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Date : 20230727


Dossier : IMM-2888-22

Référence : 2023 CF 1027

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

REBECCA PIERRE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] La demanderesse, Rebecca Pierre, est une citoyenne d’Haïti âgée de 20 ans. Elle est titulaire d’un diplôme d’études secondaires, et elle veut poursuivre une formation en soins infirmiers. Elle a reçu un avis d’admission comme étudiante à temps plein au Cégep Gérald-Godin à Montréal, en vue de l’obtention d’un diplôme d’études Collégiales – Techniques, en soins infirmiers. Le programme a une durée de trois ans, et la demanderesse aurait pu commencer en août 2022. Ensuite elle a reçu un avis favorable à sa demande d’acceptation temporaire pour études de la direction du gouvernement du Québec, et elle a déposé une demande de visa d’étudiante auprès du défendeur.

[2] La demande de visa a été refusée, et la demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. L’agent a refusé la demande, car il n’était pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisé, compte tenu de :

  • Sa situation financière, incluant ses biens mobiliers. L’agent n’était pas convaincu qu’elle possédait « les ressources financières suffisantes et disponibles, sans travailler au Canada, pour subvenir à [ses] besoins et à ceux des membres de [sa] famille qui [l’] accompagnent au cours de la période d’études envisagée. »

[3] Il y a deux questions en l’espèce : la première concerne le caractère raisonnable de la décision; la deuxième est à savoir s’il y a eu un bris d’équité procédurale parce que l’agent a douté de la crédibilité des déclarations de la demanderesse et de sa garante, sans toutefois leur donner l’occasion de répondre à ses préoccupations.

II. Cadre juridique

[4] Dans un grand nombre de décisions récentes, notre Cour a analysé le cadre juridique qui s’applique au contrôle judiciaire à l’encontre d’un refus d’accorder un visa d’étudiant. Les principes suivants, tirés de la jurisprudence, sont particulièrement pertinents en ce qui concerne le contrôle judiciaire de la décision en l’espèce.

[5] Une décision raisonnable doit expliquer le résultat, au regard du droit et des faits essentiels : suivant le cadre d’analyse établi dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la cour de révision doit « examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et [...] déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov au para 100, cité avec approbation dans Postes Canada au para 33).

[6] L’arrêt Vavilov cherche à renforcer une « culture de la justification » selon laquelle le décideur doit fournir une explication logique du résultat et tenir compte des observations des parties, mais aussi prendre en compte le contexte dans lequel la décision est rendue. Selon le cadre approuvé dans Vavilov, il faut que la cour de révision centre son attention sur la décision même qui est rendue, et le raisonnement exposé doit appuyer la conclusion. Autrement dit : « [...] il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‐ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov au para 86).

[7] Les agents de visas sont appelés à traiter un important volume de demandes, et il n’est pas nécessaire que leurs motifs soient longs et détaillés. Leurs décisions doivent toutefois comprendre les éléments clés de leur mode d’analyse et tenir compte des observations principales du demandeur en ce qui concerne les points les plus pertinents. Voir, par exemple : Lingepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 552 au para 13, cité avec approbation dans Ocran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 175 [Ocran] au para 15; Afuah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 596 aux para 9 et 10; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 17, cité avec approbation dans Motlagh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1098 au para 22.

[8] Il incombe au demandeur de convaincre l’agent qu’il satisfait aux exigences prévues par la loi, notamment qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée : les exigences comprennent celles énoncées dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] (LIPR), et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement]. Aux termes de l’alinéa 216(1)b) du Règlement, un agent ne délivrera pas un permis d’étude à un étranger s’il n’est pas convaincu que celui-ci quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable. L’article 220 du Règlement impose à l’étranger de démontrer, au moyen de preuves claires et convaincantes, qu’il ou elle dispose des ressources financières suffisantes pour acquitter les frais de scolarité et pour subvenir à ses besoins pendant ses études au Canada (incluant les voyages pour venir au Canada et pour retourner dans le pays d’origine).

