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Date : 20230405

Dossier : IMM-7110-21

Référence : 2023 CF 478

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2023

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

OLUFEMI JONATHAN ARIYIBI

AJIBOLA COMFORT ARIYIBI

OLUWASEREFUNMI TEMITAYO ARIYIBI

OLUWASETANFUNMI JONATHAN ARIYIBI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Les demandeurs demandent le contrôle judiciaire de la décision du 4 octobre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La question déterminante devant la SAR concernait la possibilité de refuge intérieur [la PRI] à Abuja, au Nigéria.

[2] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[3] Les demandeurs, à savoir le demandeur principal, Olufemi Jonathan Ariyibi, son épouse, Ajibola Comfort Ariyibi, et leurs deux enfants, sont tous des citoyens du Nigéria. Ils prétendent craindre d’être persécutés par les Area Boys.

[4] En 2017, alors que le demandeur principal travaillait comme assistant gérant dans une banque, il a découvert qu’un prêt accordé à une entreprise appartenant à la famille du sénateur Bukola Saraki était en souffrance. Le demandeur principal a attiré l’attention de ses supérieurs sur ce prêt et, plusieurs mois plus tard, il a remarqué que le prêt avait été effacé des registres de la banque. Le demandeur principal en a parlé à ses supérieurs, mais ils n’ont rien fait.

[5] En mai 2017, le demandeur principal a commencé à recevoir des appels de menaces. En juin 2017, les Area Boys l’ont retenu dans sa voiture, l’ont averti de ne pas parler du sénateur et ont exigé qu’il leur donne de l’argent chaque mois. Le demandeur principal a signalé ces incidents à la police, qui n’a rien fait.

[6] Plus tard en juin 2017, des membres des Area Boys, armés, se sont rendus chez le demandeur principal. Le demandeur principal leur a donné de l’argent. Il a signalé cet incident à la police qui, encore une fois, n’y a accordé aucun intérêt. Le demandeur principal a de nouveau fait un paiement aux Area Boys en juillet 2017. Par la suite, il a démissionné de son emploi à la banque.

[7] En août 2017, les demandeurs sont arrivés au Canada. Ils ont d’abord demandé divers types de statuts, y compris des visas d’étudiant, pour lesquels ils ont obtenu plusieurs prorogations. En juillet 2018, les demandeurs ont demandé l’asile.

[8] Les demandeurs soutiennent que, depuis leur départ du Nigéria, les Area Boys se sont mis à communiquer fréquemment avec les membres de la fratrie du demandeur principal ainsi qu’avec la famille de son épouse dans le but de les retrouver.

[9] Le 17 mars 2021, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs. La question déterminante devant la SPR concernait l’existence d’une PRI à Abuja ou à Port Harcourt. Bien que la SPR ait reconnu que les éléments de preuve des demandeurs au sujet des événements étaient généralement crédibles, elle se demandait pourquoi ils avaient autant tardé à demander l’asile. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles démontrant que les Area Boys avaient la motivation ou les moyens de les retrouver dans les lieux proposés comme PRI. La SPR a souligné que les Area Boys étaient actifs dans la partie sud-ouest du Nigéria, loin des villes proposées comme PRI. La SPR a donc conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger. Les demandeurs ont interjeté appel à la SAR.

III. La décision

[10] La SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La question déterminante devant la SAR concernait la PRI à Abuja.

