Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230809


Dossier : T-711-22

Référence : 2023 CF 1085

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Montréal (Québec), le 9 août 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ZAHEERUDDIN CHOUDHRY

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Vue d’ensemble

[1] Le demandeur, M. Zaheeruddin Choudhry, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 23 juillet 2021 [la décision] par la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission]. Dans cette décision, la Commission a refusé d’entendre une plainte déposée par M. Choudhry contre la Régie de l’énergie du Canada [la REC] parce qu’elle était hors délai, ayant été déposée plus d’un an après le dernier acte discriminatoire présumé [la plainte relative à la REC].

[2] M. Choudhry soutient que la Commission a ignoré les faits pertinents et a tiré des conclusions erronées, et qu’elle aurait dû accepter de statuer sur sa plainte relative à la REC même s’il l’a déposée en retard. De plus, M. Choudhry prétend que la Commission a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale. M. Choudhry demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à la Commission pour une nouvelle enquête par un enquêteur et des membres du personnel qui n’ont joué aucun rôle dans cette affaire.

[3] Pour les motifs suivants, et même si j’ai beaucoup de sympathie pour la situation difficile et le mauvais état de santé de M. Choudhry, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Je ne suis pas convaincu que la Commission ait commis une erreur susceptible de contrôle en refusant d’entendre la plainte relative à la REC tardive de M. Choudhry ou qu’elle a porté atteinte à son droit à un processus équitable sur le plan de la procédure. Par conséquent, aucun motif juridique ne justifie une intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Choudhry s’identifie comme un homme musulman d’origine pakistanaise. Il a été fonctionnaire canadien pendant plusieurs années et a eu une carrière fructueuse dans la Marine royale canadienne. Cependant, depuis 2013, M. Choudhry a des antécédents de dépression et d’anxiété majeures, ce qui a entraîné de nombreux problèmes de santé connexes graves. En octobre 2015, il a été placé en invalidité de longue durée et, en janvier 2016, il a dû prendre sa retraite de son emploi au ministère de la Défense nationale [MDN] en raison de son invalidité médicale. Il a ensuite reçu des prestations d’invalidité de longue durée, qu’il continue de recevoir. Il est clair que, depuis lors, M. Choudhry a enduré des souffrances mentales importantes et récurrentes, au point d’avoir eu des idées suicidaires à plusieurs reprises. Comme j’ai pu l’observer à l’audience devant la Cour, M. Choudhry éprouve un chagrin qui peut difficilement être exprimé.

[5] M. Choudhry prétend que son incapacité mentale et ses problèmes de santé trouvent leur source dans le traitement discriminatoire qu’il aurait subi lorsqu’il était employé au MDN en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa religion, de sa couleur et de sa déficience.

[6] En janvier 2016, après avoir pris sa retraite du MDN, M. Choudhry a postulé à deux postes à la REC, un organisme de réglementation fédéral indépendant qui réglemente les ressources énergétiques, les pipelines et le commerce. La REC est le successeur de l’Office national de l’énergie. Dans sa demande, M. Choudhry a soutenu que, parce qu’il était un fonctionnaire retraité ayant une déficience, il avait le droit de recevoir une désignation de placement prioritaire pour les postes auxquels il postulait à la REC. Cependant, sur ce point, la REC a informé M. Choudhry qu’elle n’avait pas le pouvoir d’accorder une telle désignation. C’est plutôt la Commission de la fonction publique [la CFP] qui est responsable de la désignation de placement prioritaire. La REC a ainsi informé M. Choudhry qu’elle n’avait aucun pouvoir sur le refus de la CFP de lui accorder la désignation de placement prioritaire.

[7] La REC n’a pas embauché M. Choudhry pour l’un ou l’autre des deux postes auxquels il avait postulé, parce qu’il ne répondait pas aux critères d’embauche essentiels. Pour le premier poste, la REC soutient qu’au début d’un examen écrit qu’il était tenu de passer, M. Choudhry n’a pas satisfait aux exigences en matière de compétences pour le poste. Pour le second poste, la REC indique que M. Choudhry n’a pas démontré qu’il répondait aux critères essentiels de présélection. M. Choudhry a été informé du premier refus le 24 mars 2016, et du second refus le 9 juin 2016. Le dernier contact de M. Choudhry avec la REC a eu lieu le 9 juin 2016.

[8] En avril 2018, M. Choudhry a communiqué avec la Commission, à la suite de la recommandation d’un de ses professionnels de la santé. Cependant, M. Choudhry n’a pas déposé de plainte en bonne et due forme à cette occasion.

[9] Le 6 février 2019, M. Choudhry a déposé une plainte contre le MDN [la plainte relative au MDN] auprès de la Commission et a demandé que la REC soit une défenderesse dans cette plainte. Cependant, contrairement à ce que croit M. Choudhry, la Commission n’a jamais accepté la REC à titre de défenderesse pour sa plainte relative au MDN. Le 22 octobre 2019, la Commission a informé M. Choudhry de cette situation. Je m’arrête pour mentionner que la plainte relative au MDN ne fait pas l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[10] Ce n’est que le 18 novembre 2019 – environ trois ans et demi après les événements de 2016 concernant la REC – que M. Choudhry a réussi à déposer sa plainte relative à la REC auprès de la Commission. La Commission a accepté la plainte le 4 décembre 2019. Dans la plainte relative à la REC, M. Choudhry a allégué que le fait que la REC ne l’avait pas embauché en 2016, malgré ses [traduction] « excellentes qualifications », était le résultat d’un comportement discriminatoire fondé sur sa couleur, sa race, sa religion, sa déficience et son origine nationale ou ethnique. De plus, M. Choudhry a allégué que la REC lui avait refusé à tort une désignation de placement prioritaire.

