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Date: 20230907


Dossier: IMM-2579-22

Référence: 2023 CF 1210

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

ALIX HENRY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur Alix Henry est citoyen de Haïti. Il demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR ou le Tribunal], datée du 9 février 2022, laquelle a déterminé que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] La SPR a cru au témoignage du demandeur selon lequel il aurait été menacé et victime de deux agressions, mais a jugé qu’il n’avait pas démontré selon la prépondérance des probabilités, qu’advenant son retour en Haïti, il avait un risque prospectif personnel de persécution. La SPR est plutôt d’avis que les menaces et attaques dont le demandeur a été victime s’inscrivent dans un contexte de violence et d’insécurité généralisé auquel est confrontée la population haïtienne dans son ensemble.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Celle-ci est suffisamment claire, justifiée et intelligible au regard de la preuve présentée devant elle, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 86, 99 [Vavilov]).

II. Contexte factuel

[4] Le demandeur est un citoyen haïtien qui travaillait pour l’organisation non gouvernementale « Médecins sans frontières » depuis 2011.

[5] Il allègue craindre d’être persécuté par des bandits non identifiables qui l’auraient ciblé en raison de ses capacités financières. Comme il voyageait pour passer ses vacances à l’extérieur d’Haïti et que plusieurs membres de sa famille habitaient à l’étranger, il allègue être perçu comme un homme plus fortuné que la majorité de la population haïtienne.

[6] Le demandeur aurait commencé à recevoir des menaces de mort anonymes sur son téléphone portable dès janvier 2020. Par la suite, le 21 février 2020, il allègue avoir été victime d’un vol à mains armées à la sortie de son bureau par des bandits non identifiables. Le 14 mars 2020, sa famille et lui auraient été victimes d’une invasion à leur domicile par des bandits cagoulés pendant qu’ils étaient présents. Le demandeur se trouvait alors dans une chambre de la maison et aurait sauté par la fenêtre pour se cacher.

[7] Lors de l’une de ces agressions, le demandeur s’est fait dérober son téléphone portable, et il allègue maintenant un risque prospectif personnel puisque les bandits sont en possession de ses renseignements personnels.

[8] Suite à ces évènements, le demandeur a porté plainte à la police et a finalement pris la décision de déménager avec sa famille dans un autre endroit. Les enfants du demandeur et sa conjointe sont allés vivre chez des amis alors que le demandeur est allé vivre ailleurs.

[9] Les appels téléphoniques ont par la suite recommencé après l’agression du 14 mars 2020 et se sont intensifiés en septembre 2020.

[10] Le demandeur a alors réalisé que la police était incapable de le protéger et que sa vie était réellement en danger. Ayant un visa valide pour les États-Unis, il a alors décidé de s’y rendre le 16 octobre 2020, avant de présenter une demande d’asile au Canada. Sa famille est demeurée à Haïti est n’a pas été importunée depuis.

III. Norme de contrôle et questions en litige

[11] Ayant considéré les arguments des parties, la preuve au dossier et la jurisprudence applicable, les questions principales en l’espèce portent toutes ultimement sur la raisonnabilité de la décision de la SPR.

[12] La norme de la décision raisonnable requiert qu’une décision soit justifiée, transparente et intelligible et fait partie des issues possibles au regard des faits et du droit Vavilov au para 99).

IV. Analyse

[13] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur en concluant qu’il ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir une possibilité sérieuse d’être persécuté aux termes de l’un des motifs de la Convention ni que, selon la prépondérance des probabilités, il soit personnellement exposé à un risque de torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitement ou peines cruels et inusités en vertu de l’alinéa 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [LIPR]. Devant la Cour, le demandeur a précisé qu’il remettait uniquement en question la conclusion de la SPR sur cette dernière conclusion portant sur l’alinéa 97 de la LIPR.

[14] Le demandeur conteste la décision de la SPR au motif que son raisonnement est déraisonnable puisqu’elle a mal évalué sa situation sécuritaire et le risque prospectif auquel il serait exposé, s’il devait retourner en Haïti. Il prétend que le Tribunal a déraisonnablement erré en considérant que les assaillants ne connaissent pas son identité. Puisqu’il a été employé d’une organisation internationale, qu’il a une famille qui réside principalement à l’étranger et qu’il a effectué plusieurs voyages à l’extérieur d’Haïti, le demandeur prétend avoir le profil d’une personne aisée financièrement, ce qui ne le laissera jamais passer inaperçu advenant un retour en Haïti.

[15] Le demandeur ajoute que la preuve objective démontre que les agresseurs utilisent notamment le bouche-à-oreille comme moyen principal pour localiser les victimes et que par conséquent, il sera facilement repérable dès son retour (Cartable national de documentation d’Haïti, onglet 7.6).

