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Date : 20230808


Dossier : T‐651‐23

Référence : 2023 CF 1075

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 août 2023

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE:

ORGANIGRAM INC

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision du 1er mars 2023 par laquelle la Direction de la conformité de la Direction générale des substances contrôlées et du cannabis de Santé Canada [Santé Canada] a conclu, pour le compte du ministre de la Santé [le ministre], que les pastilles Edison Jolts [les pastilles Jolts], un produit fabriqué par la demanderesse Organigram Inc. [Organigram], doivent être catégorisées comme du cannabis comestible. Le ministre a ainsi conclu que les pastilles Jolts contiennent une quantité de delta-9‐tétrahydrocannabinol [THC] qui excède la limite permise de 10 mg par contenant immédiat pour cette catégorie de produit, ce qui contrevient à l’article 102.7 du Règlement sur le cannabis, DORS/2018‐144 [le Règlement sur le cannabis]. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7.

[2] Essentiellement, la présente affaire porte sur la décision de Santé Canada de catégoriser les pastilles Jolts comme du cannabis comestible plutôt que comme de l’extrait de cannabis, dont la quantité permise de THC par emballage est supérieure (1 000 mg par contenant immédiat).

Le contexte législatif

[3] Il est utile de présenter tout d’abord le contexte législatif dans lequel s’inscrit la présente affaire de manière à bien situer la position respective des parties et l’analyse de la Cour.

[4] La production, la distribution et la vente de produits du cannabis au Canada est régie par la Loi sur le cannabis, LC 2018, c 16 [la Loi sur le cannabis ou la Loi] et le Règlement sur le cannabis. En vertu de l’article 4 de la Loi, le gouverneur en conseil a désigné, par un décret daté du 11 décembre 2019, le ministre de la Santé comme le ministre chargé de l’application de la Loi, conférant ainsi à Santé Canada le pouvoir de réglementer ces produits.

[5] L’objet de la Loi sur le cannabis est décrit en ces termes :

Objet

7 La présente loi a pour objet de protéger la santé et la sécurité publiques, et notamment :

a) de protéger la santé des jeunes en restreignant leur accès au cannabis;

b) de préserver les jeunes et toute autre personne des incitations à l’usage du cannabis;

c) de permettre la production licite de cannabis afin de limiter l’exercice d’activités illicites qui sont liées au cannabis;

d) de prévenir les activités illicites liées au cannabis à l’aide de sanctions et de mesures d’application appropriées;

e) de réduire le fardeau sur le système de justice pénale relativement au cannabis;

f) de donner accès à un approvisionnement de cannabis dont la qualité fait l’objet d’un contrôle;

g) de mieux sensibiliser le public aux risques que présente l’usage du cannabis pour la santé.

[6] Le Règlement sur le cannabis décrit les sept catégories de produits du cannabis qui peuvent être vendues au Canada (Loi sur le cannabis, art 33 et annexe 4). Ces catégories comprennent l’extrait de cannabis et le cannabis comestible, lesquels sont définis au paragraphe 1(1) du Règlement sur le cannabis :

cannabis comestible Substance ou mélange de substances qui contient, y compris superficiellement, une chose visée aux articles 1 ou 3 de l’annexe 1 de la Loi et qui est destiné à être consommé de la même manière qu’un aliment. Sont exclus de la présente définition le cannabis séché, le cannabis frais, les plantes de cannabis et les graines provenant de telles plantes.

extrait de cannabis

a) substance produite soit au moyen du traitement, par extraction, d’une chose visée à l’article 1 de l’annexe 1 de la Loi, soit par synthèse d’une substance identique à un phytocannabinoïde produit par une plante de cannabis ou se trouvant à l’intérieur de celle‐ci;

b) substance ou mélange de substances contenant, y compris superficiellement, une substance produite d’une façon visée à l’alinéa a).

La présente définition exclut le cannabis pour usage topique et le cannabis comestible.

aliment S’entend au sens de l’article 2 de la Loi sur les aliments et drogues.

[7] Le Règlement sur le cannabis porte notamment sur la réglementation des produits du cannabis (partie 6), la promotion du cannabis (partie 6.1) et l’emballage et l’étiquetage du cannabis (partie 7).

[8] La partie 6 comporte des dispositions qui prescrivent la quantité maximale de THC que peut contenir un produit d’une certaine catégorie, de même que les autres ingrédients qu’il est permis d’utiliser dans ce produit :

PARTIE 6

Produits du cannabis

Dispositions générales

[...]

Quantité maximale de THC – forme unitaire

96 (1) Sous réserve du paragraphe 97(1), chaque unité d’un produit du cannabis sous forme unitaire qui est destiné à être ingéré ou à être utilisé par voie nasale, rectale ou vaginale ne peut contenir plus de 10 mg de THC, compte tenu du potentiel de transformation de l’ATHC en THC.

Non‐application

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au cannabis comestible.

[...]

 

Extraits de cannabis et cannabis pour usage topique

 

[...]

 

Quantité maximale de THC

101.2 L’extrait de cannabis ou le cannabis pour usage topique qui sont des produits du cannabis ou sont contenus dans un accessoire qui est un produit du cannabis ne peuvent contenir plus de 1 000 mg de THC par contenant immédiat, compte tenu du potentiel de transformation de l’ATHC en THC.

Extrait de cannabis — contenu

101.3 (1) L’extrait de cannabis qui est un produit du cannabis ou est contenu dans un accessoire qui est un produit du cannabis ne peut contenir, comme ingrédients, que des substances de base, des agents aromatisants et d’autres substances nécessaires au maintien de la qualité ou de la stabilité du produit du cannabis.

Ingrédients interdits

(2) Ne peuvent être utilisés comme ingrédients dans la production de l’extrait de cannabis visé au paragraphe (1) :

a) les substances figurant dans la colonne 1 du tableau de l’annexe 2 de la Loi sur le tabac et les produits de vapotage;

b) les sucres ou les édulcorants ou agents édulcorants au sens du paragraphe B.01.001(1) du Règlement sur les aliments et drogues.

[...]

Cannabis comestible

Ingrédients du cannabis comestible

102 (1) Le cannabis comestible qui est un produit du cannabis ou est contenu dans un accessoire qui est un produit du cannabis ne peut contenir, comme ingrédients, que des aliments et des additifs alimentaires.

[...]

Additif alimentaire

(5) Le titulaire d’une licence de transformation ne peut utiliser un additif alimentaire comme ingrédient dans la production du cannabis comestible visé au paragraphe (1) que si les exigences ci‐après sont respectées :

a) le cannabis comestible serait un aliment visé par une autorisation de mise en marché, s’il ne contenait pas, y compris superficiellement, une chose visée aux articles 1 ou 3 de l’annexe 1 de la Loi;

b) l’autorisation de mise en marché permet que l’aliment en question contienne l’additif alimentaire ou en soit recouvert;

c) les conditions, notamment les limites de tolérance, auxquelles l’autorisation de mise en marché permet que l’aliment contienne l’additif alimentaire ou en soit recouvert, selon le cas, sont remplies;

d) l’additif alimentaire n’est ni de la caféine ni du citrate de caféine

[...]

Quantité maximale de THC

102.7 Sous réserve du paragraphe 97(2), le cannabis comestible qui est un produit du cannabis ou est contenu dans un accessoire qui est un produit du cannabis ne peut contenir plus de 10 mg de THC par contenant immédiat, compte tenu du potentiel de transformation de l’ATHC en THC.

[9] C’est donc dire que le cannabis comestible a une limite de THC de 10 mg par contenant immédiat, tandis que l’extrait de cannabis a une limite nettement supérieure de 1 000 mg par contenant immédiat.

[10] La partie 12 du Règlement sur le cannabis, intitulée Rapport et communication, prévoit que le titulaire d’une licence de transformation doit, au moins 60 jours avant la mise en vente d’un produit du cannabis, fournir au ministre un avis écrit contenant les renseignements prescrits :

Avis – nouveau produit du cannabis

244 (1) Le titulaire d’une licence de transformation fournit au ministre, au moins soixante jours avant la mise en vente d’un produit du cannabis — autre qu’une plante de cannabis ou des graines provenant d’une telle plante — qu’il n’a pas déjà vendu au Canada, un avis écrit contenant les renseignements suivants :

a) la catégorie de cannabis, visée à l’annexe 4 de la Loi, à laquelle appartient le produit;

b) la description du produit, y compris le nom commercial;

c) la date prévue de la mise en vente.

[11] Il ne semble pas y avoir de procédure ou de politique écrite que Santé Canada doit suivre lorsqu’il reçoit l’avis visé au paragraphe 244(1), appelé « avis concernant un nouveau produit du cannabis » [ANPC]. Compte tenu de la procédure qui a été suivie dans la présente affaire, il semble que, si Santé Canada, après avoir examiné un ANPC, est d’avis que les renseignements présentés sur le produit sont susceptibles de contrevenir à la Loi sur le cannabis ou au Règlement sur le cannabis, il peut faire part au producteur de ses doutes au moyen d’une lettre, appelée « lettre de promotion de la conformité », et demander au producteur d’y répondre.

[12] Si Santé Canada constate par la suite un problème de non‐conformité, il peut délivrer au producteur un avis de non‐conformité exposant ses doutes et indiquant les mesures à prendre, le cas échéant, comme la cessation volontaire de la vente du produit en question.

[13] Santé Canada rend ensuite une décision définitive quant à la conformité du produit.

Le contexte factuel

[14] La société Organigram est une productrice autorisée de cannabis et de produits du cannabis au Canada.

[15] Le 4 décembre 2020, Santé Canada a écrit à Organigram pour l’informer que, d’après les renseignements fournis dans les ANPC présentés à l’égard des produits précurseurs des pastilles Jolts, les activités menées en lien avec ces produits étaient susceptibles de contrevenir à la Loi sur le cannabis et/ou au Règlement sur le cannabis. Plus précisément, les ANPC catégorisaient les produits comme de l’« extrait de cannabis » contenant un ingrédient appelé l’oligofructose. Santé Canada a fait remarquer que, selon le paragraphe 101.3(2) du Règlement sur le cannabis, il est interdit d’utiliser certaines substances identifiées comme ingrédients dans la production de l’extrait de cannabis visé au paragraphe 101.3(1), dont « les sucres ou les édulcorants ou agents édulcorants au sens du paragraphe B.01.001(1) du Règlement sur les aliments et drogues ».

