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Date : 20230726


Dossier : IMM-476-22

Référence : 2023 CF 1020

Toronto (Ontario), le 26 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LUKANU TEKASSALA ANDRÉ SAMUEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Lukanu Tekassala André Samuel, est citoyen angolais. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 26 novembre 2021 [Décision] de la Section de la protection des réfugiés [SPR] refusant de lui conférer la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SPR a rejeté la demande de M. Samuel en raison de son manque de crédibilité et du caractère manifestement infondé de sa demande.

[2] M. Samuel soutient que la SPR aurait erré en traitant de sa crédibilité, et en décrétant que sa demande d’asile était manifestement infondée. Il soumet également que la SPR aurait enfreint les règles en matière d’équité procédurale en l’interrompant constamment lors de son témoignage.

[3] Pour les motifs exposés ci‐après, je vais rejeter la demande de M. Samuel. Après avoir examiné les motifs et les conclusions de la SPR, la preuve dont elle disposait et le droit applicable, je ne vois aucun motif d’infirmer la Décision. Les lacunes dans la preuve soumise par M. Samuel et les contradictions dans son témoignage soutiennent raisonnablement les conclusions défavorables de la SPR quant à sa crédibilité, et les motifs de la SPR possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il en va de même pour les conclusions de la SPR sur le caractère manifestement infondé de la demande d’asile de M. Samuel. Enfin, la SPR a respecté tous les principes applicables en matière d’équité procédurale. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Les faits

[4] Entre 2005 et 2013, M. Samuel vit en République démocratique du Congo [RDC] avec sa famille en tant que réfugié.

[5] En 2014, M. Samuel retourne vivre chez son oncle en Angola, son pays de citoyenneté. Son oncle l’introduit alors à l’Église Adventiste du 7e jour de la Lumière du monde [Église], dirigée par le prophète José Julino Kalupeteca. M. Samuel adhère à l’Église la même année.

[6] Le 16 avril 2015, les autorités angolaises tentent d’arrêter le prophète Kalupeteca lors d’un rassemblement de l’Église au mont Sumé, dans la municipalité de Caála de Huambo. Un affrontement éclate entre les membres de l’Église et les autorités, causant plusieurs morts et blessés. M. Samuel prétend être présent lors de ce rassemblement, mais soutient qu’il se serait enfui dans la province de Luanda pour se cacher, puisque les autorités sont à la recherche des fidèles de l’Église.

[7] M. Samuel fuit alors de nouveau l’Angola et retrouve sa famille en RDC pour y poursuivre son refuge.

[8] Toutefois, M. Samuel retourne en Angola en août 2015 suite au décès de son oncle, pour ensuite revenir en RDC en décembre 2015.

[9] Motivé par un discours rassembleur du Président angolais, M. Samuel retourne à nouveau en Angola en janvier 2016. Il décide cependant de regagner la RDC en juin 2016 lorsqu’il apprend que les autorités traquent toujours les fidèles de l’Église.

[10] Le 16 juillet 2016, M. Samuel se rend une fois de plus en Angola, cette fois pour s’inscrire sur la liste électorale afin de voter aux prochaines élections.

[11] En juin 2018, M. Samuel quitte l’Angola pour les États-Unis. Il arrive au Canada le 4 août 2018 en passant par le chemin Roxham.

B. La Décision de la SPR

[12] Dans sa Décision, la SPR relève certaines incohérences et invraisemblances entre le témoignage de M. Samuel et la preuve documentaire. Premièrement, en ce qui a trait à l’affrontement entre les membres de l’Église et les autorités angolaises au mont Sumé, M. Samuel prétend avoir été blessé à la tête lors de sa fuite. Notant de la preuve que l’assaut des autorités se serait déroulé très tôt dans la journée, que le mont Sumé se situe dans une zone difficilement accessible à l’extérieur de la ville de Caála de Huambo, et que les autorités avaient bloqué l’ensemble des issues possibles, la SPR questionne M. Samuel à savoir comment il a pu prendre la fuite. Confronté à cette preuve, M. Samuel explique qu’il aurait quitté très tôt le matin pour aller chercher des provisions à la ville la plus proche. C’est alors qu’il serait tombé de sa moto et aurait subi une blessure à la tête. En constatant le grabuge déjà commencé en ville, il aurait ensuite fui vers la ville de Luanda, située à plus de 600 kilomètres des lieux de l’assaut.