[11] En réponse à la plainte relative à la REC, la REC a déclaré que la seule raison pour laquelle M. Choudhry n’avait pas été embauché était strictement son incapacité à satisfaire aux critères d’embauche, auxquels il aurait été tenu de satisfaire même s’il avait reçu une désignation de placement prioritaire.

B. La décision de la Commission

[12] Le 18 décembre 2019, la Commission a envoyé un avis à M. Choudhry, l’informant qu’elle avait l’intention de statuer sur son dossier conformément à l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la LCDP], parce que la plainte relative à la REC avait été déposée près de trois ans et demi après le dernier acte discriminatoire présumé. La LCDP prévoit un délai habituel d’un an pour déposer une plainte. L’alinéa 41(1)e) de la LCDP permet à la Commission de ne pas statuer sur une plainte si elle « a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances ».

[13] Suite à l’avis envoyé par la Commission en décembre 2019, la REC et M. Choudhry ont eu l’occasion de présenter des observations sur la question du dépôt tardif de la plainte relative à la REC avant que la Commission ne rende sa décision définitive. Les 19 et 20 janvier 2020, M. Choudhry a fourni une abondance d’observations et d’éléments de preuve écrits, y compris des dossiers médicaux.

[14] Le 23 mars 2021, dans le cadre d’une nouvelle procédure suivie par la Commission, M. Choudhry et la REC ont reçu d’autres lettres, qui leur offraient l’occasion de fournir des renseignements supplémentaires sur la question du dépôt tardif. Les lettres comprenaient également des renseignements sur ce dont la Commission tiendrait compte pour trancher la question du dépôt tardif. M. Choudhry n’a pas fourni de renseignements supplémentaires à ce moment-là, mais, le 28 mai 2021, il a produit une réponse aux observations supplémentaires de la REC, déposées le 7 mai 2021.

[15] Dans le cadre de ce processus devant la Commission, M. Choudhry a fini par déposer plus de 80 pages d’éléments de preuve et d’observations, y compris des dossiers médicaux. La Commission les a tous examinés. À aucun moment au cours du processus M. Choudhry n’a-t-il exprimé des préoccupations relatives à la procédure.

[16] Dans la décision, la Commission a d’abord expliqué que le délai d’un an prévu par la LCDP n’est pas définitif; elle peut toujours exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur une plainte. À cette fin, la Commission examine un certain nombre de facteurs, soit :

  1. Quel type d’enjeux relatifs aux droits de la personne le plaignant présente-t-il dans la plainte? Dans quelle mesure ces enjeux sont-ils graves?

  2. Quels sont les effets sur l’intérêt public des enjeux soulevés dans la plainte?

  3. Quel a été le délai de dépôt de la plainte?

  4. Quelles sont les raisons du retard dans le dépôt de la plainte?

  5. Le retard était-il sous le contrôle du plaignant?

  6. Le retard était-il lié à la déficience du plaignant?

  7. Le plaignant était-il représenté au moment où la discrimination présumée s’est produite ou au cours de l’année suivante?

[17] La Commission a déterminé que, dans le cas de M. Choudhry, le dernier acte discriminatoire présumé s’était produit le 9 juin 2016, puisque c’était la dernière fois que M. Choudhry communiquait avec la REC. Par conséquent, comme il n’a déposé sa plainte relative à la REC auprès de la Commission que le 4 décembre 2019, cette dernière a déterminé que M. Choudhry l’avait déposée dans un délai de trois ans et demi. Devant une plainte manifestement hors délai, la question que la Commission devait trancher était celle de savoir si elle exercerait son pouvoir discrétionnaire pour l’entendre alors qu’elle avait été présentée presque deux ans et demi après le délai habituel d’un an.

[18] La Commission a explicitement tenu compte du problème médical de M. Choudhry pour expliquer le long retard. Cependant, d’après les éléments de preuve qui lui ont été présentés, la Commission a constaté que, pendant une période de 10 mois au début de 2018, le traitement médical de M. Choudhry était efficace. Par conséquent, la Commission a estimé que M. Choudhry était en mesure de déposer sa plainte relative à la REC pendant cette période (qui aurait été proche du délai habituel d’un an), mais ne l’a pas fait.

[19] La Commission a également pris en considération une liste de fonctionnaires et de ministères auprès desquels M. Choudhry s’est plaint pendant une longue période, qui correspondait au délai d’un an dont il disposait pour déposer sa plainte relative à la REC auprès de la Commission. Par conséquent, la Commission a conclu que M. Choudhry avait été en mesure de déposer la plainte relative à la REC beaucoup plus tôt que le 18 novembre 2019, puisqu’il avait réussi à déposer d’autres plaintes auprès de divers autres ministères au cours de la période pertinente.

[20] La Commission a également souligné que l’explication de M. Choudhry selon laquelle il ne savait pas que la Commission existait n’était pas pertinente, puisque les tribunaux ont clairement indiqué qu’un tel argument n’est pas un motif impérieux d’accepter un retard dans le dépôt d’une plainte.

[21] En fin de compte, la Commission a conclu que M. Choudhry n’avait pas fourni d’explication raisonnable pour le temps écoulé avant la présentation de sa plainte relative à la REC. De plus, la Commission n’a pas vu en quoi il serait dans l’intérêt public d’entendre la plainte de M. Choudhry relative à la REC malgré le retard.

C. La norme de contrôle

[22] M. Choudhry soutient qu’il a démontré hors de tout doute raisonnable que la décision n’est pas légitime. Cependant, ce n’est pas la norme à appliquer dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme l’a soutenu à juste titre le défendeur, le procureur général du Canada [le PGC], la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Tryggvason c Canada (Procureur général), 2021 CF 206 [Tryggvason] au para 12; Gauthier c Canada (Procureur général), 2017 CF 697 [Gauthier] au para 15).