[16] Il soumet qu’il a fait l’objet de plusieurs menaces téléphoniques, un braquage, des attaques physiques et une invasion de sa maison, ce qui démontre clairement que le demandeur a été ciblé d’une façon personnelle et non pas aléatoire. Conclure que tous ces évènements ont eu lieu par pur hasard, alors qu’ils se sont déroulés dans un laps de temps relativement court, est donc déraisonnable.

[17] Il allègue également que le fait qu’aucun membre de sa famille n’ait été attaqué par les bandits depuis son départ ne constitue pas une garantie à son intégrité ni à sa sécurité, et ne prouve pas l’absence de danger actuel pour lui.

[18] Il ajoute que le risque auquel il serait exposé ne doit pas être analysé et interprété de façon restrictive, car cela a pour effet de pénaliser les demandeurs d’asile. Il soutient que le risque doit être analysé en fonction de sa situation particulière en tenant compte du contexte général dans lequel il se trouve.

[19] Le demandeur soutient finalement que le SPR a erré en considérant qu’il n’avait pas démontré selon la prépondérance des probabilités qu’il serait ciblé en Haïti par « esprit de vengeance » en raison du fait que son FDA demeure silencieux à cet égard. Bien qu’il n’ait pas mentionné littéralement le mot « vengeance » dans son récit, les éléments de preuve documentaires ainsi que les circonstances démontrent qu’il est plus probable qu’il sera exposé à un acte de vengeance par ses persécuteurs s’il retourne en Haïti puisqu’il ne s’est pas plié à leurs ordres et ne leur a pas donné l’argent qu’ils cherchaient.

[20] La SPR a plutôt conclu que les menaces et attaques dont le demandeur a été victime s’inscrivaient dans un contexte de violence et d’insécurité généralisée auquel est confrontée la population haïtienne dans son ensemble.

[21] Cette conclusion est raisonnable eu égard à la preuve qui était devant la SPR :

  1. La SPR a fondé cette conclusion sur l’explication fournie par le demandeur selon laquelle ses assaillants étaient motivés par l’argent et l’appât du gain;

  2. Aucune information dans le dossier ne démontre que les assaillants connaissaient l’identité du demandeur;

  3. Le demandeur ne connaissait pas ses assaillants;

  4. Le demandeur n’a pas été en mesure de préciser si les crimes dont il a été victime entre janvier et octobre 2020 étaient liés entre eux et s’ils avaient été commis par les mêmes individus;

  5. Suite à l’invasion de son domicile du demandeur, aucune preuve n’indique que les persécuteurs aient tenté de rechercher le demandeur depuis;

  6. L’épouse et les enfants du demandeur résident toujours à Port-au-Prince et y poursuivent leurs activités quotidiennes.

[22] La SPR s’est également basée sur l’information disponible dans le Cartable national de documentation sur Haïti qui indique que les actes de criminalité tels les vols, les braquages à domicile et les enlèvements touchent sans discernement la population haïtienne dans son ensemble.

[23] La SPR a donc fondé son analyse sur la preuve personnelle du demandeur ainsi que sur la preuve objective pour conclure que les actes de criminalité qu’a vécus le demandeur s’apparentent à de la criminalité généralisée. Il s’agit là d’une conclusion de fait raisonnable.

[24] Le demandeur n’a donc pas établi suivant la prépondérance des probabilités que par son renvoi vers Haïti il serait personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

[25] De plus, le fait d’avoir par le passé été victime d’actes criminels ne suffit pas en soi pour démontrer un risque personnalisé pour l’avenir. L’analyse prospective du risque personnalisé à cet effet est essentiellement une question qui relève du tribunal spécialisé. Comme l’explique le Juge Mainville dans la décision Innocent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1019, où il s’agissait aussi d’une demande de statut de réfugié d’une personne craignant un retour à Haïti en raison des violences y existant :

[67] Une personne directement victime de criminalité n’est pas de ce simple fait une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi. Cela dépend des circonstances dans chaque cas : Cius c. Canada (Citoyenneté et Immigration), précité, aux par. 3, 4 et 23, Acosta c. Canada (Citoyenneté et Immigration), précité.

[68] De plus, l’analyse du risque personnalisé doit être prospective. Dans les circonstances du présent cas, il est peu probable que la demanderesse fasse l’objet d’un risque personnalisé de la part de la même bande de voyous près de 4 ans après les faits en cause. Cependant, une telle analyse prospective n’a pas à être menée par la Cour, mais par le tribunal. Or, le tribunal a conclu « que la preuve présentée devant le tribunal est à l’effet que le risque auquel pourrait être exposé la demandeure [sic] est généralisé à l’ensemble de la population du pays et non pas un risque personnalisé [...] » (décision, au par. 18).

