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Date : 20230928

Dossier : T-2025-22

Référence : 2023 CF 1309

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ETHEL MABEL ARACIL-MORIN,

ESPANA ARACIL-MORIN

et REMEDIOS GARRITTY

demandeurs

et

LA NATION CRIE D’ENOCH

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Ethel Mabel Aracil-Morin (Ethel), son fils, Espana Aracil-Morin (Espana), et sa fille, Remedios Garritty (Remedios), sollicitent le contrôle judiciaire des décisions datées du 17 août 2022 rendues par le chef et le Conseil de la Nation crie d’Enoch (la NCE) par lesquelles les demandes présentées par Espana et Remedios visant l’obtention du statut de membre de la NCE ont été rejetées (les décisions contestées). Par souci de commodité, et non par un quelconque manque de respect, je désignerai les demandeurs par leurs prénoms respectifs.

[2] Ethel est membre de la NCE. Les demandes de ses enfants, Espana et Remedios, visant l’obtention du statut de membres de la NCE, ont été rejetées en application du code d’appartenance de la NCE de 2004, car Espana et Remedios sont membres d’une autre bande. Dans la présente demande, ils soutiennent que les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 donnent lieu à de la discrimination fondée sur le sexe, ce qui contrevient à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], de la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11. À titre subsidiaire, ils soutiennent que les décisions contestées qui ont été rendues par la NCE sont déraisonnables.

[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire. Bien que les décisions contestées de la NCE de ne pas accorder aux enfants d’Ethel le statut de membre de la communauté d’origine de cette dernière soient regrettables, la preuve est insuffisante pour étayer l’allégation selon laquelle les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 sont discriminatoires et contraires à l’article 15 de la Charte. En outre, les décisions contestées rendues par le chef et le Conseil de la NCE sont raisonnables, puisqu’elles s’accordent avec le libellé clair du code d’appartenance de la NCE de 2004.

I. Le contexte factuel

[4] La NCE est une Première Nation du Traité no 6 située au nord-ouest d’Edmonton, en Alberta, qui compte environ 1 900 membres. Ethel est née le 18 juin 1948, et a acquis la qualité de membre de la NCE à la naissance.

[5] En 1966, Ethel a épousé un homme de la Nation crie de Kehewin (la NCK). À cette époque, en application de l’article 14 de la Loi sur les Indiens, SC 1951, c 29 [la Loi sur les Indiens de 1951], son mariage avec un membre de la NCK a entraîné le transfert de son appartenance de la NCE à la NCK.

[6] En 1971, Ethel a divorcé de son époux, mais elle est demeurée membre de la NCK.

[7] En 1975, Ethel a épousé un homme non-autochtone et, en application de l’alinéa 12(1)b) de la Loi sur les Indiens de 1951, elle a perdu son statut d’Indienne.

[8] En 1985, la Loi modifiant la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c 32 (1er suppl.), qui était connue sous le nom de projet de loi C-31, a été adoptée dans le but de remédier aux dispositions historiquement discriminatoires de la Loi sur les Indiens de 1951 qui privaient les femmes de leurs droits et, par extension, les enfants de ces dernières des leurs.

[9] En 1987, Ethel a retrouvé son statut d’Indienne. Elle est demeurée membre de la NCK, la bande dont elle était membre lorsqu’elle avait perdu son statut.

[10] Sa fille, Remedios, est née en 1973 et a obtenu le statut d’Indienne en 1976. Le fils d’Ethel, Espana, est né en 1983 et a obtenu le statut d’Indien après la promulgation du projet de loi C‑31.

[11] Remedios et Espana ont également été inscrits comme membres de la NCK sur le fondement de l’appartenance de leur mère à cette bande.

[12] En 1987, conformément au paragraphe 10(1) de la Loi sur les Indiens, la NCE a promulgué son premier code d’appartenance. Le code d’appartenance de la NCE de 1987 permettait le transfert du statut de membre d’une autre bande à la NCE, à condition que cette personne renonce au statut de membre de l’autre bande.

[13] En 2002, Ethel a demandé le transfert de son statut de membre à la NCE en application du code d’appartenance de 1987. Le 11 décembre 2002, sa demande visant l’obtention du statut de membre à la NCE a été approuvée.

