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Date : 20230801


Dossier : IMM-7957-21

Référence : 2023 CF 1049

Ottawa (Ontario), le 1 août 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

NORLINX PHILEUS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] M. Norlinx Phileus demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR], par laquelle elle confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] et conclut que M. Phileus n’a pas suffisamment fait preuve de son identité. Bien qu’elles n’avaient pas à le faire compte tenu de cette première conclusion, les deux instances ont tout de même examiné le mérite de la demande et concluent qu’elle manquait de crédibilité.

[2] Une fois sa demande d’autorisation accordée, le demandeur a produit un mémoire supplémentaire du demandeur, lequel se voulait « complémentaire » à son mémoire original. Lors de l’audience, la Cour lui a rappelé qu’un mémoire supplémentaire remplace normalement celui déposé au stade de la demande d’autorisation et qu’il ne le complète pas. L’avocate du demandeur a donc demandé à la Cour de s’en tenir au mémoire original du demandeur.

[3] Le demandeur plaide donc que la SAR a erré en refusant d’admettre la preuve nouvelle présentée devant elle, et en concluant qu’il n’avait pas suffisamment fait la preuve de son identité et que sa demande n’était pas crédible.

[4] Par ailleurs, au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a produit les pièces P-2 à P-4.

[5] Or, puisque ces documents n’étaient pas devant la SAR, le défendeur soulève une objection préliminaire à leur production.

II. Faits

[6] Le demandeur allègue être un citoyen haïtien ayant quitté son pays pour les États-Unis (via les Iles-Vierges américaines pour rapidement se rendre en Floride) à la fin 2006/ début 2007, en raison de la persécution qu’il aurait subie de la part de membres du partie Fanmi Lavalas. Il est demeuré aux États-Unis jusqu’en août 2017, moment où il a quitté pour le Canada pour y demander l’asile en octobre de la même année.

[7] En novembre 2020, la SPR a rejeté sa demande au motif qu’il n’a pas présenté une preuve suffisante de son identité. La preuve devant la SPR est composée d’un acte de naissance émis en 2014, d’un acte de mariage célébré en 1988 et de deux documents émis par les autorités américaines. Ces derniers documents ayant été émis, selon le témoignage du demandeur, sur la base d’un acte de naissance qu’il aurait eu en sa possession à son arrivée aux États-Unis en 2007; ils sont toutefois postérieurs à 2014. Or, la SPR note qu’il appert de l’acte de naissance émis en 2014 qu’il l’a été sur la foi de la déclaration de son père par ailleurs décédé dans les années ’90. Puisque le demandeur n’est pas en mesure d’expliquer cette incohérence, la SPR ne juge pas l’acte de mariage ou les documents américains suffisants pour faire preuve de son identité.

[8] Devant la SAR, le demandeur produit un certain nombre de documents additionnels dont certains sont admis en preuve.

III. Décision sous étude

[9] Devant la SAR, le demandeur a soulevé un certain nombres d’arguments qui ne sont plus en cause devant la Cour; il n’est donc pas nécessaire de reprendre ici la façon dont la SAR en a traité.

[10] Essentiellement, le demandeur plaidait que la SPR a erré en ne tenant pas compte de la preuve objective concernant l’émission d’actes de naissance suite à l’arrêté présidentiel se trouvant au cartable national de documentation d’Haïti [CND], et en n’accordant aucun poids à l’acte de mariage et au document émis par les autorités américaines.

[11] Quant aux nouveaux éléments de preuve, la SAR regroupe comme suit ceux qui concernent les questions toujours en litige devant la Cour (les pièces qui concernent les questions soulevées uniquement dans le mémoire supplémentaire du demandeur ne seront pas traitées) :

i. Une carte d’identité personnelle des îles Vierges américaines, une carte de sécurité sociale non datée des États-Unis, des cartes bancaires et cartes de crédit non-datées et deux factures de services publics et de services financiers (pièce A-1);

ii. Une déclaration de trois pages du demandeur (pièce A-2);

iii. Une déclaration d’une page de Guerdy Phileus (pièce A-3);

iv. Une déclaration d’une page de Mécène Phileus (pièce A-4);

v. Une déclaration d’une page de Victoire Phileus (pièce A-5);

vi. Un document expliquant la disponibilité de documents haïtiens suite au séisme de 2010 (pièce A-8);

vii. Un document expliquant le format des certificats de naissance délivrés à la suite de l’arrêté présidentiel du 16 janvier 2014 – document 3.11 du CND du 12 octobre 2017 (pièce A-9);

viii. Des extraits du Code civil haïtien (pièce A-10);

ix. Le document HTI102986.EF – Haïti : information sur le parti Mochrena (pièce A-11).