[23] Les cours de révision doivent présumer que la norme de la décision raisonnable s’applique lorsqu’elles procèdent au contrôle judiciaire du bien-fondé d’une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision rendue par le décideur administratif, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision (Vavilov, aux para 83, 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs donnés par le décideur administratif et d’établir si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc établir si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99).

[24] Un tel examen doit comporter une évaluation rigoureuse de la décision administrative. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13).

[25] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes reprochées doivent être plus que superficielles pour qu’une cour de révision puisse infirmer une décision administrative. Elle doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100). Lorsque les motifs comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, la cour de révision peut avoir des motifs d’intervenir.

[26] Cependant, la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est différente. Il est vrai, comme l’a soutenu le PGC, que de nombreux tribunaux ont déclaré que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale. Cependant, la Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que l’équité procédurale ne requiert pas réellement l’application des normes de contrôle judiciaire habituelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). L’équité procédurale est plutôt une question de droit qui doit être évaluée en fonction des circonstances et qui oblige la cour de révision à déterminer si la procédure suivie par le décideur administratif a respecté ou non les normes d’équité et de justice naturelle (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54).

[27] Ainsi, lorsque l’équité procédurale et les manquements allégués de la justice fondamentale font l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, la cour de révision doit tenir compte du contexte et des circonstances particuliers en cause. Son rôle est de déterminer si le processus suivi par le décideur administratif était équitable et offrait aux parties concernées le droit d’être entendues ainsi qu’une chance complète et équitable de connaître les arguments à leur encontre et d’y répondre. La cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence envers le décideur sur des questions d’équité procédurale.

III. Analyse

[28] Avant d’examiner les questions de fond soulevées par la demande de contrôle judiciaire de M. Choudhry, une remarque préliminaire générale s’impose.

[29] Au cours de l’audience devant la Cour, M. Choudhry a passé beaucoup de temps à expliquer, avec passion, conviction et émotion, les façons dont son problème médical et les graves difficultés qu’il a rencontrées depuis qu’il a reçu un diagnostic de dépression grave et d’anxiété ont entravé sa vie quotidienne. Compte tenu de ce que M. Choudhry a dû subir au cours de la dernière décennie, il est compréhensible que M. Choudhry se sente très frustré par la décision de la Commission et souhaite dénoncer le fait que ses allégations de discrimination ont été ignorées.

[30] Cependant, comme je l’ai expliqué à M. Choudhry à l’audience, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour n’est pas chargée d’examiner le bien-fondé de la plainte de M. Choudhry concernant la discrimination qu’il aurait subie dans le cadre du processus d’emploi de la REC, ni la discrimination qu’il aurait subie lorsqu’il était employé au MDN. Le rôle de la Cour est plus modeste et se limite à évaluer la légalité de la décision de la Commission de rejeter la plainte relative à la REC de M. Choudhry parce qu’elle était hors délai. Cela signifie que le rôle de la Cour est limité à la vérification du caractère raisonnable du fond de la décision et de l’équité sur le plan procédural du processus suivi par la Commission (Allaire c Canada (Procureur général), 2020 CF 562 au para 9).

[31] Lors du contrôle judiciaire, les tribunaux doivent examiner les conclusions d’un décideur administratif sous l’angle du caractère raisonnable et de la retenue, avec une attention respectueuse aux motifs du décideur. Cette retenue judiciaire impose aux cours de révision d’adopter une approche déférente et disciplinée. Lors d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas aux cours de révision de substituer leur point de vue à celui du décideur, même si elles auraient pu arriver à une conclusion différente. Les cours de révision doivent centrer leur attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elles seraient elles-mêmes parvenues si elles s’étaient trouvées dans les souliers du décideur.

[32] En d’autres termes, une cour de révision ne peut pas conclure que la décision d’un décideur est déraisonnable simplement parce qu’elle n’est pas satisfaite du résultat, parce que le résultat ne semble généralement pas juste ou parce qu’elle aurait statué différemment. Même dans les cas où le contexte factuel d’une demande suscite beaucoup de sympathie, la cour de révision doit résister à la tentation de statuer sur une demande de contrôle judiciaire en se fondant sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue (Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 aux para 51-52).

[33] Dans l’arrêt Trigonakis c Lignes Aériennes Sky Regional Inc., 2022 CAF 170, la Cour d’appel fédérale a récemment rappelé les limites du rôle des cours de révision en matière de contrôle judiciaire. Il est utile de reproduire ce que la Cour a dit au paragraphe 9 de ses motifs.

[9] Lors de sa plaidoirie, l’appelant a souligné, avec passion et éloquence, ce qu’il considérait personnellement comme l’injustice générale de cette situation, surtout à la lumière de ses antécédents et de ses motivations ainsi que de la conduite et des motivations de son employeur. Cependant, lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la tâche de la Cour fédérale et de cette Cour est limitée : dans des cas comme celui-ci, nous ne pouvons vérifier que l’acceptabilité et la justesse d’une décision administrative, comme la décision de l’arbitre en l’espèce, sur la base du fondement juridique des normes établies dans les dispositions législatives, de tout autre document juridique tel que des contrats, ainsi que des faits constatés dans le dossier de la preuve. Nous ne pouvons pas fonctionner en dehors de ces limites. Nous ne pouvons pas rendre n’importe quelle décision qui pourrait, de façon générale, sembler juste à nos yeux ou à ceux d’un tiers.

[34] Ce n’est pas toujours une tâche facile pour les tribunaux. Mais la norme de la décision raisonnable tire son origine des principes de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov, aux para 13, 46, 75). De toute évidence, les cours de révision ont le droit de rendre leurs décisions en fonction des caractéristiques spécifiques et distinctives du contexte factuel de chaque affaire dont elles sont saisies. Cependant, elles ne peuvent pas ignorer et relâcher les principes juridiques clés régissant les demandes de contrôle judiciaire. De plus, le respect de la jurisprudence et de règles juridiques clairement établies soutient les vertus de la cohérence et de la prévisibilité, deux éléments clés qui ancrent la primauté du droit qui régit notre système judiciaire.

