réponse qu’elle a présenté à la suite de sa deuxième déclaration modifiée aux paragraphes 5, 18 à 20, 35 à 36, 38.1, 45 et 52 à 58. Elle a ajouté une référence au paragraphe 58.1 de sa troisième déclaration modifiée à l’audience. Elle affirme qu’il ressort de ses actes de procédure que la GRC a obtenus délibérément accès à une base de données illicite et a effectué des recherches dans cette dernière avant d’évaluer si les outils qu’offrait Clearview étaient légaux et, dans son mémoire en réponse, elle soutient que ces allégations sont assimilables à une [TRADUCTION] « conduite intentionnelle ou preuve d’une conduite volontairement aveugle ou gravement négligente », ce qui, selon elle, répond à la norme applicable (Spieser c Procureur général du Canada, 2020 QCCA 42 aux para 558, 568‐592; Brochu c Agence du revenu du Québec, 2018 QCCS 722 aux para 181‐183).

[123] Selon les actes de procédure de Mme Doan, confirmés par ses observations, l’atteinte intentionnelle de la GRC aux droits à la vie privée du groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté réside dans son intention de commettre ses actes et ses omissions (avoir accès à la base de données de Clearview et y effectuer des recherches), d’où la faute alléguée, plutôt que dans son souhait de causer les conséquences des actes ou des omissions en question (anxiété, perte d’intégrité, malaise, etc.). Cependant, « [l’]intentionnalité [...] s’attache non pas à la volonté de l’auteur de commettre la faute, mais bien à celle d’en entraîner le résultat. Aucune des parties n’a d’ailleurs remis en cause ce critère » (de Montigny, au para 60). Pour que sa demande soit accueillie, si l’on se fonde sur les enseignements de la Cour suprême, il lui fallait alléguer que la GRC avait intentionnellement causé les conséquences de sa conduite fautive ou qu’elle ne pouvait pas ignorer, sans être volontairement aveugle, les conséquences qui découleraient de ses actes ou de ses omissions.

[124] Une fois de plus, l’État ne peut pas être tenu responsable et Mme Doan n’a pas allégué les faits substantiels requis pour étayer la cause d’action qu’elle soulève. Même le fait d’aborder sous un angle généreux les actes de procédure de Mme Doan ne peut pas combler les nombreuses lacunes susmentionnées (Bigeagle CF, au para 183). Il est donc évident et manifeste que les causes d’action de Mme Doan sous le régime de la loi québécoise, sur la foi des faits allégués dans sa troisième déclaration modifiée, n’ont aucune chance raisonnable de succès.

3) Les causes d’action en common law

a) Le délit d’intrusion dans l’intimité

(i) La position des parties

[125] Mme Doan soulève le délit d’intrusion dans l’intimité au nom des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté qui résident à l’extérieur du Québec, lequel délit, allègue‐t‐elle, impose une responsabilité à une personne qui, intentionnellement, fait intrusion dans l’intimité, les affaires privées ou les préoccupations personnelles d’une autre personne, si « cette conduite [est] considérée comme étant hautement répréhensible [...] par une personne raisonnable » (Jones v Tsige, 2012 ONCA 32 au para 70 [Jones]). Elle dit que la GRC a fait intrusion dans les affaires ou les préoccupations personnelles du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté en concluant un contrat avec Clearview, en obtenant accès à sa base de données et en y effectuant des recherches. Elle allègue que les conditions nécessaires sont remplies et, au vu des faits plaidés aux paragraphes 20, 30 à 35, 38.1, 43 à 45, 50, 52, 55 à 58 et 58.1 de sa troisième déclaration modifiée, les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté qui résident à l’extérieur du Québec ont droit à des dommages‐intérêts, dont des dommages‐intérêts de nature pécuniaire, non pécuniaire, punitive et majorée, à titre de réparations pour les actes délictuels que la GRC a commis.

[126] Le Canada répond que 1) l’État n’est responsable du fait d’autrui que pour les délits que commettent ses préposés, 2) Mme Doan réside au Québec et est donc soumise à la loi québécoise, et le délit d’intrusion dans l’intimité n’existe pas dans la loi québécoise (Darmar Farms Inc v Syngenta Canada Inc, 2019 ONCA 789 aux para 35‐38 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 38915) [Darmar]) et 3) en tout état de cause, Mme Doan n’a formulé aucune allégation substantielle à l’égard des éléments requis pour l’application du délit d’intrusion dans l’intimité. Plus précisément, le Canada ajoute que, dans ses actes de procédure, Mme Doan n’allègue pas que le Canada a fait intrusion dans ses affaires sans justification, comme l’exige le deuxième élément du critère applicable au délit et, deuxièmement, les renseignements personnels ne sont pas suffisamment intrusifs pour donner lieu à la cause d’action.

[127] Dans son mémoire en réponse, Mme Doan affirme qu’il suffit que des membres du groupe soulèvent la cause d’action; il n’est pas nécessaire que ce soit fait par chacun des membres du groupe ni par le représentant du groupe en particulier. Elle invoque notamment l’arrêt Banque de Montréal c Marcotte, 2014 CSC 55 au paragraphe 55 [Marcotte] et l’arrêt MacKinnon v Instaloans Financial Solution Centres (Kelowna) Ltd, 2004 BCCA 472 au paragraphe 51 [MacKinnon].

(ii) Analyse

[128] Une fois de plus, selon les articles 3 et 10 de la LRCECA, le Canada n’est responsable du fait d’autrui que pour les délits que commettent des préposés de l’État (Asghar c Canada, 2023 CAF 62 [Asghar]). J’ai déjà traité de cette question plus tôt.

[129] Mme Doan invoque l’arrêt Jones de la Cour d’appel de l’Ontario pour alléguer que la GRC a commis un délit d’intrusion dans l’intimité. Les principales caractéristiques de cette cause d’action sont : 1) que le défendeur doit avoir fait intrusion, sans justification légale, dans les affaires ou les préoccupations personnelles du demandeur, 2) que la conduite du défendeur doit être intentionnelle, ce qui inclut un élément d’insouciance, et 3) qu’une personne raisonnable considérerait une intrusion comme une atteinte très choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’anxiété (Jones, au para 71).

[130] Le Canada allègue que Mme Doan n’a aucune cause d’action valable parce qu’elle réside au Québec, qu’elle est donc assujettie à la loi québécoise et que la loi substantielle du Québec ne reconnaît pas ce délit.

[131] Bien que les tribunaux ontariens aient décidé qu’il doit y avoir un représentant qui peut présenter une réclamation auprès de chacun des défendeurs, ou, autrement dit, si le demandeur représentant n’a pas une cause d’action valable contre le défendeur, il importe peu que les autres membres potentiels du groupe soient en mesure de le faire (Darmar, aux para 35‐38; Taylor v Canada (Attorney General), 2012 ONCA 479 au para 21), les tribunaux d’autres provinces ont conclu qu’il est suffisant que des membres du groupe aient une cause d’action, et pas forcément le demandeur représentant, dans la mesure où il existe une cause d’action contre chacun des défendeurs désignés (MacKinnon, au para 51; Banque de Montréal c Marcotte, 2012 QCCA 1396 aux para 52‐57; Marcotte, au para 55).

[132] Aucune des affaires dont je suis au courant sur cette question ne lie notre Cour. Je signale de plus que je n’ai trouvé que deux affaires instruites par notre Cour dans lesquelles la requête en autorisation de recours collectif envisageait d’inclure des résidents du Québec, même si le demandeur représentant était d’une autre province, mais il a été conclu en fin de compte que l’argument fondé sur la loi québécoise était dénué d’une cause d’action valable en raison de l’absence de faits substantiels (voir p. ex., Tippett c Canada, 2019 CF 869 aux para 3, 8, 75; Bigeagle CF, au para 218). Dans ces circonstances, je ne crois pas que les décisions ontariennes sur lesquelles se fonde le Canada soient une jurisprudence très convaincante pour rejeter l’action de Mme Doan à cette étape initiale. Il doit y avoir « un dossier portant exactement sur la même question, issue de la même juridiction, et démontrant que cette même question a été clairement abordée et rejetée » (Arsenault c Canada, 2008 CF 299 au para 27 cité dans Airbnb, au para 59) pour conclure qu’il est évident et manifeste qu’il n’existe aucune réclamation, et le Canada n’est pas parvenu à établir que c’est le cas en l’espèce.

[133] Cependant, indépendamment de ce que je viens tout juste de souligner, la présente affaire comporte une série particulière de circonstances, car les actes de procédure de Mme Doan ne révèlent aucune cause d’action valable personnelle à l’encontre du Canada. J’ai déjà indiqué que ces causes d’action sous le régime de la loi québécoise sont vouées à l’échec et, comme nous le verrons dans la prochaine sous‐section, j’arrive à la même conclusion au sujet des allégations qu’elle formule sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur. À mon avis, il serait antinomique avec les objectifs d’un recours collectif, ainsi qu’avec les Règles, d’autoriser un demandeur représentant à engager un recours collectif au nom de membres qui ont une cause d’action sans que le demandeur représentant lui‐même en ait une contre au moins un défendeur (Horseman c Canada, 2015 CF 1149 aux para 24‐26).

[134] En particulier, je souligne que le paragraphe 334.121) des Règles prévoit qu’« une action ou une demande peut être introduite par un membre d’un groupe de personnes au nom du groupe ». Le paragraphe 334.12(2) des Règles indique ensuite que « [l]e membre présente une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif et de se faire nommer représentant demandeur ». Le paragraphe 334.12(3) des Règles prévoit que « [l]e représentant du groupe doit être une personne qui peut agir comme demandeur aux termes des présentes règles ». La Cour d’appel fédérale a indiqué (quoique dans le contexte de la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles) que « [c]es dispositions laissent entendre assurément qu’un membre du groupe de personnes pertinent doit intenter le recours collectif proposé » (Jost, au para 104).

[135] Dans l’arrêt Bisaillon c Concordia University, 2006 CSC 19, la Cour suprême du Canada a confirmé que le recours collectif ne modifie ni ne crée des droits substantiels (para 17) :

Néanmoins, le recours collectif demeure un véhicule procédural dont l’emploi ne modifie ni ne crée des droits substantiels (Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., 2003 CanLII 47948 (QC CA), [2003] R.J.Q. 1011 (C.A.), par. 57‐58; Tremaine c. A.H. Robins Canada Inc., 1990 CanLII 2808 (QC CA), [1990] R.D.J. 500 (C.A.), p. 507; Y. Lauzon, Le recours collectif (2001), p. 5 et 9). En effet, la procédure du recours collectif ne saurait justifier une action en justice lorsque, considérées individuellement, les différentes réclamations visées par le recours ne le permettraient pas : D. Ferland et B. Emery, dir., Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 2, p. 876‐877.