[12] La SAR admet les pièces A-2, A-6 et A-7 en tant que nouvelle preuve, puisque postérieures à la décision de la SPR, et considère les pièces A-8 à A-11 comme étant de la preuve documentaire objective qu’elle est de toute façon tenue de considérer.

[13] Elle refuse toutefois d’admettre les autres pièces pour différents motifs :

Ÿ Pièce A-1 : La carte d’identité des îles Vierges américaines est non datée et le demandeur n’a pas indiqué l’adresse qui y est mentionnée dans son Fondement de la demande d’asile [FDA]; la carte de sécurité sociale américaine ne contient aucune date ni information contenue dans le FDA; les cartes bancaires, cartes de crédit et carte de pharmacie ne contiennent aucune donnée biométrique; même chose pour les factures de sociétés tierces qui sont datées de juin et août 2017;

Ÿ Pièce A-3 : bien que la déclaration sous serment de Guerdy Phileus, qui se représente comme étant le frère du demandeur, soit postérieure à la décision de la SPR, son nom n’apparaît pas dans le FDA comme faisant partie de la fratrie du demandeur. De plus, cette déclaration est assermentée à Montréal alors que selon le FDA, le seul frère du demandeur résidant à Montréal est Clairfond Phileus, également demandeur d’asile; par ailleurs, cette déclaration ne fournit aucune information qui n’était pas disponible au moment de l’audience devant la SPR;

Ÿ Pièces A-4 et A-5 : Respectivement les déclarations de Mécène et Victoire Phileus sont postérieures à la décision de la SPR mais elles contiennent des informations qui étaient disponibles avant l’audience devant la SPR; par ailleurs, elle n’énumère que 10 des 12 membres de la fratrie du demandeur, excluant Clairfond Phileus. En ce sens, il contredit les informations contenues au FDA;

[14] D’abord, la SAR n’accepte pas l’explication du demandeur voulant que les informations apparaissant dans l’acte de naissance de 2014 soient simplement la reproduction du contenu de son acte de naissance original. Selon le demandeur, les informations contenues au CND confirment que n’importe quel tiers, en l’occurrence le parrain de son épouse, pouvait présenter une demande pour obtenir une copie d’un acte de naissance haïtien. Or, la SAR note qu’une lecture complète de la preuve documentaire mène à un résultat bien différent. Elle donne une explication claire de la procédure à suivre pour la délivrance d’un acte authentique après le séisme de 2010; si un ressortissant n’a jamais possédé un acte de naissance, il peut en obtenir un en déposant une déclaration tardive de naissance dans un délai de 5 ans de la publication de l’arrêté présidentiel (daté du 16 janvier 2014). On note toutefois que faute de moyens mis à la disposition des agents d’état civil pour valider le non-enregistrement préalable, certains profitent de cette procédure pour s’enregistrer une seconde fois, plutôt que de demander un extrait d’acte de naissance aux Archives nationales, ou encore pour se fabriquer une nouvelle identité.

[15] Puisque la condition préalable à la déclaration tardive de naissance est de ne jamais avoir détenu un acte de naissance haïtien, la SAR conclut que soit le demandeur n’avait pas d’acte de naissance antérieur et qu’il a obtenu les pièces d’identités américaines sur la foi de l’acte de naissance de 2014, soit il avait un acte de naissance antérieur et c’est un extrait de son acte de naissance qu’il aurait dû recevoir en 2014 et non un nouvel acte de naissance.