[13] La SPR note du témoignage de M. Samuel que celui-ci a non seulement eu de la difficulté à expliquer comment il a pu parcourir plus de 600 kilomètres malgré la surveillance serrée des autorités gouvernementales, mais qu’il n’était pas avec les membres de l’Église lors de l’assaut et que sa blessure ne découle pas des actes violents attribués aux autorités, contrairement à ce qu’il avait initialement insinué dans son Formulaire de fondement de la demande d’asile.

[14] La SPR ne croit pas non plus que M. Samuel soit une personne d’intérêt pour le gouvernement de l’Angola. En se basant sur le passeport que son pays lui a délivré le 21 mai 2015 — soit environ un mois après l’assaut par les autorités au mont Sumé —, la SPR observe d’abord que M. Samuel n’a eu aucun problème à obtenir ce document officiel. De plus, M. Samuel a pu utiliser son passeport à plusieurs reprises pour retourner en RDC sans qu’il n’y ait d’incidents. D’ailleurs, les inscriptions figurant dans son passeport et faisant état de ses multiples sorties du pays démontrent qu’il a fait l’objet d’un contrôle par les autorités angolaises, sans pour autant être arrêté.

[15] La SPR relève également que les allégations de M. Samuel indiquant qu’il fuit les autorités angolaises ne peuvent être retenues, puisqu’il retourne en Angola à de multiples reprises pour des motifs « non crédibles et farfelus ». Ainsi, la SPR juge que le témoignage de M. Samuel n’est pas crédible et détermine qu’il a manqué à son obligation de fournir « suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour justifier une protection internationale au Canada ». La SPR conclut donc que la demande d’asile de M. Samuel est « manifestement infondée ».

C. Les dispositions législatives pertinentes

[16] Les dispositions législatives pertinentes se retrouvent aux articles 107, 107.1 et 110 de la LIPR. Le paragraphe 107(2) concerne les demandes d’asile ayant une « absence minimum de fondement » tandis que l’article 107.1 traite pour sa part des demandes « manifestement infondées ». Le paragraphe 110(2) énonce pour sa part la restriction d’appel qui découle de telles déterminations par la SPR. Ces dispositions se lisent comme suit :

Décision

Decision

107 (1) La Section de la protection des réfugiés accepte ou rejette la demande d’asile selon que le demandeur a ou non la qualité de réfugié ou de personne à protéger.

107 (1) The Refugee Protection Division shall accept a claim for refugee protection if it determines that the claimant is a Convention refugee or person in need of protection, and shall otherwise reject the claim.

Preuve

No credible basis

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

Demande manifestement infondée

Manifestly unfounded

107.1 La Section de la protection des réfugiés fait état dans sa décision du fait que la demande est manifestement infondée si elle estime que celle-ci est clairement frauduleuse.

107.1 If the Refugee Protection Division rejects a claim for refugee protection, it must state in its reasons for the decision that the claim is manifestly unfounded if it is of the opinion that the claim is clearly fraudulent.

[...]

...

Restriction

Restriction on appeals

110 (2) Ne sont pas susceptibles d’appel :

110 (2) No appeal may be made in respect of any of the following:

[...]

...

c) la décision de la Section de la protection des réfugiés rejetant la demande d’asile en faisant état de l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile ou du fait que celle-ci est manifestement infondée;

(c) a decision of the Refugee Protection Division rejecting a claim for refugee protection that states that the claim has no credible basis or is manifestly unfounded;

D. La norme de contrôle

[17] M. Samuel et le Ministre sont tous deux d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce quant aux conclusions en matière de crédibilité et d’absence de minimum de fondement de la demande d’asile. Je suis d’accord (Regala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 192 [Regala] au para 5; Janvier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 142 [Janvier] au para 17; Yuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 755 au para 13; Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 596 [Warsame] au para 25).

[18] La norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer chaque fois qu’une cour doit décider une demande de contrôle judiciaire. Deux exceptions permettent de réfuter cette présomption et exigent plutôt l’utilisation de la norme de la décision correcte, soit lorsque l’intention du législateur ou la règle de droit le requièrent (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 17). Aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.

