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Date : 20230915

Dossier : IMM-6633-22

Référence : 2023 CF 1245

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

FANNY CAROL ANDREA AEDO ARANCIBIA,

YAISHI JEAN KAYANO ORTEGA,

GRACE KAELYN HADASSA KAYANO AEDO,

LIAM RAPHAEL ALEXANDER KAYANO AEDO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs, qui forment une famille, sont Fanny Aedo Arancibia [« Mme Aedo » ou la demanderesse principale], son conjoint de fait et leurs deux enfants mineurs. Les demandeurs ont demandé l’asile au Canada, car ils craignaient que les autorités du Chili ne soient pas en mesure de les protéger contre les actes de violence du père de Mme Aedo (« M. AS »). La mère et deux membres de la fratrie de Mme Aedo (une sœur et un frère) se sont récemment vu reconnaître la qualité de réfugié au Canada au motif qu’ils ne pouvaient pas bénéficier d’une protection au Chili contre les actes de violence commis par M. AS.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté les demandes d’asile des demandeurs, car elle a conclu que le père de Mme Aedo n’avait pas la motivation ni les moyens requis pour retrouver Mme Aedo et les membres de sa famille à Santiago et à Antofagasta. Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision à la Section d’appel des réfugiés [la SAR], laquelle a également rejeté leurs demandes d’asile. À l’instar de la SPR, la SAR a jugé que la famille disposait de possibilités de refuge intérieur [« PRI »] valables au Chili.

[3] Les demandeurs soutiennent que la SAR a mal interprété la preuve portant sur la nature des actes violents perpétrés par M. AS et que les conclusions de la SAR sur la motivation de M. AS et les moyens dont il dispose pour retrouver les demandeurs ne pouvaient pas logiquement découler de la preuve présentée à la SAR au sujet des actes violents commis par M. AS. De plus, la SAR n’a pas expliqué de façon cohérente les raisons pour lesquelles la conclusion sur la PRI tirée dans le contexte des demandes d’asile de la mère, de la sœur et du frère de la demanderesse principale ne pourrait s’appliquer également aux demandeurs. Les parties conviennent que je devrais examiner la décision de la SAR selon la norme de la décision raisonnable, et je suis également de cet avis.

[4] Je suis d’accord avec les demandeurs pour affirmer que l’évaluation faite par la SAR des moyens et de la motivation de leur agent de persécution était déraisonnable. Ainsi, pour les motifs énoncés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Contexte et processus des demandes d’asile présentées par les membres de la famille des demandeurs

[5] Les demandes d’asile des demandeurs sont étroitement liées à celles qui ont été présentées par la mère, la sœur et le frère de Mme Aedo. Il est donc utile de comprendre le contexte entourant ces demandes d’asile.

[6] Après avoir vécu pendant environ 25 ans dans un mariage caractérisé par la violence, la mère de Mme Aedo s’est enfuie au Canada en 2016. Un mois après son départ, son époux, M. AS, est venu au Canada et, sans prévenir, il s’est présenté à l’endroit où vivait la mère de Mme Aedo. Après quelques semaines, il est retourné au Chili. À ce moment-là, la mère de Mme Aedo avait réussi à rassembler une somme d’argent suffisante pour que deux de ses enfants puissent venir la rejoindre au Canada. La mère de Mme Aedo et ces deux enfants (une adulte et un enfant d’âge mineur) ont présenté ensemble des demandes d’asile. L’année suivante, M. AS est de nouveau venu au Canada sans prévenir. Pendant son séjour, il a agressé et menacé la mère de Mme Aedo, qui a signalé l’agression à la police au Canada. M. AS est retourné au Chili en septembre 2018, avant la tenue de son procès criminel.

[7] En mars 2019, la SAR a accordé l’asile à la mère, à la sœur et au frère de Mme Aedo.

III. Contexte et processus des demandes d’asile présentées par les demandeurs

[8] Les demandes d’asile des demandeurs reposent sur les actes violents commis par M. AS. Elles ne sont pas fondées sur un incident isolé, mais bien sur un long historique d’actes de violence commis par le père de Mme Aedo, comme c’était le cas pour les demandes d’asile de sa mère, de sa sœur et de son frère. Les divers actes de violence commis par M. AS à l’endroit de Mme Aedo et des membres de sa famille sont décrits en détail dans l’exposé circonstancié de Mme Aedo.

[9] Après être revenu de son deuxième séjour au Canada, pendant lequel il a agressé la mère de Mme Aedo, M. AS a continué de commettre des actes de violence au Chili. Il a attaqué Mme Aedo et a menacé de s’en prendre à elle et à ses enfants. Après cette attaque, Mme Aedo et les membres de sa famille sont allés vivre chez le beau-frère de Mme Aedo, ont tenté de porter plainte à la police au Chili, puis se sont enfuis au Canada en novembre 2018.

