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Date : 20230802


Dossier : IMM-9394-23

Référence : 2023 CF 1065

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 août 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IMTIAZ MOHAMED

FARAH MOHAMED

WAHEEDA MOHAMED

RAFEEK MOHAMED

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs ont déposé une requête en sursis de la mesure de renvoi du Canada prise contre eux, qui doit être exécutée le 3 août 2023.

[2] Les demandeurs prient la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi au Guyana dont ils font l’objet, et ce, jusqu’à ce que soit tranchée la demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’ils ont présentée à l’égard du rejet de leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête sera rejetée. Je conclus que les demandeurs ne satisfont pas au critère à trois volets qui doit être respecté pour qu’un sursis de la mesure de renvoi soit accordé.

II. Les faits et les décisions sous-jacentes

[4] Imtiaz Mohamed (le demandeur principal), Farah Mohamed (la codemanderesse) et leurs deux enfants adultes (collectivement, les demandeurs) sont citoyens du Guyana.

[5] Les demandeurs affirment qu’ils possédaient et exploitaient un commerce florissant au Guyana. En septembre 2016, un braquage aurait eu lieu au commerce des demandeurs alors que la codemanderesse et son frère y travaillaient. Les deux ont été assaillis, agressés sexuellement et battus par les voleurs armés. La codemanderesse en a été traumatisée, en particulier parce qu’elle avait été agressée sexuellement par son père quand elle était enfant, et son frère s’est suicidé peu après l’incident.

[6] Le demandeur principal aurait rempli un rapport de police, après quoi il aurait commencé à recevoir des appels de menaces selon lesquelles du tort serait fait à sa famille s’il ne faisait pas cesser l’enquête de la police. Le commerce des demandeurs aurait fait de nouveau l’objet d’un vol en octobre 2016 et en janvier 2017. Les demandeurs ont alors vendu la propriété et utilisé le produit de la vente pour fuir le Guyana le 22 juin 2017. Ils sont venus au Canada et ont demandé l’asile.

[7] La demande d’asile des demandeurs a été rejetée, et il en a été de même de leur appel de ce rejet interjeté auprès de la Section d’appel des réfugiés, puis de leur demande d’examen des risques avant renvoi. En janvier 2023, les demandeurs ont ensuite présenté leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en invoquant l’intérêt supérieur de l’enfant touché, les difficultés que causerait un retour au Guyana et l’établissement au Canada.

[8] Le 12 mai 2023, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a signifié aux demandeurs l’ordre de se présenter pour leur renvoi du Canada le 3 août 2023. Le précédent représentant en immigration des demandeurs a présenté à l’ASFC une demande de report du renvoi. L’actuel avocat des demandeurs a présenté des observations supplémentaires à l’appui de cette demande dans une lettre adressée à l’ASFC datée du 13 juillet 2023. L’ASFC a rejeté la demande de report du renvoi le 20 juillet 2023.

[9] Un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs dans une décision datée du 25 juillet 2023.

III. Analyse

[10] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis de la mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF), [1988] ACF no 587 (CAF) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd); RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[11] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, c’est-à-dire que, pour qu’un sursis de la mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : i) que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente soulève une question sérieuse; ii) qu’un préjudice irréparable sera causé s’il est renvoyé; iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. L’existence d’une question sérieuse

[12] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour décider si le premier volet du critère est respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 au para 67).

[13] Concernant ce premier des trois volets du critère, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte des considérations pertinentes dans l’évaluation de la situation dans le pays, qu’il a commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il a également commis une erreur dans l’évaluation de leur établissement. Ils font valoir que ces erreurs sont suffisantes pour atteindre le seuil peu élevé du premier volet du critère de l’arrêt Toth.

[14] Les défendeurs soutiennent que l’agent connaissait le critère applicable et que ses conclusions sont tout à fait conformes à la jurisprudence qui s’y rapporte. De plus, ils soutiennent que l’agent n’a pas commis d’erreur dans l’évaluation du facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant, car il a clairement affirmé qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de demeurer auprès de sa mère et il a raisonnablement conclu que la preuve était insuffisante. Enfin, ils soutiennent que les conclusions de l’agent concernant les considérations d’ordre humanitaire étaient claires et que son analyse de la preuve était détaillée.

[15] Après avoir examiné les documents de requête des parties et la décision sous‑jacente, je conviens qu’il existe une question sérieuse à trancher. La demande de contrôle judiciaire sous‑jacente soulève des questions concernant l’évaluation par la SPR des considérations d’ordre humanitaire invoquées par les demandeurs. Cette question est suffisamment sérieuse pour que l’on puisse conclure qu’il a été satisfait au premier volet du critère.