[11] Les demandeurs ont déposé devant la SAR de nouveaux éléments de preuve décrivant diverses altercations entre les Area Boys et les membres de la famille des demandeurs. La SAR a admis en preuve 18 nouveaux documents, lesquels peuvent être résumés ainsi :

  1. Une lettre datée du 16 avril 2021, du frère du demandeur principal, décrivant une agression survenue le 8 avril 2021, accompagnée des rapports médicaux et de rapports de police connexes;

  2. Une lettre datée du 19 mars 2021, de la sœur du demandeur principal, décrivant une agression survenue le 17 mars 2021, accompagnée du rapport médical connexe;

  3. Une lettre datée du 31 mars 2021, de la mère de l’épouse du demandeur principal décrivant une agression survenue le 29 mars 2021, accompagnée d’un affidavit et d’un rapport médical connexes;

  4. Une lettre datée du 30 mars 2021, du neveu de l’épouse du demandeur principal.

[12] La SAR a conclu que ces éléments de preuve satisfaisaient aux critères d’admissibilité. Cependant, elle leur a accordé peu de poids, au motif que les lettres manquaient de fiabilité et de crédibilité et qu’il y avait certaines incohérences entre elles. La SAR a conclu que « le moment où ces éléments de preuve ont été présentés et le contenu de ceux-ci » étaient « trop fortuits pour être crédibles » et qu’il était invraisemblable que ces événements se soient produits soudainement, tout de suite après la décision de la SPR. La SAR a aussi mis en doute d’autres éléments de preuve qui avaient été déposés devant la SPR, comme les lettres de menaces fournies par le locataire vivant chez les demandeurs et datées de 2017, de 2018 et de 2019.

[13] La SAR n’a pas tenu d’audience. Non seulement les nouveaux éléments de preuve n’avaient aucune incidence sur la crédibilité des demandeurs, mais ils n’étaient ni essentiels ni déterminants pour la prise de la décision. Pour la première raison à elle seule, les exigences du paragraphe 110(6) de la LIPR n’étaient pas remplies.

[14] La SAR a examiné les demandes d’asile des demandeurs au regard des articles 96 et 97 de la LIPR. La SAR a énoncé le critère à deux volets pour l’évaluation d’une PRI viable (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), [1992] 1 CF 706 [Rasaratnam] à la p 711) :

1. La Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur d’asile n’est pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI ou que le demandeur d’asile ne serait pas personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités ni au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture dans la région qui constitue une PRI;

2. De plus, la situation dans cette partie du pays considérée comme une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles lui étant particulières, de s’y réfugier.

[15] La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils ne disposent pas d’une PRI à Abuja. À l’égard du premier volet du critère, la SAR a conclu que les éléments de preuve concernant les interactions entre les Area Boys et les familles des demandeurs, après 2018, étaient vagues. La SAR a conclu qu’il n’était pas vraisemblable qu’il y ait une soudaine escalade de la violence en 2021, près de quatre ans après le départ des demandeurs du Nigéria. De plus, même si ces éléments de preuve étaient crédibles, ils montreraient seulement qu’il existe une menace locale à Lagos. La SAR a conclu que les Area Boys n’étaient pas actifs à Abuja et que rien ne montrait que les demandeurs seraient obligés d’y vivre cachés.

[16] À l’égard du deuxième volet, la SAR a conclu, pour les mêmes motifs pour lesquels elle avait conclu qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse de persécution, que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve montrant qu’ils subiraient un préjudice indu s’ils devaient s’installer et vivre à Abuja. La SAR a aussi pris en considération l’origine ethnique, la religion, la langue et les antécédents professionnels et scolaires des demandeurs et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant que les demandeurs se heurteraient à des obstacles ou à des défis assimilables à un préjudice indu.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[17] J’ai examiné les observations des parties et j’estime qu’il convient de formuler les questions en litige de la manière suivante :

  1. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

  2. La décision était-elle raisonnable?

[18] Ni l’une ni l’autre des parties n’ont présenté d’observations sur la norme de contrôle appropriée dans les affaires relatives à l’équité procédurale. À mon avis, il convient d’examiner les questions relatives à l’équité procédurale en appliquant une norme similaire à celle de la décision correcte. Comme la Cour l’a récemment déclaré dans la décision Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1025 :

[8] Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79). N’étant pas astreinte à la déférence à l’égard du décideur administratif, la Cour doit se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54‑56).