[136] À l’audience, Mme Doan a confirmé que tant qu’elle a une seule cause d’action personnelle contre le Canada, elle peut intenter un recours collectif au nom d’autres membres du groupe, qu’elle puisse le faire personnellement ou non.

[137] Quoi qu’il en soit, je conclus une fois de plus que la troisième déclaration modifiée de Mme Doan n’allègue pas de manière substantielle que la GRC a fait intrusion de manière intentionnelle ou insouciante dans ses affaires privées, et encore moins qu’une intrusion a touché à des détails qui répondent à la norme de « l’atteinte très choquante ». Elle n’est donc pas parvenue à plaider comme il faut la commission, par la GRC, des éléments constitutifs du délit d’intrusion dans l’intimité, comme il est exposé en détail ci‐après. Elle oriente la Cour vers les paragraphes 20, 30 à 35, 38.1, 43 à 45, 50, 52 et 55 à 58 de sa troisième déclaration modifiée.

[138] Mme Doan n’allègue pas l’existence d’une conduite de la GRC qui est assimilable à une intrusion dans ses affaires ou ses préoccupations privées. Elle ne fournit aucun détail quant aux intrusions alléguées ou à la manière dont ces dernières se sont soldées par une intrusion importante dans sa vie privée personnelle. Mme Doan a confirmé que son action n’a rien à voir avec la question de savoir si un membre quelconque de la GRC a cherché, ou a vu, une photographie d’elle‐même. Elle n’allègue donc pas que le défendeur a fait intrusion, sans justification légale, dans ses affaires ou ses préoccupations privées. Mme Doan n’allègue pas que les buts pour lesquels la GRC a utilisé Clearview étaient irréguliers. Ni elle ni la GRC n’ont une raison quelconque de croire que la GRC a déjà cherché ou vu une image d’elle. En fait, elle structure son argumentation en disant qu’elle est [TRADUCTION] « indépendante de la question de savoir si la GRC a réellement utilisé les services de Clearview au sujet » d’elle‐même ou de photographies prises par elle. Elle soutient simplement que la capacité de la GRC d’avoir accès à Clearview a porté atteinte à sa vie privée et à son droit d’auteur et que cela crée une responsabilité envers elle. Mme Doan n’allègue pas que la GRC a effectivement vu, et encore moins copié, ne serait‐ce qu’une seule photographie d’elle ou prise par elle dans Clearview. Son argumentation repose sur l’idée que ce fait importe peu, ce qui est irréconciliable avec le délit d’intrusion dans l’intimité.

[139] De plus, je ne vois pas comment le délit reproché à la GRC peut, en droit, être assimilable à une intrusion dans les affaires ou les préoccupations personnelles de Mme Doan; des photographies auxquels le public a accès sur Internet ne sont pas incluses dans les stricts paramètres de ce délit qui ont été énoncés dans l’arrêt Jones. Le paragraphe 72 de ce dernier comporte le genre d’affaires qui pourraient être considérées comme des « affaires ou des préoccupations personnelles » :

Ces éléments indiquent clairement que la reconnaissance de cette cause d’action n’ouvrirait pas toute grande la voie. Les demandes pour intrusion dans l’intimité surviendront uniquement pour des invasions importantes et délibérées de la vie privée. Les demandes d’individus qui sont sensibles ou exceptionnellement préoccupés par leur vie privée sont exclues : uniquement les intrusions dans les affaires telles que les dossiers financiers ou de santé, l’orientation et les pratiques sexuelles, le travail, le journal intime ou les correspondances privées qui, considérées objectivement selon la norme d’une personne raisonnable, peuvent être décrites comme très choquantes. [Non souligné dans l’original.]

[140] Outre le fait qu’il n’y ait aucune intrusion dans les affaires ou les préoccupations personnelles, Mme Doan n’est pas parvenue à faire valoir que la GRC a délibérément fait intrusion, de manière physique ou d’une autre façon, dans l’intimité des affaires ou des préoccupations personnelles d’une autre personne ou d’elle‐même (Jones, au para 70). L’intention est établie si la GRC avait l’intention de faire intrusion dans la vie privée de Mme Doan ou si elle savait que l’acte qui constituait l’intrusion aurait presque certainement une conséquence particulière. La seule allégation de Mme Doan au sujet d’une intention figure au paragraphe 55 de sa troisième déclaration modifiée : [TRADUCTION] « En obtenant accès à la base de données de Clearview, et en y effectuant des recherches, de manière intentionnelle, illicite et insouciante, la GRC s’est livrée à une intrusion délibérée et importante dans la vie privée des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, commettant ainsi le délit d’intrusion dans l’intimité de ces membres ». Cette allégation est vague, brève et catégorique et, de ce fait, elle ne constitue pas un fait substantiel dénotant que la conduite de la GRC était délibérée ou insouciante (Jensen CF, au para 79).

[141] Enfin, Mme Doan n’a pas plaidé le troisième élément du délit, soit le fait qu’une personne raisonnable considérerait la conduite de la GRC comme très choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse (Jones, aux para 71‐72). Sans intrusion dans la vie privée, on peut difficilement faire valoir que l’intrusion est très choquante. Même si la conduite reprochée était assimilable à une intrusion en l’espèce, selon moi une personne raisonnable qui considérerait l’affaire objectivement n’estimerait pas que l’intrusion reprochée – la capacité de la GRC d’avoir accès à Clearview – est « très choquante ». Les actes de procédure ne précisent pas de quelle façon cette conduite satisferait au seuil juridique; le seul paragraphe que contient la troisième déclaration modifiée à propos de cette exigence est libellé comme suit : [TRADUCTION] « 56. L’intrusion de la GRC dans la vie privée des membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, sans justification légale, est hautement répréhensible, compte tenu de la nature très personnelle et sensible des renseignements biométriques que contient la base de données de Clearview ». Cette allégation est assimilable à une simple affirmation ou conclusion plutôt qu’à un fait substantiel, et elle manque de détails.

[142] Étant donné que l’État ne peut pas être tenu responsable, que Mme Doan réside au Québec et, par ailleurs, que les éléments constitutifs de cette cause d’action sont absents des actes de procédure, de pair avec les allégations non nécessaires pour les étayer, il est évident et manifeste que cette cause d’action n’a aucune chance de succès.

b) La négligence en common law

(i) La position des parties

[143] Dans sa troisième déclaration modifiée, Mme Doan allègue la négligence en common law au nom des membres du groupe qui résident à l’extérieur du Québec, donc tant pour les membres du groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté que pour ceux du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté et qui résident à l’extérieur du Québec. Plus précisément, dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan affirme que 1) la GRC avait une obligation de diligence qui consistait à mettre en œuvre et à utiliser des techniques de surveillance et de recherche d’une manière non négligente, 2) la GRC a manqué à cette obligation de diligence en mettant en œuvre et en utilisant de façon négligente la base de données de Clearview et 3) les membres du groupe ont donc subi des préjudices. Mme Doan fait référence aux paragraphes 20, 30 à 35, 38, 38.1, 43 à 45, 50 et 52 à 58.1 de sa troisième déclaration modifiée pour faire valoir qu’elle a plaidé les faits substantiels requis à l’appui de cette cause d’action.

[144] En conséquence, elle cherche à établir la responsabilité de la GRC en tant qu’institution pour les préjudices subis par les membres du groupe résidant à l’extérieur du Québec et elle sollicite des dommages‐intérêts pécuniaires, non pécuniaires et punitifs généraux.

[145] Le Canada soutient que Mme Doan n’a pas de cause d’action valable en négligence, car 1) les actes de procédure de Mme Doan ne contiennent aucun préjudice d’origine législative, 2) selon les propres actes de procédure de Mme Doan, aucune obligation de diligence n’est soulevée en l’espèce; sa description de la proximité est liée aux [TRADUCTION] « personnes dont la GRC recueille, utilise, tient et divulgue les renseignements personnels », des actes non allégués au moyen de faits substantiels, 3) la théorie de la participation réelle qui est introduite dans son mémoire des faits et du droit ne repose sur aucun fait substantiel et n’a aucune apparence de vraisemblance, et 4) les actes de procédure de Mme Doan ne disent rien au sujet de la norme de diligence et du lien de causalité.

(ii) Analyse

[146] Une fois de plus, selon les articles 3 et 10 de la LRCECA, le Canada n’est responsable du fait d’autrui que pour les délits commis que par des préposés de l’État (Asghar). J’ai déjà traité de cette question plus tôt.

[147] Par ailleurs, les éléments requis de la cause d’action en négligence de Mme Doan sont les suivants : 1) l’existence d’une obligation de diligence, 2) le manquement à cette obligation, et 3) les dommages découlant du manquement à l’obligation de diligence (Saadati c Moorhead, 2017 CSC 28 au para 13). Les tribunaux déterminent s’il existe ou non une obligation de diligence en appliquant le critère Anns/Cooper (Cooper c Hobart, 2001 CSC 79).

[148] La troisième déclaration modifiée de Mme Doan ne mentionne pas l’obligation de diligence, son existence, sa nature ou la manière dont on y a porté atteinte.

[149] Pour ce qui est des dommages, la jurisprudence établit que les dommages causés par « les contrariétés, la répulsion, l’anxiété, l’agitation ou les autres états psychologiques qui restent en deçà d’un préjudice » ne constituent pas des dommages indemnisables dans une action en négligence (Mustapha, au para 9; Stewart c Demme, 2020 ONSC 83 aux para 86‐90. Voir aussi, a contrario, Condon, au para 22).

[150] Dans sa troisième déclaration modifiée, Mme Doan plaide l’existence de dommages au paragraphe 58.1 susmentionné, lequel fait référence de manière générale à de la détresse, de l’anxiété, de la gêne, de l’inquiétude, de la perte d’intégrité et des désagréments. Les actes de procédure sur les dommages sont, dans le meilleur des cas, des [traduction] « contrariétés passagères », et, compte tenu de la jurisprudence susmentionnée, ils ne sont pas assez détaillés pour aller au‐delà de simples affirmations. De plus, étant donné que Mme Doan ne mentionne pas l’obligation de diligence ou l’atteinte à cette dernière, il n’y a également aucun acte de procédure qui a trait au lien de causalité entre l’atteinte et un dommage quelconque.

[151] Une fois de plus, l’État ne peut pas être tenu responsable, Mme Doan réside au Québec et elle n’a pas plaidé les faits substantiels requis à l’appui de la cause d’action qu’elle soulève. En conséquence, il est évident et manifeste que la cause d’action en négligence en common law ne peut pas être accueillie.