[19] La norme de la décision raisonnable se concentre sur la décision prise par le décideur administratif, ce qui englobe à la fois le raisonnement suivi et le résultat (Vavilov aux para 83, 87). Une décision raisonnable en est une qui est justifiée par des raisons transparentes et intelligibles qui révèlent un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov aux para 86, 99).

[20] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de confier aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75).

[21] Il incombe à la partie qui conteste la décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Une décision ne sera pas infirmée sur la base de simples erreurs superficielles ou accessoires. La décision attaquée doit plutôt comporter des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable, telles qu’un raisonnement intrinsèquement incohérent (Vavilov aux para 100–101).

[22] Cependant, en ce qui a trait aux questions d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que l’équité procédurale ne requiert pas l’application des normes de contrôle judiciaire usuelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l'aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). C’est plutôt une question juridique qui doit être évaluée en fonction des circonstances afin de déterminer si la procédure suivie par le décideur a respecté ou non les normes d’équité et de justice naturelle (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54). Un demandeur a notamment le droit de connaître la preuve à réfuter et de disposer d’une possibilité complète et équitable d’y répondre.

III. Analyse

[23] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, M. Samuel attaque la décision de la SPR pour les trois motifs suivants : 1) le traitement de sa crédibilité; 2) la conclusion sur le caractère manifestement infondé de sa demande; et 3) l’atteinte aux principes d’équité procédurale.

A. La crédibilité de M. Samuel

[24] M. Samuel soutient que la SPR ne pouvait pas conclure à un manque de crédibilité et à une absence d’un minimum de fondement, puisqu’il a produit des éléments de preuve qui établissent l’exactitude de son narratif. À son avis, puisque la SPR n’a pas remis en doute la survenance des événements à l’origine de sa persécution, le fait qu’elle ait invoqué une absence de preuve constitue un déni de justice. M. Samuel allègue également que la SPR aurait erré dans son analyse des circonstances entourant sa demande de passeport et son inscription sur les listes électorales, puisqu’elle ne se serait pas renseignée à savoir si ces événements permettent réellement aux autorités angolaises de le traquer facilement.

[25] Le Ministre soumet pour sa part que la question déterminante est celle de la crédibilité de M. Samuel, laquelle suffit pour faire échec à sa demande. Le Ministre est d’avis que la SPR a expliqué de façon détaillée, à la lumière du comportement de M. Samuel et de la preuve documentaire, les éléments sur lesquels elle s’est fondée pour conclure que M. Samuel n’est pas crédible et n’est pas une personne d’intérêt pour les autorités angolaises.

[26] Je partage l’avis du Ministre sur les conclusions de la SPR en matière de crédibilité.

[27] Bien que les demandeurs d’asile soient présumés dire la vérité, le manque de crédibilité d’un demandeur peut suffire à réfuter cette présomption, notamment « lorsque la SPR n’est pas satisfaite de l’explication fournie par le demandeur pour [ses] incohérences » (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani] au para 21, citant Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 183 au para 19). Il est bien connu que la SPR est habituellement mieux placée pour évaluer la crédibilité d’un demandeur, puisqu’elle a l’avantage d’entendre son témoignage (Lawani au para 22, citant Jin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 595 au para 10). D’ailleurs, l’accumulation de contradictions, d’incohérences et d’omissions sur des éléments fondamentaux de la demande d’asile peut être suffisante pour appuyer une conclusion négative sur la crédibilité d’un demandeur (Lawani au para 22). Enfin, le manque de crédibilité peut entacher d’autres éléments de la demande d’asile et éroder la crédibilité de ceux-ci (Lawani au para 24).

[28] À la lumière de ces principes, je suis d’avis que les conclusions de la SPR sur le manque de crédibilité de M. Samuel sont tout à fait raisonnables. Le narratif de M. Samuel comporte effectivement plusieurs incohérences qui affaiblissent sa crédibilité. Entre autres, M. Samuel n’a pas été en mesure d’identifier à quelle heure il a quitté le mont Sumé pour effectuer l’achat de provisions à la ville la plus proche ni comment il a ensuite réussi à se rendre dans la ville de Luanda malgré la surveillance des autorités. Ces faits sont pourtant des éléments clés dans l’explication de M. Samuel quant à sa fuite des autorités angolaises.