[19] En ce qui concerne la deuxième question en litige, je suis d’accord avec les parties sur le fait que la norme de contrôle appropriée pour examiner le fond de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). « [U]ne décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », et la décision ne doit pas être évaluée au regard d’une norme de perfection (Vavilov, aux para 91, 102). On ne peut s’attendre à ce que les décideurs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » ni à ce qu’ils « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soitil, qui a mené à [leur] conclusion finale » (Vavilov, au para 128). La Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125).

V. Analyse

A. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

1) La position des demandeurs

[20] Premièrement, la SAR manqué à son obligation d’équité procédurale envers les demandeurs en tirant, au sujet des nouveaux éléments de preuve, de nombreuses conclusions relatives à la vraisemblance et à la crédibilité sans leur donner l’occasion de répondre.

[21] Deuxièmement, la SAR a mis en doute l’authenticité des lettres du locataire, alors que la SPR n’avait jamais tiré de conclusions défavorables en matière de crédibilité à cet égard.

[22] Troisièmement, les nouveaux éléments de preuve corroborent l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils ne disposent pas d’une PRI viable à Abuja. Les nouveaux éléments de preuve établissent que les Area Boys continueront de prendre pour cibles les membres de la famille des demandeurs afin de retrouver ceux-ci à leur retour au Nigéria (A.B. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 915 aux para 20, 24).

[23] En résumé, la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne tenant pas d’audience et en ne transmettant pas aux demandeurs, à tout le moins, une lettre relative à l’équité procédurale exposant ses doutes.

2) La position du défendeur

[24] La SAR n’était pas tenue de tenir une audience. Les doutes de la SAR concernaient la crédibilité des auteurs des lettres déposées en tant que nouveaux éléments de preuve, et non pas la crédibilité des demandeurs. La SAR devait, en vertu de la loi, procéder sans tenir d’audience et évaluer l’appel au regard du dossier existant. Il convient de tenir une audience seulement lorsque les nouveaux éléments de preuve admis soulèvent des questions quant à la crédibilité du demandeur (Rehman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 783 [Rehman] au para 41).

[25] Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs dans leurs observations, les doutes de la SAR à l’égard des nouveaux éléments de preuve n’étaient pas « essentiels pour la prise de la décision », puisqu’ils n’avaient d’incidence que sur le poids accordé aux lettres. Par conséquent, la SAR a conclu que les exigences de la loi relatives à la tenue d’une audience n’étaient pas remplies, ce qui était raisonnable et équitable (Idugboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 334 [Idugboe] aux para 41-45).

[26] Même s’ils avaient été jugés crédibles, les nouveaux éléments de preuve n’auraient pas influencé la décision, puisque les lettres n’établissaient rien d’autre que l’existence d’une menace localisée.

3) Conclusion

[27] Conformément au paragraphe 110(3) de la LIPR, la SAR doit instruire les appels sans tenir d’audience. L’exception à cette règle générale est énoncée au paragraphe 110(6) de la LIPR, libellé comme suit :

(6) La section peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[28] Comme la SAR l’a souligné dans sa décision, les trois volets sont cumulatifs. Par conséquent, si un volet n’est pas respecté, la SAR n’est pas tenue de tenir une audience. Dans la présente affaire, la SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve ne soulevaient pas de question importante en ce qui concerne la crédibilité des demandeurs et que les nouveaux éléments de preuve documentaire n’étaient pas essentiels pour la prise de la décision (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh] au para 44). La SAR a plutôt conclu que « [t]out problème soulevé par le contenu des renseignements est le reflet de ceux qui ont déposé les éléments de preuve ou qui en sont les auteurs ».

[29] La Cour a conclu que la SAR avait agi de manière équitable en ne tenant pas d’audience dans une affaire où « les conclusions tirées au sujet de la crédibilité concernaient les auteurs des documents et le contenu de la preuve, et ne se rapportaient pas, directement ou indirectement, aux Idugboe, qui étaient les “[personnes] en cause” » (Idugboe, au para 41).