[16] Santé Canada a fait remarquer que la définition d’un édulcorant que donne le paragraphe B.01.001(1) du titre 1 de la partie B du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870, fait indirectement référence à la Liste des édulcorants autorisés qui est publiée sur le site Web de Santé Canada et qui inclut le sorbitol. Santé Canada a demandé une réponse dans les deux jours.

[17] Organigram a répondu le jour même, disant que l’oligofructose est une famille de composés chimiques qui sont distincts du sorbitol et que l’oligofructose n’apparaît pas dans la Liste des édulcorants autorisés. Il est plutôt classé par Santé Canada comme une fibre alimentaire dans sa Liste des fibres alimentaires évaluées et acceptées par la Direction des aliments de Santé Canada. Organigram a ajouté que le seul rôle que joue l’oligofructose dans le produit est celui d’agent de remplissage et de substance de base pour le cannabis qui y est présent.

[18] Dans un courriel daté du 8 février 2021, Santé Canada a fait suite à la réponse d’Organigram et, notamment, a indiqué qu’Organigram avait reçu la lettre de promotion de la conformité du 4 décembre 2020 parce que Santé Canada avait procédé à une évaluation préliminaire des ANPC visés. En ce qui concerne le sorbitol mentionné dans la lettre, il s’agissait d’une erreur et la lettre aurait dû mentionner l’oligofructose. Pour ce qui est de cet ingrédient, Santé Canada a écrit qu’il est interdit d’utiliser des sucres, des édulcorants ou des agents édulcorants comme ingrédients dans l’extrait de cannabis afin d’éviter l’incitation à la consommation du cannabis et, en particulier, de réduire l’attrait de ces produits chez les jeunes. De plus, Santé Canada a signalé que le Règlement sur le cannabis ne prévoyait aucune exemption pour d’autres fonctions. Peu importe l’intention pour laquelle il était utilisé, l’oligofructose pouvait conférer un goût sucré et, de ce fait, il contrevenait peut‐être à l’alinéa 101.3(2)b) du Règlement sur le cannabis. Santé Canada a fait remarquer une fois de plus que l’alinéa 101.3(2)b) interdit l’utilisation de sucres, d’édulcorants ou d’agents édulcorants et qu’un édulcorant au sens du paragraphe B.01.001(1) du Règlement sur les aliments et drogues est « un additif alimentaire qui donne une saveur sucrée aux aliments ». Selon Santé Canada, étant donné que l’oligofructose peut servir à donner une saveur sucrée et qu’il n’existe aucune exemption dans le Règlement sur le cannabis pour l’utilisation d’édulcorants pour d’autres fonctions, hormis celles qui sont définies, l’utilisation de l’oligofructose n’est peut‐être pas conforme à l’alinéa 101.3(2)b).

[19] Un entretien téléphonique a eu lieu le 16 février 2021 et, dans une lettre datée du 19 février 2021, Organigram a répondu au courriel du 8 février 2021 de Santé Canada. Organigram a fait savoir que le produit final qu’elle avait l’intention de lancer, qu’elle a décrit, avait été mis au point, et qu’un nouvel ANPC serait présenté (les pastilles Jolts). Elle a exprimé l’avis que l’oligofructose n’est pas un édulcorant interdit aux termes du paragraphe 101.3(2) parce que la Liste des édulcorants autorisés que publie Santé Canada et à laquelle la définition d’un édulcorant donnée au paragraphe B.01.001(1) du Règlement sur les aliments et drogues fait indirectement référence n’inclut pas l’oligofructose. Elle a également fait valoir que les pastilles contenant de l’oligofructose respectent l’objectif de principe de Santé Canada, qui consiste à interdire les édulcorants dans les produits du cannabis afin d’aider à réduire l’attrait de ces produits chez les jeunes.

[20] Le 1er mars 2021, Santé Canada a envoyé à Organigram un courriel l’informant qu’il accusait réception de ses explications concernant l’utilisation d’oligofructose dans ses produits (précurseurs) et qu’il les avait jointes à l’ANPC visé.

[21] Organigram a par la suite produit des ANPC pour chacune des saveurs de pastilles Jolts : les ANPC relatives aux pastilles à la menthe, au citron et à la cerise ont été présentés le 6 avril 2021, le 17 novembre 2021 et le 1er décembre 2021, respectivement. Selon les observations, les pastilles Jolts appartiennent à la catégorie de l’extrait de cannabis, elles sont destinées à être ingérées et elles contiennent 10 mg de THC par unité (pastille). Les ingrédients énumérés sont de l’oligofructose, de la glycérine, de l’eau, de la lécithine de soya, des sulfates et un agent aromatisant. Les caractéristiques sensorielles du produit (saveur, odeur, couleur, forme) ont été décrites ainsi : saveur et odeur de menthe, couleur jaune pâle et forme arrondie.

[22] Les premières pastilles Jolts ont été lancées en août 2021.

[23] Le 14 janvier 2022, Santé Canada a envoyé à Organigram une lettre de promotion de la conformité concernant les ANPC relatifs aux trois types de pastilles Jolts. Cette lettre avait pour objet déclaré de l’informer que certains renseignements inclus dans les ANPC donnaient à penser que des activités liées aux produits étaient susceptibles de contrevenir à la Loi sur le cannabis ou au Règlement sur le cannabis. Plus précisément, selon le Système de suivi du cannabis et de demande de licence, les produits étaient catégorisés comme de l’« extrait de cannabis », se présentaient sous la forme d’une « pastille » et ressemblaient à des bonbons ronds. Santé Canada a indiqué que, pour déterminer la catégorie de cannabis appropriée, il est pertinent de se poser la question suivante : si les produits ne contenaient pas de cannabis, seraient-ils considérés comme un aliment? Si les produits en question sont considérés comme un aliment, ils correspondent fort probablement à la définition du cannabis comestible énoncée dans le Règlement sur le cannabis parce qu’ils seraient « destiné[s] à être consommé[s] de la même manière qu’un aliment ». Santé Canada a fait référence à la définition d’un « aliment » donnée dans la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F‐27, et dans sa ligne directrice intitulée Classification des produits situés à la frontière entre les aliments et les produits de santé naturels : produits sous forme d’aliments » [la Ligne directrice], où sont énoncés les critères à évaluer pour déterminer s’il faut considérer un produit comme un aliment. Santé Canada a conclu, au vu de la définition d’un « aliment » dans la Loi sur les aliments et drogues, des critères énoncés dans la Ligne directrice, soit le format, la composition et la présentation du produit ainsi que la perception du public, et de la définition du « cannabis comestible » dans le Règlement sur le cannabis, que les pastilles Jolts étaient consommées de la même manière qu’un aliment. Selon Santé Canada, les pastilles correspondent donc à la définition du « cannabis comestible » établie par le Règlement sur le cannabis, et cette catégorisation est susceptible de les rendre non conformes à l’alinéa 123(1)b) et à l’article 102.7 du Règlement sur le cannabis. Santé Canada a demandé à Organigram de fournir une réponse dans les cinq jours.

[24] Organigram a répondu par une lettre datée du 21 janvier 2022. Elle a exprimé l’avis que les produits Jolts ne répondent pas à la définition d’un « aliment » telle qu’elle est énoncée dans la Loi sur les aliments et drogues, parce qu’ils ne sont pas présentés comme étant destinés à être consommés de la même manière qu’un aliment. Il s’agit plutôt de pastilles sublinguales à dissolution lente. Organigram a indiqué que, étant donné que les produits ne répondent pas à la définition d’un aliment et qu’ils ne sont pas destinés à être consommés de la même manière qu’un aliment, ils n’appartiennent pas à la catégorie du cannabis comestible. Elle a également fait valoir que les produits ne sont pas non plus un aliment au sens de la Ligne directrice, et elle a expliqué pourquoi.

[25] Par un courriel daté du 4 mars 2021, Santé Canada a fait savoir qu’il avait procédé à une évaluation préliminaire des renseignements contenus dans les ANPC visés, et il a demandé des précisions au sujet du pourcentage d’oligofructose dans la composition des produits, et de sa fonction. Organigram a répondu le 11 mars 2022 : le pourcentage d’oligofructose était de 93,2 % à 97,5 %, et le pourcentage de glucose+fructose+sucrose était de 2,5 % à 6,8 %. Elle a ajouté que l’oligofructose est un agent de remplissage et une substance de base et que les substances de base sont autorisées aux termes du paragraphe 101.3(1) du Règlement sur le cannabis.

[26] Par un courriel daté du 17 mars 2022, Santé Canada a accusé réception de la réponse du 21 janvier 2022 d’Organigram et a fait savoir qu’il n’avait pas d’autres questions à poser pour le moment.

[27] Le 22 septembre 2022, Santé Canada a de nouveau fait savoir qu’elle avait procédé à une évaluation préliminaire des renseignements contenus dans les ANPC mentionnés, dont celles visant les pastilles Jolts, et il a demandé des précisions au sujet d’un des ingrédients, les « sulfites », et du rôle d’un autre ingrédient, l’« oligofructose ». Le 29 septembre 2022, Organigram a répondu que les sulfites sont utilisés comme adjuvants dans la fabrication de l’agent de remplissage et de la substance de base, l’oligofructose, et que, comme elle l’avait déjà indiqué en rapport avec d’autres produits Jolts, l’oligofructose est un agent de remplissage et une substance de base.

[28] Le 17 octobre 2022, Santé Canada a reçu une lettre de plainte [la plainte]. Cette lettre préconisait de hausser la limite de 10 mg de THC pour le cannabis comestible, mais indiquait que, dans l’intervalle, il serait bon que Santé Canada prenne des mesures pour préserver l’intégrité de la distinction entre l’extrait de cannabis et le cannabis comestible. À cette lettre étaient joints des documents de mise en marché relatifs à divers produits, dont les pastilles Jolts, et une vérification de ces documents a été demandée car les produits en question étaient présentés comme des produits à base d’extrait de cannabis, alors qu’ils semblaient être destinés à être consommés de la même manière qu’un aliment.

[29] À la suite de la plainte, la Section de la gestion des risques de conformité de Santé Canada a procédé à une classification préliminaire des pastilles Jolts [la classification préliminaire], fondée sur un document interne, la Politique sur la classification des extraits comestibles [la Politique de classification]. Ce travail a tenu compte de la présentation et de la forme du produit ainsi que de la perception du public, et il a été déterminé que les produits seraient mieux catégorisés comme du cannabis comestible.