[29] Par ailleurs, la SPR peut raisonnablement prendre en considération le comportement d’un demandeur d’asile lorsqu’elle évalue la crédibilité de son narratif (Cambara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1019 au para 26). C’est ce qu’elle a fait lorsqu’elle a déterminé que les nombreux retours de M. Samuel en Angola entre 2014 et 2017 étaient incohérents avec son allégation de crainte des autorités angolaises. La SPR a tenu compte de la preuve documentaire et des explications de M. Samuel, mais ne les a pas jugées suffisantes.

[30] Les retours en Angola de M. Samuel, à la lumière des explications fournies par celui-ci, démontrent qu’il ne craignait pas réellement les autorités angolaises. « [U]n manque général de crédibilité est déterminant dans le cadre d’une demande d’asile » (Towolawi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 245 au para 28), puisque sans témoignage crédible, le demandeur ne peut pas établir l’existence d’une crainte subjective. Or, pour démontrer une crainte de persécution, M. Samuel devait absolument satisfaire aux deux volets du critère, c’est-à-dire établir qu’il existe une crainte objective et une crainte subjective (Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au para 15). M. Samuel avait le fardeau d’établir les éléments de sa demande d’asile (Janvier au para 32). En l’espèce, M. Samuel ne s’est pas acquitté de ce fardeau.

[31] Les incohérences soulevées par la SPR quant à l’événement pivot de l’assaut au mont Sumé et le comportement contradictoire de M. Samuel face à ses nombreux retours au pays malgré sa crainte des autorités angolaises sont des éléments suffisants pour ternir sa crédibilité (Regala au para 18). La SPR a conclu que cette conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Samuel minait également la crédibilité des éléments de preuve documentaire présentés, ce qu’elle est d’ailleurs autorisée à faire. Ainsi, la SPR pouvait raisonnablement conclure qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi au dossier de M. Samuel.

B. La demande manifestement infondée

[32] M. Samuel soutient ensuite que la SPR a confondu la demande « manifestement infondée », laquelle empêche un demandeur de faire appel d’une décision négative auprès de la Section d’appel des réfugiés [SAR], avec une conclusion défavorable à la crédibilité. Il est d’avis que les motifs de la Décision ne contiennent pas d’explications suffisantes pour permettre d’apprécier de quelle façon la SPR arrive à la conclusion que sa demande est « manifestement infondée ». Le Ministre répond que la conclusion d’absence de minimum de fondement était justifiée puisque les conclusions d’absence de crédibilité portent sur des éléments à la base même de la revendication de M. Samuel, et que la SPR a bien expliqué la raison pour laquelle elle en arrive à cette conclusion.

[33] Encore une fois, les arguments de M. Samuel ne me convainquent pas.

[34] Je reconnais d’abord que, dans sa Décision, la SPR ne parle pas « d’absence de minimum de fondement » au sens du paragraphe 107(2) de la LIPR, mais conclut plutôt que la demande d’asile est « manifestement infondée », des termes que le législateur utilise à l’article 107.1. Incidemment, la SPR ne réfère expressément à aucun article de la LIPR dans sa Décision, et ne mentionne ni le paragraphe 107(2) ni l’article 107.1. Or, il y a une distinction entre les deux. En effet, l’absence de minimum de fondement est une conclusion possible pour la SPR lorsqu’il n’y a « aucune preuve crédible ou digne de foi sur laquelle la SPR aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au demandeur » (Aboubeck c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 370 au para 15). En revanche, la demande manifestement infondée réfère à une demande qui est « clairement frauduleuse » en vertu de l’article 107.1 de la LIPR. Le juge Roy, dans l’affaire Warsame au paragraphe 30, a affirmé ce qui suit :

Pour qu’une demande d’asile soit dite frauduleuse, il faut que le demandeur ait déclaré qu’une situation est d’une certaine nature alors qu’en réalité elle ne l’est pas. Mais ce n’est pas n’importe quel mensonge ou rapport inexact qui revêt la demande d’asile d’un caractère frauduleux. Il faut pour cela que les déclarations malhonnêtes, les supercheries, les mensonges touchent à un aspect important de cette demande, de sorte à influer substantiellement sur la décision dont elle fera l’objet. À mon sens, une demande d’asile ne peut être dite frauduleuse si la malhonnêteté n’a pas d’effet substantiel sur la décision à laquelle elle donne lieu.

