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Date : 20230207

Dossier : T-1765-21

Référence : 2023 CF 181

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 février 2023

En présence de la juge adjointe Mireille Tabib

ENTRE :

ADAM WOJDAN, ALANA MATHESON, ALEXANDER NEVIN HOBBS, ALEXANDRA BODE, ALEXANDRA JANE HARRISON, ALICIA DIAZ DE LA SERNA, ALLAN EMMETT NOLAN, AMANDA JOANNE WELLS, ANA LUCIC, ANA POTAKIS, ANASTASIA DALY, ANDREA B. MILLER, ANDREEA LIVIA MODREA, ANDRÉE-FRANCE PAGÉ, ANGELA NATHALIE GUENTERT, ANIK MARIE-LOU ARAND, ANNA DOROTA YAARY, ANNA MAGDALENA RATAJCZAK, ASHLEY GAIL BRUNET, AUDREY GENEVIEVE LACASSE, AUTUMN MARIE CARDY, BARBARA ANN BERGSMA, BELINDA KATO, BIANCA BOUCHER, BRANDON BRUCE LEO SMITH, BRANDON JAY MERRILL, BRENT R EPPS, CALVIN BEDROS, CALVIN JOHN KOTOWICH, CARL THIESSEN, CARLY VIOLA LARSEN, CAROL-ANN MARY DODD, CAROLEE ANNE STEWART, CATALINA MIHAI OBREJA, CATALIN CAZAN-MACISANU, CATALINE SOLOMAN, CHAD MICHAEL GAGNON, CHARLES-PHILIPPE SAJOUS, CHRISTIAN FESTEJO, CHRISTIAN JOSEPH ANDRÉ GAGNÉ, CHRISTINE SERBAN, CHRISTINE SUSAN GRAY HUTCHINS, CHRISTINE SYLVIA DANIS, CHRISTOPH PHILIPPE DAUDIN, CHYLOW NADINE HALL, CINDY MILDRED DERAICHE, CLAIRE BRETON-PACHLA, COREY GERALD JOSEPH GAUTHIER, COREY JOHN CHARLES CRABTREE, CORY LALONDE, CRAIG STUART MCGUIGAN, DAISY-IVY BODE, DANA TOMA, DANIEL EMANUEL ANINOIU, DANIEL GEORGE GERALD KRAUTER, DANIEL LIONEL GASTON GIROUX, DANIEL NATHAN BUDD, DANIEL WILLIAM ADSHADE, DANNY ALLEN EDWARD HONE, DAVID JOHN DEMPSTER, DAVID MCNICOLL, DEAN ALLAN LEROY DAVIS, DEANNA GETZ, DEBBIE LYNN PREVOST, DENIS LECOMPTE, DENISE GABRIELLA NICOLE RAMSANKAR, DERRICK ANTHONY BELL, DÉSIRÉE-LYNN ROCHON, DHEEPA MURTHY, DIANNE EVERLYNE MARIE FLYNN, DONEEN COXE, DONNA JUNE STAINFIELD, EDMUND MCLAUGHLIN, ELAINE J. HEYINK, ELENA PALMIERI, ELIZABETH JOSEPHINE DROCHOLL, EMILIE GABRIELLE CYR, FARRAH ESPERA, FILIPPAS LAVIDAS, FRANCE RENÉE PARADIS, FRANCIS EMOND, FRANCK ARMEL DIEDRO, FRANK MOURA RODRIGUES, GAËL BRASSARD, GIUSEPPE SALERA, GIUSEPPINA TRAPANI, GORDON WILLIAM HILL, GREGORY J D DALE, HAMID NAGHDIAN-VISHTEH, HANNA « JOHN » GEBARA, HEIDI SCHENKEWITZ, HOLLY ANN JEFFERD, IKECHUKWU PRECIOUS ARUNGWA, JACOB ALLEN ELLIOTT, JACQUELYN ANN STEVENSON, JADE BERGERON, JAMES EDISON JOHN SNIVELY, JASBIR SINGH KAILA, JAY CHRISTOPHER SINHA, JEFFERY LADOUCEUR, JENNIFER ANN THIESSEN, JENNIFER LYNN MCKEOWN, JENNIFER LYNNE STANNARD, JENNIFER MARIE JUST, JÉRÉMY BENOIT, JESSICA LEIGH WADDELL, JILI LI, JOHANNE LAROCHE, JOHN DONALD MARSHALL JR., JONATHAN CHARLES SERGIUS MANKOW, JONATHAN DAVID GIROUX, JONATHAN TASKER, JOSÉE SIVRE, JOSEPH BREFNI WARREN MACDONALD, JOSHUA NATHANIEL TORTORICI, JULIE BLOUIN, JULIE DIANE SOOK HARN MA, JULIE DONNA MOUNCE COMBER, KALIN KOSTADINOV STOYANOV, KARINE MARIE ELIZABETH GÉLINAS, KATHLEEN BRIDGET MULHOLLAND, KELLY ANNE GRENIER, KELSEY WARNOCK, KERSTIN