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Date : 20230719


Dossier : T-2357-22

Référence : 2023 CF 986

Montréal (Québec), le 19 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LEO ARGÜELLO

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Leo Argüello, sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions datées du 12 octobre 2022 [Décisions] en vertu desquelles l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu qu’il était inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] et à la Prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement [PCTCC]. L’ARC a refusé les demandes de prestations de M. Argüello au motif qu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, 2020, 2021 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande et que, dans le cas de la PCTCC, il a aussi fait défaut d’établir qu’il ne travaillait pas pour des raisons considérées raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID-19.

[2] M. Argüello demande à la Cour de renvoyer son dossier à l’ARC pour un nouvel examen. Il prétend que l’ARC n’aurait pas respecté ses obligations d’équité procédurale, et qu’elle aurait conclu erronément qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $, avant impôts, de revenus d’emploi ou de revenus nets de travailleur indépendant au cours de la période pertinente.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Argüello sera accueillie. Après avoir examiné les motifs de l’ARC, la preuve au dossier et le droit applicable, je suis d’avis que les Décisions relatives aux prestations de PCRE et de PCTCC sont déraisonnables eu égard au contexte factuel propre au dossier de M. Argüello et qu’elles ne respectent pas les règles d’équité procédurale.

II. Contexte

A. Les faits

[4] La PCRE et la PCTCC font partie de l’arsenal de mesures introduites par le gouvernement fédéral à compter de 2020 pour pallier aux répercussions économiques causées par la pandémie de COVID-19. Il s’agissait de paiements monétaires ciblés qui visaient à fournir un soutien financier aux travailleurs et travailleuses ayant subi une perte de revenus en raison de la pandémie, et qui ne pouvaient bénéficier de la protection offerte par le régime usuel d’assurance-emploi. L’ARC est l’office fédéral responsable de l’administration de la PCRE et de la PCTCC.

[5] La PCRE était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 [Aryan] au para 2). Les critères d’admissibilité à la PCRE, prévus dans la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, ch 12, art 2, exigeaient entre autres que le salarié ou le travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande. La PCTCC, pour sa part, était disponible pour toute période d’une semaine comprise entre le 24 octobre 2021 et le 7 mai 2022 pour les salariés et travailleurs indépendants qui étaient incapables de travailler en raison d’un ordre de confinement lié à la COVID-19. Les critères d’admissibilité à la PCTCC, prévus dans la Loi sur la prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement, LC 2021, ch 26, art 5, requéraient entre autres que le salarié ou travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2020, en 2021, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande, et qu’il ait été empêché de travailler pour des raisons qui sont considérées raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID-19.

[6] Suite au dépôt d’une demande de prestations, M. Argüello obtient la PCRE pour l’ensemble des 27 périodes de deux semaines comprises entre le 27 septembre 2020 et le 9 octobre 2021. Par la suite, il obtient également la PCTCC pour cinq périodes d’une semaine entre le 26 décembre 2021 et le 12 février 2022.

[7] Le 28 janvier 2022, M. Argüello transmet à l’ARC ses talons de paie et factures pour les années 2016, 2017, 2019 et 2021, un rapport d’heures et un sommaire. Le 14 avril 2022, il transmet également ses relevés bancaires pour l’année 2019.

[8] Le 19 avril 2022, M. Argüello est sélectionné pour un examen de son admissibilité à la PCRE et à la PCTCC. Le 21 avril 2022, suite au premier examen de son admissibilité, M. Argüello reçoit une lettre de l’ARC lui indiquant qu’il n’est pas éligible aux prestations reçues.

[9] Le 16 mai 2022, M. Argüello produit une déclaration de revenus amendée pour l’année d’imposition 2019 afin d’ajouter un montant d’environ 2 924 $ à ses revenus de profession libérale nets. Cet amendement porte son revenu de profession libérale net déclaré à approximativement 6 254 $ pour l’année d’imposition 2019.

[10] Le 19 mai 2022, M. Argüello transmet une demande de deuxième examen de son admissibilité aux prestations de PCRE et de PCTCC. Au même moment, il envoie à l’ARC une lettre explicative ainsi que ses déclarations d’impôts de 2019, 2020 et 2021.