[35] En gardant ces principes à l’esprit, je vais maintenant examiner les questions de fond soulevées par la demande de contrôle judiciaire de M. Choudhry.

A. La question préliminaire

[36] À titre de question préliminaire de fond, le PGC soutient que deux motifs justifient de radier l’affidavit de M. Choudhry. Premièrement, parce qu’il cherche à introduire des éléments détaillés qui n’étaient pas devant la Commission au moment où celle-ci a rendu la décision. Deuxièmement, parce qu’il contient des opinions, des arguments et des conclusions de droit, contrairement à ce qui est énoncé au paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].

[37] En particulier, le PGC soutient que bon nombre des pièces jointes à l’affidavit de M. Choudhry sont des preuves médicales supplémentaires qui n’ont pas été présentées à la Commission et qui sont donc irrecevables. Le reste des documents ferait partie du dossier certifié du tribunal [le DCT] ou ne serait pas pertinent en ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, dit le PGC, la radiation de son affidavit ne causerait aucun préjudice à M. Choudhry. Le PGC souligne que ces pièces ne satisfont à aucune des exceptions à la règle générale selon laquelle la seule preuve admissible dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire est celle qui a été présentée au décideur, puisqu’elles vont au-delà de la fourniture de renseignements généraux et utiles et ne sont pas incluses dans l’affidavit de M. Choudhry comme preuve de manquements à l’équité procédurale ou comme preuve que la décision n’était fondée sur aucune preuve.

[38] Je suis en partie d’accord avec le PGC.

[39] Je trancherai d’abord la question du contenu de l’affidavit de M. Choudhry. L’article 81 des Règles prévoit que les faits allégués contenus dans un affidavit se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle et doivent être présentés « sans commentaires ni explications » (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 [Quadrini] au para 18). Par ailleurs, la Cour peut radier ou écarter des affidavits ou des parties de ceux-ci lorsqu’ils sont abusifs ou n’ont clairement aucune pertinence ou lorsqu’ils renferment une opinion, des arguments ou des conclusions de droit (Quadrini, au para 18; Cadostin c Canada (Procureur général), 2020 CF 183 [Cadostin] au para 36). La règle générale est la suivante : un témoin profane ne peut fournir un témoignage d’opinion; il ne peut témoigner que sur les faits relevant de ses connaissances, de ses observations et de son expérience (White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 [White Burgess] au para 14; Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2017 CAF 236 au para 78). La principale raison pour exclure le témoignage d’opinion d’un témoin profane est qu’il n’est généralement pas utile au décideur et peut l’induire en erreur (White Burgess, au para 14). En l’espèce, il ne fait aucun doute que M. Choudhry était un témoin profane et que son affidavit a été soumis pour fournir un contexte concernant le refus de sa plainte relative à la REC.

[40] Je suis d’accord avec le PGC pour dire que certains paragraphes de l’affidavit de M. Choudhry contiennent des opinions, des arguments et des conclusions de droit inappropriés concernant les questions soumises à la Cour. À mon avis, ils vont bien au-delà de ce que la jurisprudence a reconnu comme étant un témoignage d’opinion acceptable de la part d’un témoin profane. À ce titre, je conviens qu’ils n’auraient pas dû être inclus dans l’affidavit de M. Choudhry et qu’ils ne peuvent pas être pris en compte par la Cour dans le présent jugement.

[41] En ce qui concerne le deuxième motif de contestation du PGC concernant l’utilisation de l’affidavit de M. Choudhry, il est bien reconnu que dans les demandes de contrôle judiciaire, et selon la règle générale, la cour de révision ne peut pas examiner les documents dont ne disposait pas le décideur, à quelques exceptions près (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [AUCC] aux para 19-20). Ces exceptions limitées s’étendent aux documents qui : 1) fournissent des informations générales susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) démontrent des vices de procédure ou un manquement à l’équité procédurale dans le processus administratif; ou 3) font ressortir une absence totale de preuve dont disposait le décideur (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard] aux para 23, 25; AUCC aux para 19-20; Seklani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 778 au para 18; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16-18). En ce qui concerne la deuxième exception (relative au manquement à l’équité procédurale), la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Bernard, a précisé que si le demandeur avait la possibilité de soulever la question procédurale devant le décideur, il ne pouvait pas la soulever pour la première fois lors d’un contrôle judiciaire (Bernard, au para 26).

[42] Encore une fois, je suis d’accord avec le PGC pour dire que l’affidavit de M. Choudhry contient de nombreuses pièces jointes, notamment des éléments de preuve médicaux et des documents liés à la plainte relative au MDN, dont la Commission n’était pas saisie dans cette affaire. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne peut pas tenir compte de cette preuve dans son évaluation du caractère raisonnable de la décision, puisque je ne suis pas convaincu que ces éléments relèvent de l’une des trois exceptions mentionnées ci-dessus.

[43] Dans une telle situation, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de radier les paragraphes contestés ou de ne leur accorder aucun poids ni aucune valeur probante (CBS Canada Holdings Co. c Canada, 2017 CAF 65 au para 17; Cadostin, au para 36; Abi-Mansour c Canada (Procureur général), 2015 CF 882 aux para 30-31).