[30] Le 3 janvier 2023, Santé Canada a écrit à Organigram, disant que l’objet de sa lettre était de l’informer qu’il avait conclu que la série de produits du cannabis Jolts n’était pas conforme à l’article 102.7 du Règlement sur le cannabis [l’avis de non‐conformité]. Il a indiqué que, après un examen plus poussé des produits, il avait été déterminé que les pastilles Jolts étaient du cannabis comestible et que, de ce fait, elles contenaient une quantité de THC qui excédait la limite permise de 10 mg par contenant immédiat. Santé Canada a expliqué son raisonnement, s’appuyant notamment sur les définitions des termes « cannabis comestible », « extrait de cannabis » et « aliment » dans le Règlement sur le cannabis. Il a indiqué, en se basant sur ces définitions, que le Règlement sur le cannabis prévoit qu’un produit du cannabis ingérable qui répond à la définition du cannabis comestible, surtout s’il s’agit d’un produit qui est destiné à être consommé de la même manière qu’un aliment, est du cannabis comestible et qu’il ne peut pas être catégorisé comme un extrait de cannabis. Il a déclaré qu’il avait décidé que les pastilles Jolts étaient consommées de la même manière qu’un aliment et que, de ce fait, elles correspondaient à la définition du cannabis comestible. L’évaluation de Santé Canada était fondée sur la présentation et le format du produit ainsi que sur la perception du public ou les antécédents d’utilisation, et Santé Canada a tiré les conclusions suivantes :

  • 1)Les produits ressemblent à des produits de confiserie. Les directives imprimées sur les emballages indiquent qu’il s’agit d’un [TRADUCTION] « extrait de cannabis (pastille) pour ingestion ».

  • 2)Les produits sont présentés et commercialisés d’une manière qui fait ressortir leur goût et leur saveur. La cerise, le citron et la menthe sont des saveurs alimentaires que l’on associe généralement à des produits de confiserie ou à des desserts.

  • 3)La gamme de produits Edison Jolts d’Organigram, à base d’extrait de cannabis, peut être perçue par les consommateurs comme étant destinée à être consommée de la même manière que des produits alimentaires et du cannabis comestible. Les produits de confiserie sont consommés depuis longtemps comme un aliment. Cette position est conforme à la Ligne directrice, qui se rapporte à la classification des aliments et des produits de santé naturels.

[31] Santé Canada a demandé qu’Organigram mette volontairement fin à la vente des pastilles Jolts à base d’extrait de cannabis et qu’elle lui fasse parvenir une réponse dans les cinq jours.

[32] Le 6 janvier 2023, Organigram a répondu à l’avis de non‐conformité. Selon elle, les produits Jolts ne répondent pas à la définition d’un « aliment » et ne doivent pas être catégorisés comme tel, conformément à la Ligne directrice. Elle a justifié sa position, indiquant notamment ce qui suit :

  • -Les pastilles Jolts ne sont pas présentées comme un produit à consommer comme un aliment, car il s’agit de pastilles sublinguales à dissolution lente et il est conseillé aux utilisateurs de sucer la pastille jusqu’à ce que la saveur atteigne son point culminant (environ 15 secondes) et de la placer ensuite sous la langue ou entre la joue et la gencive jusqu’à entière dissolution. Cela fait contraste avec les aliments qui, habituellement, sont mâchés et ensuite avalés. Le produit n’est pas non plus particulièrement agréable au goût. Leur format, leur saveur âcre de menthe et d’autres caractéristiques montrent que les produits ne sont pas destinés à être consommés comme un aliment et qu’ils ne sont pas perçus comme tels par les consommateurs.

En ce qui concerne la composition des produits, par contraste avec les bonbons, les pastilles Jolts ne contiennent pas de sucre, d’édulcorant ou d’autres agents édulcorants, comme en contiendrait un produit de confiserie. Les saveurs de menthe, de citron et de cerise ne sont pas exclusivement associées à des aliments, et si les ingrédients sont présents dans les pastilles ce n’est pas pour une raison d’ordre alimentaire, mais pour un effet fonctionnel.

En ce qui concerne la présentation et le format du produit, les pastilles Jolts comportent sur leur emballage des directives qui ne concordent pas avec la consommation d’aliments, cet emballage ne les présente pas comme des produits de confiserie, comme des bonbons ou des sucreries, et il ne fait pas ressortir non plus leurs saveurs. Les produits ne sont pas présentés pour un usage à volonté, et leur format de pastille à dissolution lente ainsi que l’inclusion d’une saveur de menthe âcre évitent que cela se produise.

En ce qui concerne la perception du public et les antécédents d’utilisation, il existe une preuve abondante que l’utilisation traditionnelle des pastilles ne relève pas de la catégorie des aliments et que le public ne considère pas les pastilles comme des aliments.

[33] Organigram a également indiqué qu’elle n’avait l’intention de prendre aucune mesure d’arrêt des ventes et elle a demandé que Santé Canada lui fasse part de ses disponibilités afin d’en discuter.

[34] Lors de la discussion téléphonique avec Santé Canada qui s’est ensuivie, le 13 janvier 2023, Organigram a expliqué une fois de plus pourquoi, à son avis, les pastilles Jolts étaient conformes au Règlement sur le cannabis. À ce moment‐là, Santé Canada a confirmé qu’une réponse écrite suivrait.

[35] Un second processus de classification des produits Jolts [la seconde classification] a commencé le 13 janvier 2023. Il a porté sur un certain nombre de facteurs (présentation du produit, caractéristiques sensorielles et physiques, format et antécédents d’utilisation), ainsi que sur les observations d’Organigram qui, selon Santé Canada, portaient sur chacun de ces facteurs. Il a été recommandé à la suite de la seconde classification de maintenir la classification préliminaire, à savoir que les pastilles Jolts étaient du cannabis comestible. Il a été conclu que le descripteur « pastille » et les antécédents d’utilisation qui lui étaient associés ne paraissaient pas suffisants pour contrebalancer les autres facteurs, et que les pastilles à base de cannabis ne semblaient pas très différentes des petites pastilles ou des bonbons durs à base de cannabis.

[36] Le 1er mars 2023, Santé Canada a fait part à Organigram de sa décision selon laquelle les produits Jolts devaient être catégories comme des produits du cannabis comestible. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[37] Une requête déposée par Organigram en vue d’obtenir une ordonnance provisoire suspendant la décision de Santé Canada en attendant qu’une décision définitive soit rendue sur la présente demande de contrôle judiciaire a été rejetée par la voie d’une ordonnance de notre Cour datée du 1er juin 2023.

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[38] Dans la décision qu’elle a transmise par une lettre intitulée [traduction] « Décision de non‐conformité sur les produits Edison Jolts », Santé Canada a fait référence à son avis de non‐conformité du 3 janvier 2023, par lequel Organigram a été informée que les pastilles Edison Jolts à la cerise, au citron et à la menthe n’étaient pas conformes à l’article 102.7 du Règlement sur le cannabis. Santé Canada a aussi accusé réception de la réponse écrite fournie par Organigram le 6 janvier 2023, ainsi que des renseignements communiqués lors de la conférence téléphonique du 13 janvier 2023.

[39] L’objet déclaré de la lettre de décision était de confirmer l’avis de Santé Canada que les pastilles Jolts, dans la forme dans laquelle elles étaient vendues en date du 3 janvier 2023, sont du cannabis comestible. Santé Canada a expliqué de façon sommaire pourquoi il est d’avis que les pastilles Jolts répondent à la définition du cannabis comestible et a conclu que, en raison de leur teneur en THC de 100 mg par contenant immédiat, elles excèdent la limite de 10 mg prescrite par l’article 102.7 du Règlement sur le cannabis.

[40] Les explications comprennent les définitions du cannabis comestible et de l’extrait de cannabis. Santé Canada a indiqué que la définition de l’extrait de cannabis exclut explicitement le cannabis comestible. Les produits du cannabis destinés à être consommés de la même manière qu’un aliment sont du cannabis comestible et sont donc exclus de la définition de l’extrait de cannabis.

[41] La lettre est ainsi libellée en partie :

[traduction]
Dans l’avis envoyé le 3 janvier 2023, Santé Canada a fourni à Organigram Inc. une évaluation des pastilles Edison Jolts, y compris les facteurs qui ont été pris en considération pour l’évaluation de ces produits. Santé Canada est d’avis que ces produits sont destinés à être consommés de la même manière qu’un aliment et qu’ils répondent donc à la définition du cannabis comestible. Après avoir examiné la totalité des renseignements disponibles, y compris les observations et les informations d’Organigram Inc., nous considérons que les pastilles Edison Jolts sont du cannabis comestible, et ce, pour les raisons qui suivent.

Format du produit

Le format des pastilles Editon [sic] Jolts concorde avec celui de bonbons durs, qui sont des produits de confiserie et un format d’aliments conventionnels, selon les passages pertinents de la Ligne directrice : Classification des produits situés à la frontière entre les aliments et les produits de santé naturels : produits sous forme d’aliments. De plus, la Norme générale pour les additifs alimentaires du Codex Alimentarius inclut les pastilles dans la catégorie des confiseries en tant que confiseries dures dans la catégorie 05.2.1. Nous prenons également acte de votre position selon laquelle les pastilles sont habituellement réglementées comme des produits de santé naturels et non comme des aliments. Cependant, cette catégorisation dépend de la présentation et de la composition de ces produits, et non du fait qu’ils ne se présentent pas sous la forme d’un aliment. Par exemple, les pastilles destinées à soulager les maux de gorge (les Halls, par exemple) sont vendues comme des produits de santé naturels, car ils contiennent des ingrédients actifs et comportent des allégations relatives à la santé. Une pastille sans ingrédients actifs ni allégations relatives à la santé serait réglementée comme un bonbon dur. C’est ce que confirme le guide « Exigences d’étiquetage pour les produits de confiseries, du chocolat et des grignotines » de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, où il est indiqué que le mot « pastille » est un nom usuel acceptable pour des produits de confiserie en l’absence d’allégations médicinales ou thérapeutiques.