  1. Les causes d’action sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur

    • 1)La violation du droit d’auteur

      • a)La position des parties

[152] Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan fait valoir qu’en créant des comptes pour avoir accès à la base de données de Clearview, en ayant accès à cette dernière, en y effectuant des recherches, en consultant les résultats de ses recherches, en mettant à disposition et en faisant circuler les photographies recueillies au sein de la structure de la GRC et en possédant les photographies recueillies par l’entremise de la base de données et des comptes rendus de recherche téléchargés, la GRC a violé le droit d’auteur à l’égard des photographies recueillies des membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté. Comme la GRC savait ou aurait dû savoir que ces actes violaient le droit d’auteur sur les œuvres, la GRC a également commis une violation à une étape ultérieure. Elle ajoute qu’étant donné qu’aucune des exceptions à la violation du droit d’auteur s’applique, des dommages‐intérêts, y compris pécuniaires, non pécuniaires, préétablis, punitifs et majorés, peuvent être demandés à titre de réparations.

[153] Mme Doan allègue au nom du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté que la GRC a commis une violation à une étape ultérieure du droit d’auteur (alinéas 27(2)a), b), c), d), et paragraphes (2.3) et (2.4) de la Loi sur le droit d’auteur) à l’égard des œuvres protégées des membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté – les photographies recueillies – et qu’aucune des exceptions à la violation du droit d’auteur ne s’applique en l’espèce (articles 29‐32.2 de la Loi sur le droit d’auteur). Dans son mémoire en réplique, elle affirme que les éléments nécessaires de sa cause d’action ressortent clairement de ses actes de procédure, et elle renvoie la Cour aux articles 20, 35, 43, 44 à 45 et 52 à 54 de sa troisième déclaration modifiée.

[154] À l’audience, Mme Doan a évoqué pour la première fois que le Canada a commis de plus une violation à une étape ultérieure au sens du paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur. Il est inapproprié d’alléguer une nouvelle cause d’action à l’audition de la requête et, pour cette raison, je ne l’entendrai pas. Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune mention de cette cause d’action dans les actes de procédure et il est donc évident et manifeste qu’elle est vouée à l’échec.

[155] Le Canada répond que 1) les actes de procédure de Mme Doan ne contiennent aucun fait substantiel dénotant qu’un membre quelconque de la GRC a produit, reproduit ou publié, vendu ou loué ou mis en circulation des photos quelconques obtenues par Clearview, et 2) en tout état de cause, le travail d’enquête qu’effectuent des agents de police constitue une recherche qui tombe sous le coup de l’exception relative à l’utilisation équitable (articles 29 et 30 de la Loi sur le droit d’auteur).

  • b)Analyse

[156] La violation du droit d’auteur à une étape ultérieure est prévue au paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur :

27 1) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.

2) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci‐après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit :

a) la vente ou la location;

b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur;

c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial;

d) la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c);

e) l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c).

[157] Pour établir une cause d’action en violation à une étape ultérieure, il faut que Mme Doan allègue les éléments suivants : 1) une violation initiale a eu lieu, 2) l’auteur de la violation à une étape ultérieure savait ou aurait dû savoir qu’il avait affaire au produit d’une violation initiale, et 3) l’auteur de la violation à une étape ultérieure a vendu, loué, mis en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur, ou offert en vente le produit contrefaisant (paragraphe 272 de la Loi sur le droit d’auteur; CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut‐Canada, 2004 CSC 13 au para 81; Salna c Voltage Pictures, LLC, 2021 CAF 176 au para 87; Euro‐Excellence Inc. c Kraft Canada Inc, 2007 CSC 37 au para 19).

[158] Bien que Mme Doan soutienne qu’elle a plaidé des faits substantiels en lien avec chaque élément du critère applicable à la violation à une étape ultérieure, elle ne l’a clairement pas fait. Plus particulièrement, elle ne plaide pas de faits substantiels en lien avec le troisième élément du critère applicable à la violation à une étape ultérieure, qui exige que l’auteur de la violation à une étape ultérieure (la GRC) vende ou loue, mette en distribution, mette ou offre en vente ou en location, ou expose en public, ou possède à ses fins les photographies recueillies.

[159] Mme Doan affirme qu’il ressort clairement de ses actes de procédure que la GRC a créé des comptes pour obtenir accès à la base de données de Clearview, qu’elle y a fait des recherches, qu’elle a consulté les résultats de cette dernière, qu’elle a mis à disposition et en circulation les photographies recueillies au sein de la structure de la GRC et qu’elle a eu possession des photographies recueillies par l’intermédiaire de la base de données et des comptes rendus de recherche téléchargés. Elle ajoute que ces allégations constituent bel et bien une diffusion et une mise en circulation des photographies recueillies.

[160] À l’appui de son argument, Mme Doan oriente la Cour vers les paragraphes suivants de sa troisième déclaration modifiée :

[traduction]
20. Bien que l’entreprise de Clearview soit modélisée sur une intrusion à grande échelle dans la vie privée de résidents et de citoyens du Canada et sur des violations du droit d’auteur, la GRC s’est empressée d’exercer ses activités illégales en devenant un client de Clearview, en obtenant délibérément accès à sa base de données et en utilisant ses services.

35. À titre d’organisme national chargé d’appliquer la loi du Canada, la GRC exerce ses activités d’un bout à l’autre du Canada, avec des mandats de prestation de services de police à l’échelon national, fédéral, provincial et municipal. En devenant un client payant de Clearview, en obtenant délibérément accès à la base de données de Clearview et en utilisant ses services, la GRC a exercé des activités illégales.

43. Se fondant sur les allégations formulées par Clearview au sujet de l’ampleur de sa base de données et du fait que, jusqu’à récemment, le Canada était l’un des principaux marchés de Clearview, Mme Doan allègue que ses renseignements biométriques personnels et les photographies de Doan ont été recueillis, copiés, reproduits, stockés ou utilisés par Clearview, à son insu ou sans son consentement.

44. Par ses actes, Clearview a violé le droit à la vie privée de Mme Doan ainsi que son droit d’auteur et ses droits moraux sur les photographies de Doan.

45. Indépendamment de la question de savoir si la GRC s’est réellement servie des services de Clearview pour ce qui est de Mme Doan ou des photographies de Doan, le fait d’être client de Clearview et d’avoir obtenu délibérément accès à des services dont la prestation comporte une atteinte au respect de la vie privée de résidents et de citoyens du Canada ainsi que la violation de leurs droits de propriété intellectuelle de façon systématique, engage la responsabilité de la GRC.

52. La GRC a engagé sa responsabilité à l’égard des membres du groupe pour les motifs suivants :

A‐ Négligence, exercice d’activités illégales et obtention délibérée d’un accès à une base de données illicite

53. Comme il est expliqué plus en détail ci‐dessus, la GRC a engagé sa responsabilité à l’égard des membres du groupe en devenant client de Clearview et en obtenant délibérément accès à sa base de données illicite, contenant des renseignements biométriques personnels et des documents protégés par le droit d’auteur qui ont été utilisés en violation des titulaires des droits.

54. De plus, la GRC a fait preuve de négligence en obtenant accès à la base de données de Clearview et en utilisant cette dernière, ce qui a consisté notamment à effectuer des recherches dans la base de données, avant d’évaluer si les outils qu’offrait Clearview étaient légaux, et, puisqu’ils contiennent des renseignements biométriques personnels, si Clearview a fait état aux autorités compétentes de ses activités et de la création et de l’existence de sa base de données (ce qu’elle n’a pas fait).

[161] Mme Doan affirme, dans son mémoire en réponse, que ces paragraphes [traduction] « constituent effectivement une diffusion et une mise en circulation des photographies recueillies » et qu’ils satisfont donc au troisième élément du critère relatif à la violation à une étape ultérieure, car ils révèlent que la GRC a [traduction] « mis à disposition et en circulation les photographies recueillies au sein de la structure de la GRC, et a possédé les photographies recueillies par l’intermédiaire de la base de données et des comptes rendus de recherche téléchargés ».

[162] Ayant lu avec soin les actes de procédure de Mme Doan, je ne suis pas d’accord. Je ne trouve aucune mention, dans les actes de procédure, que la GRC a mis à disposition et en circulation les photographies recueillies au sein de la structure de la GRC, ou qu’elle a possédé les photographies recueillies par l’intermédiaire de la base de données et des comptes rendus de recherche téléchargés. Même une interprétation généreuse ne me permettrait pas de relever de telles allégations dans les actes de procédure. Ces derniers restreignent plutôt les allégations en affirmant que la GRC a eu accès à une base de données qui contenait des documents protégés par le droit d’auteur et qu’elle y a effectué des recherches.

[163] Les actes de procédure de Mme Doan omettent donc de décrire les faits substantiels qui peuvent fonder la condition législative qui s’applique à une cause d’action en violation du droit d’auteur à une étape ultérieure. La loi est claire : commet une violation du droit d’auteur à une étape ultérieure la personne qui accomplit les actes suivants : « la vente ou la location », « la mise en circulation », ou « la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial » d’un exemplaire d’une œuvre que la personne qui accomplit cet acte sait ou devrait savoir qu’elle viole le droit d’auteur, ou « la possession » d’un exemplaire d’une œuvre en vue de l’un ou l’autre des actes susmentionnés (paragraphe 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur). Les actes de procédure ne contiennent aucun fait substantiel qui donne à penser, même de loin, que la GRC a accompli l’un ou l’autre de ces actes, et la Cour ne peut déroger au libellé que le législateur a choisi (Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain Inc, 2002 CSC 34 au para 5).

[164] En conséquence, Mme Doan n’a pas réussi à plaider les faits nécessaires pour étayer une cause d’action en violation à une étape ultérieure. Il est évident et manifeste que son action échouerait à cet égard.

  • 2)Les violations de droits moraux

    • a)La position des parties

[165] Dans sa troisième déclaration modifiée, Mme Doan allègue l’existence de violations des droits moraux des membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté à l’égard des photographies recueillies et elle sollicite de ce fait des dommages‐intérêts pécuniaires et non pécuniaires, spéciaux, punitifs et préétablis généraux à l’encontre du Canada pour le compte des membres de ce groupe.

[166] Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan affirme que 1) les membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté détenaient des droits moraux sur leurs œuvres dans les photographies recueillies (articles 2 et 14.1 de la Loi sur le droit d’auteur); 2) la GRC a violé leurs droits moraux en créant des comptes pour avoir accès à la base de données de Clearview, en ayant accès à cette dernière, en y effectuant des recherches, en examinant les résultats de ces recherches, en mettant à disposition et en circulation les photographies recueillies au sein de la structure de la GRC, et en possédant les photographies recueillies par l’intermédiaire de la base de données et des comptes rendus de recherche téléchargés sans leur consentement (articles 14.1 et 28.1 de la Loi sur le droit d’auteur); et 3) les réparations qu’elle sollicite sont disponibles (articles 34 et 35‐38.2 de la Loi sur le droit d’auteur). Mme Doan attire l’attention de la Cour sur les articles 20, 35, 43, 44‐45 et 52 à 54 de sa troisième déclaration modifiée et elle affirme que ses actes de procédure allèguent clairement que la GRC a violé les droits des membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté.