SYKES, KEVIN LYSIUS CÔTÉ, KHRISTEN VASSEUR, KIMBERLEY ANN GIROUX, KIMBERLY NATASHA JOY LANE, KIMBERLY ANNE LISSEL, KIRSTEN PATRICIA HALL, KRISTEN ALEXANDRA SOO, KRISTINE GRAVELLE, KYLE ROYCE STUPPLE, LANCE AARON STUART DIXON, LAURA PALMA HECIMOVIC, LAURA SUZANNE YKEMA, LILLIAM SCHULZ BECHARA, LINDA BENKAIOUCHE, LINDSAY VIRGINIA DAGENAIS, LISA JANE LAWR, LLOYD WILLIAM SWANSON, LOU ANN F. GOVEAS, LUC LAFLEUR, LUCAS BRETT REID, LUKE BEDROS-ZAVODNI, LYANE Y. GIROUX, LYNE JOSEE SURETTE, MANON TREMBLAY, MARC HENRY DOMINIQUE, MARIE BETHIE THIMOT, MARIE CLAIRE SONIA CARIGNAN, MARIE GENEVIEVE PIERRETTE BERGERON, MARIE NICOLE DOROTHÉE LISE HOUDE, MARIE-CLAUDE PAGÉ, MARIE-FRANCE LADOUCEUR, MARILYN DUFRESNE, MARK LAVAL JAEKL, MARTINE JOSEPH, MARVIN ROLANDO CASTILLO, MARY DEANNA THOMPSON, MARY ELLEN RENAUT, MARY NATALIE DAWN VELLENDA, MARY-ANN HUE, MATHIEU LEMAY, MATTHEW BRADEN CAPELL, MÉLISSA HÉLENE GAUTIER, MELISSA SHARON COOPER, MELISSA SUZANNE MARTIN, MERIEM MOKAIRITA-LAMSSAHHAL MELISSA RICCIARDELLI, MICHAEL ALBERT FALCONE, MICHAEL DOUGLAS ANDERSON, MICHAEL ERIC LLOYD, MICHAEL STEVEN GENDRON, MICHAEL THEODORE SHOSTAK, MICHAL WALCZAK, MICHELLE LALANDE, MONA ABRAHAM KIAME, MONIQUE BRUYERE, MORGAN ANDREW WATTS, NADINE KASPICK, NANCY ANN DUNPHY, NATASHA MARIE BUDY, NATHALIE LACROIX, NICHOLAS GUENETTE, NICQUES MWILAMBWE YUMBA, OLIVIA LOUISE JENKINSON, PABLO ROMAN DICONCA, PANAGIOTA STAPPAS, PASCAL JOSEPH RAPHAEL MUSACCHIO, PATRICK HILBORN, PATRICK T DAVIDSON, PAWEL JAN SZOPA, PEREZ HONG, PIERRE-MARC COTÉ, RADOSLAW WERONSKI, RAELEEN GAY KERELIUK, RAIMONDI ROSEMARY AMALIA STEFANIA, REID HOWARD MILLER, RENÉE JOELLE THÉORET, RENEE LEEANN FLOURY, RIANON BROOKE BABINEAU, RICHARD KENNETH GABBEY, RICHARD MICHEL JOSEPH BARRETTE, ROBERT BRUCE COSMAN, ROBERT JOHANNES DUECK, ROBERT MANDIC, ROBERT WEIR ROBSON, ROBYN ELAINE MCKELVIE DUNN, ROLAND MICHAEL CHARBONNEAU, ROSEDORE GOTTFRIEDE KANITZ, ROXANNE MARIE JOHANNE EVE LANTHIER, ROXANNE ROBERTSON, RYAN LAWRENCE SCHIPPER, SABRINA MICHELLE CANTIN, SABRINA NICOLE FONTANA, SABRINE BARAKAT, SALINNA BRANDY LACHANCE, SALMA TMOULIK, SAMANTHA JOYCE CURTIS, SANDRA ANNE HALEY, SANDRA ELAINE WHITING, SARAH ABDULJABBAR ABDULLATIF ALDOSARY, SASA DANICIC, SCOTT FAST, SEAN MICHAEL RUSENSTROM, SÉBASTIEN PROST, SESHA RABIDEAU, SÉVERINE HUGUETTE PARNAUDEAU, SHELLEY HARVEY, SHELLY ANN THERIAULT, SHERIE DAWN CRAIK, SHRIKANT SHARMA, SISTINO PAOLO COLATOSTI, SONIA PARISIEN, STÉPHANE LEBLANC, STÉPHANE PARISIEN, STEPHANE ROBY JOSEPH DUBÉ, STEPHANIE CHARLENE MCCANN, STEPHEN HOWARD KELLY, STEVEN BOLDUC, STEVEN RACINE, SUZAN CHERIE MOTTL, SVETLANA SHACHKINA, SYLVIA VERISSIMO, SZABOLCS PALL, TAMMY LYNN MYER, TANIA MICHAUD, TANJA DANICIC, THERESA GELDART, TIMOTHY JOHN HIEBERT, TRISTAN GRAVEL, TYLER MARK ALEXANDER BORG, VÉRONIQUE SANTOS, WE SEONG LIM, WENDY DENNIS, YANNICK VEZINA ET ZACHARY WILLIAM ANTHONY LINNICK