[9] Les agents des visas doivent évaluer les facteurs « incitatifs » et « dissuasifs » qui pourraient mener un demandeur à dépasser la durée de séjour autorisée par son visa et à demeurer au Canada, ou qui l’encourageraient à retourner dans son pays d’origine : Chhetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 872 au para 14, cité avec approbation dans Ocran au para 23.

[10] En ce qui concerne la question d’équité procédurale, une cour de révision doit demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi[…] [L] a question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre.» (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au paras 54 et 56).

III. Analyse

[11] En appliquant les principes énoncés ci-dessus, je suis d’avis que la décision est raisonnable.

[12] Un des éléments clés du contrôle judiciaire au refus d’un visa d’étudiant par un agent des visas est de savoir si les motifs satisfont à la « justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées » (Vavilov para 133). Ce critère est évalué à la lumière du contexte de la prise de décision – en particulier, le volume élevé de demandes à traiter, ainsi que la nature des intérêts en jeu, y compris le fait que, dans la plupart des cas, le demandeur peut simplement présenter une nouvelle demande. Ce dernier élément est pertinent aussi à l’évaluation de la question d’équité procédurale.

[13] En l’espèce, la décision de l’agent repose sur l’évaluation de la situation financière de la demanderesse.

A. Situation financière

[14] L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de la période autorisée par le permis d’études, compte tenu de la situation financière de la demanderesse, notant en particulier que les ressources financières pour subvenir à ses études provenaient uniquement d’une tierce personne, soit Mme Maud Bervin. L’agent a relevé l’insuffisance de la preuve pour établir le lien unissant la demanderesse à Mme Bervin ainsi que pour expliquer les raisons pour lesquelles celle-ci paierait pour la demanderesse ou en quoi elle aurait l’obligation de le faire. L’agent a aussi relevé que le fait pour Mme Bervin de payer pour la demanderesse épuiserait considérablement ses économies.

IV. Discussion

[15] En ce qui concerne les questions sur le lien entre la demanderesse et Mme Bervin, je note que la demanderesse soutient que Mme Bervin a subvenu à toutes ses études en Haïti, et qu’elle va continuer de faire la même chose durant son séjour au Canada. Toutefois, cette preuve n’était pas incluse dans son formulaire ni dans la lettre explicative qu’elle a déposée avec sa demande, et on ne peut critiquer l’agent de ne pas avoir tenu compte d’une preuve qui ne faisait pas partie du dossier.

[16] La demanderesse a simplement déclaré que Mme Bervin s’engageait à couvrir ses frais « vu ses liens étroits avec la famille. » La déclaration sous serment déposée par Mme Bervin s’est limitée à indiquer que la grand-mère de la demanderesse et sa propre grand-mère maternelle étaient de grandes amies en Haïti, et que la grand-mère de la demanderesse a vécu avec sa famille au Canada. Mme Bervin affirme qu’elle est une amie de la famille, plus particulièrement de la mère de la demanderesse.

[17] Compte tenu de cette preuve, je ne suis pas persuadé que les questions de l’agent concernant le lien entre la demanderesse et Mme Bervin sont déraisonnables. Cette question était d’autant plus importante puisque Mme Bervin était la seule garante financière de la demanderesse. Il incombe à la demanderesse de déposer la preuve nécessaire afin de satisfaire aux exigences de la loi, et dans les circonstances en l’espèce, il est évident que les questions concernant le lien entre la demanderesse et sa garante sont pertinentes à l’analyse que l’agent est obligé de faire en vertu de la loi : voir Roopchan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1342.

[18] De plus, les notes de l’agent indiquent qu’il y a des questions à savoir pourquoi Mme Bervin épuiserait considérablement ses économies en payant toute les dépenses liées aux études de la demanderesse. D’ailleurs, concernant les besoins financiers de la demanderesse, il y a une incohérence à l’intérieur de la documentation soumise par celle-ci.