[35] Toutefois, la conséquence de l’une ou l’autre de ces conclusions est cependant la même, c’est-à-dire que, peu importe si la SPR conclut qu’une demande n’ait pas un minimum de fondement ou qu’elle soit manifestement infondée, le demandeur se trouve privé du droit de présenter un appel devant la SAR, dans un cas comme dans l’autre. C’est ce que prévoit expressément l’alinéa 110(2)c) de la LIPR (voir également Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601 au para 26; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 516 au para 12).

[36] J’observe en passant que, dans la lettre standard d’Avis de décision envoyée à M. Samuel avec la Décision, la SPR réfère au « [p]aragraphe 107(2) ou article 107.1 de la [LIPR] », ne faisant aucune distinction entre les deux dispositions dans son en-tête. Lors de l’audience devant la Cour, tant l’avocate de M. Samuel que celui du Ministre se sont d’ailleurs dits d’avis que les conséquences, pour un demandeur d’asile, d’une conclusion sous l’une ou l’autre de ces deux dispositions étaient les mêmes.

[37] En l’espèce, et tel qu’exposé plus haut, les conclusions de la SPR quant à la crédibilité de M. Samuel lui permettaient raisonnablement de conclure à l’absence de preuve crédible à l’appui de sa demande. Suite à cette analyse, la SPR a alors déterminé, au paragraphe 40 de la Décision, que M. Samuel « n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour justifier une protection internationale du Canada ». L’absence de « preuve crédible et digne de foi » reprend, presque mot pour mot, le langage du paragraphe 107(2) de la LIPR portant sur les demandes ayant une « absence de minimum de fondement ». La SPR a ensuite enchaîné pour conclure, au paragraphe 44 de la Décision, que la demande d’asile de M. Samuel était « manifestement infondée ».

[38] Je reconnais que, dans ses motifs, la SPR semble avoir confondu le paragraphe 107(2) et l’article 107.1 en assimilant une demande arborant une absence de minimum de fondement à une demande manifestement infondée. Certes, il eût été souhaitable que la SPR soit plus rigoureuse dans ses propos et qu’elle sache distinguer entre les deux réalités, d’autant plus que le législateur a pris la peine d’adopter deux articles distincts pour faire référence à ces deux cas de figure. Toutefois, je ne suis pas persuadé que cette confusion dans les motifs de la SPR est suffisante pour vicier la Décision et la rendre déraisonnable.

[39] Je suis plutôt d’avis que, lorsque lus dans leur ensemble, les motifs donnés par la SPR à l’appui de sa Décision démontrent qu’elle saisissait bien la différence entre, d’une part, une demande manifestement infondée ou marquée par une absence de minimum de fondement, et d’autre part, une décision basée sur des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Il est aussi manifeste qu’en aucun temps, les conclusions factuelles de la SPR n’ont suggéré que la demande de M. Samuel avait ce caractère frauduleux généralement associé aux demandes « manifestement infondées ». Mais les motifs mettent bien en lumière les incohérences contenues dans le témoignage de M. Samuel, lesquelles suffisent pour étayer les conclusions défavorables quant à la crédibilité de M. Samuel et l’absence d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi.

[40] Je suis satisfait que, malgré la confusion véhiculée par la SPR entre une demande ayant une absence de minimum de fondement et une demande manifestement infondée, je peux comprendre et suivre le raisonnement de la SPR et que la conclusion de la SPR tire effectivement sa « source dans l’analyse effectuée » (Vavilov au para 103). Une conclusion défavorable quant à la crédibilité d’un demandeur peut entraîner l’absence d’éléments de preuve crédibles à l’appui de sa demande, et une telle conclusion peut être suffisante pour que la SPR détermine qu’il y a absence d’un minimum de fondement (Nezerali c Canada (Citoyennté et Immigration), 2016 CF 1375 aux para 26–29).

[41] Les motifs fournis par un décideur administratif ne doivent pas être jugés selon « une norme de perfection » (Vavilov au para 91). Je précise que l’assimilation d’une absence de minimum de fondement à une demande manifestement infondée est tout à fait sans conséquence dans le cas de M. Samuel, et qu’il s’agit clairement là d’une erreur mineure par rapport au fond de la Décision. En d’autres mots, je ne suis pas convaincu que cette lacune ou cette déficience invoquée par M. Samuel soit « suffisamment capitale ou importante pour rendre [la Décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). Il ne s’agit pas d’une erreur qui me fait perdre confiance dans le raisonnement de la SPR ou qui justifie l’intervention de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Somme toute, la Décision ne souffre d’aucune lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

C. Le respect des règles d’équité procédurale

[42] M. Samuel soutient enfin que la SPR, en l’interrompant à plusieurs reprises, l’aurait empêché de livrer un témoignage complet. Selon M. Samuel, cette erreur aurait poussé la SPR à baser ses conclusions sur des hypothèses erronées, notamment quant aux circonstances entourant sa fuite vers la ville de Luanda. Ainsi, la SPR l’aurait privé de son droit d’être entendu.