Enfin, nous prenons également acte du fait que les pastilles ne sont généralement pas mâchées ou avalées. Un aliment n’est pas forcément mâché, siroté ou avalé. La gomme à mâcher, qui est explicitement inscrite dans la définition d’un aliment dans la Loi sur les aliments et drogues, n’est pas avalée, et les bonbons durs ne sont pas non plus destinés à être mâchés ou avalés.

Antécédents d’utilisation

Comme il a été mentionné plus tôt, les pastilles Edison Jolts se présentent sous la forme de produits de confiserie et, plus précisément, de bonbons durs. Conformément à la Ligne directrice : Classification des produits situés à la frontière entre les aliments et les produits de santé naturels : produits sous forme d’aliments, Santé Canada est d’avis que les Canadiens perçoivent et consomment les produits de confiserie comme des aliments, et ce, depuis longtemps.

L’emploi du terme « pastille » ne mène pas automatiquement à une catégorisation de produit de santé naturel, car il y a plusieurs éléments dont il faut tenir compte. Comme il a été expliqué, les produits de santé naturels ou les médicaments se présentant sous la forme d’une pastille (bonbons durs) sont réglementés comme des aliments s’ils ne contiennent aucun ingrédient actif ou ne comportent aucune allégation relative à la santé.

Caractéristiques sensorielles et physiques du produit

Les pastilles Edison Jolts ressemblent physiquement à des bonbons durs, et leurs saveurs de fruits ou d’aliments, comme la menthe, la cerise et le citron, leur confèrent un goût sucré. Il s’agit là de caractéristiques sensorielles et physiques que le public percevrait comme étant celles d’un aliment ou associées à un aliment.

Les produits semblent être de couleur jaune pâle translucide et ont une forme sphérique. Leur aspect ne présente aucune caractéristique distinctive par rapport aux bonbons durs ordinaires.

Les produits comportent aussi comme ingrédients principaux de l’oligofructose et de la glycérine. Ces deux ingrédients ont un goût sucré, et ils sont de 30 % à 50 % et de 50 % à 75 % environ aussi sucrés que le sucre de table, respectivement. Nous prenons acte de la position d’Organigram selon laquelle ces ingrédients sont présents à des fins fonctionnelles seulement, et non destinés à satisfaire une envie d’un goût ou d’une saveur. Cependant, les pastilles Edison Jolts ont un goût sucré, ce qui est une caractéristique sensorielle qui amènerait le public à percevoir ces produits d’une manière semblable à un produit alimentaire, tel qu’un bonbon dur.

Enfin, nous prenons acte de l’explication d’Organigram selon laquelle les saveurs sont des « saveurs de menthe âcres ». Cependant, cela ne veut pas dire que ces saveurs n’ont pas été ajoutées pour satisfaire une envie relative au goût ou à la saveur. Santé Canada n’est au courant d’aucun rôle fonctionnel que jouent les saveurs de cerise, de citron et de menthe, à part le fait d’agir comme aromatisant dans les quantités présentes dans les pastilles Jolts. Nous sommes conscients que ces saveurs ne sont pas utilisées exclusivement dans des aliments; toutefois, il s’agit à la base de saveurs de fruits et d’aliments. Leur ajout rehausse la probabilité que le public perçoive que les pastilles Edison Jolts satisfont une envie relative au goût ou à la saveur, ou y sont associées, ce qui constitue principalement un but alimentaire.

Présentation du produit

Les pastilles Edison Jolts sont présentées et commercialisées d’une manière qui associe leur goût et leur saveur à des aliments et à un but alimentaire. Les présentations suivantes ont servi à commercialiser les produits :

‐ « Une explosion fraîche de saveur de cerise arctique »

‐ « La première pastille de 10 mg de THC au Canada est maintenant disponible dans une saveur de citron électrisante »

‐ « Ces pastilles sublinguales à dissolution lente sont confectionnées sans produits animaux et sont faibles en calories »

‐ « Ces pastilles se dissolvent lentement et procurent un goût de saveur de menthe »

Ces éléments descripteurs rehaussent la probabilité que le public perçoive que les pastilles Edison Jolts sont destinées non seulement pour fournir du cannabis, mais aussi pour satisfaire une envie relative au goût ou à la saveur, ce qui est un but alimentaire. Leur association aux aliments est de plus renforcée par le descripteur indiquant que les pastilles sont « faibles en calories ».

Nous notons que le produit est assorti de directives d’utilisation précises :

‐ Instructions sur l’étiquette : Pour une absorption buccale/sublinguale optimale, voir EdisonCannabis.Co/extract/jolts. Laisser dissoudre lentement.

‐ Instructions en ligne : Pour une absorption sublinguale/buccale optimale, sucer la pastille pendant 15 secondes environ et la placer ensuite sous la langue ou entre la joue et la gencive jusqu’à dissolution complète.

Une pastille n’est habituellement pas consommée en la plaçant sous la langue. De plus, la taille et la forme des pastilles Edison Jolts ne sont pas typiques des produits que l’on place aisément dans ces cavités comparativement à un format sublingual (comme un médicament sublingual ou un produit de santé naturel sous forme de comprimé). Ce fait peut amener les gens à ne pas suivre les directives indiquées.

Compte tenu de la manière dont les produits sont présentés, un consommateur percevrait vraisemblablement que les pastilles Edison Jolts ont une fin alimentaire et sont destinées à être consommées de la même manière qu’un aliment.

Conclusion

Après avoir pris en compte vos observations du 6 et du 13 janvier 2023, ainsi que la totalité des renseignements qui nous ont été fournis, nous concluons, d’après l’ensemble des facteurs susmentionnés, que les pastilles Edison Jolts, telles qu’elles étaient vendues en date du 3 janvier 2023, sont du cannabis comestible. Elles contiennent de ce fait une quantité de THC qui excède la limite permise de 10 mg par contenant immédiat pour cette catégorie, ce qui contrevient à l’article 102.7 du Règlement sur le cannabis.

[42] Après examen des renseignements fournis, Santé Canada a modifié sa demande visant l’arrêt immédiat de la vente en faveur d’une élimination progressive des pastilles Jolts. Elle a exigé qu’Organigram cesse de produire de nouveaux lots de pastilles Jolts sous leur forme actuelle avant le 7 mars 2023 au plus tard, qu’elle cesse de vendre et de distribuer tout stock restant des pastilles Jolts sous leur forme actuelle avant le 31 mai 2023 au plus tard, et qu’elle envoie, dans les cinq jours ouvrables, une réponse écrite pour confirmer les mesures qu’elle allait prendre pour répondre aux exigences.

Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[43] Organigram soulève deux questions en litige :

  1. La décision est‐elle raisonnable?

  2. La décision a‐t‐elle été rendue en violation de l’obligation d’équité procédurale?

[44] Il est présumé que lorsqu’une cour de révision examine une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25 [Vavilov]). Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle qui s’applique au fond de la décision de Santé Canada est celle de la décision raisonnable.

[45] « La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci [...] » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la cour doit être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque cette partie est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[46] Les questions d’équité procédurale doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP], la Cour d’appel fédérale a jugé que l’exercice de révision requis est particulièrement bien reflété, bien qu’imparfaitement, dans la norme de la décision correcte. La Cour doit décider si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (CFCP, aux para 54‐56; voir aussi Watson c Syndicat canadien de la fonction publique, 2023 CAF 48 au para 17).

Les questions préliminaires

[47] Le procureur général du Canada soulève deux questions préliminaires.

i. L’intitulé de la cause

[48] Le procureur général du Canada soutient tout d’abord qu’il est le seul défendeur approprié dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Le ministre de la Santé est le décideur en cause et, de ce fait, il ne devrait pas être nommé comme défendeur, conformément à l’alinéa 303(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106.

[49] Le procureur général du Canada a raison (voir par ex Canada (Procureur général) c Zalys, 2020 CAF 81 aux para 1, 19‐24). Les avocats d’Organigram, lorsqu’ils ont comparu devant moi, ont confirmé que leur cliente ne contestait pas la position du procureur général. J’ordonnerai donc que l’intitulé de la cause soit modifié pour retirer le « Canada (Ministre de la Santé) » à titre de défendeur désigné dans la présente demande de contrôle judiciaire.

ii. La preuve par affidavit

[50] Le procureur général soutient en outre que, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour consiste à examiner si la décision rendue est raisonnable. Hormis quelques exceptions pour les renseignements contextuels et l’équité procédurale, les seuls documents qui sont pertinents dans le cas d’un contrôle judiciaire sont ceux qui ont été soumis au décideur (Tsleil‐Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux para 86, 98; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Association des universités et collèges]; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 aux para 41‐42 [Delios]).

[51] C’est donc dire que la majeure partie de l’affidavit de Mme Beena Goldenberg, directrice générale d’Organigram, souscrit le 15 mai 2023 [l’affidavit de Mme Goldenberg], et l’affidavit de M. Jason Harquail, scientifique de niveau II spécialisé en cannabinoïdes à Organigram, souscrit le 15 mai 2023 [l’affidavit de M. Harquail], ne sont pas pertinents et n’ont aucune valeur dans le contexte de l’examen du caractère raisonnable de la décision du ministre, car ils présentent des renseignements qui n’ont pas été soumis au ministre. Notre Cour ne doit tenir compte de cette preuve par affidavit que dans la mesure où elle explique les arguments d’équité procédurale d’Organigram et ne retenir que ce qui a été soumis au ministre dans le dossier.

[52] Je conviens avec le défendeur que le droit est clair à cet égard. Dans l’arrêt Association des universités et collèges, le juge Stratas a fait remarquer que, pour déterminer l’admissibilité d’un affidavit à l’appui d’une demande de contrôle judiciaire, il faut garder à l’esprit les rôles différents que jouent la Cour et le décideur administratif (au para 14). Le législateur a confié au décideur administratif, et non à la Cour, le pouvoir de trancher certaines questions sur le fond. En raison de cette démarcation des rôles, la Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond. Par conséquent, en principe, le dossier de preuve qui est soumis à la cour de révision lorsqu’elle est saisie d’un contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait le décideur. Les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas admissibles, sous réserve de certaines exceptions restreintes (Association des universités et collèges, aux para 14‐19).