[167] Le Canada soutient que Mme Doan n’a pas de cause d’action valable en violation de droits moraux parce que 1) la déclaration allègue que Clearview a violé les droits moraux de Mme Doan, pas le Canada, 2) l’argument de [traduction] « l’utilisation en liaison » qu’elle invoque dans son mémoire des faits et du droit n’a aucune apparence de vraisemblance, et 3) aucun fait substantiel concernant un préjudice objectif à l’honneur ou à la réputation de l’auteur n’est allégué.

  • b)Analyse

[168] Aux termes de l’article 14 de la Loi sur le droit d’auteur, sous le titre « Droits moraux » :

L’auteur d’une œuvre a le droit, sous réserve de l’article 28.2, à l’intégrité de l’œuvre et, à l’égard de tout acte mentionné à l’article 3, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création, ainsi que le droit à l’anonymat.

[169] Pour sa part, l’article 28.2 de la Loi sur le droit d’auteur prévoit qu’il y a violation des droits moraux sur l’intégrité d’une œuvre si cette œuvre 1) d’une manière préjudiciable à l’honneur de l’auteur, 2) est déformée, ou autrement modifiée ou utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution.

[170] Mme Doan affirme que ses actes de procédure allèguent clairement que la GRC a violé les droits moraux du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté, et elle fait référence aux articles 20, 35, 43, 44 à 45 et 52 à 54 de sa troisième déclaration modifiée. Ces paragraphes sont reproduits à la sous‐section précédente, sous la cause d’action en violation du droit d’auteur, et je ne les reproduirai donc pas de nouveau.

[171] Même si j’en venais à conclure que Mme Doan a bel et bien plaidé que la GRC, pas Clearview, a violé les droits moraux des membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté, il reste qu’elle n’a pas plaidé l’existence d’un préjudice objectif envers elle‐même ou l’honneur ou la réputation des membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté (Maltz c Witterick, 2016 CF 524 au para 49; Collett c Northland Art Company Canada Inc, 2018 CF 269 au para 22), ni rien qui soit lié au fait d’avoir déformé ou modifié l’œuvre originale ou l’avoir utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution.

[172] Si des faits substantiels n’ont pas été plaidés sur la base d’un fondement légal à l’appui d’une violation de droits moraux sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur, il est évident et manifeste que l’allégation d’une cause d’action fondée sur une violation des droits moraux est vouée à l’échec.

  1. L’autorisation de modification

[173] Mme Doan soutient qu’elle a plaidé les éléments constitutifs requis des causes d’action invoquées, et qu’elle a donc satisfait à cette condition. Subsidiairement, elle demande que, si la requête en autorisation est rejetée pour non‐respect de cette première condition, on lui accorde l’autorisation de modifier ses actes de procédure. Mme Doan invoque l’arrêt Paradis Honey CAF au paragraphe 80, l’arrêt Jost aux paragraphes 49 et 50, ainsi que l’arrêt Trotman v WestJet Airlines Ltd, 2022 BCCA 22.

[174] Le Canada ne conteste pas les droits de Mme Doan de modifier de nouveau sa déclaration, mais 1) il a souligné que Mme Doan l’a effectivement modifiée et, tout récemment, le matin de l’audition de la requête en autorisation, 2) il a indiqué qu’il est problématique pour Mme Doan de demander une autorisation de modification avant de fournir d’abord des détails sur la nature des modifications souhaitées et 3) il a fait valoir que, en tout état de cause, la lacune est irrémédiable parce qu’il n’existe pas d’autres faits révélant une cause d’action : il n’y a rien dans la preuve que l’on pourrait ajouter sous la forme d’un fait substantiel qui changerait l’issue.

[175] Je signale que le paragraphe 75(1) des Règles énonce la règle générale selon laquelle la Cour peut, sur requête, autoriser une partie à modifier un document, et ce aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties. La restriction est précisée au paragraphe 75(2) des Règles : l’autorisation visée au paragraphe (1) ne peut être accordée pendant ou après une audience que si, selon le cas, a) l’objet de la modification est de faire concorder le document avec les questions en litige à l’audience, b) une nouvelle audience est ordonnée ou c) les autres parties se voient accorder l’autorisation de prendre les mesures préparatoires nécessaires pour donner suite aux prétentions nouvelles ou révisées.

[176] L’article 75 des Règles ne prescrit pas les critères qui s’appliquent à une modification. Dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242 au paragraphe 3 [Abbvie], la Cour d’appel fédérale a décrété que le critère consiste à savoir si les intérêts de la justice seraient mieux servis si la demande de modification ou de rétraction était approuvée ou rejetée (Abbvie, au paragraphe 3. Voir aussi la décision Boakye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 831 au paragraphe 19).

[177] Dans le contexte d’une action, il est indiqué à l’article 200 des Règles que, malgré les articles 75 et 76 des Règles, une partie peut, sans autorisation, modifier l’un de ses actes de procédure à tout moment avant qu’une autre partie y ait répondu ou sur dépôt du consentement écrit des autres parties. Le Canada n’a pas encore déposé sa défense, après avoir obtenu l’autorisation de la reporter, dans le contexte de la requête en autorisation. Cela dit, il nous faut situer l’article 200 dans sa juste perspective lorsqu’on se trouve dans le contexte d’une requête en autorisation où le défendeur et la Cour peuvent certes s’attendre à se rendre au stade de l’audition de la requête en autorisation avec un dossier définitif et ne pas être pris par surprise par des actes de procédure qui changent constamment.

[178] Dans l’arrêt Paradis Honey CAF, la Cour d’appel fédérale a décrété qu’une modification à la déclaration peut être proposée pour montrer qu’il serait possible de remédier à certains problèmes, même après que le défendeur a demandé qu’elle soit radiée. Dans une requête en autorisation d’un recours collectif, il a été établi dans l’arrêt Jost, au paragraphe 49, que, pour rejeter une autorisation de modification, il doit être évident et manifeste que l’action ne saurait être accueillie selon les faits allégués : une modification ne pourrait pas remédier à la lacune que comporte la déclaration. Dans le contexte d’une requête en radiation, dans la décision Ward v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2014 CF 568 au paragraphe 30, notre Cour a refusé d’accorder une autorisation de modification parce que le demandeur n’avait pas précisé de quelle façon l’allégation serait modifiée, ni expliqué de quelle façon ces faits, s’ils étaient modifiés, étayeraient une cause d’action. Je signale également une décision récente par laquelle notre Cour a accordé une autorisation de modification en vue d’ajouter la négligence systémique ou la déclaration inexacte faite par négligence après que le demandeur eut présenté un projet de déclaration modifiée de nouveau et a autorisé le défendeur à présenter de brèves observations après l’audience (Bruyea c Canada, 2022 CF 1409 aux paragraphes 48‐53, 133).

[179] Dans la présente affaire, Mme Doan a modifié à trois reprises sa déclaration et elle n’a pas remédié aux lacunes. De plus, elle n’a ni suggéré ni proposé à la Cour des modifications qui remédieraient aux lacunes mises en lumière; Mme Doan demande plutôt à la Cour de l’autoriser à faire un nouvel essai, advenant que celle‐ci ne soit pas encline à trancher en sa faveur, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait correctement.

[180] Enfin, je conviens avec le Canada que les lacunes que comportent les actes de procédure sont irrémédiables vu les circonstances et les arguments que Mme Doan a soulevés; il ne s’agit pas de lacunes de nature rédactionnelle. Là encore, il me faut souligner que Mme Doan n’a pas indiqué de quelle façon ses actes de procédure pourraient être modifiés pour remédier aux lacunes relevées lors de l’évaluation de la cause d’action valable, et je ne vois pas de quelle façon ils pourraient l’être. Une autorisation sans limite d’apporter des modifications, comme le souhaite Mme Doan, ne sera donc pas accordée.

  1. Les autres conditions de l’article 334.16 des Règles : un certain fondement factuel

    1. Introduction

[181] Voyons maintenant les quatre autres conditions qui doivent être remplies avant que la Cour puisse faire droit à la requête en autorisation et autoriser l’instance comme recours collectif. Pour ce qui est de ces conditions, lesquelles sont énoncées aux alinéas 334(1)b) à e) des Règles, Mme Doan a le fardeau de produire des éléments de preuve pour établir, selon « un certain fondement factuel », que les conditions en question sont remplies (groupe identifiable, points communs, meilleur mécanisme de règlement et représentant du groupe) (Hollick, au para 25; Pro‐Sys, au para 99; AIC Limited c Fischer, 2013 CSC 69 au para 40 [Fischer]). Ces conditions ont trait à la forme de l’action et non à son fond.

[182] Le critère d’« un certain fondement factuel » est un seuil inférieur à celui de la prépondérance des probabilités, car l’autorisation n’est pas l’étape qui convient pour régler les contradictions que comporte la preuve (Pro‐Sys, au para 102). Cela dit, un demandeur doit néanmoins présenter un fondement probant suffisant pour étayer l’autorisation. Là encore, bien que l’autorisation soit un obstacle peu exigeant, il n’en demeure pas moins un obstacle (Simpson v Facebook, 2021 ONSC 968 au para 50).

  1. Les questions de preuve préliminaires

[183] Dans son mémoire des faits et du droit, le Canada conteste les éléments de preuve de Mme Doan, lesquels consistent en son seul affidavit et les pièces qui y sont jointes. Le Canada soulève les points suivants : 1) même si elle a affirmé qu’elle avait une connaissance personnelle des questions abordées dans son affidavit, en contre‐interrogatoire Mme Doan a indiqué que (i) de nombreux paragraphes étaient fondés sur des sources médiatiques non précisées, ou (ii) qu’il lui faudrait consulter avec ses avocats pour expliquer comment elle savait que ces questions étaient véridiques, 2) elle a semblé mal connaître certaines pièces, 3) elle n’a jamais utilisé elle‐même les services de Clearview et la description qu’elle a donnée des renseignements générés par Clearview est contredite par son propre témoignage et celui du Canada, 4) les règles générales qui se rapportent aux affidavits s’appliquent, 5) les rapports de tiers ne sont pas admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu (Bigeagle CF, aux para 46‐47), et 6) les documents joints aux actes de procédure et les affirmations faites dans le mémoire des faits et du droit ne constituent pas une preuve.

[184] Mme Doan a répliqué que l’affidavit et les éléments de preuve documentaires qu’elle a déposés établissent bel et bien un certain fondement factuel pour chacune des quatre dernières conditions d’autorisation. Elle affirme qu’il ressort de son contre‐interrogatoire qu’elle a une connaissance personnelle des faits allégués dans son affidavit par l’intermédiaire de diverses sources, dont des médias d’information, des connaissances publiques et des discussions avec ses avocats.