[11] Le 14 septembre ainsi que le 20 septembre 2022, l’agente de deuxième examen de l’ARC [Agente], Madame Mélanie Lajoie, communique avec M. Argüello afin de le questionner au sujet de ses activités de travail et d’être en mesure d’établir son revenu net pour 2019, 2020 et 2021. Après vérification, l’Agente détermine que M. Argüello est inadmissible tant à la PCRE qu’à la PCTCC.

[12] Ainsi, le 12 octobre 2022, l’ARC transmet ses Décisions à M. Argüello au moyen de deux lettres types. Ces correspondances informent M. Argüello qu’il n’est pas éligible aux prestations de PCRE et de PCTCC puisqu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, 2020, 2021 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande et que, en ce qui a trait à la PCTCC, il n’a pas démontré qu’il ne pouvait pas travailler pour des raisons qui sont considérées raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID-19.

[13] En marge de ces lettres, l’ARC émet des avis de nouvelle détermination des prestations liées à la COVID-19 aux termes desquels elle réclame à M. Argüello un remboursement de 24 600 $ pour les paiements inadmissibles de PCRE, et un autre de 270 $ pour les paiements inadmissibles de PCTCC.

[14] Le 10 novembre 2022, M. Argüello dépose la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre des Décisions. M. Argüello se représente seul.

B. La norme de contrôle

[15] Comme l’a fait correctement valoir le défendeur, le Procureur général du Canada [PGC], la norme de contrôle applicable au mérite des Décisions de l’Agente est celle de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 [He] au para 20; Lajoie c Canada (Procureur général), 2022 CF 1088 au para 12; Aryan aux para 15–16).

[16] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). C’est à la partie qui conteste une décision administrative que revient le rôle de démontrer son caractère déraisonnable.

[17] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de confier aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75). Une décision ne sera pas infirmée sur la base de simples erreurs superficielles ou accessoires. La décision attaquée doit plutôt comporter de graves lacunes, telles qu’un raisonnement intrinsèquement incohérent (Vavilov aux para 100–101).

[18] Cependant, en ce qui a trait aux questions d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que l’équité procédurale ne requiert pas l’application des normes de contrôle judiciaire usuelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l'aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). C’est plutôt une question juridique qui doit être évaluée en fonction des circonstances afin de déterminer si la procédure suivie par le décideur a respecté ou non les normes d’équité et de justice naturelle (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54). Un demandeur a notamment le droit de connaître la preuve à réfuter et de disposer d’une possibilité complète et équitable d’y répondre.

III. Analyse

[19] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les trois questions suivantes : 1) M. Argüello peut-il produire des documents qui n’avaient pas été soumis au décideur administratif? 2) les Décisions sont-elles déraisonnables? et 3) le processus décisionnel suivi par l’Agente était-il conforme aux principes d’équité procédurale?

A. Admissibilité des nouveaux éléments de preuve

[20] Dans le cadre de ses représentations écrites au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, M. Argüello a soumis à la Cour certains éléments de preuve qui n’avaient pas été déposés auprès de l’ARC au moment du deuxième examen. Certains de ces éléments font référence à des faits qui apparaissaient toutefois au dossier de l’ARC, et le PGC ne s’oppose donc pas à leur dépôt.

[21] Le PGC s’oppose uniquement au dépôt de la pièce P-5 jointe à l’affidavit de M. Argüello, au motif que les documents qu’elle contient ne se trouvaient pas devant le décideur et que ceux-ci contiennent des faits dont l’Agente n’avait pas connaissance au moment des Décisions. La pièce P-5 comprend une série de reçus émis par M. Argüello pour des cours d’espagnol et des services de traduction qu’il a offerts au cours de l’année 2019. Ces reçus réfèrent aux revenus additionnels ayant fait l’objet de sa déclaration d’impôt amendée pour 2019.

[22] Il est vrai que la Cour, dans son exercice du contrôle judiciaire, ne peut normalement pas examiner les éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur administratif (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 [Tsleil-Waututh] aux para 97–98; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright] au para 19; Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 [Fortier] au para 17). En effet, « le but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal compétent » (Cozak c Canada (Procureur général), 2022 CF 1351 au para 22, citant Access Copyright au para 19).