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le défendeur, le procureur général du Canada (le Canada), dépose la présente requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire au motif qu'elle est théorique ou, à titre subsidiaire, qu'elle est prématurée.

[2] Comme il est indiqué dans l'avis de demande, les demandeurs sont tous des fonctionnaires fédéraux qui sont concernés par la politique du Conseil du Trésor établie le 6 octobre 2021 en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‐11, qui exige que tous les fonctionnaires fédéraux soient vaccinés contre la COVID‐19. Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent les réparations de fond suivantes :

[traduction]

a) une déclaration selon laquelle la « Politique sur la vaccination contre la COVID‐19 applicable à l'administration publique centrale, y compris à la Gendarmerie royale du Canada » (la politique), [...] est inopérante et inconstitutionnelle et porte atteinte aux droits et aux libertés des demandeurs garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [...] (la Charte);

b) à titre subsidiaire, une déclaration selon laquelle les conséquences prévues aux paragraphes 7.1, 7.2 et 7.3 sont inopérantes et inconstitutionnelles parce qu'elles contreviennent aux articles 2, 7 et 15 de la Charte;

c) [...]

d) une injonction permanente mettant fin à la mise en oeuvre de la politique.

[3] Les paragraphes 7.1, 7.2 et 7.3 de la politique dont il est fait mention au point b) ci‐dessus sont les dispositions en vertu desquelles les fonctionnaires qui refusent d'être vaccinés ou de divulguer leur statut vaccinal sont placés en congé administratif sans solde.

[4] Il convient de souligner que les demandeurs ont aussi introduit une action visant l'obtention des mêmes déclarations et de la même injonction, ainsi que de dommages‐intérêts pour atteinte aux droits garantis par la Charte et de dommages‐intérêts punitifs et exemplaires. Cette action est en instance, et le Canada a déposé une requête en vue de la faire radier elle aussi. Cette requête a été entendue en même temps que la présente requête et fait l'objet d'une ordonnance distincte.

[5] Le 14 juin 2022, le gouvernement du Canada a annoncé la suspension des exigences de vaccination applicables à l'administration publique centrale et à la Gendarmerie royale du Canada énoncées dans la politique. De plus, à compter du 20 juin 2022, les fonctionnaires fédéraux qui avaient été placés en congé administratif sans solde en vertu de la politique ont pu recommencer à travailler. Ainsi, le Canada soutient que la demande de contrôle judiciaire est devenue théorique puisqu'il n'y a aucun litige réel entre les parties. Pour ce motif, il allègue que la demande devrait être radiée.