[10] L’audience relative aux demandes d’asile des demandeurs s’est tenue devant la SPR le 20 décembre 2021. À cette date-là, les demandes d’asile de la mère, de la sœur et du frère de Mme Aedo avaient été accueillies par la SAR. La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs le 24 janvier 2022. La SAR est parvenue à la même conclusion que la SPR et a rejeté l’appel en juin 2022.

IV. Défaut de tenir compte des exposés circonstanciés contenus dans les formulaires Fondement de la demande d’asile des membres de la famille des demandeurs

[11] La SAR a établi, à tort, que les exposés circonstanciés des membres de la famille des demandeurs, soit la mère, la sœur et le frère de Mme Aedo, ne pouvaient pas être pris en considération. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas expliqué de façon satisfaisante les raisons pour lesquelles ces documents n’étaient pas normalement accessibles au moment de l’audience de la SPR. À mon avis, la SAR était dans l’erreur, car ces documents étaient en fait déjà versés au dossier de la SAR, puisqu’ils avaient été présentés à la SPR. Il est compréhensible dans une certaine mesure que la SAR ait été déroutée, puisque les demandeurs eux-mêmes avaient qualifié ces documents de [traduction] « nouveaux éléments de preuve » et avaient demandé qu’ils soient admis en preuve par la SAR. Les demandeurs font valoir que, malgré cette erreur de leur part, la décision de la SAR de refuser d’admettre et de prendre en considération des documents qu’elle était déjà tenue d’examiner montre qu’elle ne comprenait pas le dossier dont elle disposait.

[12] Le défendeur a affirmé que, malgré son défaut d’« admettre » les documents, la SAR a pris en considération le contenu des exposés circonstanciés contenus dans les demandes d’asile des membres de la famille, mais n’y a rien relevé de pertinent pour rendre sa décision. La SAR a affirmé qu’elle avait déjà des renseignements sur les actes de violence commis par M. AS, notamment ceux qui avaient été commis au Canada, puisque ces renseignements étaient exposés dans la décision de la SAR visant la mère, la sœur et le frère de Mme Aedo. Les demandeurs soutiennent que, dans les exposés circonstanciés, particulièrement dans celui de la sœur ou du frère de Mme Aedo, il y avait des détails supplémentaires sur les actes de violence commis récemment par M. AS.

[13] En fin de compte, je ne crois pas que l’erreur de la SAR soit déterminante en soi. Comme je l’explique plus loin, le problème principal tient au fait que la SAR a mal interprété la nature du préjudice auquel étaient exposées Mme Aedo et sa famille en se concentrant sur quelques incidents plutôt qu’en considérant que les demandes d’asile étaient fondées sur une longue série d’actes de violence familiale perpétrés de façon continue. Ce problème est manifeste au regard des propres éléments de preuve de Mme Aedo, qui établissent l’historique des actes de violence, de sorte qu’il n’est pas nécessaire que j’examine les autres éléments de preuve contenus dans les exposés circonstanciés des membres de la famille de Mme Aedo.

V. Moyens et motivation de l’agent de persécution

[14] La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs pourraient déménager en toute sécurité ailleurs au Chili est fondée sur sa conclusion selon laquelle M. AS n’avait ni la motivation ni les moyens de retrouver les demandeurs dans les villes de Santiago ou d’Antofagasta. La SAR a tiré cette conclusion en se fondant uniquement sur l’absence de preuve de contact entre les demandeurs et leur agresseur depuis leur arrivée au Canada en 2018. Or, il y a certaines lacunes dans l’analyse de la SAR au sujet de cette question déterminante.

[15] Pour évaluer le préjudice auquel étaient exposés Mme Aedo et les membres de sa famille, la SAR s’est limitée à quelques incidents précis, sans tenir compte de tout le contexte de violence dans lequel ils avaient vécu. Dans son exposé circonstancié, Mme Aedo présente de façon détaillée les actes de violence qu’elle subit depuis des décennies, soit depuis son enfance. La décision de la SAR portant sur les demandes d’asile de la mère, de la sœur et du frère de Mme Aedo fait également état de ce contexte de violence de longue date. La SAR ne mentionne aucunement l’historique de violence familiale dans sa décision.

[16] Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe) prévoient que les commissaires chargés de statuer sur une demande d’asile portant sur un cas de violence familiale « devraient adopter une approche intersectionnelle pour évaluer des risques prospectifs, y compris les mauvais traitements subis par la personne […] et la possibilité que d’autres membres de la famille soient exposés à un risque ». Malgré la pertinence du contexte de violence familiale vécu par les demandeurs aux fins de l’évaluation du risque futur, la SAR n’a pas examiné cette question, ce qui a donné lieu à une évaluation superficielle des moyens et de la motivation de l’agent de persécution. Dans d’autres demandes d’asile portant sur des cas de violence familiale, la Cour a jugé déraisonnable que le décideur n’ait pas suffisamment tenu compte de l’historique et du contexte de violence lorsqu’il a évalué la motivation de l’agresseur à retrouver les demandeurs d’asile (voir par ex AHA c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 787 aux para 13-15; Figarola Ahumada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 246 aux para 54, 56, 64).