[23] Il existe toutefois quelques exceptions à ce principe (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Access Copyright aux para 19–20; Aryan au para 42). Ces exceptions s’appliquent notamment aux documents qui 1) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Labrosse c Canada (Procureur général), 2022 CF 1792 au para 31, citant Tsleil‑Waututh au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23–25; Access Copyright aux para 19–20; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16–18).

[24] Je suis d’avis qu’en l’espèce, le dépôt de la pièce P-5 peut être accepté puisque les reçus qu’elle contient servent à établir le vice de procédure allégué par M. Argüello (Kumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 935 au para 14). M. Argüello soumet en effet que l’Agente lui aurait mentionné qu’il n’avait pas besoin de fournir ces documents justificatifs de son revenu et qu’elle aurait ignoré ses propos relativement aux reçus qu’il possédait pour ses revenus additionnels de 2019. Par le dépôt de la pièce P-5, M. Argüello cherche donc à établir qu’il avait effectivement les documents en sa possession. Ainsi, la pièce P-5 est pertinente pour que la Cour statue sur les manquements à l’équité procédurale allégués par M. Argüello. Ceci dit, les reçus et leur contenu ne seront cependant pas considérés par la Cour en ce qui a trait à l’analyse des questions de fond que l’Agente avait pour mandat de trancher.

B. Caractère raisonnable des Décisions

[25] M. Argüello soutient que l’ARC a erronément calculé son revenu net, puisque d’après sa déclaration de revenus modifiée pour l’année d’imposition 2019, il aurait gagné un revenu net d’environ 6 752 $.

[26] Le PGC répond que les Décisions, et notamment la Décision sur la PCRE, sont raisonnables et fondées sur la preuve disponible puisque M. Argüello n’a pas gagné un revenu admissible d’au moins 5 000 $ pour les années d’imposition 2019, 2020 et 2021. Le PGC explique qu’initialement, M. Argüello avait déclaré des revenus de profession libérale nets de 3 330 $ pour l’année 2019, et des pertes de profession libérale nettes de 12 334 $ et de 4 130 $ pour les années 2020 et 2021, respectivement. Puis, en date du 16 mai 2022, M. Argüello a produit une déclaration de revenus amendée pour son année d’imposition 2019 afin d’ajouter un montant de 2 924 $ à ses revenus de profession libérale nets, de sorte que son revenu de profession libérale net déclaré s’élèverait désormais au montant approximatif de 6 254 $. Lors de sa prise de décision, l’Agente avait cette déclaration amendée entre les mains pour l’année 2019.

[27] À la lecture des notes de l’Agente, le raisonnement suivi par cette dernière eu égard à l’admissibilité du revenu gagné en 2019 par M. Argüello est loin d’être évident. D’après les questions posées par cette dernière à M. Argüello lors des appels téléphoniques du 14 et 20 septembre 2022, l’Agente semblait souhaiter vérifier les revenus déclarés par M. Argüello à l’aide de pièces justificatives. Le rapport de deuxième examen — qui fait partie des motifs de la Décision sur la PCRE (He au para 30; Aryan au para 22) — énonce en effet les questions suivantes posées par l’Agente lors du premier appel, ainsi que les réponses fournies par M. Argüello :

De quelle façon pensez-vous pouvoir être en mesure de démontrer vos revenus bruts ou nets en 2019? Réponse : Je ne sais pas.

Pourquoi avez-vous modifié votre déclaration d'impôt 2019? Réponse : je l’ai ajusté parce que ça correspondait plus à la réalité.

Le 2 923 $ ajouté pour 2019, provient de quel travail? Réponse : des gens qui m’ont payé pour de la traduction et des cours d’espagnol.

Des factures? NON.

Des reçues? [sic] VRAIMENT JE NE SAIS PAS.

Le contribuable affirme avoir été payé « cash » la somme de 2 923 $ qu’il a ajouté [sic] dans son redressement d’impôt 2019 le 2022-05-27.

(Dossier certifié du tribunal à la p 44.)