B. L’existence d’un préjudice irréparable

[16] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » n’a pas trait à l’étendue du préjudice; il indique plutôt qu’il s’agit d’un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR‑MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746; Horii c Canada (CA), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[17] Les demandeurs affirment qu’ils subiraient un préjudice irréparable à plusieurs égards s’ils étaient renvoyés au Guyana. Ils font valoir qu’un renvoi causerait un préjudice irréparable à leur santé mentale, en particulier à la lumière de la preuve établissant la suicidalité de la codemanderesse. Ils font également valoir que Rafeek, le demandeur qui est l’un des enfants majeurs du demandeur principal et de la codemanderesse, serait privé de la possibilité de poursuivre sa réclamation pour dommages corporels s’il devait quitter le Canada; que la séparation de la famille et le stress qu’occasionnerait leur renvoi seraient des conséquences allant au-delà de celles que cause normalement un renvoi; que les intérêts supérieurs de Liam, le petit-fils âgé de trois ans du demandeur principal, militent en faveur de l’octroi du sursis de la mesure de renvoi; que la demande de contrôle judiciaire du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui est pendante, perdrait son objet. Ils soutiennent que tous ces éléments constituent un préjudice irréparable et que, de ce fait, le deuxième volet du critère est respecté.

[18] Les défendeurs soutiennent que les observations des demandeurs sont insuffisantes pour que l’exigence de la preuve claire et convaincante qu’ils subiraient un préjudice irréparable soit respectée. En particulier, ils soutiennent que la preuve présentée concernant la suicidalité de la codemanderesse est conjecturale, non étayée par les faits et éclipsée par les doutes au sujet de sa crédibilité. Ils soutiennent en outre que la preuve est insuffisante pour démontrer que Rafeek ne pourrait pas poursuivre sa réclamation pour dommages corporels s’il était renvoyé; qu’aucun élément de preuve objective n’établit que Liam risquerait davantage d’être enlevé ou discriminé; qu’il n’y a aucun fondement à l’argument des demandeurs selon lequel ils subiraient inévitablement un préjudice du fait que leur demande de contrôle judiciaire perdrait son objet s’ils étaient renvoyés. Par conséquent, le deuxième volet du critère n’est pas respecté, car les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils subiraient un préjudice irréparable.

[19] Je conclus que la preuve des demandeurs ne suffit pas à démontrer qu’ils subiraient un préjudice irréparable advenant un renvoi au Guyana. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la preuve est insuffisante pour démontrer qu’un renvoi causerait un préjudice irréparable à la santé mentale de la codemanderesse, compte tenu de l’absence de plan proposant un calendrier pour la poursuite des soins ou d’efforts pour vérifier si la codemanderesse pourrait continuer de recevoir des soins au Guyana.

[20] Il n’y a pas non plus suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’un préjudice irréparable en ce qui concerne l’accident de Rafeek, comme l’absence de soins au Guyana ou l’incapacité de prévoir des solutions de rechange aux interrogatoires préalables potentiels dans le cadre de sa réclamation pour dommages corporels. Les demandeurs n’ont pas présenté une preuve suffisante pour établir que Liam, le petit-fils du demandeur principal, subirait un préjudice irréparable s’il accompagnait les membres de sa famille immédiate au Guyana lors de leur renvoi.

[21] Quant à la séparation de la famille et à la preuve concernant les risques généralisés au Guyana, je conclus que ces éléments ne constituent pas un préjudice irréparable dans le cas des demandeurs. Ceux-ci n’ont pas démontré que, dans leur cas, la séparation de la famille est une conséquence qui va au-delà de celles que cause normalement un renvoi ou que, d’après la preuve concernant les risques généralisés au Guyana, ils subiraient un préjudice précis.

C. La prépondérance des inconvénients

[22] Le troisième volet du critère nécessite l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[23] Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi du sursis sollicité, parce que leur renvoi leur causerait un préjudice plus grand que celui que subiraient les défendeurs s’il était sursis à la mesure de renvoi. Selon eux, la preuve de l’existence d’un préjudice irréparable démontre que la prépondérance des inconvénients milite en leur faveur.

[24] L’insuffisance de la preuve de l’existence d’un préjudice irréparable est déterminante quant à l’issue de la présente requête. Cela dit, aux termes du paragraphe 48(2) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, les mesures de renvoi doivent être exécutées dès que possible. Les inconvénients que le renvoi pourrait causer aux demandeurs ne l’emportent pas sur l’intérêt des défendeurs à exécuter promptement la mesure de renvoi.

[25] En définitive, les demandeurs ne satisfont pas au critère à trois volets qui doit être respecté pour qu’un sursis de la mesure de renvoi prise contre eux soit accordé. La requête sera donc rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-9394-23

LA COUR ORDONNE que la requête en sursis de la mesure de renvoi au Guyana prise contre les demandeurs est rejetée.

« Shirzad A. »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9394-23

 

INTITULÉ :

IMTIAZ MOHAMED, FARAH MOHAMED, WAHEEDA MOHAMED ET RAFEEK MOHAMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 AOÛT 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jake Boughs

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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