[30] Aussi, dans la décision Rehman, la juge Strickland, citant le juge Ahmed dans la décision A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 61, a rappelé dans quelle circonstance il convient de tenir une audience :

[17] Compte tenu de la jurisprudence, les demandeurs ont présenté une conception erronée de l’application des paragraphes 110(4) et 110(6) de la LIPR. Rien n’oblige la SAR à tenir une audience pour évaluer la crédibilité d’un nouvel élément de preuve; c’est lorsqu’une preuve par ailleurs crédible et admise soulève une préoccupation importante quant à la crédibilité générale du demandeur qu’il devient pertinent de tenir une audience. Une « conclusion concernant la crédibilité » relativement à l’admissibilité d’un nouvel élément de preuve n’équivaut pas à une appréciation de la crédibilité des demandeurs.

[31] Il convient de tenir une audience seulement lorsque « de nouveaux éléments admis en preuve soulèvent des questions quant à la crédibilité du demandeur » (Rehman, au para 41). Il n’y a pas d’obligation de tenir une audience pour évaluer la crédibilité d’un nouvel élément de preuve (Abdulai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 173 au para 57).

[32] En l’espèce, la SAR n’était pas obligée de tenir une audience pour évaluer les nouveaux éléments de preuve, puisque ceux-ci ne soulevaient pas une question importante en ce qui concerne la crédibilité des demandeurs. Ces nouveaux éléments de preuve jetaient plutôt un doute sur la crédibilité des tierces parties qui sont les auteurs de ces nouveaux éléments de preuve.

[33] Comme la SAR était en droit d’analyser indépendamment la crédibilité, elle pouvait mettre en doute l’authenticité des lettres du locataire, même si la SPR avait jugé qu’elles étaient crédibles (Sanmugalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 200 aux para 80‑81). La SAR doit habituellement procéder sans tenir d’audience et évaluer l’appel à la lumière du dossier existant. Par conséquent, comme je le mentionne précédemment, la SAR n’était pas tenue de donner aux demandeurs, au moyen d’une audience ou par lettre, l’occasion de répondre à ses doutes touchant la crédibilité.

[34] Je juge en outre que la SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que les nouveaux éléments de preuve ne corroboraient pas l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils ne disposent pas d’une PRI viable à Abuja. La SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas vraisemblables, car ils sont survenus à un moment étrangement opportun. La SAR était fondée à tirer cette conclusion.

[35] La décision Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 572 [Jiang] est pertinente en l’espèce :

[44] De nombreuses contradictions ont été relevées entre cette preuve et d’autres éléments. La SAR avait de bonnes raisons de se méfier du moment où la lettre a été envoyée et du compte rendu de la mère selon lequel un agent de police était venu chercher le demandeur deux ans après les événements allégués dans sa demande d’asile. Lorsque la chronologie des événements révèle une coïncidence extraordinaire et suspicieusement commode, la SAR peut raisonnablement considérer que la preuve est douteuse (Meng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 365, au para 22 [Meng]).

[Non souligné dans l’original.]

[36] Même si les conclusions défavorables en matière de crédibilité distinguent les décisions Jiang et Meng de la présente affaire, je juge que ces décisions antérieures sont pertinentes, puisqu’elles appuient la proposition selon laquelle la SAR peut conclure que le moment où sont survenus les éléments de preuve est douteux ou commode. La SAR n’a pas commis d’erreur dans son traitement de cet aspect des nouveaux éléments de preuve.

[37] En résumé, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

B. La décision était-elle raisonnable?

1) La position des demandeurs

[38] Il est difficile de comprendre pourquoi la SAR remet en question le fait que les quatre lettres ainsi que les documents à l’appui concernent tous des événements survenus après la décision de la SPR, étant donné qu’il s’agit d’une des conditions préalables à la production de nouveaux éléments de preuve devant la SAR.