[53] Les exceptions reconnues sont les affidavits qui fournissent des renseignements généraux qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire, mais qui ne vont pas plus loin et ne fournissent pas d’éléments de preuve concernant le fond de l’affaire que le décideur administratif a tranchée; les affidavits qui portent à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de preuve du décideur administratif, de sorte que la Cour peut remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale; ou les affidavits qui font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion particulière (Association des universités et collèges, au para 20; voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 19‐25; et Delios, au para 45).

[54] L’affidavit de M. Harquail comporte des éléments de preuve concernant la mise au point des pastilles Jolts dont Santé Canada ne disposait pas quand elle a rendu sa décision. Divers documents sont joints à cet affidavit en tant que pièces, dont un article portant sur l’absorption des cannabinoïdes dans le système sanguin, qui n’a pas été soumis à Santé Canada. Bien qu’Organigram fasse valoir que l’affidavit de M. Harquail fournit des renseignements contextuels des plus pertinents et nécessaires pour que la Cour comprenne les questions scientifiques, je ne suis pas d’accord. Les documents contenus dans le dossier indiquent clairement la position d’Organigram, à savoir que les pastilles Jolts ont été mises au point pour être consommées par voie d’absorption sous la langue (voie sublinguale) ou par la peau de la joue (voie buccale). La Cour n’a pas besoin de nouveaux éléments de preuve sur les aspects scientifiques qui sous‐tendent la manière dont ces procédés fonctionnent réellement pour comprendre les questions dont elle est maintenant saisie. L’affidavit de M. Harquail a surtout pour objectif d’étoffer l’argument d’Organigram selon lequel les pastilles Jolts ne sont pas destinées à être consommées de la même manière qu’un aliment. La preuve figurant dans l’affidavit de M. Harquail quant à la manière dont les pastilles Jolts ont été mises au point aurait pu être soumise à Santé Canada, mais elle ne l’a pas été, et elle ne relève pas de l’exception relative aux renseignements généraux.

[55] Par conséquent, aucun poids ne sera accordé à l’affidavit de M. Harquail, sauf en ce qui concerne la partie qui, pourrait‐on soutenir, se rapporte à l’argument d’Organigram selon lequel elle a été privée de son droit à l’équité procédurale. Plus précisément, je tiendrai compte du paragraphe 19 de cet affidavit, car il se rapporte à l’observation d’Organigram selon laquelle la décision a contesté, pour la première fois, le fait que les pastilles Jolts, en raison de leur forme et de leur taille, n’étaient pas faciles à placer sous la langue ou entre la joue et la gencive, comparativement à d’autres formes de produit sublinguales.

[56] L’affidavit de Mme Goldenberg comporte quelques renseignements contextuels généraux, qui figurent aussi, en grande partie, dans le dossier certifié du tribunal [le DCT] et ils sont donc admissibles. Comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé dans l’arrêt Delios : « L’exception des “renseignements généraux” vise les observations pures et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. [...] Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale » (au para 45; Société Canadian Tire Limitée c Canadian Bicycle Manufacturers Association, 2006 CAF 56 aux para 9‐10; voir aussi Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 au para 18).

[57] Cependant, l’affidavit de Mme Goldenberg va plus loin et contient des arguments inadmissibles. Il contient notamment une section entière consacrée à la raison pour laquelle, de l’avis de la déposante, le fait que Santé Canada a fondé sa décision sur l’intérêt public est injustifié. Six rapports et articles qui n’ont pas été soumis à Santé Canada sont joints à cet affidavit en tant que pièces à l’appui de cet argument. L’affidavit contient également des déclarations non étayées par le dossier dont disposait Santé Canada.

[58] Dans la mesure où l’affidavit de Mme Goldenberg dépasse les limites de l’exception relative aux renseignements généraux et n’a pas trait à l’allégation d’Organigram relative au manquement à l’équité procédurale, je n’y accorderai aucun poids (voir Foster Farms LLC c Canada (Diversification du commerce international), 2020 CF 656 au para 40 [Foster Farms]).

Léquité procédurale

[59] Après avoir examiné et pris en considération l’ensemble des observations des parties, je suis arrivée à la conclusion que la question de l’équité procédurale est déterminante.

L’obligation déquité procédurale

[60] Les parties s’entendent sur les règles de droit qui s’appliquent à l’évaluation des questions d’équité procédurale, dont la prise en compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de lImmigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 22‐28 [Baker]) pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale : la nature de la décision, la nature du régime législatif, l’importance de la décision, les attentes légitimes et le choix de procédure que fait le décideur. Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la manière dont ces facteurs s’appliquent dans le contexte particulier de l’espèce.

La position dOrganigram

[61] Organigram soutient qu’elle avait droit à un degré élevé d’équité procédurale. Elle affirme que la nature de la décision n’est pas administrative, mais qu’il s’agit plutôt d’une décision précise visant une entité commerciale. Elle signale également l’absence de mécanisme d’appel dans le régime législatif et affirme que l’importance de la décision, vu la conséquence d’avoir à retirer du marché [TRADUCTION] « l’un de ses produits se vendant le mieux », favorise un degré élevé d’équité procédurale. Elle était donc en droit, à son avis, d’obtenir un avis de la décision, de recevoir [TRADUCTION] « la communication complète de tous les renseignements examinés et ayant amené Santé Canada à délivrer » l’avis de non‐conformité et la décision, ainsi que de se voir offrir une possibilité raisonnable de répondre à la preuve. Lorsqu’elle a comparu devant moi, Organigram a ajouté que le fait que Santé Canada avait selon elle changé de position quant à la conformité des pastilles Jolts au Règlement sur le cannabis commandait également un degré supérieur d’équité procédurale eu égard aux défis que suscitent les investissements commerciaux et l’innovation dans l’industrie du cannabis.

La position du défendeur

[62] Le défendeur ne souscrit pas à l’affirmation selon laquelle Organigram a droit à un degré élevé d’équité procédurale. Il signale que la nature de la décision est réglementaire, pas juridictionnelle, et que, malgré l’absence de mécanisme d’appel dans le régime législatif, l’administration de ce dernier comporte une certaine souplesse. Par exemple, Organigram a pu présenter des observations supplémentaires en réponse à l’avis de non‐conformité. Le défendeur ne conteste pas que la décision a une incidence commerciale sur Organigram, mais il soutient que cela n’atteint pas le degré d’importance qui est nécessaire pour pouvoir bénéficier de droits procéduraux élevés comme il est envisagé dans l’arrêt Baker, lesquels s’appliquent généralement dans des situations qui ont une incidence sérieuse sur la vie de personnes physiques (aux para 25 et 31). De plus, Organigram n’avait aucune attente légitime à l’égard d’une procédure particulière, car, vu la nouveauté du régime, il n’existe aucune politique publiée sur la procédure que doit suivre Santé Canada pour décider si un titulaire de licence se trouve en situation de non‐conformité. La procédure par laquelle Santé Canada fait part aux titulaires de licence de ses doutes essentiels, sans résumer tous les éléments de preuve examinés, compte tenu du nombre de produits du cannabis réglementés, fait partie des « contraintes institutionnelles » qui justifient un degré moindre d’équité procédurale (Baker, au para 27).

Analyse

[63] Je conviens avec le défendeur qu’Organigram n’avait pas droit à un degré élevé d’équité procédurale et que, dans l’ensemble, les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker font pencher la balance vers l’extrémité inférieure de l’échelle de l’équité.

[64] L’argument d’Organigram selon lequel la décision n’est pas de nature administrative est sans fondement. Comme le fait remarquer le défendeur, les titulaires de licence sont réglementés par Santé Canada sous le régime de la Loi sur le cannabis et du Règlement sur le cannabis. Cela étant, ils présentent des renseignements sur la conformité, que Santé Canada évalue. De plus, le processus administratif à appliquer pour rendre des décisions en matière de conformité n’est pas prescrit par le régime législatif. Ces décisions sont de nature discrétionnaire; elles comportent la prise en compte de plusieurs facteurs, et elles ne ressemblent pas à un processus décisionnel judiciaire (Baker, aux para 23, 31; Foster Farms, au para 47). Cela fait donc pencher la balance vers l’extrémité inférieure de l’échelle de l’équité procédurale. L’absence de mécanisme d’appel milite effectivement en faveur d’une obligation accrue, mais il est possible de recourir à un contrôle judiciaire (Baker, aux para 24, 31).

[65] Pour ce qui est de l’importance de la décision pour les personnes visées, notre Cour a récemment confirmé que les intérêts commerciaux, de façon générale, se situent à l’extrémité inférieure de l’échelle de l’équité, relativement à l’importance de la décision (voir Telus Communications Inc c Vidéotron Ltée, 2022 CF 726 au para 91, citant Airbus Helicopters Canada Limited c Canada (Procureur général), 2015 CF 257 au para 116). Ce facteur ne peut se voir accorder le même poids, en ce qui concerne le degré d’équité procédurale requis, que les situations dans lesquelles les décisions ont des répercussions sur la vie des personnes visées (Foster Farms, au para 49).

[66] De plus, il n’y a rien dans le processus ou les dispositions de la Loi sur le cannabis ou du Règlement sur le cannabis qui permettait à Organigram de s’attendre légitimement à ce qu’une procédure particulière soit suivie ou qu’un résultat particulier soit atteint, malgré l’interprétation qu’elle fait de certaines des communications échangées. À cet égard, il n’y a aucune preuve claire et convaincante qui confirme que des observations explicites ont été faites ou qu’il existe une conduite ou une pratique établie qui aurait pu amener Organigram à s’attendre légitimement à l’application d’un processus particulier pour la prise de la décision (Foster Farms, au para 50). Finalement, la Loi donne à Santé Canada la possibilité de choisir ses propres procédures. Ce fait, lui aussi, fait déplacer le degré d’équité procédurale requis vers l’extrémité inférieure de l’échelle (Baker, au para 27).

[67] Après avoir mis en balance les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker dans les circonstances de l’espèce, ainsi qu’il est indiqué plus haut, je conclus que le degré d’équité procédurale auquel Organigram avait droit se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle.

Le caractère suffisant de lavis et des renseignements communiqués par le ministre

La position dOrganigram

[68] Organigram soutient que Santé Canada a manqué à l’équité procédurale en omettant de fournir un avis et des renseignements suffisants, et ce, pour les raisons suivantes :

  • 1)L’avis de non‐conformité n’a pas mentionné la preuve sous‐jacente (critiques en ligne, messages affichés dans les médias sociaux, comme Reddit, et vidéos sur YouTube) qui aurait fait partie de l’analyse de Santé Canada, et deux faits qui ont incité Santé Canada à prendre sa mesure de conformité : la plainte et un rapport de déclaration des effets indésirables [le rapport de DEI].