[14] En 2004, la NCE a adopté son code d’appartenance actuel qui comprend à l’article 4.2 la mention suivante : [traduction] « Toute personne qui est membre ou un Indien(ne) d’une autre bande, ou qui l’a déjà été, n’a pas le droit au statut de membre ».

[15] Le 9 mai 2021, Espana et Remedios ont chacun présenté une demande visant l’obtention du statut de membre de la NCE. Le 10 juin 2021, le commis responsable de la liste des effectifs de la NCE a rejeté chacune des deux demandes sur le fondement de l’article 4.2 du code d’appartenance de la NCE de 2004.

[16] Espana et Remedios ont fait appel de cette décision auprès du chef et du Conseil de la NCE. Le 16 février 2022, leurs appels respectifs ont été entendus; ces appels ont été rejetés par le chef et le Conseil de la NCE le 7 mars 2022..

A. Les décisions faisant l’objet du présent contrôle

[17] Le 17 août 2022, le chef et le Conseil de la NCE ont fourni des motifs par écrit de leurs décisions à Espana et Remedios. Les décisions contestées sont identiques et renferment les paragraphes suivants :

[traduction]
Votre appel a été entendu par le chef et le Conseil de la Nation crie d’Enoch.

Nous avons le regret de vous informer que votre appel relatif à la Demande d’appartenance a été rejeté. Sous la rubrique 4.0 – Personnes non admissibles au statut de membre du code d’appartenance de la Nation crie d’Enoch en vigueur depuis le 4 avril 2004, l’article 4.1 est libellé ainsi : « Toute personne qui est membre ou un Indien(ne) d’une autre bande, ou qui l’a déjà été, n’a pas le droit au statut de membre ».

Le chef et le Conseil de la Nation crie d’Enoch se sont réunis aux dates suivantes :

Le 16 février 2022; tenue de l’audience d’appel.

Le 7 mars 2022; décision à la suite de l’audience d’appel.

Issue de l’audience d’appel; le 7 mars 2022, les appelants, Mme Remedios Garritty et M. Espana Aracil, ont respectivement été déboutés au titre du code d’appartenance actuel.

La décision a été prise de rester fidèle au code d’appartenance actuel de la Nation crie d’Enoch. Pour de plus amples renseignements, ou si vous avez quelque question que ce soit, veuillez communiquer avec les Services relatifs à l’appartenance de la Nation crie d’Enoch.

II. La preuve

[18] Le dossier des demandeurs comprend les affidavits présentés en preuve suivants : l’affidavit d’Espana Aracil-Morin souscrit le 24 novembre 2022, l’affidavit d’Ethel Aracil-Morin souscrit le 25 novembre 2022, l’affidavit de Remedios Garritty souscrit le 25 novembre 2022, et l’affidavit de Sonya McDonald souscrit le 12 janvier 2023.

[19] Le défendeur s’appuie sur l’affidavit de Sonya McDonald souscrit le 12 janvier 2023.

[20] Un dossier certifié du tribunal (le DCT) a également été déposé au nom de la NCE.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[21] Le présent contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A. Les questions préliminaires

B. Les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 contreviennent-elles à l’article 15 de la Charte?

C. Les décisions contestées qui ont été rendues par la NCE sont-elles raisonnables?

[22] Les parties n’ont pas présenté d’observations au sujet de la norme de contrôle applicable à la contestation, fondée sur la Charte, des dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004.

[23] La Cour suprême du Canada a affirmé qu’une décision administrative dont la question est de savoir si l’une des dispositions de la loi habilitante d’un décideur viole la Charte doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 57). Récemment, la Cour fédérale a conclu qu’une contestation fondée sur l’article 15 de la Charte concernant la politique de vote d’une Première Nation est une question constitutionnelle qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte (McCarthy c Première Nation Whitefish Lake #128, 2023 CF 220 au para 54).

[24] Par conséquent, à mon avis, la question de savoir si les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 contreviennent à la Charte doit être examinée selon la norme de la décision correcte.