[44] Il convient de noter que M. Choudhry n’est pas représenté par un avocat. De plus, il n’est pas possible, à ce stade de l’instance, pour M. Choudhry de déposer un autre affidavit qui se conforme aux Règles (Duyvenbode c Canada (Procureur général), 2009 CAF 120 au para 4). Dans ce contexte, en toute équité envers M. Choudhry et comme la Cour est autorisée à le faire, je ne radierai pas la totalité de son affidavit. Certains extraits de l’affidavit contiennent des renseignements admissibles sur les faits de l’affaire, même si ces extraits ne sont pas séparables. Par conséquent, j’ai choisi d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder de poids ou de valeur probante aux renseignements inadmissibles contenus dans l’affidavit de M. Choudhry, sans les radier dans leur intégralité (Zurita Vallejos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 289 aux para 16-17). Cela sera reflété dans le reste du présent jugement.

B. L’équité procédurale

[45] En ce qui concerne les principaux motifs de contestation de M. Choudhry contre la décision, M. Choudhry soutient d’abord que la Commission a violé ses droits à l’équité procédurale, puisqu’elle n’a pas mené d’enquête approfondie, qu’elle a ignoré les observations prétendument faites le 6 mai 2021 et qu’elle a arbitrairement limité à cinq (5) pages sa réponse aux observations de la REC.

[46] Aucun de ces trois arguments ne me convainc.

[47] Premièrement, comme l’a fait remarquer le PGC, la Commission a expressément mentionné dans la décision que, aux fins de son analyse de la question du dépôt tardif, elle présumait que les allégations de discrimination faites par M. Choudhry étaient vraies (Love c Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, 2014 CF 643 au para 66). Aucune enquête formelle ou approfondie sur le bien-fondé de la plainte relative à la REC de M. Choudhry n’était donc nécessaire à ce stade de l’instance, puisque l’objectif principal de la décision était de décider si les circonstances étaient telles que la Commission aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la plainte malgré son dépôt tardif. Le premier argument de M. Choudhry sur l’équité procédurale n’a aucun fondement.

[48] Deuxièmement, en ce qui concerne les observations que M. Choudhry aurait présentées le 6 mai 2021, il n’y a tout simplement aucune preuve, que ce soit dans le DCT ou dans l’affidavit de M. Choudhry, d’un tel document ou d’une telle communication à la Commission. M. Choudhry n’a pas non plus soumis à la Cour le contenu de ces observations alléguées. En outre, lorsqu’il a présenté ses observations supplémentaires le 28 mai 2021, M. Choudhry a explicitement déclaré qu’il s’appuyait sur ses observations antérieures des 19 et 20 janvier 2020, sans faire référence aux documents intangibles du 6 mai 2021. Par conséquent, cet argument concernant une observation du 6 mai 2021 qui aurait été ignorée par la Commission n’est pas fondé.

[49] Troisièmement, en ce qui concerne la longueur des observations de M. Choudhry, la Cour d’appel fédérale a déjà reconnu que la Commission est maître de sa procédure et qu’une restriction du nombre de pages ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale (Jean Pierre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1423 [Jean Pierre] au para 42, confirmé par Gandhi c Canada (Procureur général), 2017 CAF 26 [Gandhi] au para 15).

[50] Quoi qu’il en soit, j’observe que M. Choudhry a eu de nombreuses occasions de présenter des observations à la Commission. En réponse à la première lettre de la Commission indiquant que l’alinéa 41(1)e) de la LCDP pourrait s’appliquer, M. Choudhry a eu l’occasion de déposer une abondance d’observations. Il l’a en effet fait en janvier 2020. Ensuite, à la suite de l’avis de la Commission du 21 mars 2021, il a eu une autre occasion, qu’il a utilisée afin de répondre aux observations supplémentaires de la REC à la fin du mois de mai 2021.

[51] Ce n’est que pour cette deuxième série d’observations que la limite de cinq (5) pages a été imposée à M. Choudhry et à la REC. De plus, la Commission a communiqué avec M. Choudhry à deux reprises pour lui fournir des instructions et des renseignements clairs concernant l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. À la lumière de ce qui précède, je suis convaincu que M. Choudhry savait quels arguments il devait réfuter et qu’il a eu de bonnes occasions de présenter des observations (Jean Pierre, aux para 38, 40).

[52] Enfin, les affirmations de M. Choudhry selon lesquelles la Commission est partiale ne sont étayées par aucune preuve ou autre chose que de simples affirmations.

[53] Pour l’ensemble de ces motifs, je conclus que la Commission n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard de M. Choudhry et que le processus suivi par la Commission pour rendre sa décision était équitable sur le plan procédural à tous les égards pertinents.

C. Le caractère raisonnable de la décision

[54] Dans son mémoire de faits et de droit et dans ses observations orales devant la Cour, M. Choudhry a soulevé un large éventail d’arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision de la Commission. Voici le résumé des principaux arguments de M. Choudhry, tels que fournis par le PGC :

  1. La décision contient des erreurs factuelles sur les éléments de preuve médicaux et a ignoré les problèmes médicaux atténuants de M. Choudhry qui ont causé le retard;

  2. La décision ne traitait pas d’un retrait prétendu de la REC en tant que défenderesse dans la plainte relative au MDN de M. Choudhry de février 2019 et de sa contribution aux retards dans le dépôt de la plainte relative à la REC;

  3. La décision ne suivait pas la jurisprudence concernant les exigences médicales en matière de santé mentale, y compris la recommandation de l’agent des droits de la personne du 18 juin 2021 concernant la plainte relative au MDN.

[55] M. Choudhry soutient en outre que la Commission aurait dû statuer sur la plainte relative à la REC en raison de son incidence sur l’intérêt public, puisque le traitement qu’il a reçu démontrerait une discrimination systémique.

[56] Le PGC répond que la Commission a correctement tenu compte des éléments de preuve médicaux de M. Choudhry et a conclu qu’ils n’ont pas expliqué le retard de trois ans et demi. De plus, selon le PGC, il était raisonnable que la Commission n’examine pas la plainte relative au MDN dans la décision.