[185] Mme Doan ajoute que la Cour est saisie d’une requête en autorisation et que la preuve par affidavit et documentaire contestée a été déposée pour établir l’existence d’un certain fondement factuel et qu’il n’est ni pertinent ni nécessaire à ce stade préliminaire d’établir la vérité objective des allégations et des éléments de preuve qui ont été mis de l’avant à l’appui de la requête en autorisation.

[186] La requête en autorisation de Mme Doan était étayée par deux affidavits qu’elle a souscrits, et dans lesquels elle affirme sous serment avoir une connaissance personnelle des questions dont elle traite par la suite. Elle n’inclut pas de déclaration quant à sa croyance. Cependant, et malgré qu’elle ait déclaré sous serment avoir une connaissance personnelle des questions, Mme Doan a indiqué en contre‐interrogatoire qu’elle n’a jamais utilisé elle‐même les services de Clearview et qu’un grand nombre des paragraphes de son affidavit sont fondés sur des sources médiatiques non précisées, ou qu’il lui faudrait consulter ses avocats afin d’expliquer comment elle savait que certains étaient véridiques; elle a aussi semblé mal connaître certaines pièces. Comme il semble évident que Mme Doan n’avait pas en fait une connaissance personnelle de tous les faits qu’elle a affirmés sous serment, la preuve qu’elle a produite a moins de poids.

[187] Pour ce qui est des rapports du Commissariat à la protection de la vie privée, je suis d’accord pour dire qu’ils sont admissibles, mais non pour établir la vérité de leur contenu. Ces rapports peuvent aider à s’acquitter du fardeau d’« un certain fondement factuel », mais uniquement pour aider à mettre en contexte les faits plaidés (Bigeagle CF, aux para 46‐47 conf. dans Bigeagle CAF, au para 44; Johnson c Ontario, 2016 ONSC 5314 au para 67; Ewert v Canada (Attorney General), 2016 BCSC 962 aux para 39‐40).

[188] C’est en gardant ces principes à l’esprit qu’il me faut examiner si Mme Doan a établi l’existence d’« un certain fondement factuel ».

  1. L’alinéa 334.16(1)b) des Règles : un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes

    • 1)La position des parties

[189] Mme Doan soutient que le groupe et les sous‐groupes envisagés répondent sans difficulté aux exigences de l’alinéa 334.14(1)b) des Règles. Elle affirme que, vu le nombre de photographies que contient la base de données de Clearview, il est estimé que le groupe et les sous‐groupes comptent plusieurs millions de membres. Mme Doan est d’avis que leur nombre exact peut être déterminé de manière objective et en prenant pour base les connaissances exclusives ou les dossiers du Canada ou de Clearview. Elle souligne qu’un manque d’informations sur le nombre précis ou les identités des membres d’un groupe ne peuvent pas constituer le fondement d’un refus d’autorisation (Merlo c Canada, 2017 CF 51 au para 15), et elle ajoute, par ailleurs, que les définitions du groupe et des sous‐groupes envisagés ont un lien rationnel avec les points communs. Elle est d’avis que le règlement de ces points intéresse directement tous les Canadiens dont le visage apparaît dans les photographies recueillies ou qui détiennent, à l’égard de ces dernières, un droit d’auteur ou des droits moraux.

[190] Le Canada répond que 1) le groupe est d’une portée excessive et n’a aucun lien rationnel avec la demande, et 2) le groupe n’est pas identifiable.

[191] Premièrement, le Canada allègue que le groupe comporte de vastes segments identifiables de personnes qui n’ont aucune réclamation et qui sont d’une portée trop générale. Il soutient que ni l’allégation ni la preuve ne donnent à penser que la GRC a cherché ou vu, et encore moins recueilli, des images de la grande majorité des membres du groupe envisagé. Dans ce contexte, allègue le Canada, les membres du groupe envisagé s’apparentent à des acheteurs qui ne sauront jamais si leurs boissons ont été touchées par une fixation des prix (Sun‐Rype Products Ltd c Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58 [Sun‐Rype]) et aux consommateurs de billets de loterie qui n’ont pas été victimes de fraude (Loveless v Ontario Lottery and Gaming Corporation, 2011 ONSC 4744 aux para 48‐49, 53‐59 [Loveless]). Le Canada ajoute que la preuve incontestée (l’affidavit de M. Guertin) indique que les résultats d’une seule recherche menée par un membre de la GRC ont été copiés de Clearview.

[192] Deuxièmement, le Canada allègue que le groupe envisagé n’est pas identifiable. Essentiellement, sa position est que les membres du groupe n’ont aucun moyen de s’auto‐identifier pour déterminer leur appartenance au groupe, et encore moins à la date pertinente (le 6 juillet 2020). Le Canada est d’avis que la nature conjecturale et imprécise du plan de déroulement de l’instance qu’a établi Mme Doan pour identifier le groupe confirme qu’il est impossible de le faire.

  • 2)Analyse

[193] Un recours collectif doit comporter un groupe identifiable de façon à pouvoir identifier les personnes qui ont droit à l’avis d’autorisation, qui ont droit à une réparation éventuelle et qui sont liées par le jugement (Paradis Honey Ltd c Canada, 2017 CF 199 au para 22 [Paradis Honey CF]).

[194] Pour décider s’il existe un groupe identifiable de personnes, ce groupe doit être défini par rapport à des critères objectifs, sans se reporter au fond de l’action, et les réclamations des membres du groupe doivent soulever des points communs ou, en d’autres termes « il doit exister un lien rationnel entre la définition proposée du groupe et les questions communes énoncées » (Paradis Honey CF, au para 23). Il incombe au demandeur représentant envisagé d’établir que le groupe est défini de manière suffisamment restreinte, de sort qu’il répond à ces critères. Cependant, ce fardeau n’est pas lourd : la Cour doit être convaincue que le groupe n’est pas d’une portée inutilement large, mais pas que tous les membres du groupe partagent le même intérêt dans le règlement des points communs (Hollick, au para 21; Paradis Honey CF, au para 24).

[195] La raison d’être de ces critères est que la « Cour doit être en position de désigner : (i) les personnes qui ont droit à l’avis d’autorisation, (ii) les personnes qui ont droit à la réparation et (iii) les personnes qui sont liées par le jugement » (Airbnb, au para 92. Voir aussi Dutton, au para 38).

[196] Il est également possible de modifier la définition du groupe après l’autorisation si la Cour l’estime approprié (Paradis Honey CF, au para 24).

[197] En l’espèce, Mme Doan demande à la Cour d’autoriser le groupe et les sous‐groupes suivants :

[traduction]
Toutes les personnes physiques, soit résidents soit citoyens du Canada, dont le visage apparaît dans les photographies que Clearview Inc. a recueillies jusqu’au 6 juillet 2020 (« les photographies recueillies ») (le « groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté » ou les « membres du groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté »);

Toutes les personnes physiques ou morales détenant des droits d’auteur et des droits moraux sur les photographies recueillies (le « groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté » ou les « membres du groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté » et, collectivement, avec le groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté, le « groupe » ou les « membres du groupe »).

[198] Le Canada fait valoir que le groupe n’est pas identifiable, car les membres n’ont aucun moyen de s’auto‐identifier pour déterminer s’ils appartiennent au groupe, et encore moins à la date pertinente, car la base de données de Clearview a plus que triplé de taille depuis que Mme Doan a déposé sa demande.

[199] Dans l’arrêt Loveless, la Cour suprême de l’Ontario a conclu que le groupe n’était pas identifiable parce qu’il n’y avait aucun moyen objectif de déterminer quels acheteurs de billet avaient été privés de leurs prix. Il ressortait de la preuve qu’au cours de la période d’identification, plus de 10 milliards de billets de loterie avaient été vendus à des millions de personnes, et que seule une très faible partie d’entre eux avait été victimisée. Par ailleurs, la plupart des personnes touchées par une forme de fraude dans le commerce de détail n’auront aucune idée qu’elles ont été fraudées. De ce fait, la Cour a conclu que l’incapacité du défendeur de définir un groupe plus restreint donnait à penser qu’il était inapproprié d’autoriser l’instance comme recours collectif (Loveless, aux para 46‐59).

[200] Dans l’affaire Sun‐Rype, le problème résidait dans le fait que les acheteurs indirects, même s’ils connaissaient les noms des produits touchés, étaient incapables de savoir si la boisson qu’ils avaient achetée contenait bel et bien l’édulcorant reproché. Les appelants n’ont pas fourni de preuve qu’il existait un certain fondement factuel qui pouvait aider à surmonter le problème d’identification créé par le fait que l’édulcorant en question et du sucre liquide avaient été utilisés de manière interchangeable (Sun‐Rype, aux para 65‐66). Cela a amené finalement la Cour suprême du Canada à rejeter l’autorisation parce que l’appartenance au groupe était impossible à déterminer.

[201] Dans le même ordre d’idées, en l’espèce, Mme Doan n’offre aucun moyen d’identifier les membres du groupe dont les photographies se trouvaient dans la base de données de Clearview au moment pertinent – le 6 juillet 2020, selon sa définition du groupe. Le défaut d’établir qu’il existe un fondement factuel pour les membres du groupe afin de déterminer s’ils se trouvaient dans la base de données au moment où la GRC a effectué des recherches fait qu’il est impossible, selon moi, de déterminer l’appartenance au groupe. Même Mme Doan n’avait pas une confirmation que sa photographie se trouvait dans la base de données de Clearview avant le 10 juillet 2020, quelques jours après que Clearview a mis fin à tous les services avec la GRC. En conséquence, [traduction] « il nous reste un groupe très nombreux dont une fraction seulement bénéficierait du règlement des points communs » (Loveless, au para 59).

[202] Vu la conclusion qu’il est impossible d’établir un « groupe identifiable », le recours collectif ne peut pas être autorisé.

  1. L’alinéa 334.16(1)c) des Règles : les réclamations des membres du groupe envisagé soulèvent des points de droit ou de fait communs

    • 1)Les positions des parties

[203] À l’annexe A jointe à son avis de requête, Mme Doan a tout d’abord présenté les points de droit ou de fait communs envisagés, scindés en trois sections : I) huit points communs envisagés pour le groupe dans son ensemble, II) huit points communs envisagés pour le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté, et III) quatre points communs envisagés pour le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté.

[204] Le matin de l’audience, Mme Doan a déposé de nouveaux points communs et elle a fait référence au paragraphe 12 de l’arrêt Buffalo CAF :

Je conviens que les tribunaux peuvent être très actifs et souples lorsqu’ils sont saisis d’une requête en autorisation ou après qu’ils y ont fait droit, en raison de la nature complexe et dynamique des recours collectifs. Par exemple, ils doivent toujours être ouverts aux modifications touchant des aspects comme la définition du groupe, les points communs et le plan relatif au litige du représentant demandeur, et ils peuvent jouer un rôle clé dans la gestion de l’instance.