[39] De plus, la SAR n’explique pas clairement les motifs pour lesquels elle a rejeté les éléments de preuve documentaire. Lorsqu’elle a conclu que « la question de savoir s’il est vraisemblable qu’une escalade de la violence de la part de l’agent de persécution se produise des années après le départ des appelants et en l’absence d’un événement déclencheur de représailles soulève des questions », la SAR a formulé des hypothèses quant au modus operandi de l’agent de persécution. La SAR ne peut savoir ce que pensent les Area Boys, et elle ne peut pas non plus tirer ce genre de conclusion sans donner d’explication adéquate (Imafidon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 970 au para 11; Qaddafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 629 [Qaddafi] aux para 76-77).

[40] Rien ne laisse croire que les Area Boys n’ont pas l’intention de mettre leurs menaces à exécution. Les éléments de preuve donnent à penser que, après avoir d’abord menacé le demandeur principal dans sa voiture, les Area Boys ont continué de communiquer avec le demandeur principal et sa famille afin de lui extorquer de l’argent chaque mois. Ils ont continué d’envoyer des lettres de menaces chez les demandeurs après que ceux-ci avaient quitté le Nigéria. De plus, les nouveaux éléments de preuve montrent que les Area Boys ont réussi à trouver les membres de la famille des demandeurs et qu’ils les ont agressés physiquement afin de savoir où se trouvaient les demandeurs.

[41] En outre, la manière dont la SAR a évalué les lettres du frère et de la belle-mère du demandeur principal est déconcertante. La SAR a reconnu que les agressions s’étaient bien produites, mais elle n’a pas cru que ces incidents étaient liés à la persécution des demandeurs. Il n’est pas justifié, intelligible ni raisonnable de faire ainsi abstraction des éléments de preuve (Vavilov, au para 96).

[42] La SAR a aussi accordé une importance excessive au fait que le rapport médical portant sur les blessures subies par la sœur du demandeur principal désigne les agents de persécution comme étant une [traduction] « bande de malfaiteurs » (« mob » en anglais), plutôt que des [traduction] « voyous » (« hoodlums » en anglais), le terme que le demandeur principal avait utilisé dans son témoignage.

2) La position du défendeur

[43] Les demandeurs n’ont pas établi qu’ils étaient exposés à un risque prospectif à Abuja. La SAR a expliqué que, même si les nouveaux éléments de preuve étaient admis d’emblée, les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer que les Area Boys pourraient les retrouver à Abuja.

[44] Les conclusions de la SAR ne concernent pas le caractère invraisemblable d’un récit en particulier ou la perception de ce qui constitue une conduite [traduction] « rationnelle ». Les doutes de la SAR tenaient plutôt en partie au fait que les trois agressions étaient survenues à un moment douteux, soit presque immédiatement après que la SPR a rendu sa décision. La SAR a relevé des incohérences dans certains des nouveaux éléments de preuve et a expliqué pourquoi le moment où ceux-ci étaient survenus et les circonstances connexes l’amenaient à avoir des doutes quant à leur vraisemblance, ce qui diminuait leur valeur. Il était raisonnable de la part de la SAR de tenir compte des circonstances ainsi que de la jurisprudence de la Cour dans son évaluation du caractère vraisemblable des nouvelles lettres (Singh, au para 38).

[45] La SAR a pris en considération l’affirmation des demandeurs selon laquelle M. Saraki (un politicien qui protège prétendument les Area Boys) et les Area Boys n’ont jamais cessé de s’intéresser à eux, mais elle a conclu que cette affirmation était trop hypothétique et qu’elle n’était pas étayée par des éléments de preuve actuels et crédibles. La SAR a aussi évalué la capacité des Area Boys à retrouver les demandeurs, mais a conclu qu’ils étaient seulement actifs dans la partie sud-ouest du Nigéria, loin des villes proposées comme PRI.