[28] M. Argüello mentionne également à l’Agente qu’il a bel et bien envoyé tous ses papiers et documents. Cependant, lors du deuxième appel, l’Agente note dans son rapport que M. Argüello lui a aussi mentionné avoir des reçus pour appuyer le montant de 2 924 $ ajouté à sa déclaration de revenus amendée pour 2019. L’Agente répète cette observation dans ses notes ainsi que dans son rapport d’examen. Il est difficile de comprendre pourquoi ces reçus n’ont pas été transmis à l’ARC, ou pourquoi l’Agente ne les a pas demandés ou attendu leur transmission avant de rendre la Décision eu égard à la PCRE. Ni l’affidavit de l’Agente ni celui de M. Argüello n’aborde cet aspect.

[29] Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il n’était pas raisonnable pour l’Agente de faire fi desdits reçus, après en avoir dûment noté l’existence. Bien qu’il ne soit pas possible de connaître la raison réelle de l’absence des reçus au dossier de l’ARC, l’Agente n’a pas agi de façon raisonnable en omettant de faire quelque suivi que ce soit sur ces documents supplémentaires que M. Argüello disait avoir en sa possession. Le dossier démontre en effet clairement, à plus d’une reprise, que l’Agente avait connaissance de l’existence de ces documents justificatifs de M. Argüello. Dans la Décision sur la PCRE, elle n’explique en rien pourquoi elle a cru bon de rendre sa décision sans avoir pris connaissance des reçus dont M. Argüello lui avait parlé. La Décision ne justifie aucunement cette lacune, ni pourquoi l’Agente a estimé ne pas avoir besoin de voir ces documents, ou pourquoi ceux-ci n’auraient pas été acceptables même si elle avait décidé de les examiner (Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 [Crook] au para 20).

[30] Pourtant, les lignes directrices intitulées Confirmation de l’admissibilité à la PCU, la PCRE, la PCMRE, la PCREPA et la PCTCC [Lignes directrices], qui régissent l’exercice du travail des agents de deuxième examen à l’ARC, identifient, comme « preuve acceptable » de revenus d’un travail indépendant pour les fins de diverses prestations dont la PCRE, les éléments suivants (Crook au para 19; Dossier du défendeur à la p 505) :

- Factures pour les services rendus, pour les particuliers qui sont travailleurs indépendants ou sous-traitants. Par exemple, une facture des travaux de peinture d’une maison ou de l’entretien ménager, etc. Doit inclure la date du service, qui a reçu le service, et le nom du demandeur ou de l’entreprise.

- Document attestant la réception du paiement pour le service offert, par exemple un relevé de compte ou un acte de vente indiquant un paiement et le reste du solde dû.

[…]

- Tout autre document justificatif permettant d’appuyer le revenu de 5 000 $ à titre de revenu d’un travail indépendant.

[31] Il est indéniable que les reçus auxquels M. Argüello a référé lors de ses appels avec l’Agente semblent appartenir à cette famille de « preuve acceptable » de revenus décrite dans les Lignes directrices de l’ARC. Or, l’Agente n’explique aucunement en quoi les reçus, qu’elle n’a d’ailleurs pas examinés, ne correspondent pas au large éventail de documents considérés comme « acceptables » sous les Lignes directrices. Ainsi, « [v]u l’absence de telles explications, je conclus que la décision ne comporte pas les caractéristiques d’une décision raisonnable » (Crook au para 20).

[32] Il est vrai qu’une décision administrative ne doit pas être jugée au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Néanmoins, la Cour doit être satisfaite que le décideur administratif a suivi un raisonnement intrinsèquement cohérent et justifié à la lumière des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision (Vavilov au para 99). « Lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité » (Vavilov au para 98). C’est précisément le cas ici. En considérant le contexte factuel de l’affaire et les échanges téléphoniques entre l’Agente et M. Argüello, je suis d’avis que le défaut de considérer les reçus, ou à tout le moins d’expliquer pourquoi l’Agente ne s’est pas souciée de les obtenir et de les consulter malgré sa connaissance de leur existence, empêche la Cour de « relier les points sur la page » (Vavilov au para 97) et de comprendre la Décision relative à la PCRE. Je précise qu’il ne s’agit pas là d’une lacune ou d’une insuffisance qui puisse être qualifiée de « superficiell[e] ou accessoir[e] par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100). Il s’agit au contraire d’une erreur qui me fait perdre confiance dans le raisonnement de l’Agente, et qui justifie l’intervention de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[33] Même si j’interprète la Décision sur la PCRE « de façon globale et contextuelle » et que je garde en tête que les cours de révision doivent chercher à « comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur » pour en arriver à sa conclusion (Vavilov aux para 84, 97), je ne suis pas convaincu que l’Agente pouvait raisonnablement procéder au second examen en faisant fi du fait que M. Argüello lui avait affirmé avoir les reçus permettant de répondre à ses interrogations sur la preuve de ses revenus additionnels de 2019.