[16] À cela s’ajoute le fait que lorsque questionné sur l’acte de naissance de 2014, le demandeur a d’abord été incapable de dire en quelle année, ni même en quelle décennie son père est décédé. Il a également affirmé ne pas se souvenir comment il est entré en possession de l’acte de naissance de 2014 et a par la suite changé son témoignage a quelques reprises. Finalement, il a affirmé qu’avant d’obtenir l’acte de naissance de 2014, il détenait un autre acte de naissance qu’il a oublié en Haïti; il a par la suite changé son témoignage pour dire qu’il l’avait perdu aux États-Unis.

[17] Compte tenu des incohérences et contradictions entourant la délivrance de l’acte de naissance de 2014, la SAR n’accorde aucun poids aux documents émis par les autorités américaines sur la foi de celui-ci. D’abord, l’identité d’un demandeur d’asile ne peut être certifiée que par des pièces émanant de son propre pays. Par ailleurs, aucun des documents émanant des États-Unis ne sont antérieurs à 2016. Ces documents ne corroborent donc pas le fait que le demandeur ait détenu un acte de naissance avant 2014 et selon toute vraisemblance, ils ont été émis sur la base de l’acte de naissance de 2014, lui-même problématique.

[18] Finalement, la SAR rappelle que l’acte de mariage ne constitue pas une pièce d’identité principale et qu’il est insuffisant pour remplir l’obligation qui incombe au demandeur d’asile de faire preuve de son identité.

[19] Tout comme la SPR, la SAR va au-delà de cette première conclusion et confirme l’évaluation faite par la SPR de la crédibilité de la demande. Elle conclut, en partie pour les motifs déjà exposés, que le demandeur n’a pas présenté une preuve crédible au soutien de sa demande d’asile.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[20] À mon avis, la question à savoir si la SAR a erré dans son évaluation de la preuve relative à l’identité du demandeur est seule déterminante.

[21] La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SAR portant sur la crédibilité d’un demandeur d’asile, à son appréciation de la preuve en général et de la preuve relative à son identité est celle de la décision raisonnable (Guerrero Jimenez c M.C.I., 2021 CF 175, para 10; Durojaye c M.C.I., 2020 CF 700, para 6.

V. Analyse

A. Objection préliminaire du demandeur

[22] Au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a produit les pièces suivantes qui n’étaient pas devant la SAR :

i. P-2 : exigence du Consulat Haïtien à Montréal pour la délivrance d’un passeport;

ii. P-3 : déclaration du demandeur attestant de la perte de son passeport, assermentée le 18 novembre 2021; et

iii. P-4 : reçu émis par le Consulat Général de la République d’Haïti à Montréal, émis le 22 novembre 2021, relatif à la demande de passeport du demandeur.

[23] Il est bien établi que le contrôle judiciaire d’une décision d’un décideur administratif doit être fondé sur les mêmes éléments de preuve dont celui-ci disposait. La preuve qui n’était pas devant le décideur n’est recevable que dans des circonstances très restreintes, aucune d’elles ne s’appliquant en l’espèce (Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 5, para 20; Nyoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 568, para 17; Jakhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 159, para 18).

[24] C’est donc à bon droit que le défendeur me demande d’ignorer cette preuve.

[25] Je suis également d’accord avec le défendeur que si la Cour devait considérer la pièce P-3, celle-ci nuit davantage à la crédibilité du demandeur qui a affirmé devant la SPR ne jamais avoir détenu un passeport haïtien.

[26] Qui plus est, la Cour se questionne sur le fait que cette demande de passeport faite en novembre 2021 n’est aucunement mentionnée dans le mémoire supplémentaire du demandeur produit le 18 mai 2023. Si le demandeur s’était vu délivrer un passeport en 2021 ou même en 2022, n’aurait-il pas tenté de la produire comme pièce additionnelle?

B. Raisonnabilité de la décision

[27] Le demandeur plaide que la décision de la SAR de refuser d’admettre les pièces A-1, A-3, A-4 et A-5 n’est pas justifiée puisque ce sont des éléments de preuve secondaire pertinents à l’établissement de son identité.

[28] Or, il n’est pas suffisant que la preuve soit pertinente, elle doit être nouvelle.

[29] Le paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, lequel doit être interprété restrictivement, permet l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve, dans le cadre d’un appel devant la SAR, que dans des circonstances limitées.