[6] Les demandeurs reconnaissent que la politique a bel et bien été suspendue et n'est plus appliquée. Cependant, ils affirment qu'elle n'a été que suspendue, et non révoquée, et qu'elle pourrait être rétablie à tout moment. Par conséquent, ils font valoir qu'il y a un litige réel entre les parties et que la demande n'est pas théorique. Selon les demandeurs, même si la demande était théorique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et néanmoins permettre que la demande soit tranchée.

[7] Le Canada soutient que, si la Cour devait conclure que la demande n'est pas théorique ou qu'elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour l'entendre, la demande est prématurée et devrait être rejetée parce que les demandeurs disposaient d'une autre voie de recours adéquate dont ils ne se sont pas prévalus.

[8] Les requêtes en radiation qui soulèvent des questions relatives au caractère théorique et au caractère prématuré se distinguent de celles fondées sur l'absence de cause d'action valable en ce sens que le requérant peut présenter une preuve pour établir les faits sur lesquels la conclusion relative au caractère théorique, au caractère prématuré ou au défaut de compétence pourrait être fondée. Ainsi, le Canada a déposé une preuve pour établir que tous les demandeurs, en tant que fonctionnaires de l'administration publique centrale, sont assujettis à la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la LRTSPF), et qu'ils peuvent se prévaloir de la procédure de règlement des griefs prévue à l'article 208 de la LRTSPF. Selon cet article, tout « fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu'il s'estime lésé [...] par l'interprétation ou l'application à son égard » d'une « directive [...] de l'employeur concernant les conditions d'emploi ». Cette disposition s'applique aux membres de la GRC, à l'exception des officiers et des personnes occupant un poste de direction, lesquels sont expressément exclus au titre de l'article 206 de la LRTSPF. Certains demandeurs seraient des membres de la GRC; toutefois, la preuve montre qu'il s'agit de simples membres qui peuvent donc se prévaloir de la même procédure de grief que les autres demandeurs. Les demandeurs n'ont pas contesté cette preuve ou nié le fait que la procédure de grief individuel énoncée à l'article 208 leur est accessible. Ils font plutôt valoir que cette procédure n'est pas [traduction] « adéquate » aux fins de la détermination des questions soulevées dans la demande.

[9] Les parties s'entendent quant au critère auquel le Canada doit satisfaire pour avoir gain de cause relativement à l'un ou l'autre des éléments de la présente requête. Le Canada doit démontrer que la demande est « manifestement irréguli[ère] au point de n'avoir aucun[e] chance d'être accueilli[e] » (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, aux par. 47 et 48).

Ainsi, les questions à trancher quant à la présente requête sont les suivantes :

a) La demande est‐elle théorique et, le cas échéant, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour l'entendre malgré tout?

b) La demande devrait‐elle être rejetée parce que les demandeurs ne se sont pas prévalus d'une autre voie de recours adéquate?

I. Le caractère théorique

[10] L'analyse en deux temps visant à établir le caractère théorique est bien connue. Elle est énoncée dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. La Cour a par ailleurs appliqué ce critère à différentes occasions dans des actions au sujet de mesures liées à la COVID‐19 après leur suspension ou révocation : Wojdan c. Procureur général du Canada, 2022 CAF 120 (Wojdan); Lavergne-Poitras c. Procureur général du Canada, 2022 CF 1391 (Lavergne-Poitras); Ben Naoum c. Procureur général du Canada, 2022 CF 1463 (Ben Naoum); Kakuev c. Le Roi, 2022 CF 1465. Ces décisions sont déterminantes en ce qui concerne la question soulevée au sujet du caractère théorique de la présente requête.

[11] Dans chacune de ces décisions, la Cour a conclu que la suspension ou la révocation des mesures au sujet desquelles les demandeurs sollicitaient un contrôle judiciaire avait mis fin à tout litige réel entre les parties. La Cour a conclu que la question était effectivement théorique, et qu'elle ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour l'entendre.

