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Date : 20230809


Dossier : IMM-9820-22

Référence : 2023 CF 1087

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 9 août 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MUBASHAR AHMAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 16 septembre 2022 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Dans sa décision, le commissaire a accueilli la demande de constat de perte de l’asile du demandeur présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] au titre de l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Comme je l’explique plus en détail ci‑après, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, car la SPR, lorsqu’elle a évalué l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan, n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents sur la connaissance réelle qu’avait ce dernier des conséquences de voyager avec un passeport pakistanais.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen pakistanais. Sa demande d’asile, fondée sur la persécution religieuse parce qu’il est de confession ahmadie, a été acceptée le 21 décembre 2010. Il est devenu résident permanent du Canada le 21 septembre 2011.

[4] Depuis 2011, les autorités du Pakistan lui ont délivré deux passeports pakistanais; le second était valide jusqu’au 19 juillet 2021. Les deux passeports indiquaient le nom du demandeur, sa date de naissance et son appartenance à la religion ahmadie.

[5] Entre 2013 et 2021, le demandeur s’est rendu au Pakistan sur une base annuelle, soit à neuf reprises, au moyen de ses passeports pakistanais. Durant son témoignage, il a affirmé qu’il était allé au Pakistan en janvier 2013 pour rendre visite à son épouse, qui était alors gravement malade et qui est décédée au mois d’avril suivant. Après le décès de celle‑ci, le demandeur s’y est rendu à d’autres occasions afin de vendre son bétail, son équipement agricole, sa propriété et sa terre.

[6] En raison des séjours du demandeur au Pakistan, le ministre a demandé à la SPR, au titre de l’article 108 de la Loi, de constater la perte de l’asile du demandeur.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Devant la SPR, le ministre a soutenu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité au sens de l’alinéa 108(1)a) de la Loi. Selon cette disposition, une demande d’asile est rejetée et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ni de personne à protéger s’il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité.

[8] Pour déterminer si le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Pakistan, la SPR s’est appuyée sur le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide]. Le paragraphe 119 du Guide prévoit trois conditions cumulatives applicables à une demande de perte d’asile :

  1. la volonté : le réfugié doit avoir agi volontairement;

  2. l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité;

  3. le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection.

[9] Après avoir analysé ces conditions, la SPR a conclu que le ministre s’était acquitté du fardeau qui lui incombait pour qu’il soit fait droit à sa demande de constat de perte de l’asile du demandeur et a donc accueilli sa demande.

[10] Dans son analyse de la volonté du demandeur, la SPR a souligné que ce dernier s’était rendu au Pakistan sur une base annuelle après le décès de son épouse afin de se départir graduellement de son bétail, de son équipement agricole et de ses effets ménagers, et de vendre la terre de son fils. Durant son témoignage, le demandeur a affirmé que son fils, qui vit au Canada et qui était pris par son entreprise de camionnage, lui avait demandé de s’occuper de la vente de sa terre et l’avait autorisé à effectuer la transaction. Le demandeur a également mentionné qu’il ne travaillait pas et qu’il avait accepté de son plein gré de s’occuper de la vente. La SPR a conclu que les actes posés par le demandeur témoignaient d’une volonté.

[11] En ce qui concerne l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan, la SPR a conclu que l’utilisation de deux passeports pakistanais différents, qui contenaient des renseignements permettant de l’identifier et indiquant son appartenance religieuse, démontrait cette intention. Pour parvenir à cette conclusion, la SPR a tenu compte des actes du demandeur et des mesures de précaution qu’il a prises au Pakistan, de même que de ses séjours au Pakistan.

[12] S’agissant des actes du demandeur et des mesures de précaution qu’il a prises au Pakistan, la SPR a conclu que celui‑ci avait fait preuve d’un certain degré de prudence lorsqu’il a assisté à des prières à sa mosquée, mais aussi qu’il n’avait pris aucune mesure de précaution dans l’exercice de ses activités commerciales continues, qui nécessitaient notamment qu’il interagisse avec divers acheteurs et qu’il se présente à des bureaux gouvernementaux. La SPR a également souligné que chaque fois qu’il s’est rendu au Pakistan, le demandeur s’était logé dans sa maison familiale et qu’il était connu dans sa ville natale et dans sa communauté en tant que musulman ahmadi. Concernant ses séjours au Pakistan, la SPR a une fois de plus fait observer que le demandeur avait utilisé un passeport pakistanais pour s’y rendre et pour revenir au Canada.

[13] De plus, la SPR a conclu que le demandeur s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan. Pour parvenir à cette conclusion, elle a fait remarquer qu’il incombait à la personne de démontrer qu’elle ne s’était pas réellement réclamée de nouveau de la protection du pays qu’elle avait fui.

[14] La SPR a jugé que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan. Elle a souligné qu’aucun incident ne s’était produit lors des séjours du demandeur au Pakistan et que celui‑ci recevait de manière continue sa pension du gouvernement pakistanais, sans égard à sa foi religieuse. La SPR a conclu que la preuve démontrait que le gouvernement pakistanais ne s’intéressait pas au demandeur. Elle a aussi conclu que ce dernier s’était réclamé de nouveau de la protection du Pakistan et avait perdu son statut de réfugié au Canada parce qu’il avait demandé, de sa propre initiative, et obtenu deux passeports pakistanais.