[205] Dans sa liste révisée des points de droit ou de fait communs envisagés, elle a ajouté 20 points communs, soit en tout 40 points communs envisagés. Les points communs sont scindés en trois sections : I) 18 points communs envisagés pour le groupe en général, II) 13 points communs pour le groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté, et III) 9 points communs pour le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté.

[206] J’accepte le document pour dépôt; quoi qu’il en soit, il ne change pas la conclusion que cette condition n’est pas remplie. À mon avis, les points communs envisagés – nouveaux ou anciens – ne remédient pas au problème fondamental de l’absence d’un certain fondement factuel à leur appui.

[207] Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Doan soutient que les points communs envisagés concernent : 1) les obligations légales de la GRC, 2) la conduite de la GRC, 3) la responsabilité du fait d’autrui du Canada, et 4) la nature de la base de données de Clearview. Elle affirme que ces points sont communs à tous les membres, qu’ils ne concernent pas la situation précise de membres particuliers, qu’ils sont prédominants par rapport à tout point particulier résiduel, et que leur règlement fera progresser l’instance pour tous les membres :

[TRADUCTION]

i. Points communs I.1 et I.2 – photographies recueillies – traitent de la question de la qualification des photographies recueillies et des données personnelles recueillies en tant que renseignements personnels. Ces points ne mettent pas en jeu l’analyse du contexte factuel ou de l’expérience d’un membre en particulier et sont un élément nécessaire et substantiel du règlement des réclamations de la totalité des membres.

ii. Questions I.3, I.4, I.5, I.6, I.7, I.8, I.9, I.10 et I.11 – responsabilité et réparations concernant le groupe – traitent de la responsabilité civile de la GRC envers le groupe, ainsi que des réparations dont ce dernier dispose. Ils ont trait à la nature de la base de données de Clearview ainsi qu’aux interactions de la GRC avec Clearview et sa base de données.

iii. Question I.12 – règlement de questions particulières – traite du règlement de points individuels possibles après l’instruction des points communs.

iv. Questions II.1, II.2, II.3, II.4, II.5, II.6, II.7 et II.8 –responsabilité et réparations concernant le groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté – traitent des prétendues violations de la vie privée et de la Charte que la GRC a commises, de la responsabilité du fait d’autrui du défendeur à l’égard de ces violations, ainsi que des réparations dont dispose de ce fait le groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté. Le règlement de ces points obligera à évaluer la conduite de la GRC par rapport à Clearview et à sa base de données. Aucune évaluation de la situation de membres particuliers n’est requise.

v. Questions III.1, III.2, III.3 et III.4 – responsabilité et réparations concernant le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté – traitent des prétendues violations du droit d’auteur et des droits moraux que la GRC a commises ainsi que des réparations dont dispose le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté par suite de ces violations.

[208] Mme Doan affirme que les points communs envisagés sont appropriés et non d’une portée excessive. Par ailleurs, elle est d’avis que si la Cour conteste un ou plusieurs des points envisagés, cela ne fera pas obstacle à l’autorisation, car la Cour peut, en autorisant le recours collectif, modifier et reformuler les points communs.

[209] À l’audience, le Canada a présenté des commentaires généraux sur les points communs et il n’a pas analysé chacun d’eux, car il n’avait pas été prévenu du dépôt du nouveau document et il ne l’avait reçu que le matin de l’audience. Le Canada a maintenu que Mme Doan n’avait pas établi l’existence d’un certain fondement factuel à l’appui de sa thèse concernant les points communs anciens ou nouveaux et que ses points étaient d’une portée excessive et non communs.

[210] Dans son mémoire des faits et du droit, le Canada a eu recours à des références différentes pour catégoriser les points communs (« G » pour les points généraux communs, « P » pour le groupe dont le droit à la vie privée n’a pas été respecté et « C » pour le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté) mais, par souci de clarté, je ferai ici référence au même système d’identification qu’a utilisé Mme Doan (sections I, II et III).

[211] Se fondant sur le document et les points communs dont il disposait au moment de préparer son mémoire des faits et du droit en réponse, le Canada est d’avis, pour ce qui est de la première catégorie, que les questions I.5, II.1, II.2, III.1 et III.2 sont d’une portée excessive. Il ajoute que ces questions ont pour but de combiner des causes d’action entières en des points consistant à savoir si le défendeur a été « négligent » ou « a engagé sa responsabilité » à l’égard de diverses lois. Il souligne que, pour chaque membre du groupe, le consentement, la vie privée et le droit d’auteur varieraient suivant, notamment, la source originale de chaque image particulière, tandis que les points soulevés ne tiennent pas compte de la présence de variations dans les lois applicables.

[212] Pour ce qui est de la deuxième catégorie, le Canada soutient que les points I.7, II.5, III.3; II.4 et II.6 sont d’une portée excessive, car aucune allégation de preuve n’a été présentée au sujet du préjudice subi. Le Canada ajoute qu’il n’y a pas de fondement factuel pour les points liés à l’évaluation des dommages‐intérêts globaux, qu’aucune preuve n’a été produite pour suggérer un moyen de procéder à une évaluation des dommages‐intérêts globaux pas plus que le plan relatif au déroulement de l’instance n’en suggère un. Il ajoute qu’aucune preuve ne donne à penser que des mesures particulières de fouille et de perquisition à l’échelle d’un groupe donnent lieu à des dommages fondés sur l’article 24 ou à une atteinte intentionnelle à la vie privée qui donne lieu à des dommages‐intérêts punitifs au titre de l’article 29 de la Charte québécoise.

[213] Pour ce qui est de la troisième catégorie, le Canada allègue que le fait d’autoriser les sections I.9‐I.12 en tant que points communs n’aide nullement à faire avancer l’affaire, car les frais, les intérêts et les modes de preuve sont des questions de nature procédurale qui relèvent de la compétence inhérente de la Cour.

  • 2)Analyse

[214] Il incombe à Mme Doan d’établir qu’il existe un certain fondement factuel pour que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs. La Cour doit tout d’abord décider s’il existe un certain fondement factuel pour l’existence même de chacun des points communs et, ensuite, déterminer si les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs (Jensen CF, aux para 193‐216, conf Jensen CAF, aux para 77‐78). En conséquence, Mme Doan doit tout d’abord montrer que les membres du groupe ont un minimum de preuve qui étaye l’existence de leurs réclamations et, deuxièmement, il lui faut montrer qu’il existe une certaine preuve que le point commun est tel qu’il est nécessaire de le régler pour régler la réclamation de chaque membre du groupe.

[215] Pour ce qui est de la première exigence, le demandeur doit établir l’existence d’un certain fondement probant pour établir qu’il existe dans les actes de procédure un point commun qui est plus qu’une simple affirmation. Je fais mienne l’analyse détaillée qu’a faite le juge Gascon de cette question dans la décision Jensen CF, aux paragraphes 193‐216 (conf Jensen CAF, aux para 77‐94), et notamment les paragraphes suivants :

[200] Dans l’arrêt Hollick, la CSC a clairement établi qu’il faut plus que de simples allégations pour établir un certain fondement factuel pour les questions communes dans un recours collectif envisagé (Hollick au para 25), principe que la CSC a récemment réitéré au paragraphe 160 de l’arrêt Loteries de l’Atlantique. Notre Cour a aussi confirmé que, pour accorder l’autorisation, il faut un certain fondement factuel pour démontrer que les questions communes constituent plus qu’une simple affirmation dans les actes de procédure (Greenwood CF au para 60). Bref, le demandeur est tenu [traduction] « de présenter des éléments de preuve démontrant qu’il y a une ‘demande apparente’ ou un lien rationnel entre les membres du groupe définis et les questions communes proposées » (Kuiper au para 27). Il ne suffit donc pas que le demandeur s’appuie uniquement sur de simples affirmations dans les actes de procédure pour prouver le caractère commun des questions; il doit plutôt y avoir un fondement probatoire suffisant démontrant l’existence de ces questions communes, et le demandeur est tenu de « présenter des faits qui sous‐tendent les réclamations présentées au nom des membres du groupe » (Greenwood au para 169). [...]

[206] En d’autres termes, l’arrêt Pro‐Sys a confirmé que le fondement probatoire pour établir l’existence d’une question commune n’est pas aussi élevé que la preuve selon la prépondérance des probabilités et qu’il n’est pas nécessaire de démontrer que les actes allégués « ont effectivement eu lieu » (voir également Greenwood au para 169; Fulawka au para 78; Crosslink 1 au para 66). Cependant, la CSC n’a pas nié qu’il devait néanmoins exister un fondement probatoire suffisant (c.‐à‐d. un certain fondement factuel) indiquant qu’il existe effectivement une question commune, au‐delà d’une simple affirmation dans les actes de procédure (Fulawka au para 79; Simpson au para 43). En outre, l’arrêt Pro‐Sys n’appuie certainement pas la proposition selon laquelle un demandeur n’a pas l’obligation d’établir que les motifs allégués à l’appui de la cause d’action sont ancrés dans la réalité. De simples affirmations sont insuffisantes sans fondement factuel (Infineon au para 134).

[216] C’est pourquoi la Cour se doit d’établir si les points communs existent, en ce sens qu’y a un certain fondement factuel pour les réclamations formulées et auxquelles les points communs se rapportent, et si les points en question sont communs à tous les membres du groupe (Jensen CF, au para 208). Les conditions d’autorisation ne sont pas conçues pour permettre la poursuite de recours collectifs sur le fondement du caractère commun d’un point commun envisagé inexistant (Jensen CF, au para 214). Cependant, il n’est pas nécessaire de disposer d’un dossier exhaustif sur lequel le fond de l’affaire sera plaidé; « [l]a norme exige un certain fondement factuel, mais non une preuve de fait ou une preuve que les faits ont effectivement eu lieu » (Jensen CF, au para 212).

[217] Par exemple, dans l’arrêt Hollick, la Cour suprême du Canada avait affaire à un recours collectif envisagé en matière d’environnement, engagé par des personnes vivant à proximité d’une décharge et qui se plaignaient du bruit et de la pollution physique qui en émanait. La Cour suprême du Canada a conclu que l’« appelant a[vait] établi un fondement factuel suffisant à l’appui de l’existence de questions communes » en ce sens que les dossiers de plainte qu’elles avaient présentés montraient que « de nombreuses autres personnes que l’appelant [déploraient] le bruit et les rejets physiques provenant de la décharge » (Hollick, au para 26). Le dossier contenait donc un fondement probatoire pour l’affirmation du demandeur selon laquelle il y avait effectivement une « question » concernant le bruit et la pollution physique provenant de la décharge (voir l’analyse présentée dans Jensen CF aux para 199‐200).