[12] Je reconnais que l'arrêt Wojdan ne porte que sur le volet relatif à l'injonction interlocutoire de la demande, et que les décisions Ben Naoum et Kakuev concernent des politiques ayant été révoquées ou étant venues à échéance plutôt que des politiques ayant été simplement suspendues, comme c'est le cas en l'espèce. Toutefois, la décision Lavergne‐Poitras correspond en tous points à l'espèce. Elle portait sur l'« exigence relative à la vaccination des fournisseurs contre la COVID‐19 » du gouvernement du Canada, laquelle avait été suspendue plutôt que révoquée. La Cour s'est exprimée ainsi aux paragraphes 14 à 17 :

14 En ce qui me concerne, il n'existe plus de différend concret et tangible entre les parties. La politique a été suspendue et, de ce fait, M. Lavergne-Poitras a obtenu la mesure de redressement provisoire qu'il demandait dans la demande sous-jacente. Quant à la déclaration qu'il demande à titre de mesure de redressement définitive, pareille déclaration n'aura aucune incidence sur les droits de M. Lavergne-Poitras puisque la politique n'est plus en vigueur (Cheecham c. Fort McMurray #468 Première Nation, 2020 CF 471 aux paras 26, 29 [...]).

15 En ce qui concerne les préoccupations de M. Lavergne-Poitras au sujet du rétablissement possible de la politique, je conviens avec le procureur général que de telles préoccupations sont purement hypothétiques (arrêt N.O. au para 4); comme il n'y a plus rien qui empêche M. Lavergne-Poitras de travailler pour PMG, le fondement de la demande sous-jacente n'existe plus (arrêt Borowski à la p. 357). Quant à son intention de demander une compensation financière dans le cadre d'une action, la perspective d'un différend futur ne suffit pas à soulever une question en litige réelle (décision Cheecham au para 27).

16 Bien que M. Lavergne-Poitras fasse valoir que le présent différend ne porte pas sur la pertinence de la politique lors de sa mise en œuvre, mais plutôt sur la légalité des mesures prises par le gouvernement dans leur ensemble, statuer sur de telles questions sans tenir compte du contexte factuel, alors que la décision ne servirait aucune fin utile si ce n'est que de créer un précédent, constituerait un exercice purement théorique (Rebel News Network Ltd c. Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 62 [...]).

17 Comme il n'existe pas de litige réel, la demande sous-jacente est théorique. La dernière question à trancher est de déterminer si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la présente affaire.

[13] Ce raisonnement s'applique également à l'espèce.

[14] Les demandeurs soutiennent qu'il existe toujours un différend réel entre les parties, puisque l'action en dommages‐intérêts est en instance, et que la décision qui sera rendue quant à la demande aura une incidence sur l'issue de cette action. Cet argument est identique à celui formulé dans la décision Lavergne‐Poitras, lequel a été rejeté sommairement au paragraphe 15 que je cite plus haut, ainsi qu'à celui formulé dans la décision Ben Naoum, où la Cour s'est ainsi exprimée :

28 De façon générale, les demandeurs sollicitent des déclarations d'invalidité, pour divers motifs, relativement aux obligations vaccinales pour les passagers aériens et ferroviaires qui ont été abrogées. Pourtant, il est reconnu que les tribunaux doivent s'abstenir d'exprimer des opinions sur des questions de droit dans l'abstrait ou lorsqu'il n'est pas nécessaire de trancher une affaire. Les déclarations en matière juridique ou constitutionnelle pourraient compromettre des causes futures; il convient donc de les éviter (Phillips c. Nouvelle‐Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, au para 12).

[...]

32 Enfin, je conviens avec le défendeur que les demandes de jugement déclaratoire ne peuvent pas à elles seules soutenir un litige de nature théorique et que les mesures de redressement déclaratoires sollicitées par les demandeurs ne révèlent aucun litige actuel justifiant un règlement judiciaire. L'existence d'une demande de jugement déclaratoire ne permet pas de « se soustraire » à l'application de la doctrine du caractère théorique (Rebel News Network Ltd c. Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181, au para 40). Les tribunaux ne rendent de jugements déclaratoires que lorsqu'il peut y avoir une utilité pratique, c'est‐à‐dire s'ils règlent un « litige réel » entre les parties. La Cour ne voit aucune utilité pratique aux jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs.

[...]