[19] En effet, dans sa lettre explicative accompagnant sa demande de permis d’études, la demanderesse a indiqué que le coût des frais de scolarité est de 20 524$ par année, pour un programme d’une durée de trois ans. De plus, la demanderesse a indiqué avoir besoin d’environ 12 500$ par année pour ses frais de subsistance. Toutefois, dans la déclaration sous serment déposée par Mme Bervin, celle-ci s’engage à subvenir aux besoins de la demanderesse pour la durée de ses études, et de l’héberger gratuitement à son domicile. Aucun autre détail n’est fourni par la demanderesse pour expliquer la somme de 12 500$ qu’elle allègue avoir besoin pour subvenir à ses besoins. Il n’est donc pas clair si ce montant est toujours réaliste, étant donné qu’elle n’aura pas de dépenses liées à l’hébergement et aux autres besoins quotidiens puisque c’est Mme Bervin qui les lui fournit gratuitement.

[20] L’agent a tenu compte de la preuve déposée concernant la situation financière de Mme Bervin, et a soulevé des doutes : « Support would significantly deplete savings of sponsor. Funds and income appear modest. » Dans le dossier, en plus de la déclaration sous serment de celle-ci, il y a de la preuve des fonds qu’elle a reçu chaque mois du gouvernement du Québec pour l’opération d’une résidence d’accueil, mais elle n’a fourni aucun détail sur le salaire net qu’elle gagne après déduction des coûts d’exploitation de la résidence d’accueil.

[21] De plus, Mme Bervin a déposé des documents bancaires, indiquant qu’elle avait un solde dans son compte bancaire d’environ 40 000$. Compte tenu de fait que, selon la documentation dans le dossier, Mme Bervin devra payer environ 33 000$ par année pour la demanderesse, pour une durée de trois ans, il était loisible pour l’agent de ne pas être convaincu que la demanderesse disposerait de ressources financières suffisantes pour payer ses études.

[22] La demanderesse soutient que l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale étant donné qu’il a douté de l’authenticité de la motivation de Mme Bervin sans motifs valables, et puisqu’il devait donner l’occasion à la demanderesse et à Mme Bervin de fournir certaines précisions quant à leur relation et à la situation financière de Mme Bervin.

[23] Je ne suis pas convaincu que l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale. Il incombe à la demanderesse de convaincre l’agent qu’elle satisfait à toutes les conditions législatives, et dans les circonstances en l’espèce, il est évident que le lien entre la demanderesse et la garante, ainsi que la capacité financière de la garante, sont des questions pertinentes.

[24] L’agent n’a pas exprimé des doutes au sujet de la crédibilité de la demanderesse ou de celle de Mme Bervin; par contre, l’agent a noté le manque de preuve sur des éléments clés dans le dossier. Ce n’est pas une question de crédibilité, et l’agent n’était pas obligé de donner l’occasion à la demanderesse de répondre aux questions concernant l’application des exigences législatives : Solopova c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 au para 40; et voir aussi Hassani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1283 au para 24).

[25] La demanderesse constate que la décision dans l’affaire Khodchenko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 819 [Khodchenko] traite d’une situation très semblable à celle en l’instance. Je ne suis pas d’accord. Dans Khodchenko, le garant a indiqué très clairement pourquoi il voulait assister la demanderesse et a démontré qu’il avait des ressources financières nécessaires pour le faire. La lettre d’appui du garant dans l’affaire Khodchenko est beaucoup plus détaillée que celle de Mme Bervin en l’instance. Cette décision est pertinente à l’analyse en l’espèce, mais pas pour appuyer la position de la demanderesse.

[26] Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-2888-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2888-22

INTITULÉ :

REBECCA PIERRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 21 février 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

le 27 juillet

COMPARUTIONS :

Me Jean Robert Cadet

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Jean Simon Castonguay

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jean Robert Cadet

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Jean Simon Castonguay

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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