[25] Le bien-fondé des décisions contestées qui ont été rendues par le chef et le Conseil de la NCE et par lesquelles les demandeurs se sont vu refuser le statut de membre est assujetti à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 10, 23 et 25); Conseil de bande de la Première Nation Peters c Peters, 2019 CAF 197 au para 44).

IV. Analyse

A. Les questions préliminaires

[26] À titre de question préliminaire, la NCE soutient que la Cour ne devrait pas tenir compte des arguments fondés sur la Charte avancés par les demandeurs, car ces derniers les ont invoqués pour la première fois dans le cadre du présent contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association 2011 CSC 61 au para 22).

[27] Cependant, en examinant le DCT, je relève que les demandeurs ont soulevé des arguments relatifs à la discrimination dans le cadre de leurs appels respectifs interjetés auprès du chef et du Conseil de la NCE. Plus précisément, le procès-verbal de la réunion de la NCE daté du 16 février 2022 indique que les demandeurs ont fait valoir que le code d’appartenance de la NCE de 2004 était discriminatoire. Dans ses observations lors de la réunion, « Remi » (Remedios) a déclaré que [traduction] « ce code est discriminatoire ».

[28] Dans ces circonstances, bien que les demandeurs n’aient pas expressément soulevé l’argument fondé sur l’article 15 de la Charte auprès du chef et du Conseil de la NCE, je suis convaincue que la question de la discrimination a été soulevée dans leurs appels respectifs. Par conséquent, je ne souscris pas à l’affirmation de la NCE selon laquelle il s’agit d’une question invoquée pour la première fois dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[29] Dans un argument connexe, dans leurs observations écrites, la NCE s’oppose également à ce que la Cour considère [traduction] « l’ensemble du dossier de preuve à l’appui des arguments relatifs à la Charte » y compris les renseignements à l’appui des affidavits d’Ethel Aracil-Morin, d’Espana Aracil-Morin et de Remedios Garritty en tant que nouvelle preuve.

[30] Comme je l’ai mentionné, je suis convaincue que les demandeurs ont soulevé la « discrimination » en tant que question auprès du chef et du Conseil de la NCE relativement au code d’appartenance de la NCE de 2004. En outre, j’estime que le dossier de preuve à l’appui des observations relatives à la Charte fournit des informations générales et, par conséquent, relève d’une exception reconnue (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20).

[31] Je vais donc examiner l’ensemble des éléments de preuve déposés par les demandeurs.

B. Les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 contreviennent-elles à l’article 15 de la Charte?

[32] Au titre de l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, les demandeurs ont signifié un avis de question constitutionnelle au défendeur, ainsi qu’à chacun des procureurs généraux provinciaux et territoriaux. Aucun des procureurs généraux n’a déposé de preuve ou n’a participé à l’audition de la présente affaire.

[33] Les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire selon lequel les articles 3.1, 4.2 et 5 du code d’appartenance de la NCE de 2004 violent l’article 15 de la Charte et sont donc inconstitutionnels.

[34] Le code d’appartenance de la NCE est entrée en vigueur le 4 avril 2004. Les paragraphes d’introduction de ce code sont libellés ainsi :

[traduction]

ATTENDU QUE la Nation crie d’Enoch a des valeurs, des traditions et des droits inhérents, y compris des droits issus de traités et le droit à l’autodétermination;

ET ATTENDU QUE la Charte canadienne des droits et libertés, ou toute autre loi du Canada, ne peuvent porter atteinte aux droits inhérents et aux droits issus de traités de la Nation crie d’Enoch;

ET ATTENDU QUE la Nation crie d’Enoch est responsable de sa liste de membres depuis le 25 juin 1987, du fait de l’approbation de la majorité de ses membres;

ET ATTENDU QUE la Nation crie d’Enoch souhaite modifier et clarifier son code existant connu sous le nom « code d’appartenance de la tribu d’Enoch » adopté le 25 juin 1987 et modifié le 11 décembre 1997;

PAR CONSÉQUENT, la Nation crie d’Enoch a promulgué le présent code d’appartenance avec l’approbation de la majorité de ses électeurs pour remplacer le « code d’appartenance de la tribu d’Enoch » (1987, modifié en 1997).