[26] L’arrêt de la Cour d’appel fédérale Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31 est également pertinent en l’espèce. Les faits de cette affaire sont similaires aux faits en l’espèce. Il s’agissait d’un homme assez fortuné, qui prétendait faire partie d’une sous-catégorie de la population à plus haut risque. Il alléguait avoir été victime d’extorsion aux mains de bandits, mais ne pouvait se voir reconnaître le statut de personne à protéger puisque le risque d’être victime de criminalité auquel il était exposé était généralisé :

[10] Dans le cas qui nous occupe (Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331), le juge de première instance disposait d’éléments de preuve qui lui permettaient de conclure que :

[23] …le demandeur n’est pas personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont à Haïti ou qui viennent d’Haïti. Le risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens. Bien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence.

[27] En l’espèce, la SPR a aussi conclu que le demandeur n’était pas plus à risque que les autres résidents de Haïti, la violence y étant généralisée. Il s’agit d’une conclusion de fait, et la SPR était la mieux placée pour juger de cet aspect (Conde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1059 au para 25).

[28] Dans la décision Forvil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 585 au paragraphe 33, le Juge Pamel a précisé que lorsqu’il s’agit d’un risque généralisé, un demandeur doit démontrer comment le risque auquel il était exposé était distinct de ce risque généralisé. Le Juge Pamel rappelle également dans cette décision que :

[34] À ce sujet, il ne faut pas oublier que la SAR n’est pas tenue de répertorier chaque élément de preuve dans sa décision : il suffit qu’elle explique ses conclusions (Vavilov aux paras 126‑128; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux paras 78, 98, 103; Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 aux paras 122-125; Kreishan v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FCA 223 aux paras 41-42).

[29] Le défendeur s’appuie également sur les causes similaires Elverna c Canada, 2020 CF 410 [Elverna] et Ferdinand c Canada, 2021 CF 1198 [Ferdinand] où la Cour a appliqué le jugement Prophète de la CAF.

[30] Dans Elverna, le demandeur avait aussi été la cible de bandits parce qu’il était perçu comme étant riche. Tout comme dans la présente situation, tant la SPR que la SAR avait cru que le demandeur avait réellement subi des attaques. Toutefois, sa demande avait également été rejetée parce qu’il n’avait pas démontré que le risque qu’il encourait à Haïti était différent de celui des autres Haïtiens. Il ne répondait donc pas aux critères personnalisés du sous-alinéa de 97(1)b)(ii) de la LIPR puisque le seul motif de persécution était l’argent.

[31] Dans Ferdinand, le demandeur ayant également été victime de persécution par des bandits, a tenté de démontrer qu’il a été personnellement visé. La Cour a statué que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer qu’il avait un risque prospectif puisque le gang l’ayant attaqué en 2010 n’était plus actif et que son leader était mort depuis quelques années. Il n’y avait donc aucune preuve qui démontrait que le demandeur était ciblé personnellement et par conséquent, il se trouvait donc désormais dans la même situation que tout autre Haïtien qui vit dans un pays où la situation est telle que le risque est généralisé.

[32] En l’espèce, tout comme dans Elverna aux paragraphe16-18 et Ferdinand aux paragraphes 14-16, à la lumière de la preuve qui lui a été soumise, la SPR pouvait donc raisonnablement conclure que le demandeur n’était pas personnellement ciblé et que le risque auquel il faisait face était généralisé: sa famille n’a pas été contacté depuis l’invasion à domicile, il ne connaissait pas l’identité de ses agresseurs et le demandeur n’a pas témoigné à l’audience du fait que ses assaillants le cibleraient par esprit de vengeance. Son FDA était d’ailleurs silencieux à cet égard. Le demandeur n’a pas non plus été en mesure de préciser si les crimes dont il a été victime entre janvier et octobre 2020 étaient liés entre eux et s’ils avaient été commis par les mêmes individus.

[33] Malheureusement, la situation à Haïti est déplorable et dangereuse. Un climat de violence généralisé y existe auquel est confronté la population haïtienne dans son ensemble (Saus c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 59730).

[34] La décision est donc fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles applicables (Vavilov aux para 99-101). La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[35] Les parties conviennent et la Cour est d’accord qu’il n’y a dans cette affaire aucune question sérieuse de portée générale qui doive recevoir certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2579-22

LA COUR STATUE:

  1. La demande est rejetée

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER:

IMM-2579-22

 

INTITULÉ:

ALIX HENRY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

MONTRÉAL, QUÉBEC

 

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 30 AOŮT 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE RÉGIMBALD

 

DATE DES MOTIFS:

LE 7 SEPTEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS:

Me Ion Ciobanu

POUR LE DEMANDEUR

Me Olivier Beaubien

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Ion Ciobanu

Montréal, (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal, (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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