[34] J’ajoute qu’une décision raisonnable doit traiter des questions clés et arguments principaux soulevés par les parties (Vavilov aux para 127–128). Ainsi, le fait que l’Agente n’ait pas, au minimum, considéré les reçus clairement mentionnés par M. Argüello m’empêche de pouvoir conclure que la Décision sur la PCRE est défendable compte tenu des faits et du droit applicable.

[35] En ce qui concerne les prestations de PCTCC, les choses sont légèrement différentes, en raison des périodes de références applicables. En effet, en ce qui concerne le revenu minimal de 5 000 $, l’année 2019 n’entre pas directement dans l’équation pour déterminer l’admissibilité à ces prestations. Il est donc manifeste, à la face même du dossier, que M. Argüello n’a pas fait état d’un revenu net supérieur à 5 000 $ pour les périodes subséquentes à 2019. Cependant, si M. Argüello a gain de cause sur ses revenus additionnels de 2019, cela aura pour effet de confirmer son admissibilité aux prestations de PCRE reçues, d’ajouter ces montants aux revenus nets admissibles de 2020 et/ou 2021, et d’ainsi atteindre le seuil de 5 000 $ pour ces années subséquentes.

[36] Le rapport de deuxième examen indique aussi qu’en regard de la PCTCC, M. Argüello aurait confié à l’Agente lors de leur appel de septembre 2022 qu’il n’était pas à l’emploi, et qu’il aurait donc fait « une erreur » en lien avec sa demande de PCTCC. L’Agente en a conclu que M. Argüello ne satisfaisait pas le deuxième critère pour avoir droit aux prestations de PCTCC, soit le fait qu’il ne travaillait pas en raison des conséquences liées au confinement dû à la COVID-19. À mon avis, lorsque la preuve est analysée de façon globale et holistique, la conclusion de l’Agente à l’effet que M. Argüello n’avait pas été empêché de travailler en raison d’un confinement selon la Loi sur la prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement, LC 2021, ch 26, art 5 m’apparaît plutôt boiteuse. Il ressort clairement du dossier que M. Argüello ne disposait pas d’un emploi stable ou régulier, étant plutôt un comédien qui avait un statut de travailleur indépendant. D’ailleurs, M. Argüello a expliqué sa situation particulière à l’Agente lors des deux appels avec celle-ci. Dans de telles circonstances, l’Agente devait se demander si le fait pour M. Argüello de ne pas travailler et de ne pas dénicher de contrats résultait d’un confinement dû à la COVID-19, à une période où toute l’industrie de la culture et des arts avait brusquement arrêté l’essentiel de ses activités en raison de la pandémie. Elle ne l’a pas fait.

[37] Encore une fois, les motifs de la Décision sur la PCTCC et les notes de l’Agente ne me permettent pas de conclure à une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. Tout au contraire, je suis plutôt d’avis que la Décision sur la PCTCC n’est pas, elle aussi, justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’Agente était assujettie.

[38] Depuis l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la Cour suprême du Canada dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable, et le décideur administratif doit également « justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). La cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Les motifs donnés par les décideurs administratifs constituent désormais le mécanisme principal par lequel ces derniers démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En d’autres mots, ce sont les motifs qui permettent de démontrer qu’une décision est justifiée.