[35] Les dispositions précises contestées par les demandeurs sont les suivantes :

[traduction]

3.1 Toute personne suivante pourra être ajoutée à la liste de membres si elle en fait la demande et fournit une preuve satisfaisante de son droit à l’appartenance :

a) Un(e) Indien(ne) dont les deux parents sont membres et dont au moins un grand-parent admissible est membre; [voir l’annexe « A »]

b) Un(e) Indien(ne) dont l’un des parents est membre et dont l’autre parent est un(e) Indien(ne), et qui a au moins un grand-parent admissible qui est membre; [voir l’annexe « B »]

c) Un(e) Indien(ne) dont l’un des parents est membre et dont l’autre parent est un(e) non-Indien(ne), et qui a au moins un grand-parent admissible qui est membre;

à condition que la personne ne soit pas membre d’une autre bande et ne l’ait jamais été.

[…]

4.2 Toute personne qui est membre ou un Indien(ne) d’une autre bande, ou qui l’a déjà été, n’a pas le droit au statut de membre.

[…]

5.7 Si un demandeur satisfait aux critères d’admissibilité, le commis doit :

a) aviser par écrit le demandeur et le Conseil de sa décision d’ajouter le nom du demandeur à la liste de membres, si aucun appel n’est interjeté au terme du délai d’appel de trente (30) jours.

b) afficher dans le bureau administratif de la NCE et dans un autre lieu public de la réserve un avis relatif à la décision d’ajouter le demandeur à la liste de membres, si aucun appel n’est interjeté au terme du délai d’appel de trente (30) jours.

5.8 Si un demandeur ne satisfait pas aux critères d’admissibilité, le commis avise par écrit le demandeur et le Conseil de la décision de rejeter la demande de statut de membre présentée par le demandeur.

[36] Le paragraphe 15(1) de la Charte est libellé ainsi :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[37] Dans leurs observations écrites, les demandeurs présentent leurs arguments fondés sur la Charte de la manière suivante :

[traduction]

2. En toute déférence, les demandeurs soutiennent que les décisions contestées par lesquelles leurs demandes de statut de membre de la NCE ont été refusées sont fondées sur des dispositions du code d’appartenance de la Nation crie d’Enoch qui établissent une discrimination fondée sur le sexe en violation de l’article 15 de la Charte et qui ne sont pas justifiées au regard de l’article premier. Par conséquent, les dispositions en question sont inconstitutionnelles.

[Notes de bas de page omises.]

[38] Les demandeurs soutiennent que le traitement historiquement discriminatoire de leur mère, Ethel, est perpétué par les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004, en raison desquelles ils ne peuvent pas devenir membres de la NCE. Comme il est mentionné ci-dessus, Ethel a perdu sa qualité de membre de la NCE et est devenue membre de la NCK à la suite d’un mariage. En 1975, après avoir épousé un homme non-autochtone, Ethel a perdu son statut d’Indienne.

[39] Après la rectification des dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens en 1985, Ethel a retrouvé son statut d’Indienne et a été inscrite sur la liste de membres de la NCK, soit la bande dont elle était membre à l’époque où elle avait perdu son statut. Par conséquent, ses enfants sont également devenus membres de la NCK.

[40] Ethel a demandé le rétablissement de sa qualité de membre de la NCE au titre du code d’appartenance de la NCE de 1987, et sa demande a été accueillie. Cependant, lorsqu’Espana et Remedios ont présenté une demande de statut de membre auprès de la NCE, le code d’appartenance de la NCE de 2004 avait été promulgué. Leurs demandes respectives ont donc été rejetées en raison de leur statut de membre de la NCK.

[41] Les demandeurs soutiennent que le code d’appartenance de la NCE de 2004 incorpore les dispositions de la Loi sur les Indiens de 1985 qui ont été jugées discriminatoires dans la décision McIvor v Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153 au para 9 [McIvor] et la décision Descheneaux c Canada (Procureur général), 2015 QCCS 3555 [Descheneaux]. Dans ces décisions, il a été conclu que la différence de traitement à l’égard des parties demanderesses, fondée sur la discrimination à l’encontre des mères et des grands-mères de ces dernières en application de la Loi sur les Indiens, a produit des effets qui constituent une discrimination au sens de l’article 15 de la Charte.