3) Conclusion

[46] La Cour d’appel fédérale a établi un critère à deux volets pour déterminer s’il existe une PRI viable. Premièrement, la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans le lieu proposé comme PRI et qu’il n’y serait pas personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Deuxièmement, la situation dans cette partie du pays considérée comme une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles qui lui sont propres, de s’y réfugier (Rasaratnam, à la p 711; Thirunavukkarasu, aux pp 595-97). C’est aux demandeurs qu’il incombe de démontrer qu’ils n’ont pas de PRI viable.

[47] Comme je le mentionne précédemment, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Abuja ou qu’il serait déraisonnable pour eux de s’y réfugier. Seul le premier volet du critère de la PRI fait l’objet d’une contestation.

[48] Tout d’abord, la SAR a exprimé des réserves à propos du moment fortuit où les lettres ont été déposées.

[49] Dans son évaluation de la crédibilité de la preuve, la SAR peut tenir compte « de [sa] source et des circonstances dans lesquelles elle [est] apparue » (Singh, au para 38). En outre, la Cour a jugé, dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], que la SAR est aussi en droit de tirer des conclusions d’invraisemblance à l’égard de la preuve :

[26] Enfin, la SPR a également le droit de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité d’un demandeur en se fondant sur des invraisemblances, le bon sens et la rationalité. Elle peut rejeter une preuve si elle est incompatible avec les probabilités touchant l’ensemble de l’affaire ou si elle est marquée par des incohérences […]

[50] Le principe ci-dessus s’applique également à la prise en considération par la SAR du moment où sont survenus les nouveaux éléments de preuve et des circonstances connexes (Jiang, au para 44).

[51] La SPR a conclu que [traduction] « M. Saraki ne continuerait [probablement] pas de s’intéresser aux » demandeurs. Après la décision de la SPR, les demandeurs ont reçu quatre lettres, dont une décrivait une agression survenue le jour de la décision de la SPR, et deux décrivaient des agressions survenues au cours des trois semaines suivantes. Dans sa lettre, le frère du demandeur principal expliquait que, sous les ordres de M. Saraki, les Area Boys l’avaient accosté et lui avaient dit qu’ils [traduction] « avaient des réseaux dans tous les États du Nigéria […] qui étaient déjà à la recherche » des demandeurs.

[52] Ces lettres répondent directement aux réserves exprimées par la SPR à l’égard de la capacité des Area Boys à retrouver les demandeurs dans une autre région du Nigéria et de leur intérêt continu pour les demandeurs. Comme je l’explique précédemment lorsqu’il est question du prétendu manquement à l’équité procédurale, la SAR a raisonnablement pris en considération [traduction] « les circonstances dans lesquelles ces lettres sont survenues » quand elle a évalué la crédibilité de ces nouvelles lettres et conclu que ces éléments de preuve étaient douteux. La SAR a aussi clairement expliqué pourquoi le moment où ces lettres sont survenues et leur contenu soulevaient des préoccupations qui faisaient en sorte qu’un poids moindre leur était accordé.

[53] À mon avis, la SAR a tiré une conclusion raisonnable en matière de vraisemblance, compte tenu des éléments de preuve à sa disposition. Comme il est expliqué dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 :

[7] Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[8] Dans le jugement Leung c. M.E.I., (1994), 81 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), voici ce que le juge en chef adjoint Jerome déclare à la page 307 :

[14] […] Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

[15] Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l’espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non-crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances [sic] et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l’à-propos d’une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions […] La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance.

[Caractères gras dans l’original.]

[54] La SAR a pris en considération les circonstances des nouveaux éléments de preuve et a expliqué « clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions » (Leung c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 774, 81 FTR 303). Conformément à la décision Lawani, la SAR a aussi vérifié si les éléments de preuve faisaient état de différences culturelles pouvant expliquer une telle escalade de la violence, avant de tirer ses conclusions d’invraisemblance.

[55] Selon la SAR, il était évident que les événements étaient invraisemblables, compte tenu du moment où les lettres sont survenues. Les demandeurs n’ont renvoyé la Cour à aucun élément de preuve pertinent qui pourrait réfuter les conclusions d’invraisemblance de la SAR. Par conséquent, je ne vois aucune raison d’intervenir dans ces conclusions.