  • 2)Santé Canada a inclus dans sa décision de nouveaux arguments et de nouvelles questions en se fondant sur la Norme générale pour les additifs alimentaires du Codex Alimentarius [la Norme du Codex] et sur les Exigences détiquetage pour les produits de confiseries, du chocolat et des grignotines [le Guide d’étiquetage] pour étayer sa conclusion selon laquelle les pastilles Jolts sont un produit alimentaire.

  • 3)Santé Canada a introduit dans sa décision un quatrième facteur qui n’avait pas été mentionné dans l’avis de non‐conformité et qui ne figure pas dans la Ligne directrice, soit les caractéristiques sensorielles et physiques du produit. Organigram n’a pas eu la possibilité de répondre à l’objection de Santé Canada concernant la forme et la taille des pastilles Jolts ou leur adaptation à une absorption par voie sublinguale et buccale.

  • 4)Santé Canada a publié de nouvelles lignes directrices sur la catégorisation des produits en tant qu’extrait de cannabis ou en tant que cannabis comestible, l’Énoncé de promotion de la conformité concernant la classification du cannabis comestible [l’Énoncé de promotion de la conformité], deux jours seulement après avoir rendu sa décision. Organigram affirme que Santé Canada ne lui a pas communiqué cet énoncé, mais qu’il s’est fondé sur celui-ci. Elle ignorait donc le cadre sur lequel s’est fondé Santé Canada lorsqu’elle a présenté ses arguments sur la catégorisation appropriée des pastilles Jolts.

[69] Au vu de tout ce qui précède, Organigram soutient que Santé Canada a omis de l’informer du fait qu’il s’était fondé sur certains facteurs et renseignements, mais qu’il s’est appuyé sur cette preuve pour rendre sa décision et l’a laissée continuer d’investir dans les pastilles Jolts. Selon elle, cela témoigne de l’existence d’une analyse axée sur les résultats et fait ressortir l’importance de fournir un avis suffisant, ce qui est lié au droit à une audience équitable, car, pour qu’une audience soit équitable, la partie visée doit être informée de ce qui lui est reproché. Organigram fait valoir que les exigences essentielles en matière d’avis ne sont remplies que si la partie visée [traduction] « connaît les éléments essentiels de la preuve » concernant les principales questions à trancher. Elle soutient également qu’elle avait le droit [traduction] « de vérifier la preuve produite contre elle et d’y répondre » (citant Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 aux para 53 et 88; Établissement Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 88; Kozul c Canada (Ministre de l’Emploi et du Développement social), 2016 CF 1316 aux para 12‐13). Elle affirme que la preuve non communiquée a revêtu une grande importance dans la décision et que le fait ne pas avoir pu y répondre lui a porté préjudice.

La position du défendeur

[70] Le défendeur soutient qu’Organigram a eu la possibilité de répondre à toutes les préoccupations que Santé Canada avait soulevées dans son avis de non‐conformité, qui les établit de façon équitable. Le défendeur n’est pas d’accord pour dire que Santé Canada a omis de communiquer des éléments de preuve pertinents, signalant que les décideurs administratifs ne sont pas obligés de faire part de tous les éléments d’information qu’ils ont examinés. L’obligation consiste plutôt à faire connaître à la partie visée les « éléments essentiels de la preuve » de façon à ce qu’elle ait une possibilité raisonnable d’y répondre (Foster Farms, au para 53). Le défendeur signale aussi que l’article 317 des Règles des Cours fédérales exige que les tribunaux administratifs transmettent les renseignements « pertinents quant à la demande », et que cette disposition ne signifie pas que tous les documents inclus dans le DCT sont essentiels et qu’ils doivent être communiqués pendant le processus décisionnel.

[71] Le défendeur fait valoir qu’aucun des éléments de preuve en question n’était en fait « essentiel » à la décision, et ce, pour les raisons suivantes :

  • 1)Les messages affichés dans les médias sociaux, dont un commentaire fait sur Reddit et mentionné dans la classification préliminaire, bien qu’ils n’aient pas été fournis à Organigram, n’étaient pas pertinents quant à l’avis de non‐conformité ou à la décision, ni l’un ni l’autre n’ayant soupesé l’opinion publique pour déterminer si le produit serait perçu comme un bonbon. La question litigieuse concernait les caractéristiques des pastilles Jolts et leur présentation, des facteurs que Santé Canada a pris en considération. La préoccupation sous‐jacente de Santé Canada, à savoir que les pastilles Jolts étaient perçues comme des bonbons, a été soumise directement à Organigram dans l’avis de non‐conformité.

  • 2)La vidéo sur YouTube mentionnée dans la seconde classification, sur laquelle Santé Canada s’est fondé dans sa décision, a servi seulement à déterminer la taille des pastilles Jolts, et il n’y avait aucune obligation de communiquer cette preuve de moindre importance ou non controversée.

  • 3)Dans ses observations écrites, le défendeur a fait valoir qu’il n’y a aucune preuve que l’Énoncé de promotion de la conformité a été établi avant la décision, ni que Santé Canada s’est fondé sur ce document pour rendre sa décision. Organigram n’a pas non plus expliqué pourquoi il s’agissait d’un document qui, selon elle, était essentiel pour comprendre les allégations formulées contre elle. Cependant, à l’audience tenue devant moi, le défendeur a reconnu qu’il existait une ébauche de l’Énoncé de promotion de la conformité et que, dans sa décision, Santé Canada avait manifestement utilisé les rubriques de ce document. Indépendamment du fait que le point pertinent à retenir est que l’utilisation de la nouvelle rubrique importe peu, le contenu que Santé Canada a analysé sous cette rubrique avait déjà été soumis à Organigram ou était en réponse à ses observations.

  • 4)La plainte a déclenché le processus qui a mené à la décision, mais elle n’a rien à voir avec la décision proprement dite quant à la question de savoir si les pastilles Jolts devaient être catégorisées comme de l’extrait de cannabis ou comme du cannabis comestible. La plainte elle‐même n’était pas une « preuve » à laquelle un certain poids a été accordé lors du processus décisionnel. Selon le défendeur, le point central de la plainte était que, du point de vue du consommateur, les pastilles Jolts ressemblent à des bonbons durs, et ce point a été soumis directement à Organigram.

[72] Le défendeur fait valoir aussi que la décision ne soulève pas de questions nouvelles. Les références faites à la Norme du Codex et au Guide d’étiquetage faisaient partie de la réponse de Santé Canada à l’argument invoqué par Organigram contre le fait de considérer les pastilles Jolts comme un produit de confiserie. Le défendeur soutient que ces références avaient pour objet de réitérer la manière dont Santé Canada interprétait la Ligne directrice. Ces références ne se trouvaient pas dans l’avis de non‐conformité, mais la question – comment interpréter la Ligne directrice – s’y trouvait. Dans le même ordre d’idées, le défendeur soutient que l’évaluation des caractéristiques physiques, de la forme et de la taille des pastilles Jolts était une réponse à la position d’Organigram selon laquelle les directives données sur le produit inciteraient les consommateurs à ne pas les consommer comme des bonbons. Santé Canada a fait remarquer que les consommateurs, en se fondant sur la forme et la taille des pastilles, pourraient ne pas suivre les directives : cela répondait aux observations d’Organigram.

Analyse

[73] Je suis convaincue qu’Organigram avait droit à un degré moindre d’équité procédurale, qu’elle a eu plusieurs occasions de répondre à la preuve pendant toute la durée du processus décisionnel, et qu’elle s’en est prévalue. Cependant, si l’on tient compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire (CFCP, au para 54), je suis d’avis qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale parce que Santé Canada n’a pas donné un avis suffisant du fait qu’elle se fondait sur un facteur inclus dans l’Énoncé de promotion de la conformité et que, cela étant, Organigram n’a pas eu une possibilité valable de répondre à cette préoccupation, ce qui a porté préjudice à sa capacité de se défendre.

[74] Cela dit, je ne suis pas d’accord avec Organigram pour dire que Santé Canada était obligé de divulguer le message affiché dans les médias sociaux, la vidéo sur YouTube, la plainte, le rapport de DEI ou le Guide d’étiquetage et la Norme du Codex. Je conviens plutôt avec le défendeur que ces sources ou ces documents étaient peu pertinents quant à la décision elle‐même, qu’ils ont servi à tirer des conclusions incontestées ou qu’ils ont servi à répondre aux arguments d’Organigram.

[75] Tout d’abord, la référence faite au message affiché sur Reddit se trouve uniquement dans la classification préliminaire, pas dans la seconde. S’agissant de la perception du public, la classification préliminaire indique que les pastilles Jolts ressemblent à des bonbons et, de plus, [TRADUCTION] « sur les sites de médias sociaux comme Reddit, des consommateurs passant en revue la gamme de produits Jolts ont fait remarquer qu’ils goûtent comme des “bonbons durs à la menthe”, ce qui est une confiserie, et ont ajouté que cette gamme de produits était un moyen de “contourner” la limite en THC du cannabis comestible ». L’avis de non‐conformité indique que la décision de Santé Canada selon laquelle les pastilles Jolts se consomment de la même manière qu’un aliment repose sur la présentation du produit, sur son format et sur la perception du public ou les antécédents d’utilisation, dont le fait que la gamme de produits [TRADUCTION] « peut être perçue par les consommateurs comme étant destinée à être consommée de la même manière que des produits alimentaires et du cannabis comestible ». Aucune référence n’est faite à des documents qui ont servi à étayer la conclusion relative à la perception du public. Dans sa réponse, Organigram a effectivement traité de la perception du public, mais uniquement dans le contexte de la Ligne directrice.

[76] La perception du public n’est pas un facteur distinct dont il est question dans la décision. Santé Canada dit seulement que les pastilles Jolts se présentent sous la forme de produits de confiserie, plus précisément de bonbons durs et, s’appuyant sur la Ligne directrice, il exprime l’avis que les Canadiens perçoivent et consomment les produits de confiserie comme des aliments. De tels produits sont consommés depuis longtemps comme des aliments.