[42] Les décisions McIvor et Descheneaux concernent le statut au titre de la Loi sur les Indiens. En l’espèce, les trois demandeurs détiennent un statut au titre de la Loi sur les Indiens. En l’espèce, ce n’est pas le statut d’Indien qui est en cause, mais le statut de membre d’une bande.

[43] Comme il est mentionné ci-dessus, le statut de membre d’Ethel au sein de la NCE a été rétabli avant l’entrée en vigueur du code d’appartenance de la NCE de 2004. Par conséquent, j’estime que les demandeurs ne soutiennent pas que le code d’appartenance de la NCE de 2004 est discriminatoire à l’égard d’Ethel elle-même. La question est de savoir si les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 sont discriminatoires à l’égard d’Espana et de Remedios.

[44] À l’appui de leur argument selon lequel le code d’appartenance de la NCE de 2004 est discriminatoire, les demandeurs s’appuient sur la décision McCallum c Première Nation Crie de Canoe Lake, 2022 CF 969 [McCallum] dans laquelle la Cour a jugé que le raisonnement suivi dans les décisions McIvor et Descheneaux s’appliquait aux allégations de discrimination au titre d’un code d’appartenance d’une bande promulgué en vertu de l’article 10 de la Loi sur les Indiens. Dans la décision McCallum, il était question d’un code d’appartenance qui était fondé sur des dispositions de la Loi sur les Indiens qui ont été jugées contraires à l’article 15 de la Charte parce qu’elles perpétuaient la discrimination.

[45] Les demandeurs soutiennent que, selon les décisions McIvor, Descheneaux et McCallum, les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 (les articles 3.1, 4.2 et 5) qui les privent du droit au statut de membre de la NCE en raison de leur appartenance à la NCK perpétuent les dispositions discriminatoires qui figuraient auparavant dans la Loi sur les Indiens. Ils ne sont membres de la NCK qu’en raison des effets discriminatoires que les anciennes dispositions de la Loi sur les Indiens avaient eus sur leur mère. Ainsi, ils soutiennent que l’effet générationnel de l’article 14 de la Loi sur les Indiens est « répété » dans la version actuelle du code d’appartenance de 2004 de la NCE, de manière similaire à l’effet de la Loi sur les Indiens sur le code d’appartenance dans l’affaire McCallum.

[46] La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère applicable en ce qui concerne l’article 15 de la Charte au paragraphe 28 de l’arrêt R c Sharma, 2022 CSC 39 [Sharma], dans lequel elle relève que le critère servant à évaluer une allégation fondée sur l’article 15 oblige l’auteur de l’allégation à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée :

a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;

b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage [Renvoi omis.].

[47] En ce qui concerne la première étape de l’analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, je relève que le code d’appartenance de la NCE de 2004 ne crée pas, à première vue, de distinction apparente fondée sur le sexe. Les faits de la présente affaire diffèrent de ceux en cause dans la décision McCallum, même si les demandeurs s’appuient sur cette dernière. Dans la décision McCallum, la Cour a conclu que le code d’appartenance incorporait directement les dispositions historiquement discriminatoires de la Loi sur les Indiens qui contrevenaient à l’article 15 de la Charte (McCallum, aux para 100-102).

[48] En l’espèce, sur le fondement des termes utilisés, le code d’appartenance de la NCE de 2004 n’intègre pas de dispositions de la Loi sur les Indiens qui créent une distinction fondée sur un motif analogue ou énuméré. Le code d’appartenance indique uniquement que [traduction] « [t]oute personne qui est membre ou un Indien(ne) d’une autre bande, ou qui l’a déjà été, n’a pas le droit au statut de membre ».

[49] Toutefois, la Cour doit également examiner si, sur le fondement du sexe, le code d’appartenance de la NCE de 2004 crée un « effet disproportionné » sur les demandeurs ou contribue à un tel effet (Sharma, au para 31).