[39] Or, dans le cas de M. Argüello, je ne suis pas convaincu que les Décisions satisfont le seuil établi dans Vavilov. Je reconnais que les motifs d’une décision administrative n’ont pas à être exhaustifs. En revanche, il faut quand même que les motifs soient compréhensibles et qu’ils justifient la décision administrative. En l’espèce, je suis obligé de constater que les motifs fournis dans les Décisions et les notes de l’Agente ne justifient pas ces Décisions de manière transparente et intelligible. Ils ne permettent aucunement à la Cour de comprendre le fondement sur lequel reposent les Décisions rendues par l’Agente et suggèrent plutôt qu’un fait pertinent et fondamental a été complètement escamoté. Le rapport de l’Agente ne démontre pas que l’ARC a soigneusement examiné et tenu compte des propos de M. Argüello et qu’elle a accordé à ce dernier la possibilité de répondre et de fournir les preuves de ses revenus de travail indépendant. En somme, les Décisions sont entachées de lacunes graves qui les rendent déraisonnables à la lumière des faits et me font perdre confiance dans les conclusions du décideur administratif (Vavilov au para 100).

[40] Lors de l’audience, l’avocate du PGC s’est fondée sur la décision Lalonde c Canada (Agence du revenu), 2023 CF 41 [Lalonde]. Avec égards, cette décision se distingue des faits propres à M. Argüello. D’abord, bien que la demanderesse dans cette affaire avait connaissance de possibles erreurs dans sa déclaration de revenus de 2019 depuis ses premières discussions avec l’ARC en juin 2021, rien au dossier n’indiquait qu’elle avait entamé de quelconques démarches pour corriger ces erreurs au moment où elle a discuté avec l’agent de deuxième examen en février 2022 (Lalonde aux para 38, 40). Dans le cas de M. Argüello, ce dernier a entrepris les démarches de rectification de sa déclaration de revenus de 2019 dans les semaines suivant sa connaissance d’une erreur dans sa déclaration de revenus, c’est-à-dire suite à ses premières discussions avec un agent de l’ARC en avril 2022.

[41] De plus, la demanderesse dans l’affaire Lalonde n’a présenté aucune preuve pour appuyer ses prétentions qu’il y aurait eu une erreur dans son revenu déclaré pour 2019. En fait, toute la preuve indiquait que le revenu gagné était bien un revenu de location plutôt qu’un revenu de travail indépendant (Lalonde aux para 43, 60, 73). Enfin, étant donné les incohérences entre le dossier présenté à l’ARC et le témoignage de la demanderesse, la Cour a déterminé qu’il était raisonnable pour l’agent de révision d’avoir des doutes sur sa crédibilité (Lalonde au para 73). Comme je l’ai mentionné à l’audience, il n’y a aucune preuve, dans le présent dossier, qui mettrait en doute la crédibilité de M. Argüello.

C. Manquement à l’équité procédurale

[42] Je me penche finalement sur l’argument d’équité procédurale avancé par M. Argüello.

[43] L’obligation d’agir équitablement comporte deux volets, soit le droit à une audition juste et impartiale devant un tribunal indépendant, et le droit d’être entendu (Fortier au para 14; Haba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 732 au para 28). La question ultime « consiste à savoir si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances en cause, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et accordait aux parties concernées le droit d’être entendues et la possibilité pleine et équitable de connaître la preuve à réfuter et d’y répondre » (Tiben c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 965 au para 18).

[44] M. Argüello soumet qu’en omettant de considérer les documents qui étaient à sa disposition — soit les reçus dont il lui avait dévoilé l’existence —, l’Agente a non seulement été déraisonnable, mais a aussi refusé de lui accorder l’opportunité de déposer des documents supplémentaires pour appuyer ses revenus déclarés, et qu’un tel manquement enfreint les règles de l’équité procédurale.

[45] Le PGC soutient d’abord que le manquement à l’obligation d’équité procédurale n’aurait pas été allégué dans l’avis de demande de contrôle judiciaire ni dans l’affidavit de M. Argüello, et donc que l’argument à cet effet n’est pas recevable. À tout événement, ajoute le PGC, M. Argüello a eu l’occasion de fournir des documents et renseignements additionnels, et il a omis de la faire; il n’y a pas de preuve d’un manquement à l’équité procédurale de la part de l’ARC.