[15] La SPR a fait observer que, pour réfuter la présomption selon laquelle il s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan, le demandeur devait démontrer que des circonstances exceptionnelles l’avaient obligé à voyager. Dans sa conclusion portant que le demandeur ne s’était pas acquitté de ce fardeau, la SPR a renvoyé à la jurisprudence de notre Cour selon laquelle le fait, pour une personne, de retourner dans le pays dont elle a la nationalité pour subvenir aux besoins d’un membre de la famille ne constitue pas des circonstances exceptionnelles si la présence de la personne n’est pas absolument nécessaire. La SPR n’a pas jugé que la présence continue et répétée du demandeur au Pakistan était nécessaire. Le demandeur a déclaré dans son témoignage que les membres de sa fratrie n’étaient pas en mesure de s’occuper de la vente de ses biens au Pakistan, mais, comme l’a souligné la SPR, il a également affirmé qu’il s’était rendu au Pakistan afin de négocier pour ses biens un meilleur prix que s’il les avait vendus par téléphone.

[16] La SPR a aussi renvoyé à l’explication du demandeur portant qu’il croyait que le fait d’être un résident permanent du Canada lui conférait une protection lorsqu’il séjournait au Pakistan. Elle a cependant jugé que le demandeur ne pouvait pas invoquer uniquement son statut au Canada pour réfuter la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.

[17] Ainsi, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan, et elle a donc accueilli la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[18] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

[traduction]

  1. La SPR a‑t‑elle commis des erreurs susceptibles de contrôle dans son application du critère en amalgamant les trois conditions requises, de sorte qu’elle n’a pas dûment analysé l’intention subjective du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan?

  2. La SPR a‑t‑elle commis des erreurs susceptibles de contrôle lorsqu’elle a jugé que les séjours du demandeur au Pakistan étaient volontaires en concluant :

  1. que ce dernier s’était réclamé de nouveau de la protection diplomatique du Pakistan en obtenant un passeport et en le renouvelant?

  2. que ces séjours n’étaient pas justifiés par des circonstances exceptionnelles?

[19] La norme de contrôle applicable à ces questions est celle de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

V. Analyse

[20] L’argument déterminant dans la présente demande est celui du demandeur selon lequel la SPR, lorsqu’elle a évalué s’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan, n’a pas tenu compte de sa connaissance réelle des conséquences liées à l’utilisation de son passeport pakistanais pour voyager.

[21] Le demandeur invoque l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo], dans lequel la Cour d’appel fédérale a précisé que la SPR était tenue d’évaluer l’intention subjective de la demanderesse, et donc sa connaissance réelle des conséquences liées à l’utilisation d’un passeport délivré par le pays dont elle craignait la persécution, plutôt que d’évaluer ce qu’elle aurait dû savoir au sujet de ces conséquences. Même si le manque de connaissance d’une personne quant aux conséquences que ses actes peuvent avoir en matière d’immigration ne peut pas être déterminant quant à l’intention, il s’agit d’une considération factuelle clé. La SPR doit soit en tenir compte au même titre que tous les autres éléments de preuve, soit dûment expliquer pourquoi elle n’en tient pas compte (aux para 66‑71).

[22] En réponse à cet argument, le défendeur soutient que la SPR a dûment tenu compte de cet aspect de la preuve concernant l’intention subjective du demandeur pour en venir à la conclusion que ce dernier ne pouvait pas invoquer uniquement son statut de résident permanent pour réfuter la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan. Comme le défendeur le fait remarquer, la SPR s’est appuyée sur la décision Al‑Habib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 545 [Al‑Habib], dans laquelle la Cour a tiré une conclusion similaire. Il insiste sur le fait que, selon la conclusion que la Cour d’appel fédérale a tirée dans l’affaire Camayo (au para 70), la connaissance réelle d’une personne quant aux conséquences que ses actes peuvent avoir en matière d’immigration n’est pas déterminante, de sorte qu’il était loisible à la SPR d’apprécier les autres éléments.

[23] Le problème que soulève l’argument du défendeur est le suivant : dans la partie de l’analyse à laquelle il renvoie, la SPR ne tient pas dûment compte des éléments de preuve du demandeur, pas plus qu’elle les examine selon l’angle prévu dans l’arrêt Camayo.

[24] Le demandeur se fonde sur son témoignage devant la SPR lors duquel il a affirmé ne pas savoir que le fait de voyager à l’aide de son passeport pakistanais signifiait qu’il comptait sur la protection du gouvernement du Pakistan. Il croyait plutôt qu’il ne s’agissait que d’un simple document de voyage. Ce témoignage diffère de celui dans l’affaire Al‑Habib, dans laquelle le demandeur avait affirmé croire que son statut de résident permanent du Canada l’aurait protégé au Tchad (voir au para 19). En l’espèce, le témoignage sur lequel s’appuie le demandeur porte essentiellement sur l’importance que revêt le fait de voyager à l’aide d’un passeport délivré par le pays de persécution. Cette importance, à savoir que le fait de voyager avec un tel passeport signifie que l’on compte sur la protection de ce pays, peut entraîner des conséquences en matière d’immigration et doit donc être prise en considération dans l’évaluation de l’intention de la personne de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité.

[25] Toutefois, rien dans la décision ne permet de croire que le témoignage du demandeur à cet égard a été pris en compte. De plus, dans sa conclusion portant que le demandeur ne pouvait pas invoquer uniquement son statut au Canada pour réfuter la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan, la SPR n’a pas dûment apprécié les éléments de preuve présentés par le demandeur, n’ayant pas démontré qu’elle s’était penchée sur l’intention subjective de ce dernier, comme le prévoit l’arrêt Camayo.

[26] Pour ces motifs, je conclus que la décision est déraisonnable et que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Il n’y a donc pas lieu que la Cour examine les autres arguments invoqués par le demandeur.

[27] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-9820-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

 

« Richard F. Southcott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9820-22

INTITULÉ :

MUBASHAR AHMAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 9 août 2023

COMPARUTIONS :

Ji Won Chun

POUR LE DEMANDEUR

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rosenblatt Immigration Law

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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