[77] Comme il n’est pas fait référence au message affiché sur Reddit dans la seconde classification et que la référence qui est faite à la perception du public dans la décision est de nature générale, je ne suis pas convaincue que Santé Canada a commis une erreur en omettant de communiquer le message à Organigram.

[78] Quant aux autres sources en ligne, la seconde classification comporte, sous la rubrique [TRADUCTION] « caractéristiques sensorielles et physiques du produit », une photographie des pastilles Jolts et, en annexe, diverses autres photographies, et leur source, des pastilles Jolts et de leur emballage, de même que des extraits de deux critiques faites en ligne. La seconde classification indique seulement que les pastilles Jolts sont [TRADUCTION] « de forme sphérique, jaunes, translucides et/ou opaques et semblent avoir une texture mi-rugueuse mi-lisse » et, bien qu’il n’existe aucune information publiée sur leur taille, une critique faite en ligne les qualifie de [TRADUCTION] « petites » et montre des images des pastilles avec, au‐dessus, le symbole standardisé du cannabis. Une vidéo les montre en comparaison avec une pièce de 25 cents. La seconde classification conclut que, [TRADUCTION] « [d]u point de vue contextuel, on peut inférer que les pastilles ont une taille de ‐1,0 cm de diamètre ». Il ne s’agit pas là d’informations qu’ignore Organigram, qui produit et emballe les pastilles Jolts, et Organigram ne conteste pas non plus l’exactitude de la description. Dans ces circonstances, Santé Canada n’était pas tenu de divulguer les sources en ligne qu’il avait consultées pour déterminer la taille et la forme des pastilles Jolts.

[79] Dans sa réponse à l’avis de non‐conformité, sous la rubrique de la présentation et du format du produit, Organigram fait référence à une partie de la Ligne directrice où il est indiqué que certains aspects de l’étiquette d’un produit, ou des documents publicitaires qui y sont associés, peuvent donner une indication qu’il s’agit d’un produit de santé naturel (et non d’un aliment) : [traduction] « Par exemple, le recours à des termes comme “pastille”, “pastille contre la toux/pour la gorge” ou “comprimé contre la toux” milite en faveur de la classification du produit en tant que [produit de santé naturel]. » Organigram a affirmé que les produits Jolts sont des pastilles et qu’ils sont clairement présentés comme tels.

[80] Dans sa décision, Santé Canada a conclu que le format des pastilles Jolts concorde avec celui des bonbons durs qui, dans la Ligne directrice, sont des produits de confiserie et un produit alimentaire conventionnel. De plus, il est signalé dans la décision que la Norme du Codex inclut les pastilles dans la catégorie des aliments de confiserie en tant que bonbons durs. Santé Canada a pris acte dans sa décision de la position d’Organigram selon laquelle les pastilles sont habituellement réglementées comme des produits de santé naturels, et non comme des aliments, mais il a conclu que cette classification dépendait de la présentation et de la composition de ces produits et non du fait qu’ils ont la forme d’un aliment, signalant qu’une pastille sans ingrédient actif ou sans allégation relative à la santé serait réglementée comme un bonbon dur. Santé Canada a déclaré que cette conclusion était étayée par le Guide d’étiquetage.

[81] Je conviens avec le défendeur que ces références ont servi à réitérer la manière dont Santé Canada a interprété la Ligne directrice. Organigram ne peut pas contester que le format des pastilles Jolts concorde avec celui des bonbons durs, ou que ces derniers sont des produits de confiserie. Elle a affirmé que, étant donné que les produits Jolts se présentent sous la forme de « pastilles », il ne faudrait pas qu’ils soient catégorisés comme des aliments. À mon avis, les références faites à la Norme du Codex et au Guide d’étiquetage renforcent simplement l’argument de Santé Canada que l’emploi du descripteur « pastille » n’établit pas, en soi, qu’un produit n’est pas un produit de confiserie (donc un aliment). Comme ces références n’apportent rien de nouveau, je ne souscris pas à l’argument selon lequel Santé Canada a commis une erreur en omettant de divulguer ces documents.

[82] Quant au rapport de DEI, le DCT supplémentaire fait mention de l’incident en question, mais il indique que ce rapport n’avait pas été soumis au décideur quand la décision a été rendue. De plus, le courriel concernant l’incident en question indique que celui-ci était dû à la consommation de cubes de gelée de THC à spectre complet de Vortex, et non de pastilles Jolts. Le produit de Vortex avait été pris par une consommatrice qui pensait que les bonbons de gélatine en question étaient du cannabis comestible ayant une limite de THC était de 10 mg par contenant et qui avait ainsi consommé un certain nombre de ces bonbons. Elle a été amenée à l’hôpital, où on lui a dit qu’elle avait fait une surdose de cannabis. Étant donné que le rapport de DEI n’avait pas été soumis à Santé Canada lorsque la décision a été rendue, que ce rapport ne concerne pas les pastilles Jolts et qu’il n’a pas de lien avec le fait de savoir si ces pastilles sont du cannabis comestible ou de l’extrait de cannabis, je suis d’avis que Santé Canada n’a pas manqué à l’équité procédurale en omettant de divulguer ce document à Organigram.

[83] Pour ce qui est de la plainte, qui a été communiquée à Organigram après le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire, je prends acte de l’observation d’Organigram selon laquelle l’analyse présentée dans la plainte est semblable à celle qu’a faite Santé Canada à l’appui de sa décision. Cela dit, je conviens avec le défendeur que la plainte n’est pas en soi un facteur dont Santé Canada a tenu compte dans la décision quant à la question de savoir si les pastilles Jolts doivent être catégorisées comme de l’extrait de cannabis ou comme du cannabis comestible.

[84] Cependant, je conviens avec Organigram que Santé Canada semble s’être fondé sur l’Énoncé de promotion de la conformité, directement ou implicitement, pour rendre sa décision. Il semble également que Santé Canada s’est fondé à cet égard sur la Politique de classification. Ni l’un ni l’autre de ces deux documents ne sont mentionnés dans l’avis de non‐conformité.

[85] Les préoccupations précises qui sont soulevées dans l’avis de non‐conformité reposent censément sur les facteurs de catégorisation que sont la présentation du produit, le format du produit et la perception du public ou les antécédents d’utilisation. Il s’agit des trois facteurs qui sont énoncés dans la Politique de classification (lequel semble être un document interne de Santé Canada). Il n’est pas fait référence à la Politique de classification dans l’avis de non‐conformité. Celui-ci ne mentionne que la Ligne directrice, qui inclut aussi comme facteur la composition du produit. Ce facteur n’a pas été analysé de façon distincte dans la décision.

[86] Les préoccupations dont Santé Canada a fait état dans l’avis de non‐conformité sont les suivants :

1) Les produits ressemblent à des produits de confiserie. Les directives imprimées sur les emballages indiquent qu’il s’agit d’un [TRADUCTION] « extrait de cannabis (pastille) pour ingestion ».

2) Les produits sont présentés et commercialisés d’une manière qui fait ressortir leur goût et leur saveur. La cerise, le citron et la menthe sont des saveurs alimentaires que l’on associe généralement à des produits de confiserie ou à des desserts.

3) La gamme de produits Edison Jolts d’Organigram Inc., à base d’extrait de cannabis, peut être perçue par les consommateurs comme étant destinée à être consommée de la même manière que des produits alimentaires et du cannabis comestible. Les produits de confiserie sont consommés depuis longtemps comme un aliment. Cette position est conforme à la Ligne directrice, qui se rapporte à la classification des aliments et des produits de santé naturels.

[87] L’Énoncé de promotion de la conformité, joint en tant que pièce Y à l’affidavit de Mme Goldenberg, ajoute un quatrième facteur, nouveau celui‐là, qui a été évalué dans la seconde classification et qui a été pris en compte dans la décision : les caractéristiques sensorielles et physiques du produit. Pour ce qui est de ce facteur, l’Énoncé de promotion de la conformité indique :

Un produit du cannabis qui présente des caractéristiques sensorielles ou physiques que le public perçoit comme de la nourriture est un autre facteur à prendre en compte dans la classification du cannabis comestible. Cela peut comprendre :

‐ le goût et l’odeur (par exemple, un produit à saveur de fruits)

‐ l’apparence, la texture, la taille, la couleur ou la forme semblable à celle d’un aliment (par exemple, un bonbon dur ou gélifié)

‐ la composition (les ingrédients du produit final)

[88] L’Énoncé de promotion de la conformité a été publié par Santé Canada deux jours après que la décision a été rendue. Il a été conçu, entre autres, parce que Santé Canada est au courant de cas de non‐conformité quant à la classification du cannabis comestible et qu’il travaille avec les parties réglementées pour régler le problème. Une version provisoire de l’énoncé est jointe en tant que pièce EE à l’affidavit de Mme Goldenberg.

[89] Le quatrième facteur qu’introduit l’Énoncé de promotion de la conformité, soit les « caractéristiques sensorielles et physiques du produit », apparaît pour la première fois dans la seconde classification et par la suite dans la décision, même si l’Énoncé de promotion de la conformité a été publié deux jours après que la décision a été rendue.

[90] L’avis de non‐conformité fait bel et bien référence au goût et à la saveur des pastilles Jolts (cerise, citron et menthe), mais il n’indique pas explicitement à Organigram que l’aspect, la couleur ou la forme des pastilles sont susceptibles de créer un problème, même s’il précise que les produits ressemblent à des produits de confiserie. Je conviens qu’Organigram était au courant de la préoccupation générale entourant le fait que les pastilles Jolts pouvaient être considérées comme un produit destiné à être consommé de la même manière qu’un aliment – c’est‐à‐dire, un produit de confiserie, un bonbon dur –, mais il n’est pas question dans l’avis de non-conformité des préoccupations précises que suscitent les caractéristiques physiques particulières des pastilles.

[91] La non‐communication de l’Énoncé de promotion de la conformité, en soi, n’est peut‐être pas assimilable à un manquement à l’équité procédurale. Toutefois, la seconde classification et la décision donnent toutes deux à penser que, bien que ce fait ne soit pas déterminant, un certain poids a été accordé à l’observation selon laquelle les pastilles Jolts ressemblent à un aliment, à savoir un bonbon dur, du fait de leurs caractéristiques physiques. La recommandation formulée dans la seconde classification porte une attention particulière au fait que [TRADUCTION] « les pastilles de cannabis ne semblent pas très différentes des petites pastilles ou des bonbons durs à base de cannabis ». Santé Canada adopte cette recommandation dans la décision, sous la rubrique des caractéristiques sensorielles et physiques du produit, lorsqu’il conclut que les pastilles Jolts [traduction] « semblent être de couleur jaune pâle translucide et ont une forme sphérique. Leur aspect ne présente aucune caractéristique distinctive par rapport aux bonbons durs ordinaires ».