[46] Je ne partage pas l’avis du PGC. Tout d’abord, et contrairement à ce que prétend le PGC, l’avis de demande de contrôle judiciaire identifie expressément ce qui suit parmi les motifs au soutien de la demande de contrôle judiciaire :

La Déléguée n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale qu’elle était légalement tenue de respecter, notamment :

- alors que l’agent de validation chargée d’analyser les premières demandes de révision avait suggéré au Demandeur d’amender sa déclaration de revenus pour l’année 2019, la Déléguée a refusé de la considérer;

- en affirmant au Demandeur qu’il n’était pas nécessaire de fournir certains documents justificatifs qu’il était prêt à fournir pour faire la démonstration qu’il rencontrait les critères d’admissibilité.

[47] Il est donc indiscutable que l’argument d’équité procédurale a bel et bien été soulevé par M. Argüello dans son avis de demande.

[48] Par ailleurs, dans son rapport de deuxième examen, l’Agente mentionne spécifiquement que M. Argüello « a affirmé qu’il a gagné un montant de 2 923 $ bruts en 2019 provenant des cours d’espagnol et de la traduction. Il a ajouté qu’il n’a pas de T4A pour ça car, il dit que c’était payé au fur à mesure ou encore, à la fin » (Dossier certifié du Tribunal à la p 44). Cependant, le rapport de deuxième examen souligne également que M. Argüello avait indiqué à l’Agente, lors du deuxième appel, « qu’il a les reçus pour le montant de 2 923 $ pour la traduction et les cours d’espagnol » (Dossier certifié du Tribunal à la p 7), et ce, sans aucun autre commentaire de la part de l’Agente, comme mentionné ci-haut.

[49] Encore une fois, il est difficile de comprendre pourquoi l’Agente n’a pas exigé ces reçus, alors que ses notes indiquent très clairement que M. Argüello lui avait mentionné l’existence de ces documents.

[50] Il est vrai qu’il revient au demandeur d’établir un manquement à l’équité procédurale, et ici, le dossier de preuve de M. Argüello est laconique à plusieurs égards. Cependant, le dossier de l’ARC est tout aussi succinct quant au défaut de l’Agente de prendre une quelconque mesure pour obtenir les documents évoqués par M. Argüello. Il m’est impossible de réconcilier la mention de l’existence des reçus dans le rapport de deuxième examen avec l’absence de considération de ceux-ci dans le dossier de l’ARC, alors que l’Agente fonde sa Décision eu égard à la PCRE sur l’absence de justification adéquate quant au montant additionnel ajouté par M. Argüello à sa déclaration de revenus pour 2019. À la lumière du contenu du dossier devant la Cour, je conclus donc que M. Argüello n’a pas bénéficié d’une opportunité complète et équitable de soumettre des documents supplémentaires dans le cadre du deuxième examen et qu’en agissant comme elle l’a fait, l’Agente a enfreint les règles de l’équité procédurale et empêché M. Argüello d’avoir droit à une défense pleine et entière.

IV. Conclusion

[51] Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Argüello est accordée. L’analyse faite par l’ARC eu égard aux prestations de PCRE et de PCTCC ne possède pas les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et les Décisions sont de plus entachées d’une entorse aux règles d’équité procédurale.

[52] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je suis d’accord avec les parties que le demandeur a droit de recevoir des dépens, et que la somme forfaitaire de 500 $ sur laquelle les parties se sont entendues est raisonnable et justifiée.

 


JUGEMENT au dossier T-2357-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. Les décisions datées du 12 octobre 2022 en vertu desquelles l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu que le demandeur était inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] et à la Prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement [PCTCC] sont annulées.

  3. Le dossier du demandeur relativement à ses demandes de prestations de PCRE et de PCTCC est retourné à l’ARC pour qu’il soit considéré à nouveau par un nouvel agent, sur la base des présents motifs.

  4. Le défendeur devra payer des dépens de 500 $ au demandeur.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2357-22

 

INTITULÉ :

LEO ARGÜELLO c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

M. Léo Argüello

 

Pour LE DEMANDEUR

(SE REPRÉSENTANT SEUL)

 

Me Emmanuelle Rochon

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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