[218] Deuxièmement, pour déterminer la question du caractère commun [appelée aussi « communauté »], « [l]a question sous‐jacente est de savoir si le fait d’autoriser le recours collectif permettra d’éviter la répétition de l’appréciation des faits ou de l’analyse juridique » (Dutton, au para 39). Dans l’arrêt Dutton, au paragraphe 39, la Cour suprême du Canada a énoncé un critère qui a été réitéré dans l’arrêt Pro‐Sys, au paragraphe 108 :

  • 1)Il faut aborder le sujet de la communauté en fonction de l’objet.

  • 2)Une question n’est « commune » que lorsque son règlement est nécessaire au règlement des demandes de chacun des membres du groupe.

  • 3)Il n’est pas essentiel que les membres du groupe soient tous dans la même situation par rapport à la partie adverse.

  • 4)Il n’est pas nécessaire que les questions communes l’emportent sur les questions non communes. Les demandes des membres du groupe doivent toutefois partager un élément commun important afin de justifier le recours collectif. Le tribunal évalue l’importance des questions communes par rapport aux questions individuelles.

  • 5)Le succès d’un membre du groupe emporte nécessairement celui de tous. Tous les membres du groupe doivent profiter du dénouement favorable de l’action, mais pas nécessairement dans la même proportion.

[219] Il n’est pas nécessaire que la réponse soit identique pour tous les membres du groupe, tant que la réponse à la question ne soulève pas des intérêts contradictoires entre eux (Vivendi, au para 46).

[220] En l’espèce, Mme Doan demande à la Cour d’autoriser le recours collectif sur le fondement d’un nombre total de 40 points communs, scindés en trois sections : 1) 18 points communs pour le groupe dans son ensemble, qui se rapportent à la qualification des photographies recueillies, à Clearview et à la conduite de la GRC, à l’obligation de la GRC envers les membres du groupe (si la GRC a une obligation de diligence envers les membres du groupe qui résident à l’extérieur du Québec) et à la responsabilité du fait d’autrui de l’État, ce qui inclut également des questions sur l’évaluation des dommages‐intérêts, 2) 13 points communs pour le groupe dont le droit à la vie n’a pas été respecté, qui se rapportent aux causes d’action de ce sous‐groupe, et 3) 9 points communs pour le groupe dont le droit d’auteur n’a pas été respecté, qui se rapportent aux causes d’action de ce sous‐groupe.

[221] Si j’applique le premier élément de l’approche à deux volets, je conclus que Mme Doan n’a pas établi l’existence d’« un certain fondement factuel » à l’appui des allégations de base qui sous‐tendent chacun des points communs envisagés concernant la responsabilité du fait d’autrui du Canada à son endroit et en celui des membres du groupe dans son ensemble, notamment sur la foi des affidavits de Mme Doan et de M. Guerin, en gardant à l’esprit les questions de preuve susmentionnées. Comme il a été déclaré dans la décision Jensen CF au paragraphe 214 : « [u]ne question inexistante ou fictive n’a pas plus de fondement ou de justification parce qu’elle est commune à un groupe de demandeurs. Une cause d’action sans fondement factuel ne devient pas en quelque sorte plus fondée parce qu’elle est commune à un groupe de demandeurs, et elle n’a pas plus de valeur ou de poids simplement parce qu’elle est partagée par des centaines, des milliers ou des millions de personnes ».

[222] Je souligne en particulier, relativement aux questions d’admissibilité à des dommages‐intérêts, qu’aucune preuve n’a été présentée 1) au sujet des préjudices qu’ont subis Mme Doan ou un membre quelconque du groupe dans son ensemble, 2) pour suggérer un moyen de procéder à une évaluation des dommages‐intérêts globaux, et le plan de déroulement de l’instance n’en suggère pas non plus (Greenwood, au para 188), et 3) qui donne à penser à une saisie individuelle à l’échelle du groupe dans son ensemble, laquelle donne lieu à des dommages‐intérêts fondés sur l’article 24 ou à une intrusion intentionnelle de la vie privée qui donne lieu à des dommages‐intérêts punitifs au titre de l’article 49 de la Charte québécoise (voir a contrario Pro‐Sys au para 140; Krishnan v Jamieson Laboratories Inc, 2021 BCSC 1396 aux para 207‐210).

[223] Quant au second élément de l’approche à deux volets, il n’est pas évident qu’il est nécessaire de régler le point commun concernant la faute qu’a soumis Mme Doan pour régler les réclamations de chaque membre du groupe dans son ensemble, que les points envisagés tiennent compte de variations dans les lois applicables (la loi civile par opposition à la common law) et que chacun d’eux tirera avantage de la poursuite fructueuse de l’action.

[224] Pour les raisons détaillées plus tôt, Mme Doan ne répond pas à la condition d’autorisation de l’existence de points communs, et je n’autoriserai donc pas ces questions.

  1. L’alinéa 334.16(1)d) : le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs

    • 1)Les positions des parties

[225] Mme Doan fait valoir qu’il y a un « certain fondement factuel » selon lequel un recours collectif est le meilleur moyen auquel recourir. Premièrement, elle soutient qu’il existe une méthode juste, efficace et gérable parce que les points communs l’emportent sur toute question touchant des membres particuliers du groupe d’ensemble. Elle signale que ces points ont trait à la base de données de Clearview, à la conduite de la GRC vis‐à‐vis de la base de données de Clearview et à la responsabilité du fait d’autrui du défendeur, et que tous ces points peuvent être tranchés de manière collective. Elle est d’avis que même s’il sera nécessaire, après avoir tranché les points communs, d’effectuer des évaluations individuelles restreintes, ce fait ne peut pas fonder un refus d’autorisation.

[226] Deuxièmement, Mme Doan soutient que tous les autres moyens raisonnablement disponibles de régler les réclamations sont moins pratiques ou moins efficaces. Elle fait valoir qu’en raison de la taille estimative du groupe et des sous‐groupes envisagés et du montant probable des dommages‐intérêts allégués qui sont dus à chaque membre, engager des actions individuelles contre le défendeur serait inefficace et irréaliste sur le plan économique. Elle signale qu’il n’existe aucune preuve qu’un membre quelconque chercherait individuellement à intenter une action ou a été l’objet d’une autre action, et le Canada a le fardeau de fournir une preuve de solutions de rechange sérieuses, ce qu’il n’a pas fait.

[227] Troisièmement, Mme Doan est d’avis que, sans un recours collectif, il existe de multiples obstacles importants à l’accès à la justice pour les justiciables individuels dans la présente affaire (notamment des obstacles d’ordre économique, stratégique et informationnel). En fait, elle dit que, malgré les millions de personnes qui ont été négativement touchées par la prétendue conduite de la GRC, elle est la seule à avoir intenté une poursuite pour contester cette conduite.

[228] Le Canada soutient qu’aucun point commun approprié n’a été proposé. Il allègue que Mme Doan a aussi omis de relever de véritables problèmes d’accès à la justice à cause de l’absence de tout intérêt de la part d’autres membres présumés, comparativement à la taille du groupe envisagé. De plus, le Canada allègue que si les réclamations de la demanderesse étaient fondées, d’autres procédures les ont réglées ou pourraient le faire (alinéas 334.16(2)(c, d, e) des Règles). Le Canada soutient que la GRC s’est engagée à appliquer toutes les mesures recommandées par le Commissariat à la protection de la vie privée. Il ajoute que les réclamations relatives aux enquêtes ou aux recherches effectuées par la GRC peuvent aussi être engagées par deux processus législatifs différents, notamment le Commissariat à la protection de la vie privée. Le Canada signale qu’une affaire individuelle serait plus efficace pour obtenir des conclusions de nature déclaratoire ou de nature injonctive générale avec des effets erga omnes.

  • 2)Analyse

[229] Selon le paragraphe 334.16(2) des Règles, pour décider si un recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs, les facteurs suivants doivent être pris en compte :

a) la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

b) la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

c) le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

d) l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

e) les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

[230] Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui sollicite l’autorisation (Paradis Honey CF, au para 97). La norme qui s’applique est, une fois de plus, « un certain fondement factuel », ce qui veut dire que « [s]uffisamment de faits doivent permettre de convaincre le juge saisi des demandes que les conditions [d’autorisation] sont réunies de telle sorte que l’instance puisse suivre son cours sous forme de recours collectif sans s’écrouler à l’étape de l’examen » (Pro‐Sys, au para 104).

[231] Dans l’arrêt Fischer, la Cour suprême du Canada a énoncé divers principes à cet égard, lesquels sont résumés dans la décision Paradis Honey CF, au paragraphe 96 :

1) Le point de départ est la disposition législative applicable. Le critère du meilleur moyen est assez large pour englober tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe, notamment les voies de droit autres que les poursuites judiciaires.

2) La cour doit considérer les questions communes dans le contexte général de l’action et, dans la comparaison du recours collectif avec d’autres voies de droit possibles, il importe de recourir à une analyse pratique tenant compte des coûts et des avantages et de prendre en considération l’incidence d’un recours collectif sur les membres du groupe, les défendeurs et le tribunal.

3) L’analyse relative au meilleur moyen s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif. Les trois principes objectifs du recours collectif sont les suivants : (1) l’économie des ressources, (2) la modification des comportements et (3) l’accès à la justice. Il s’agit d’un exercice comparatif et la question à laquelle il faut ultimement répondre est celle de savoir s’il existe des moyens préférables de régler les demandes, non pas si le recours collectif projeté réalisera pleinement ces objectifs.

[232] Par exemple, dans la décision Paradis Honey CF, le juge Manson a dit douter que chaque membre du groupe était capable d’engager de manière efficace une action individuelle si l’action n’était pas mise de l’avant sous la forme d’un recours collectif (au para 117), notamment à cause du fardeau financier de l’affaire.

[233] Je vais donc analyser, successivement, chacun des éléments mis en lumière au paragraphe 334.16(2) des Règles.

  • a)La prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres

[234] Les points communs doivent favoriser la réclamation de chaque membre du groupe d’ensemble et j’ai déjà conclu que ce n’est pas le cas.

  • b)La proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées

[235] Il n’existe aucune preuve qu’aucun membre présumé du groupe ne souhaite poursuivre ces réclamations à titre individuel.

  • c)Le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances

[236] Il n’existe aucune preuve que le recours collectif porte sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances.

  • d)L’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations

[237] Les réclamations relatives aux enquêtes ou aux recherches effectuées par la GRC peuvent être présentées par l’entremise de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada. Des individus peuvent également déposer une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée, qui est tenu de recevoir les plaintes et de faire enquête sur elles.