[57] J’examinerai chacun des principaux arguments de M. Choudhry.

(1) Erreurs factuelles et erreur dans l’interprétation de la preuve

[58] M. Choudhry soutient que la Commission a mal interprété les éléments de preuve concernant son problème médical au début de 2018. À l’appui de sa demande, il a présenté des éléments de preuve supplémentaires et a renvoyé à des extraits de notes médicales contenues dans le DCT. Comme je l’ai expliqué plus haut, dans le contexte du présent contrôle judiciaire, je ne suis en mesure d’examiner que la preuve dont disposait la Commission. Cette preuve comprend notamment une lettre du 17 décembre 2018 du Dr Baven Pillay (pièce H à l’affidavit et au DCT de M. Choudhry à la p 54) ainsi que la lettre du 20 janvier 2020 du Dr Pillay (pièce L à l’affidavit et au DCT de M. Choudhry à la p 55). Les notes et rapports médicaux qui n’ont pas été présentés à la Commission ne peuvent pas être utilisés comme matériel pour reprocher sa décision à la Commission.

[59] Après avoir examiné attentivement les éléments de preuve contenus dans le DCT, je suis convaincu que la Commission n’a pas omis de se pencher sur les éléments de preuve contradictoires au dossier concernant le problème médical de M. Choudhry au début de 2018. Au contraire, le témoignage du Dr Pillay en date du 17 décembre 2018 indiquait ce qui suit : [traduction] « [l]a situation s’est améliorée au cours des dix derniers mois. [A]insi, il se sent capable de présenter sa situation aux autorités nécessaires » [non souligné dans l’original] (DCT à la p 54). De plus, une note du Dr Gary Leong datée du 1er avril 2019 indique que les problèmes de santé de M. Choudhry étaient [traduction] « si graves qu’il n’a pu contester son congédiement du MDN qu’au début de 2018 » [non souligné dans l’original] (DCT à la p 55). Enfin, une autre note du Dr Pillay, datée du 20 janvier 2020, indique que M. Choudhry [traduction] « s’est amélioré depuis février 2018 jusqu’à récemment » (DCT à la p 94), bien que dans les derniers mois avant la lettre, son humeur, son anxiété et d’autres symptômes se soient « aggravés ». Il existe donc au moins trois éléments de preuve médicaux indiquant que le problème médical de M. Choudhry s’était effectivement amélioré en 2018.

[60] La Commission a également souligné que M. Choudhry s’était plaint à de nombreuses entités autres que la Commission [traduction] « sur une longue période qui semble certainement avoir inclus le délai d’un an pour soumettre sa plainte à la Commission » (décision à la p 11).

[61] En somme, bien que la Commission ait reconnu que M. Choudhry était atteint de dépression au cours de diverses périodes entre juin 2016 et le 4 décembre 2019, elle a jugé qu’il était en mesure de déposer sa plainte relative à la REC au cours d’une période de dix mois en 2018.

[62] M. Choudhry dit que, à l’époque, il était atteint d’une grave dépression, qu’il n’était absolument pas en forme, qu’il était stressé et souffrait en raison de son problème médical et qu’il n’avait aucun pouvoir de décision. En toute déférence, rien dans la décision ne donne à penser que la Commission était aveugle quant à l’état mental de M. Choudhry ou sourde à ses arguments sur la précarité de sa santé. Cependant, à la lumière des éléments de preuve présentés par la Commission, je conclus qu’il était loisible au décideur de conclure que M. Choudhry aurait pu déposer la plainte relative à la REC plus tôt. Dans ses observations écrites et orales, M. Choudhry n’a renvoyé la Cour à aucune preuve claire et convaincante contredisant les éléments de preuve médicaux mentionnés par la Commission dans la décision.

[63] Il convient de rappeler que, selon la norme de la décision raisonnable, de multiples résultats raisonnables peuvent exister. Le seul fait que M. Choudhry suggère une interprétation différente des éléments de preuve qu’il a présentés ne rend pas l’interprétation retenue par la Commission déraisonnable, et la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’analyse du dossier de preuve faite par la Commission (Gauthier, au para 19). Je souligne que, lorsqu’une cour de révision applique la norme de la décision raisonnable, la question n’est pas de savoir si d’autres interprétations ou conclusions de rechange auraient été possibles. Il s’agit plutôt de savoir si l’interprétation choisie par le décideur passe le critère du caractère raisonnable, même si d’autres interprétations ou conclusions auraient pu être possibles.

[64] M. Choudhry s’appuie sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans Hicks c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2015 CAF 109 [Hicks] pour affirmer qu’une période de trois ans aurait dû être acceptée par la Commission. Cependant, les circonstances de l’affaire de M. Choudhry diffèrent considérablement de celles de l’affaire Hicks, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a conclu que la Commission n’a pas abordé la question de l’incidence possible de l’invalidité du demandeur sur le dépôt tardif de la plainte. Dans cette courte décision, la Cour a déterminé que la Commission n’avait pas tenu compte de l’explication de l’appelant quant aux communications qu’il avait eues avec la Commission, où il avait l’impression qu’il devait épuiser d’autres recours avant de déposer une plainte auprès de la Commission. En l’espèce, la Commission n’a jamais fait une telle déclaration et, au contraire, a expressément considéré la déficience de M. Choudhry comme l’une des principales raisons expliquant le retard dans le dépôt. Dans ce contexte, je suis d’avis qu’il est possible de distinguer l’affaire Hicks de la présente affaire et que les conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hicks ne s’appliquent pas aux circonstances de M. Choudhry.