[30] En l’occurrence, il était loisible pour la SAR de ne pas admettre les pièces A-1 en liasse, A-3, A-4 et A-5 puisque soit ces documents existaient avant la décision de la SPR, soit ils ne fournissent aucune information qui n’était pas accessible au moment de l’audience devant la SPR et du rejet de la demande d’asile du demandeur, ou qui, si elle l’était, n’aurait pas normalement été présentée, dans les circonstances, au moment du rejet.

[31] La SAR fait une analyse détaillée de cette preuve et explique de façon rationnelle et intelligible la raison pour laquelle elle la rejette.

[32] Puisque le demandeur ne démontre pas en quoi cette conclusion de la SAR serait déraisonnable, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[33] En ce qui concerne l’analyse de l’identité du demandeur, je suis également d’avis que l’analyse de la SAR est détaillée et que sa conclusion est raisonnable.

[34] Le document principal soumis par le demandeur comme preuve de son identité soulève plus de questionnements qu’il n’apporte de réponse.

[35] Contrairement aux allégations du demandeur, la preuve objective tend à démontrer que le demandeur n’aurait pas pu obtenir un nouvel acte de naissance en 2014 s’il en avait déjà détenu un préalablement. Deux voies s’offraient aux ressortissants haïtien après l’émission de l’arrêté présidentiel; s’ils avaient déjà détenu un acte de naissance, ils demandaient l’émission d’un extrait et s’ils n’en avaient jamais détenu, ils déposaient une déclaration tardive de naissance et obtenaient un tout premier acte de naissance.

[36] Malheureusement pour le demandeur, il n’est pas en mesure d’expliquer comment, s’il avait déjà détenu un acte de naissance (qu’il l’ait oublié en Haïti ou perdu aux États-Unis), il a pu se voir émettre un acte de naissance en 2014. Pas plus qu’il n’a pu expliquer pourquoi l’acte de naissance de 2014 est émis sur la foi de la déclaration de son père, lui-même décédé dans les années ’90. Il était loisible à la SPR et à la SAR de ne pas retenir les explications du demandeur qui n’était pas en mesure de donner la date, ni même la décennie du décès de son père.

[37] La question de l’identité est d’une importance primordiale pour une demande d’asile. Elle demeure la pierre d’assise du régime canadien d’immigration puisque c’est sur l’identité que reposent les questions telles que l’admissibilité au Canada, l’évaluation du besoin de protection, l’appréciation d’un éventuel danger pour la sécurité publique, ou les risques de voir l’intéressé se soustraire aux contrôles officiels (Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 373, para 7).

[38] La SAR a fait une analyse rigoureuse de cette question, ses motifs sont rationnels et intelligibles et sa conclusion fait partie des issues raisonnables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI. Conclusion

[39] Puisque le demandeur n’a pas démontré que la SAR aurait fait une erreur justifiant l’intervention de la Cour, sa demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[40] Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de cette cause.

[41] Le défendeur demande à la Cour, en vertu de la règle 76(a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, à ce que le nom du défendeur dans l’intitulé du présent dossier soit amendé pour remplacer « Le Ministre de l’Immigration et Citoyenneté Canada » par « Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », conformément à l’article 4(1) de la LIPR et la règle 5(2)(b) des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. La demande est accordée.

[42] Par ailleurs, il est également nécessaire de corriger une erreur et de remplacer le nom de Phileus Norlinx par Norlinx Phileus.


JUGEMENT dans IMM-7957-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée;

  3. Aucun dépens ne sont accordés;

  4. L’intitulé de la cause est modifié comme suit :

  • i)« Le Ministre de l’Immigration et Citoyenneté Canada » est remplacé par « Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration »;

  • ii)« Phileus Norlinx » est remplacé par « Norlinx Phileus ».

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7957-21

 

INTITULÉ :

NORLINX PHILEUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 juin 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 août 2023

 

COMPARUTIONS :

Suzanne Taffot

 

Pour le demandeur

 

Boris Haganji

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

HERITT AVOCATS|ATTORNEYS

Montréal, Québec

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

 

Pour le défendeur

 

 

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