[238] Après avoir effectué l’analyse relative au meilleur moyen de procéder, relativement aux buts des recours collectifs, il me semble que la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes offre aux membres du groupe d’ensemble un accès à la justice, au sein d’une tribune qui est conçue pour examiner les plaintes telles que celles dont il est question en l’espèce et qu’elle jouit d’une expérience précise pour ce qui est de répondre aux plaintes du public qui visent la GRC.

[239] Mme Doan soutient que la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes ne serait pas en mesure de traiter des plaintes en raison du caractère systémique des fautes alléguées. Cependant, la Commission a le pouvoir de mener des enquêtes systémiques.

[240] De plus, [traduction] « on favorise l’économie des ressources judiciaires en s’en remettant à l’expertise d’un tribunal administratif spécialisé qui est en mesure de prendre en considération les répercussions de sa décision – une tâche que la cour n’est pas qualifiée pour entreprendre » (Penney v Bell Canada, 2010 ONSC 2801 au para 190 [Penney]). Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Penney, au paragraphe 190 : [traduction] « [l]a meilleure façon d’obtenir une modification de comportement, à mon avis, est de faire preuve de déférence envers le tribunal administratif qui est chargé précisément de cette responsabilité et qui est en mesure de mettre au point des mesures de réparation adaptées aux besoins et aux intérêts des différentes parties dans le milieu réglementaire complexe qui relève de sa compétence ».

[241] Mme Doan est d’avis que le Commissariat à la protection de la vie privée est moins efficace en raison de son incapacité à rendre des ordonnances liant le Canada. Il est indiqué dans la décision Fischer que l’accès à la justice exige un [traduction] « processus équitable » pour régler les réclamations; pas les droits procéduraux particuliers qu’invoque la demanderesse. Dans la décision Lauzon v Canada (Attorney General), 2014 ONSC 2811 au paragraphe 67, la Cour a conclu qu’un [traduction] « demandeur ne peut pas invoquer la procédure de recours collectif juste en incluant une réparation particulière dans sa réclamation. Prétendre le contraire minerait le pouvoir discrétionnaire qu’a la Cour de décider si, dans une affaire donnée, un recours collectif est le meilleur moyen de la régler ». Dans la décision Penney au paragraphe 193, le juge a fait remarquer que même si [traduction] « la réparation disponible n’est pas précisément la même, je ne suis pas convaincu que l’on causerait une injustice grave au groupe proposé en s’en remettant au CRTC ».

  • e)Les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

[242] Mme Doan allègue que [traduction] « malgré les millions de personnes qui ont été négativement touchées par la conduite alléguée de la GRC, seule la demanderesse a intenté une poursuite pour contester cette conduite ». Comme il a été mentionné plus tôt, pour la très grande majorité des membres du groupe qui n’ont pas subi de dommages, ou qui ne peuvent pas prouver qu’il y a eu atteinte à leur droit à la vie privée, le recours collectif ne fait rien pour assurer un accès à la justice (Loveless).

[243] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue qu’il n’a pas été établi que le recours collectif est le meilleur moyen de régler les questions procédurales précises et les questions d’accès à la justice dans la présente affaire (Fischer, au para 38).

  1. L’alinéa 334.16(1)e) des Règles : Le caractère approprié du représentant du groupe

    • 1)La position des parties

[244] Mme Doan soutient qu’elle répond à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles, car elle est membre du groupe et des sous‐groupes, elle est généralement bien informée de la nature du recours collectif envisagé parce qu’elle a passé en revue des renseignements concernant Clearview et le défendeur et qu’elle a consulté les avocats du groupe, et qu’elle a des raisons valables et bien fondées pour agir comme représentante du groupe. Elle ajoute que : 1) elle a retenu les services d’avocats compétents et est capable de supporter les frais qui peuvent être engagés, 2) le plan de déroulement de l’instance comporte des moyens pratiques et détaillés de faire avancer l’instance au nom des membres du groupe, ainsi que d’informer ceux‐ci du déroulement de l’instance, 3) il n’existe aucune preuve de conflit d’intérêts entre elle et d’autres membres du groupe, et 4) la convention qu’elle a conclue avec les avocats du groupe au sujet des honoraires et des débours est à la fois claire et raisonnable, et un sommaire de cette convention se trouve dans le dossier.

[245] Mme Doan ajoute que les demandeurs représentants [traduction] « n’ont pas besoin d’avoir une réclamation caractéristique de celle du groupe, ou d’être le ‘‘meilleur’’ représentant possible » (Miller v Merck Frosst Canada Ltd, 2015 BCCA 353 au para 75. Voir aussi Sibiga c Fido Solutions Inc, 2016 QCCA 1299 au para 108) et elle ajoute également que, pour dire les choses simplement, la norme applicable est le caractère adéquat, et non la perfection.

[246] Le Canada allègue que Mme Doan ne peut pas représenter le groupe, car : 1) elle n’a aucune cause d’action personnelle valable contre le Canada, 2) elle n’a fourni aucune preuve qu’elle a évalué l’intérêt d’aucun membre présumé du groupe, 3) le plan de déroulement de l’instance ne convient pas aux questions en litige ou à la complexité de l’affaire; par exemple, proposer un processus d’interrogatoire préalable [traduction] « ordinaire » n’est pas un plan réalisable en l’espèce. La plupart des documents que la demanderesse semble vouloir obtenir se trouvent en la possession de Clearview, une tierce partie qui ne réside pas au Canada et à l’encontre de laquelle les autorités ont prescrit, par voie d’ordonnances exécutoires, de détruire les renseignements concernant des Canadiens et 4) Mme Doan n’offre aussi aucun mécanisme permettant de déterminer des dommages‐intérêts globaux, pas plus qu’elle ne fait valoir avec sérieux que les points soulevés sont de nature hautement individuelle.

  • 2)Analyse

[247] L’alinéa 334.16(1)e) prévoit qu’il doit y avoir un demandeur représentant approprié qui :

  1. représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

  2. a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

  3. n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

  4. communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

[248] Pour évaluer le caractère adéquat du représentant envisagé « [le tribunal] peut tenir compte de sa motivation, de la compétence de son avocat et de sa capacité d’assumer les frais qu’il peut avoir à engager personnellement (par opposition à son avocat ou aux membres du groupe en général) » (Dutton, au para 41. Voir aussi Honey Paradis CF, au para 120). Il n’est pas nécessaire que le représentant envisagé soit le meilleur possible, mais le tribunal devrait toutefois être convaincu qu’il défendra avec vigueur et compétence les intérêts du groupe (Dutton, au para 41). Il n’est pas nécessaire qu’il soit un membre caractéristique, ni celui qui est le mieux placé. Il faut toutefois qu’il soit membre du groupe (Jost, aux para 103‐104).

[249] À l’étape de l’autorisation, « la Cour n’examinera pas en détail le plan pour savoir s’il est adéquat et permettrait de faire progresser l’affaire jusqu’à l’instruction sans être modifié » (Rae, au para 79). La jurisprudence a établi une liste non exhaustive des éléments que doit couvrir le plan de déroulement de l’instance :

(i) les mesures qui seront prises pour déterminer l’identité des témoins nécessaires, les trouver et recueillir leur preuve;

(ii) la collecte des documents pertinents auprès des membres du groupe et d’autres personnes;

(iii) l’échange et la gestion des documents produits par toutes les parties;

(iv) la remise d’un rapport régulier aux membres du groupe;

les mécanismes permettant de répondre aux questions des membres du groupe;

la probabilité qu’un interrogatoire préalable soit tenu auprès de certains membres du groupe et, dans l’affirmative, la procédure envisagée à cette fin;

(vii) la nécessité de recourir à des experts et, dans l’affirmative, les mesures à prendre pour les trouver et retenir leurs services;

(viii) les mesures envisagées pour résoudre les questions individuelles qui demeureront encore en litige après le règlement des questions communes, le cas échéant;

(ix) la façon dont les indemnités et autres formes de réparation seront évaluées ou déterminées une fois que les questions communes auront été tranchées.

(Buffalo CF, au para 151)

[250] À l’étape de l’autorisation, « il n’y a pas lieu ‘‘d’examiner en détail un plan de litige’’ [...] parce qu’il ‘‘est probable qu’il sera modifié pendant l’instance’’ » (Airbnb, au para 147). Le plan doit néanmoins montrer que le demandeur et son avocat « ont réfléchi au déroulement de l’instance et ont tenu compte des complexités de l’affaire et des procédures » (Airbnb, au para 147. Voir aussi Rae, aux para 79, 80).

[251] Bien qu’il ne soit pas parfait, le plan montre que Mme Doan et les avocats du groupe « ont réfléchi au déroulement de l’instance » (Airbnb, au para 147), je ne vois aucun conflit d’intérêts, et Mme Doan a fourni une convention concernant les honoraires et les débours.

[252] Cependant, je conviens avec le Canada que Mme Doan n’a pas établi qu’elle dispose d’un moyen réalisable de faire avancer l’instance au nom du groupe ou d’informer les millions de personnes qu’elle envisage de représenter. La capacité de représenter un groupe englobe de nombreux aspects, dont celui qu’il faut être membre du groupe et avoir une réclamation défendable; le représentant doit avoir une compréhension suffisante des faits et de l’affaire, et il doit être crédible et assumer ses obligations avec sérieux. En l’espèce, Mme Doan n’a présenté aucun fait à propos de la raison pour laquelle elle a engagé la présente affaire, aucune preuve qu’elle a évalué l’intérêt de n’importe quel membre du groupe présumé, ou qu’elle a poursuivi les processus administratifs disponibles. Son incertitude quant aux faits allégués dans son affidavit, laquelle a été révélée en contre‐interrogatoire, met en doute son autonomie par rapport à ses avocats, sa crédibilité et sa capacité de représenter les millions de personnes au nom desquelles elle envisage d’engager la présente affaire.

[253] Pour les raisons qui précèdent, je ne puis conclure que Mme Doan a établi, sur la foi d’un certain fondement factuel, qu’elle est une représentante du groupe appropriée, conformément à l’alinéa 334.16(1)e).

  1. Conclusion

[254] En conclusion, je suis d’avis que Mme Doan n’a répondu à aucune des exigences légales énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles pour l’autorisation du présent recours collectif. Je rejetterai donc la requête en autorisation de Mme Doan, sans autorisation de modification.


ORDONNANCE dans le dossier T‐724‐20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en autorisation est rejetée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St‐Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐724‐20

INTITULÉ :

HA VI DOAN c SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 septembre 2022

ORDONNANCE ET MOTIFS :

la juge ST‐LOUIS

DATE DES MOTIFS :

le 18 juillet 2023

COMPARUTIONS :

Lev Alexeev

Molly Krishtalka

Molina Bradette‐Cardinal

Élise Veillette

pour la requérante/demanderesse

Michelle Kellam

Lucas David

pour l’intimé/défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Novalex Law Firm Inc.

Montréal (Québec)

pour la requérante/demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour l’intimé/défendeur

 

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