(2) Non-respect de la jurisprudence en matière d’urgences de santé mentale et de la décision concernant la plainte relative au MDN

[65] M. Choudhry soutient également que la décision était déraisonnable en ce qui a trait au traitement de sa plainte relative au MDN. Il fait valoir que la Commission a refusé à tort de statuer sur sa plainte relative à la REC tout en permettant à sa plainte relative au MDN d’aller de l’avant, même si les deux plaintes étaient fondées sur les mêmes éléments de preuve médicaux. Il soutient que cette différence de traitement entre les deux plaintes est déraisonnable. De plus, affirme M. Choudhry, la Commission a ignoré que son retard pour le dépôt de la plainte relative à la REC était attribuable au refus par la Commission de sa plainte antérieure déposée en avril 2018, pour manque de pertinence, et au fait que la Commission ne l’avait pas informé, en temps opportun, que la REC n’avait pas été acceptée comme défenderesse dans la plainte relative au MDN.

[66] Le PGC soutient que la Commission n’était pas saisie de la plainte relative au MDN lorsqu’elle a rendu la décision et que la Cour ne devrait donc pas tenir compte de l’argument de M. Choudhry au sujet de ce [traduction] « précédent ». De plus, parce qu’il n’y a aucune preuve sur le contenu du dossier qui sous-tend la plainte relative au MDN, le PGC soutient qu’il n’y a aucun moyen de savoir si les éléments de preuve médicaux qui sous-tendent cette plainte étaient les mêmes que les éléments de preuve soumis par M. Choudhry pour la plainte relative à la REC.

[67] Les arguments de M. Choudhry ne me convainquent pas.

[68] En ce qui concerne le retard prétendument causé par la Commission, je suis convaincu que la décision de la Commission de rejeter la « plainte » de M. Choudhry en avril 2018 était raisonnable. À cette occasion, M. Choudhry avait simplement communiqué avec la Commission et n’avait pas correctement déposé sa plainte relative à la REC [traduction] « sous une forme acceptable pour la Commission » (décision à la p 10). Dans ce contexte, « il était loisible à la Commission de considérer que cette première communication n’avait pas été transmise par [M Choudhry] dans une forme acceptable pour constituer le dépôt d’une plainte et marquer le point de départ de la computation du délai de prescription » (Gandhi, au para 12). Il est bien connu que le premier contact d’un plaignant avec la Commission « n’empêche pas le délai d’un an de continuer à courir » (Good c Canada (Procureur général), 2005 CF 1276 au para 26). De plus, comme l’indique la décision Jean Pierre, au paragraphe 68, citant Rhéaume c Canada (Procureur général), 2007 CF 919 au paragraphe 33, « une simple correspondance antérieure avec la Commission au sujet de l’intention de la demanderesse à déposer une plainte ne [constitue] pas une plainte au sens de la LCDP ». La demande présentée par M. Choudhry auprès de la Commission en avril 2018 n’était tout simplement pas une plainte et la Commission avait le pouvoir de la refuser.

[69] Je dois ajouter que la Commission n’a pas le rôle ou la responsabilité de dire à un demandeur quand une plainte doit être déposée.

[70] En ce qui concerne la plainte relative au MDN, je souligne d’abord qu’elle n’était pas devant la Commission au moment de la décision et qu’elle ne fait pas partie du DCT (même si elle était jointe à titre de pièce V à l’affidavit de M. Choudhry). Par conséquent, on ne peut reprocher à la Commission de ne pas avoir comparé les deux plaintes distinctes – à savoir la plainte relative à la REC et celle relative au MDN – présentées à la Commission par M. Choudhry.

[71] Enfin, je souligne que la Cour ne dispose pas de la preuve lui permettant de comparer le dossier pour la décision avec le fondement probatoire qui sous-tend le traitement de la plainte relative au MDN. La plainte relative au MDN ne fait pas partie du dossier dont la Commission est saisie (même si elle était jointe à titre de pièce V à l’affidavit de M. Choudhry). En outre, comme il ressort des documents au dossier, le contexte de chaque plainte et la façon dont les droits de M. Choudhry ont été touchés dans chaque cas sont différents. Cela pourrait expliquer le résultat différent des deux processus, puisque la Commission considère les [traduction] « droits visés » comme un facteur influençant le résultat d’une décision en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. Je suis d’accord avec le PGC pour dire que la Cour n’est pas en mesure d’évaluer le caractère raisonnable de la décision par rapport à la décision de la Commission statuant sur la plainte relative au MDN, puisqu’elle ne dispose pas de la preuve nécessaire pour le faire correctement.

[72] Encore une fois, je ne trouve rien de déraisonnable dans la façon dont la Commission a statué sur la question de la plainte relative au MDN dans la décision.

[73] Le PGC soutient en outre que M. Choudhry a été averti que la REC n’était pas une défenderesse dans sa plainte relative au MDN dans une lettre de la Commission datée du 6 février 2019, qui ne fait référence qu’à la plainte contre un défendeur, à savoir le MDN. Cela est incorrect. Bien que le document indique en effet que le MDN est le seul défendeur, il indique également que le 6 février 2019 est la date à laquelle la plainte relative au MDN a été reçue. Cependant, le document mentionné par le PGC est un rapport daté du 18 juin 2021, dans lequel un agent des droits de la personne a recommandé à la Commission d’accepter la plainte relative au MDN (dossier du demandeur à la p 148). Par conséquent, la seule preuve dont dispose la Cour relativement à l’avis de la Commission à M. Choudhry selon lequel sa plainte relative au MDN n’inclurait pas la REC à titre de défenderesse est la déclaration de M. Choudhry selon laquelle la Commission l’a averti de ce fait le 22 octobre 2019.