41 Comme je l'ai indiqué précédemment, la présente instance n'aura aucune répercussion concrète sur les droits des demandeurs. Ils ont obtenu toute la réparation qu'ils pouvaient demander et un jugement déclaratoire quant au reste de leurs revendications ne leur serait d'aucune utilité pratique. Si l'existence de ces arrêtés d'urgence et de cet arrêté ministériel leur a causé un préjudice, ils devront intenter une action contre la Couronne et faire évaluer leurs droits respectifs à la lumière de tous les faits pertinents.

[Non souligné dans l'original.]

[15] En l'espèce, l'existence d'une action en instance n'a pas davantage d'importance que l'intention, fermement établie, d'introduire une action semblable dans les décisions Lavergne‐Poitras et Ben Naoum.

[16] La seule décision portée à mon attention dans laquelle un tribunal canadien a exercé son pouvoir discrétionnaire pour trancher une demande relative aux mesures liées à la COVID‐19 en dépit de son caractère théorique est la décision Syndicat des Metallos, Section locale 2008 c. Procureur général du Canada, 2022 QCCS 2455. À l'instar de la Cour dans les décisions Lavergne‐Poitras et Ben Naoum, je conclus qu'il s'agit d'une affaire nettement différente. Dans l'affaire en question, la révocation des politiques de vaccination touchant les passagers et les employés du secteur des transports assujettis à la réglementation fédérale s'était produite après que la demande eut été pleinement entendue, alors que la Cour en était à délibérer. Les deux parties souhaitaient qu'une décision soit rendue à l'égard des questions soulevées. Cette situation diffère grandement du cas qui nous occupe, alors que nous en sommes au début du processus et que le procureur général cherche activement à faire rejeter la demande.

[17] Au vu des décisions Lavergne-Poitras et Ben Naoum, je conclus que la demande est théorique puisqu'il ne subsiste aucun litige réel entre les parties et que le jugement déclaratoire que les demandeurs sollicitent n'a aucune utilité ou fin pratique. Je conclus également que, malgré l'existence manifeste d'un débat contradictoire, le principe de l'économie des ressources judiciaires milite contre la poursuite de la demande. Comme la Cour l'a précisé au paragraphe 43 de la décision Ben Naoum, les questions soulevées dans la demande en l'espèce n'échappent pas au contrôle judiciaire. Finalement, en l'absence de litige réel, la Cour outrepasserait son mandat si elle formulait un énoncé sans conséquence pratique.

II. Le caractère prématuré

[18] Même si je me trompais sur la question du caractère théorique, j'estime que la procédure de règlement des griefs individuels qui est accessible aux demandeurs constitue une autre voie de recours adéquate. La demande est donc prématurée et vouée à l'échec puisque les demandeurs étaient tenus d'épuiser ce recours avant de solliciter un contrôle judiciaire.

[19] Les circonstances de l'espèce sont identiques à celles de la décision Murphy c. Canada (Procureur général), 2022 CF 146 (juge responsable de la gestion de l'instance), conf. par 2023 CF 57 (la juge Rochester). Dans cette affaire, des fonctionnaires fédéraux ayant accès à la procédure de règlement des griefs individuels prévue à l'article 208 de la LRTSPF ont sollicité le contrôle judiciaire de la même politique relative à la COVID-19 que celle en cause en l'espèce. La Cour a conclu que la procédure de règlement des griefs individuels constituait une autre voie de recours adéquate dont les demandeurs étaient tenus de se prévaloir avant de se tourner vers les tribunaux.

[20] Les demandeurs semblent se fonder sur le paragraphe 38 de l'arrêt Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, pour faire valoir que seuls les litiges résultant de conventions collectives doivent suivre les processus administratifs internes avant que l'on puisse s'adresser à la Cour. Les demandeurs ont manifestement mal interprété et mal appliqué l'arrêt Horrocks. Cette affaire portait sur les limites de la compétence exclusive des arbitres du travail en ce qui concerne les litiges résultant d'une convention collective. Comme les demandeurs l'ont eux-mêmes fait remarquer, la politique n'est pas comprise dans une convention collective. En outre, l'arrêt Horrocks ne porte pas sur l'incidence des autres voies de recours administratives sur la possibilité de recourir au système judiciaire. Il ne porte que sur la question de savoir si le recours à l'arbitrage dans un litige résultant d'une convention collective fait qu'on ne peut s'adresser à d'autres tribunaux administratifs dont les compétences se chevauchent, comme le tribunal des droits de la personne.