[50] En l’espèce, il n’est pas contesté que les demandeurs, Espana et Remedios, sont membres de la NCK en raison du fait que leur mère avait été membre de la NCK, par application des dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens de 1951. Il n’est pas non plus contesté qu’Espana et Remedios se sont vu refuser le statut de membre au sein de la NCE en raison de leur statut de membre au sein de la NCK. Par conséquent, il existe une relation de cause à effet entre la discrimination subie par Ethel et le fait que ses enfants n’ont pas pu devenir membres de sa communauté d’origine.

[51] Ainsi, le code d’appartenance de la NCE de 2004 a un effet disproportionné sur Espana et Remedios qui peut être attribuable à la discrimination historique subie par leur mère.

[52] Bien que le défendeur prétende que la discrimination historique subie par Ethel ne peut être invoquée à l’appui de l’allégation d’Espana et de Remedios fondée sur l’article 15 de la Charte, je juge que les décisions McIvor, Descheneaux et McCallum vont à l’encontre de cette prétention. En outre, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle les allégations de discrimination formulées par Espana et Remedios, qui sont fondées sur les effets de la discrimination à l’égard de leur mère, constituent une tentative d’application rétroactive de la Charte (McIvor, au para 62).

[53] Bien que le défendeur soutienne que les demandeurs auraient pu demander le statut de membre sous le régime du code d’appartenance de 1987 (comme l’a fait leur mère), il s’agit, à mon avis, d’un argument hypothétique qui ne répond pas à la question de savoir si la version actuelle du code d’appartenance de la NCE de 2004 a un effet disproportionné sur les demandeurs.

[54] Néanmoins, même si les demandeurs peuvent établir que le code d’appartenance à la NCE de 2004 a un effet disproportionné sur eux, ils doivent également satisfaire au deuxième volet du critère de l’analyse fondée sur l’article 15 et démontrer que la distinction en cause impose des fardeaux ou refuse des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage.

[55] En ce qui concerne le deuxième volet du critère relativement à l’analyse fondée sur l’article 15, il incombe aux demandeurs de démontrer que la distinction leur a causé un préjudice. Le préjudice peut prendre la forme d’une exclusion ou d’un désavantage économique, d’une exclusion sociale, de préjudices psychologiques, de préjudices physiques ou d’une exclusion politique (Sharma, aux para 51-53).

[56] En l’espèce, les demandeurs ont établi qu’ils se sont vu refuser le statut de membre au sein de la NCE, soit la communauté d’origine de leur mère, mais ils n’ont fourni aucune preuve permettant d’établir que ce refus renforce, perpétue ou accentue un désavantage (Sharma, au para 28). Rien ne prouve que les demandeurs soient empêchés de rendre visite aux membres de leur famille au sein de la NCE. Rien ne prouve non plus qu’ils ne sont pas en mesure de participer aux activités communautaires et culturelles de la NCE. Les demandeurs n’ont pas non plus soumis de preuve permettant d’établir l’existence de différences entre la NCK et la NCE en ce qui concerne les avantages liés au statut de membre de l’une ou l’autre des bandes. Enfin, aucune preuve ne permet d’établir l’existence d’une d’exclusion ou d’un désavantage économique, d’une exclusion sociale, de préjudice psychologique, de préjudice physique ou d’une exclusion politique.

[57] Par conséquent, même si le code d’appartenance de la NCE de 2004 a un effet disproportionné sur Espana et Remedios, aucune preuve ne démontre que ces derniers ont été privés d’un avantage suffisant leur permettant de satisfaire au deuxième volet du critère de l’analyse fondée sur l’article 15 de la Charte. Par conséquent, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait.

[58] En résumé, le caractère discriminatoire des anciennes dispositions de la Loi sur les Indiens n’est pas contesté. Il n’y a pas non plus de contestation sur le sens des décisions McIvor, Descheneaux et McCallum. Toutefois, pour les raisons exposées ci-dessus, je suis d’avis que la situation d’Espana et de Remedios se distingue de celle des parties demanderesses dans ces décisions et que les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 diffèrent de celles en cause dans ces décisions.