[17] Le défendeur soutient que la SAR a tenu compte de l’historique mentionné plus haut, comme en témoigne ce passage formulé au début de l’analyse : « J’ai beaucoup d’empathie pour Mme AA et sa mère en raison de leur situation. » Je ne trouve pas ce passage particulièrement pertinent. La question consiste à établir si la SAR a tenu compte de l’historique de violence familiale lorsqu’elle a évalué la nature du préjudice auquel étaient exposés Mme Aedo et les membres de sa famille.

[18] La SAR est d’avis que l’absence de contact de la part de M. AS depuis que les membres de la famille se trouvent au Canada signifie qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse qu’il cherche à les retrouver aux endroits désignés comme PRI pour continuer de leur causer du tort. La SAR n’a toutefois pas expliqué pourquoi elle devait obtenir une preuve à cet égard, compte tenu du long historique de violence, notamment de la tentative d’attaque perpétrée contre Mme Aedo et des menaces qui lui ont été proférées encore récemment, soit en 2018, ce qui a précipité son départ du Chili. Le raisonnement de la SAR manque de cohérence lorsqu’il est examiné dans le contexte d’un historique de violence familiale qui dure depuis des décennies, ce qui est d’autant plus flagrant ici, étant donné que M. AS a suivi la mère de Mme Aedo au Canada, l’a agressée et menacée, puis est retourné au Chili avant la tenue de son procès criminel au Canada.

[19] Un autre commissaire de la SAR a conclu, relativement aux demandes d’asile de la mère, de la sœur et du frère de Mme Aedo, à l’absence de PRI valable :

L’agent de préjudice s’est montré déterminé à harceler son épouse et ses enfants en parcourant plus de 8 000 kilomètres pour les retrouver à Toronto. Si un homme est prêt à parcourir 8 000 kilomètres et à se rendre dans un pays étranger pour retrouver ses victimes, il n’y a pas un endroit au Chili où les appelants seraient à l’abri de cet homme. Par conséquent, il n’y a pas de PRI viable au Chili.

[20] La SAR a établi une distinction entre la demande d’asile de Mme Aedo et celle de sa mère en concluant que M. AS avait la motivation de venir au Canada pour retrouver la mère de Mme Aedo parce qu’il croyait qu’elle avait entamé une nouvelle relation. Comme il est expliqué plus haut, cette conclusion est problématique, car elle ne tient pas compte du contexte de l’historique de violence familiale qui dure depuis des années, mais se fonde plutôt sur un incident isolé.

[21] Le raisonnement de la SAR part également du principe selon lequel M. AS agit de manière rationnelle. La Cour a mis en garde les décideurs contre la formulation d’hypothèses non fondées voulant que les agents de persécution se comportent de façon rationnelle (Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116 au para 8; Senadheerage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 968 au para 19; Reyad Gad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 303 au para 11). Dans un contexte de violence familiale, cela pourrait aussi mener à un raisonnement problématique qui porterait à croire qu’il existe des mesures que les victimes peuvent prendre pour éviter de s’attirer la violence de leur agresseur.

[22] De plus, la SAR n’explique pas en quoi la situation de Mme Aedo diffère de celle de sa sœur et de son frère pour qui, tout comme pour leur mère, il a été conclu qu’il n’existait pas de PRI valable au Chili. La Cour a expliqué qu’il « incombait au commissaire de la SPR qui arrive à une conclusion différente de celle rendue par un autre commissaire à l’égard d’une demande présentée par un membre de la famille dans des circonstances similaires d’expliquer les raisons pour lesquelles il est parvenu à une conclusion contradictoire » (Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251 au para 25). La SAR n’a pas expliqué pourquoi la conclusion sur la PRI, plus précisément sur la motivation du père de Mme Aedo à continuer de commettre des actes de violence au Chili et les moyens dont il dispose pour le faire, conclusion qui avait été rendue par un autre commissaire de la SAR au sujet de la sœur et du frère de Mme Aedo, ne s’appliquerait pas également aux demandeurs.

VI. Dispositif

[23] Les erreurs de la SAR décrites plus haut, cumulativement, donnent lieu à une analyse de la PRI qui n’est ni cohérente ni justifiée lorsqu’elle est examinée en fonction de la preuve et des observations qui ont été présentées à la SAR. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


LA COUR REND LE JUGEMENT QUI SUIT :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

blank

« Lobat Sadrehashemi »

blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6633-22

 

INTITULÉ :

FANNY CAROL ANDREA AEDO ARANCIBIA ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 SEPTEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Keenan

POUR LES DEMANDEURS

 

Elijah Lo Re

John Provart

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice and Associates

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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