[92] De plus, l’évaluation qu’a faite Santé Canada du quatrième facteur mentionné dans l’Énoncé de promotion de la conformité, soit les caractéristiques physiques, semble aussi s’être retrouvée dans ses conclusions concernant la présentation du produit, dans la décision. Notamment, Santé Canada soulève une nouvelle question qui découle de la taille et de la forme des pastilles Jolts, et de la manière dont ces caractéristiques en font des produits [TRADUCTION] « non typiques » de ceux que l’on met aisément dans la bouche pour absorption et qu’ils peuvent [TRADUCTION] « amener des personnes à ne pas suivre les directives indiquées ».

[93] Le défendeur soutient que Santé Canada avait le droit d’exprimer l’opinion, fondée sur son expertise, que la taille et la forme des pastilles Jolts faisaient qu’elles se plaçaient mal sous la langue ou entre la joue et la gencive jusqu’à ce qu’elles se dissolvent, comparativement à une forme sublinguale (comme des comprimés d’un médicament ou d’un produit de santé naturel sublingual), ce qui pourrait amener des personnes à ne pas suivre les directives indiquées. Cependant, à mon avis, le problème est que Santé Canada n’a pas fait part à Organigram de cette préoccupation et que, de ce fait, celle-ci n’a pas pu y répondre. Je ne conviens pas non plus que la référence faite par Santé Canada aux caractéristiques physiques – la forme et la taille – des pastilles a répondu à la prétention d’Organigram selon laquelle les directives du produit amèneraient les utilisateurs à ne pas consommer les pastilles Jolts comme un bonbon. La position d’Organigram (sous la rubrique de la présentation et du format du produit, dans la Ligne directrice) était que les directives d’utilisation n’étaient pas compatibles avec la consommation d’un aliment, compte tenu du mode de consommation (sublingual/buccal). Sa position n’était pas fondée sur le caractère approprié de la taille et de la forme des pastilles Jolts en vue d’être consommées de cette manière. Il s’agissait là d’une nouvelle conclusion de Santé Canada.

[94] J’ajouterais aussi que, même s’il convient de faire preuve de déférence envers Santé Canada relativement à ses conclusions factuelles (voir Canadian Hardwood Plywood and Veneer Association c Canada (Procureur général), 2023 CAF 154, citant Vavilov, au para 125), je n’ai trouvé aucune preuve dans le dossier qui m’a été soumis qui étaye l’inférence de Santé Canada selon laquelle la taille et la forme des pastilles Jolts pouvaient amener des consommateurs à ne pas suivre les directives d’utilisation.

[95] En résumé, selon moi, le manque d’avis et de communication relativement aux préoccupations de Santé Canada quant aux caractéristiques physiques des pastilles Jolts a empêché Organigram de répondre à des préoccupations qui n’avaient pas été soulevées antérieurement dans l’avis de non‐conformité. Les questions découlant des caractéristiques physiques des pastilles Jolts ont eu une incidence sur deux des quatre facteurs que Santé Canada a pris en considération et auxquels un certain poids a été accordé dans la seconde classification et dans la décision. Dans la décision Foster Farms, que le défendeur a invoquée, le juge Gascon a traité des exigences contextuelles de l’équité procédurale. Dans cette affaire, il a été conclu, comme en l’espèce, que le degré d’équité procédurale était minimal (para 56). En ce qui concerne l’avis, le juge Gascon a déclaré que celui-ci avait pour objet de garantir que les personnes directement visées par une décision « reçoivent suffisamment de renseignements et aient l’occasion de réfuter les allégations formulées » contre elles (para 59). Quant au caractère suffisant de l’avis, le juge Gascon a écrit :

[60] L’exigence de préavis impose que les demandeurs reçoivent les renseignements nécessaires pour établir et présenter leurs meilleurs arguments à un décideur, en tenant compte des facteurs qui seront probablement pris en considération et du processus en cause. Cette exigence de préavis ne s’applique pas aux projets de décision ou aux mémoires rédigés pour informer un décideur. À moins que des renseignements nouveaux et pertinents qui influeraient sur la décision ne soient portés à l’attention du décideur, il n’est pas nécessaire de consulter le demandeur pour obtenir d’autres commentaires (Uniboard Surfaces Inc c Kronotex Fussboden GmbH, 2006 CAF 398 [Uniboard] aux para 21‐22; Assoc canadienne de télévision par câble c American College Sports Collective of Canada, In. [sic], 1991 CanLII 13580 (CAF), [1991] 3 CF 626 aux para 31‐37).

[Non souligné dans l’original.]

[96] En l’espèce, vu le processus auquel Santé Canada a eu recours – produire un avis de non‐conformité et donner à Organigram la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées dans cet avis – l’introduction ultérieure du quatrième facteur mentionné dans l’Énoncé de promotion de la conformité (ou une version provisoire de ce document) était assimilable à des « renseignements nouveaux et pertinents qui influeraient sur la décision ». Je conclus donc qu’Organigram n’a pas obtenu un avis suffisant du quatrième facteur mentionné dans l’Énoncé de promotion de la conformité, sur lequel s’est fondé Santé Canada pour rendre sa décision. En conséquence, Organigram n’a pas eu une possibilité valable d’y répondre.

[97] Pour ces raisons, je rejette également l’argument subsidiaire du défendeur, à savoir que même s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, les problèmes étaient de moindre importance et n’auraient pas influé sur le résultat de la décision et que, de ce fait, la décision devrait être maintenue.

[98] Habituellement, les manquements à l’équité procédurale rendent une décision invalide, et la réparation habituelle consiste à ordonner la tenue d’une nouvelle audience (Cardinal c Directeur de lÉtablissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 RCS 643, [1985] ACS no 78 (QL)). Il existe des exceptions à cette règle dans les cas où le résultat est légalement inévitable (Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‐Terre‐Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC), [1994] 1 RCS 202 aux pp 227‐228; 1994 CarswellNfld 211 aux para 51‐54).

[99] Ce principe a été reformulé récemment par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c Bowker, 2023 CAF 133 [Bowker] :

[traduction]
[77] Une conclusion de manquement à l’équité procédurale fait en sorte qu’une décision est susceptible d’être infirmée : Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643, par. 23, Université du Québec à Trois‐Rivières c Larocque, 1993 CanLII 162 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 471, p. 493. Cependant, un tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder une réparation pour manquement à l’équité procédurale si le résultat est inévitable : Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‐Terre‐Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228‐229, Rebello c Canada (Justice), 2023 CAF 67, par. 16.

[100] Je ne suis pas convaincue que, en l’espèce, le résultat était inévitable. L’évaluation qu’a faite Santé Canada du quatrième facteur mentionné dans l’Énoncé de promotion de la conformité semble avoir joué un rôle non négligeable dans sa décision, ainsi que dans le processus d’évaluation qui a été suivi dans le cadre de la seconde classification sous‐jacente. Notre Cour ne peut pas déterminer si, ou de quelle manière, cet exercice d’évaluation pourrait être réalisé d’une manière différente après l’examen d’une réponse d’Organigram à l’égard de ce point. De ce fait, même si la décision de Santé Canada est peut-être raisonnable par ailleurs, le manquement à l’équité procédurale exige qu’elle fasse l’objet d’un nouvel examen.

[101] Avant de conclure, je ferais remarquer que le processus par lequel Santé Canada évalue la catégorisation de produits, tels qu’ils sont présentés par les producteurs, en tant que cannabis comestible ou en tant qu’extrait de cannabis, est relativement nouveau et semble s’être trouvé dans un état de transition pendant la période qui a précédé la décision. Par exemple, la classification préliminaire indique qu’elle est fondée sur la Politique de classification, un document interne qui porte précisément sur la classification des produits du cannabis ingérables et qui est daté du 8 septembre 2022. Cependant, la seconde classification et la décision ne font aucunement mention de la Politique de classification (peut‐être parce qu’il s’agit d’un document interne). Ils ne font plutôt explicitement référence qu’à la Ligne directrice de 2017, qui porte sur la classification des produits situés à la frontière entre les aliments et les produits de santé naturels, pas du cannabis. Dans l’intervalle, l’Énoncé de promotion de la conformité était clairement en voie d’élaboration et, comme il en a été question plus tôt, ce document est indirectement mentionné dans la seconde classification et dans la décision. Tout cela pour dire que, par souci d’éviter de prochaines contestations fondées sur l’équité procédurale, Santé Canada devrait songer à indiquer clairement, à l’avenir, la ou les politiques et les procédures sur lesquelles il se fondera pour rendre des décisions en matière de non‐conformité relativement à la catégorisation des produits du cannabis et à informer en ce sens les parties visées.

Conclusion

[102] Comme il a été conclu que Santé Canada a manqué à l’obligation d’équité procédurale en se fondant sur un facteur de catégorisation de produit qui n’apparaît que dans l’Énoncé de promotion de la conformité, lequel a été publié après que la décision a été rendue, il est inutile que j’examine l’autre argument d’Organigram en matière d’équité procédurale, qui est fondé sur la question du délai, ni les arguments relatifs au caractère raisonnable de la décision.

[103] L’affaire doit être renvoyée à Santé Canada pour qu’une nouvelle décision soit rendue en tenant compte des présents motifs.

Les dépens

[104] Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les parties ont fait savoir qu’elles s’étaient entendues sur la somme globale de 5 000 $ au titre des dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‐651‐23

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire sera renvoyée à Santé Canada pour qu’une nouvelle décision soit rendue en tenant compte des présents motifs;

  3. L’intitulé de la cause est par la présente modifié par le retrait du « Canada (Ministre de la Santé) » à titre de défendeur désigné;

  4. La somme globale de 5 000 $ est adjugée à Organigram au titre des dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐651‐23

 

INTITULÉ :

ORGANIGRAM INC c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE LAUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE (Zoom)

 

DATE DE LAUDIENCE :

LE 25 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Danielle Royal

Hamza Mohamadhossen

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

James Schneider

Monisha Ambwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stikeman Elliott LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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