[59] Comme j’ai conclu qu’aucune violation de l’article 15 de la Charte n’a été établie, il n’est pas nécessaire de se pencher sur l’article premier de la Charte.

C. Les décisions contestées qui ont été rendues par la NCE sont-elles raisonnables?

[60] Ayant traité de la contestation constitutionnelle du code d’appartenance de la NCE de 2004, j’aborderai maintenant la question du caractère raisonnable des décisions contestées. Plus précisément, la question est de savoir si les décisions contestées rendues par le chef et le Conseil de la NCE par lesquelles Espana et Remedios se sont vu refuser le statut de membre au sein de la NCE découlent d’une application raisonnable du code d’appartenance de la NCE de 2004.

[61] Les demandeurs soutiennent que les décisions contestées sont déraisonnables, parce qu’elles sont arbitraires et qu’elles conduisent au fait qu’Espana et Remedios sont traités différemment d’Ethel et d’autres membres de la bande qui ont sont devenus membres de la NCE par le passé suivant le transfert de leur statut de membre. Ils soutiennent qu’ils satisfont aux critères d’appartenance énoncés à l’alinéa 3.1c), puisqu’ils ont un parent qui est membre, mais qu’ils sont inadmissibles au statut de membre de la NCE en raison de leur statut de membre de la NCK.

[62] La différence de traitement entre Ethel et ses enfants découle toutefois des versions différentes du code d’appartenance en vigueur au cours des périodes pertinentes. La version du code d’appartenance de la NCE de 1987 au titre duquel Ethel avait présenté sa demande ne contenait pas de disposition interdisant le transfert du statut de membre d’une autre bande à la NCE. Le code d’appartenance de 1987 interdisait seulement le fait d’être membre de deux bandes à la fois. Par contre, le code d’appartenance de la NCE de 2004 introduit des restrictions relativement au transfert d’un statut de membre.

[63] Bien que les demandeurs s’appuient sur les décisions Samson Band of Indians v Canada (1988), 24 FTR 130 [Samson Band of Indians] et Garner c Première Nation Union Bar 2021 CF 657 [Garner] pour étayer leur argument selon lequel ils ont droit au statut de membre au titre du paragraphe 10(4) de la Loi sur les Indiens, ces décisions portent sur des faits différents. La décision Samson Band of Indians portait sur une action visant l’obtention d’un bref de mandamus enjoignant au ministre d’approuver le code d’appartenance proposé par la bande. L’action a été rejetée, car le code proposé ne concernait que les membres effectivement inscrits sur la liste avant 1987, et non ceux qui avaient le droit d’y être ajoutés. De plus, la décision Garner ne traite pas de la question de l’appartenance à la lumière du projet de loi C-31, mais plutôt du retrait du demandeur de la liste de membres d’une bande, sans préavis ni motifs et sans fondement juridique pour ce faire. Ces affaires n’appuient pas l’argument des demandeurs selon lequel ils ont le droit d’être membres de la NCE.

[64] Les demandeurs soutiennent en outre que même si la NCE a le droit de gérer sa liste de membres au titre de la Loi sur les Indiens, un tel droit est soumis à des limites. Ils s’appuient sur la décision Johnston c Bande indienne d’Okanagan, 2022 CF 1237, dans laquelle la Cour a relevé que les graves répercussions d’une décision relative au statut de membre sur la partie demanderesse s’avèrent un facteur qui doit être pris en compte dans l’évaluation par la Cour du caractère raisonnable de la décision (Johnston, au para 127). Je reconnais que la sévérité des décisions contestées est un facteur à prendre en compte dans l’analyse du caractère raisonnable de ces dernières, mais, comme je l’ai mentionné dans l’analyse fondée sur la Charte ci-dessus, les demandeurs n’ont fourni aucune preuve à l’appui d’une allégation selon laquelle les dispositions du code d’appartenance de la NCE de 2004 ont eu un effet disproportionné sur eux ou que celles-ci ont entraîné de graves répercussions à leur égard.

[65] Comme l’a relevé la Cour dans la décision Norris c Première nation de Matsqui, 2012 CF 1469, les individus n’ont pas un droit automatique au statut de membre d’une bande et ils doivent respecter le code d’appartenance pour devenir membres.