[21] Les décisions auxquelles il est fait référence dans la décision Murphy, soit CB Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, Bron v. Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71, 99 R.J.O. (3e) 749, et McCarthy c. Procureur général du Canada, 2020 CF 930, sont toujours applicables et contraignantes. Ces affaires établissent le principe selon lequel l'existence d'une procédure de règlement des griefs et la possibilité d'y avoir recours font obstacle au contrôle judiciaire.

[22] Les demandeurs soutiennent que le seul recours dont ils disposent sous le régime de la LRTSPF afin de [traduction] « convenablement » contester la politique [traduction] « en ce qui concerne son application globale » est la procédure de règlement des griefs de principe prévue à l'article 220 de la LRTSPF. Toutefois, ils affirment que ce recours ne leur est pas accessible puisque la politique n'est pas comprise dans la convention collective et qu'elle ne peut donc pas faire l'objet d'un grief collectif ou d'un grief de principe. Cet argument est sans fondement. Que l'on ne puisse pas trancher les questions au moyen d'un autre processus administratif, qui pourrait s'avérer plus adéquat, n'a aucune importance quant à l'issue de la présente requête. La seule question pertinente est celle de savoir si les demandeurs disposent d'au moins une autre voie de recours adéquate. Ainsi que la Cour l'a conclu dans la décision Murphy, la procédure de règlement des griefs individuels constitue une telle voie de recours adéquate. Les demandeurs n'ont soulevé aucun argument convaincant pour expliquer pourquoi les questions soulevées dans la présente demande relativement à l'invalidité présumée de la politique ne pourraient pas être soulevées et dûment tranchées par l'entremise d'une procédure de grief individuel.

[23] Les demandeurs font valoir que la LRTSPF ne permet pas le dépôt d'un grief individuel, d'un grief collectif ou d'un grief de principe portant sur « une mesure prise en vertu d'une instruction, d'une directive ou d'un règlement établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l'intérêt de la sécurité du pays » (voir les par. 220(4) et 208(6) de la LRTSPF). La décision Murphy répond pleinement à cet argument. La Cour s'exprime ainsi au paragraphe 77 :

77 Pour conclure la première question, rappelons que la possibilité que les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) rendent inadmissible un grief donné ne signifie pas que la procédure de règlement des griefs est inadéquate ou inefficace au point où il serait justifié d'autoriser un demandeur à solliciter un contrôle judiciaire avant d'avoir suivi la procédure de règlement des griefs légale jusqu'au bout.

[24] En conclusion, il est évident et manifeste que les demandeurs pouvaient se prévaloir de la procédure de règlement des griefs individuels, prévue à l'article 208 de la LRTSPF, pour contester la validité de la politique en invoquant tous les motifs énoncés dans l'avis de demande. Certains demandeurs se sont d'ailleurs prévalus de cette procédure. Qu'un demandeur précis ait déposé un grief ou décidé de ne pas le faire n'a aucune incidence quant à l'issue de la présente requête. Ce qui importe, c'est que ce recours était accessible et constituait une voie de recours adéquate quant aux questions que les demandeurs ont soulevées. Les demandeurs étaient dans l'obligation d'épuiser ce recours, et leur tentative de court‐circuiter le processus en s'adressant directement à la Cour par voie de demande de contrôle judiciaire est prématurée et constitue un abus de procédure.

[25] À la suite de l'audience, les parties ont convenu, à la demande de la Cour, que des dépens de 2 250 $ devaient être adjugés à la partie qui obtiendrait gain de cause dans la présente requête.


ORDONNANCE dans le dossier T-1765-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande est radiée.

  2. Des dépens de 2 250 $ sont adjugés au défendeur.

« Mireille Tabib »

Juge adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Dossier :

T-1765-21

 

INTITULÉ :

ADAM WOJDAN ET AL. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 31 OCTOBRE 2022

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE ADJOINTE TABIB

DATE DES MOTIFS :

LE 7 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Michael N. Bergman

Patrycja Nowakowska

Neila Benferhat

Dan Romano

 

POUR LES DEMANDEURS

Gregory Tzemanakis

Sara Gauthier

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bergman & Assoc.

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Ministère de la Justice du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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