[56] Ensuite, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs dans leurs observations, la SAR n’a pas formulé d’hypothèses quant au modus operandi de l’agent de persécution. La SAR a simplement conclu qu’il n’y avait aucune raison plausible pour laquelle les agressions contre les familles des demandeurs se seraient soudainement intensifiées après la décision de la SPR. Contrairement à la situation décrite dans la décision Qaddafi, aucun élément de preuve crédible ne montre « que l’agent de persécution n’a pas l’intention d’exécuter cette menace » (au para 77). Les Area Boys n’ont peut-être pas cessé de s’intéresser aux demandeurs avant 2018; cependant, la SAR a conclu que, après cette date, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que les agressions étaient continues. Par exemple, la SAR a conclu que le témoignage du demandeur principal au sujet de l’interaction de son frère avec les Area Boys était vague et n’indiquait pas l’existence d’une menace continue. Puisque les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait, la SAR a raisonnablement conclu que les agents de persécution n’étaient pas motivés à chercher les demandeurs à Abuja.

[57] Aussi, la SAR a examiné tous les éléments de preuve à sa disposition, y compris les lettres du locataire, dans le cadre de son analyse indépendante (Tekle c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1040 au para 30). Toutefois, la SAR a mis en doute l’authenticité des lettres compte tenu du fait que le locataire avait tardé à les envoyer aux demandeurs. Il était loisible à la SAR de tirer une telle conclusion (Lawani, au para 26).

[58] En outre, la SAR a expliqué que, même si elle avait jugé que ces éléments de preuve étaient crédibles, sa conclusion n’aurait pas été différente pour autant, puisque ces éléments de preuve établissent seulement l’existence d’une menace localisée à Lagos. La SAR a également mentionné les incidents violents que le frère et la belle-mère du demandeur principal avaient subis. Elle a cependant jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour conclure que les agressions étaient liées aux Area Boys et à la dénonciation que le demandeur principal avait faite à la banque. Même si les Area Boys ont peut-être prétendu qu’ils avaient la capacité de trouver les demandeurs dans tout le Nigéria, la SAR a souligné qu’il s’agissait là d’une preuve par ouï-dire, et que, même si cet élément de preuve était admissible, sa fiabilité était moindre. La SAR a aussi expliqué que Lagos se trouvait à environ 200 kilomètres d’Abuja et, puisque les demandeurs n’avaient pas contesté le fait que les Area Boys se trouvaient dans la partie sud-ouest du Nigéria, la SAR a conclu qu’il était peu probable que les Area Boys soient actifs à Abuja. Je ne relève aucune erreur dans ce raisonnement.

[59] Enfin, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il n’y a pas une grande différence entre les termes utilisés pour décrire l’agent de persécution, soit « mob » en anglais (bande de malfaiteurs) plutôt que « hoodlums » en anglais (voyous). Le dictionnaire Merriam-Webster définit le mot « hoodlum » comme étant [traduction] « un criminel habituellement violent », et le mot « mob » comme étant [traduction] « un groupe de criminels : un GANG ». Les deux termes renvoient à la criminalité, et je ne vois pas en quoi ils sont très différents l’un de l’autre. Quoiqu’il en soit, cette distinction n’est pas suffisamment centrale ni importante pour rendre la décision déraisonnable, compte tenu de l’ensemble de la preuve (Vavilov, au para 100).

[60] En résumé, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à un risque à Abuja.

VI. Conclusion

[61] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La décision est justifiée, intelligible et transparente.

[62] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-7110-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-7110-21

INTITULÉ :

OLUFEMI JONATHAN ARIYIBI, AJIBOLA COMFORT ARIYIBI, OLUWASEREFUNMI TEMITAYO ARIYIBI, OLUWASETANFUNMI JONATHAN ARIYIBI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2023

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

POUR LES DEMANDEURS

 

Daniel Vassberg

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Hasanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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