[43] Je ne suis pas d’accord. Comme le Ministre l’a bien fait valoir, cette allégation de M. Samuel ne résiste pas à l’analyse et n’est pas supportée par la preuve ou les extraits de l’audition. Au contraire, l’écoute de l’enregistrement de l’audition devant la SPR démontre que M. Samuel a pu témoigner, qu’il a bénéficié de maintes opportunités pour intervenir, et que la SPR lui a demandé s’il avait de nouveaux éléments à ajouter à son témoignage avant de conclure l’audience.

[44] En fait, M. Samuel se plaint essentiellement d’avoir été interrompu et interrogé de façon parfois serrée par la SPR. Avec égards, il ne s’agit pas là d’une entorse aux règles d’équité procédurale. Une convocation à une audience devant un décideur administratif comme la SPR n’est pas une invitation à venir prendre le thé avec le tribunal. C’est plutôt un processus judiciaire où le rôle de la SPR est de nature inquisitoire, ce qui signifie qu’elle doit activement participer aux audiences et tester la preuve qu’elle reçoit afin que son travail d’enquête soit rigoureux et efficace (Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1236 au para 27). Il était donc loisible pour la SPR d’interrompre M. Samuel pendant son témoignage afin de lui poser les questions appropriées et de vérifier la véracité de ses propos. La SPR s’est tout de même assurée que M. Samuel ait l’occasion de témoigner de manière adéquate en lui donnant l’opportunité de préciser ou d’ajouter certains arguments avant de conclure son processus. Si M. Samuel souhaitait clarifier certains éléments, dont sa fuite vers la ville de Luanda après l’assaut des autorités angolaises au mont Sumé, il a eu l’opportunité de le faire. Ainsi, je ne décèle strictement rien qui puisse suggérer que la SPR aurait manqué à ses obligations d’équité procédurale en l’espèce.

[45] D’ailleurs, la jurisprudence citée par M. Samuel à l’appui de son argument n’aide aucunement à supporter la conclusion qu’il recherche. Dans Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2019 CF 11 au paragraphe 28, la Cour, bien qu’elle reconnaisse les spéculations incorrectes de la SPR, a conclu que les erreurs commises dans les circonstances de cette affaire ne rendaient pas la décision déraisonnable. Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dhaliwal-Williams, 1997 CanLII 6074 (CF) [Dhaliwal-Williams], la Cour a conclu à un manquement aux principes de justice naturelle puisque la Section d’appel de l’immigration n’avait tout simplement pas entendu certains témoins, ce qui a empêché la possibilité de développer pleinement l’argumentation du demandeur. Dans le présent cas, M. Samuel a eu l’occasion de témoigner et de compléter ses arguments avant la fin de l’audience, ce qui rend sa situation bien différente de celle qui prévalait dans l’affaire Dhaliwal-Williams. Finalement, dans l’affaire Mohamed Mahdoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 284 citée par M. Samuel, la Cour a en fait conclu que le demandeur avait eu amplement l’occasion d’expliquer les irrégularités dans la preuve.

IV. Conclusion

[46] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Samuel est rejetée. Je ne trouve rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SPR et dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SPR sur le manque de crédibilité de M. Samuel possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. J’en arrive à la même conclusion pour ce qui est du caractère manifestement infondé de sa demande. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. De plus, la SPR n’a enfreint aucune règle d’équité procédurale dans son traitement du dossier de M. Samuel.

[47] Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT au dossier IMM-476-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-476-22

INTITULÉ :

LUKANU TEKASSALA ANDRÉ SAMUEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Me Sira Coulibaly

Pour LE DEMANDEUR

Me Maximilien Sauvé-Bourassa

Me Zoé Richard

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Touré Légal Inc.

Avocat

Montréal (Québec)

Pour LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LE DÉFENDEUR

 

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