[66] De plus, dans la décision Cameron c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 CF 579, la Cour a confirmé que le chef et le Conseil sont tenus d’appliquer le code d’appartenance tel qu’il a été adopté par la bande, en déclarant ce qui suit :

[42] L’article 10, lit‑on au paragraphe 38 de l’arrêt Première nation des Abénakis d’Odanak c Canada, assure la protection des droits acquis. Il donne aux bandes indiennes la possibilité de décider de l’appartenance à leurs effectifs, laquelle appartenance est analogue à la citoyenneté en ce qu’elle comporte à la fois des droits et des obligations : participer aux élections de la bande, habiter dans la réserve, recevoir des prestations, etc. (Sandberg c Conseil de bande de la Nation crie de Norway House, 2005 CF 656, paragraphe 12). La notion d’appartenance est donc liée aux notions d’autonomie et de démocratie autochtones.

[…]

[44] Le paragraphe 10(9) de la Loi sur les Indiens fixe à la bande l’obligation de tenir la liste de ses membres, et le paragraphe 10(10) de la même loi lui confère le pouvoir d’y ajouter ou d’en retrancher des noms en conformité avec ses Règles d’appartenance. La tenue de la liste de bande en conformité avec les règles d’appartenance est une obligation de droit public; voir Scrimbitt c Conseil de la bande indienne de Sakimay, [2000] 1 CNLR 205, paragraphe 37.

[…]

[46] Les Règles d’appartenance prévoient expressément les modalités de leur modification (articles 26 à 29). La jurisprudence a établi que l’on ne peut modifier de telles règles à volonté; voir Angus c Première nation des Chipewyans des Prairies, précitée, paragraphe 55. Le conseil de bande est lié par les règles d’appartenance et ne peut s’en écarter; voir Sandberg c Conseil de bande de la Nation crie de Norway House, précitée, paragraphe 12.

[Non souligné dans l’original.]

[67] En l’espèce, le chef et le Conseil ont appliqué le libellé du code d’appartenance de la NCE de 2004 tel qu’il a été adopté par la NCE. Ce faisant, le chef et le Conseil ont agi de manière raisonnable et il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir.

V. Conclusion

[68] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, puisque les demandeurs n’ont fourni aucune preuve faisant état d’une différence de traitement qui perpétue un désavantage historique pour étayer leur allégation selon laquelle les dispositions contestées du code d’appartenance de la NCE de 2004 contreviennent à l’article 15 de la Charte.

[69] En outre, j’ai conclu que les décisions contestées sont raisonnables, car le chef et le Conseil ont appliqué le libellé clair du code d’appartenance de la NCE de 2004 à la situation des demandeurs. Toute différence de traitement entre Ethel et ses enfants découle du fait qu’un code d’appartenance différent était en vigueur au moment du transfert du statut de membre d’Ethel.

[70] Nonobstant ces conclusions, compte tenu des liens familiaux des demandeurs avec la NCE, il est regrettable qu’ils se soient vu refuser le statut de membre au sein de la communauté d’origine de leur mère.

[71] Normalement, la NCE, à titre de partie ayant eu gain de cause, aurait droit aux dépens. Toutefois, à mon avis, le présent contrôle judiciaire n’a pas été introduit de manière déraisonnable, car il soulève de véritables questions litigieuses concernant les répercussions, peut-être imprévues, du code d’appartenance de la NCE de 2004. Je suis également consciente que la NCE pourrait bientôt réviser son code d’appartenance pour remédier à cette situation.

[72] Dans les circonstances, je refuse d’adjuger les dépens à la NCE.

JUGEMENT dans le dossier T-2025-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


 

 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

 

T-2025-22

INTITULÉ :

ETHEL MABEL ARACIL-MORIN, ESPANA ARACIL-MORIN et REMEDIOS GARRITTY c LA NATION CRIE D’ENOCH

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 juillet 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 septembre 2023

COMPARUTIONS :

Dennis Callihoo

POUR LES DEMANDEURS

 

Evan C. Duffy

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dennis Callihoo, c.r.

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Evan C. Duffy

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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