[74] En tout état de cause, une telle considération n’est pas déterminante en l’espèce. Même si j’acceptais que la plainte relative à la REC aurait pu être déposée en même temps que la plainte relative au MDN (c.-à-d. en février 2019) si la Commission n’avait pas tardé à informer M. Choudhry que la REC n’était pas une défenderesse dans la plainte relative au MDN, cela ne changerait rien au fait que la décision serait toujours raisonnable. La Commission avait des problèmes avec le fait que M. Choudhry aurait pu déposer la plainte au début de 2018, alors que la plainte relative au MDN n’a été déposée qu’un an plus tard, en février 2019. Par conséquent, la plainte aurait tout de même été déposée près de deux ans en retard (Tryggvason, au para 17).

(3) L’intérêt public

[75] En ce qui concerne l’argument de l’intérêt public avancé par M. Choudhry, il est clair qu’il n’est pas fondé. M. Choudhry n’a pas réussi à démontrer, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que le traitement qu’il a reçu de la Commission révèle une [traduction] « discrimination systémique ». Plutôt, selon la preuve, la conduite alléguée de la REC semble avoir eu des répercussions limitées uniquement à M. Choudhry lui-même (Bergeron c Canada (Procureur général), 2022 CAF 209 au para 74).

(4) Conclusion à l’égard du caractère raisonnable

[76] Pour tous les motifs ci-dessus, je conclus qu’il était raisonnable pour la Commission de ne pas statuer sur la plainte relative à la REC compte tenu des circonstances. Une lecture approfondie de la décision ne laisse aucun doute sur le fait que la Commission a tenu compte des arguments et des éléments de preuve de M. Choudhry au sujet de sa santé mentale, mais qu’elle n’était tout simplement pas convaincue que ces motifs étaient suffisants pour expliquer le retard de près de trois ans et demi (Gauthier, au para 19).

[77] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). M. Choudhry a omis de faire état de lacunes suffisamment graves dans la décision pour permettre à la Cour d’intervenir (Vavilov, au para 100). Autrement dit, je suis convaincu que la décision est justifiée, transparente et intelligible, et donc raisonnable (Vavilov, aux para 15, 81, 86).

[78] Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions – tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov, au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et servent de bouclier contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov, au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[79] En l’espèce, les erreurs alléguées par M. Choudhry ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov, au para 123). Je suis convaincu que l’on peut suivre le raisonnement de la Commission sans buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener la Commission, en regard de la preuve et des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, à conclure comme elle l’a fait (Vavilov, au para 102). La décision ne souffre pas d’une lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

D. Ordonnance de confidentialité

[80] À l’audience, M. Choudhry a demandé à la Cour de rendre une ordonnance afin de protéger la confidentialité de ses dossiers médicaux. Le juge Diner avait accordé une telle ordonnance de confidentialité le 9 décembre 2021 [l’ordonnance], dans le cadre d’une requête visant la prorogation d’un délai pour déposer la présente demande de contrôle judiciaire (voir le dossier de la Cour no 21-T-54). Cependant, l’ordonnance indiquait qu’elle n’avait été accordée qu’aux fins limitées de la requête visant la prorogation d’un délai et que M. Choudhry serait [traduction] « tenu de présenter un dossier de requête officiel, conformément à l’article 151 des Règles, s’il souhaite que toute documentation à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire soit traitée comme confidentielle » (dossier du demandeur à la p 211). M. Choudhry ne l’a pas fait. Pourtant, puisque l’ordonnance a traité les pièces A à FF du dossier de requête de M. Choudhry comme confidentielles, et puisque le PGC ne s’oppose pas à la demande présentée par M. Choudhry à l’audience, je suis convaincu que M. Choudhry devrait se voir accorder une ordonnance de confidentialité similaire, même s’il n’a pas suivi la procédure prescrite par le juge Diner.

[81] Après vérification, les pièces A à FF du dossier de requête devant le juge Diner correspondent aux pièces jointes à l’affidavit de M. Choudhry et contenues dans son dossier aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire, à l’exception des pièces W3, EE, GG, HH et II. Étant donné que les pièces W3, EE, HH et II ne contiennent pas de renseignements médicaux, elles seront exclues de toute ordonnance de confidentialité. Cependant, la pièce GG contient une note médicale du Dr Hassani et, à ce titre, elle sera incluse dans l’ordonnance de confidentialité, tout comme le reste des éléments de preuve médicaux.

IV. Conclusion

[82] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Choudhry est rejetée. La décision constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve, et elle possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. En outre, M. Choudhry a eu la possibilité complète et équitable d’être entendu et de réfuter la preuve présentée, et le processus suivi par la Commission a été équitable sur le plan procédural à tous égards. Il n’existe aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

[83] Les renseignements médicaux de M. Choudhry seront considérés comme confidentiels dans cette affaire et une ordonnance en ce sens sera rendue.

[84] Le PGC demande également que M. Choudhry soit condamné aux dépens. Selon l’article 400 des Règles, j’ai le pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens. Il n’est pas contesté que la pratique bien établie veut que la partie qui n’a pas gain de cause soit condamnée aux dépens de la partie ayant gain de cause. Cependant, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, je suis d’avis que je devrais m’écarter de la pratique établie et ne rendre aucune ordonnance de dépens à l’encontre de M. Choudhry, qui s’est représenté et n’a pas reçu l’aide d’un avocat dans cette affaire.

 


JUGEMENT dans le dossier T-711-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les renseignements suivants contenus dans le dossier de preuve seront considérés comme confidentiels et seront caviardés du dossier public dans cette affaire, conformément à l’article 151 des Règles : toutes les pièces jointes à l’affidavit de M. Choudhry et contenues dans le dossier de demande de M. Choudhry, à l’exception des pièces W3, EE, HH et II.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-711-22

 

INTITULÉ :

ZAHEERUDDIN CHOUDHRY c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mai 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Zaheeruddin Choudhry

 

le demandeur

POUR SON PROPRE COMPTE

Jordan Marks

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.