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Date : 20230926


Dossier : IMM-8929-21

Référence : 2023 CF 1297

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

AHMED BABIKER IBRAHIM MOHAMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen du Soudan âgé de 35 ans. En mars 2019, il est entré au Canada de façon irrégulière en provenance des États-Unis et a présenté une demande d’asile. Toutefois, cette demande a été jugée irrecevable pour examen devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, car le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Le demandeur a été informé qu’il avait le droit de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) au titre de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Il a présenté la demande d’ERAR le 10 mai 2019.

[2] Dans une décision du 12 février 2020, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande. La décision a été communiquée au demandeur seulement 21 mois plus tard – le 26 novembre 2021. Le défendeur n’a produit aucune preuve pour expliquer le retard. Néanmoins, il est évident que la longue période qui s’est écoulée avant que la décision soit communiquée coïncide essentiellement avec les débuts de la pandémie mondiale de COVID-19.

[3] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision qui a rendue au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR et dans laquelle sa demande d’ERAR est rejetée. Il soutient que la décision lui a été communiquée tardivement, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale. Il prétend également que la décision est déraisonnable.

[4] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas d’avis qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale ou que la décision est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

II. CONTEXTE

A. Les antécédents personnels du demandeur

[5] Le demandeur est né au Soudan en avril 1988. En novembre 2005, il a pu entrer aux États-Unis en tant que personne à charge de son père, qui avait précédemment obtenu l’asile dans ce pays parce qu’il craignait d’être persécuté par les Frères musulmans. Le demandeur et sa famille immédiate se sont alors établis aux États-Unis.

[6] En mai 2007, le demandeur a été accusé de vol à main armée. Il a ensuite été déclaré coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de cinq ans. Il semble que la partie carcérale de la peine ait pris fin en mars 2014.

[7] Le 17 mars 2019, le demandeur est entré de manière irrégulière au Canada en passant par le poste frontalier du chemin Roxham. Lorsqu’il a été interrogé par les autorités canadiennes le lendemain, le demandeur a affirmé qu’après avoir purgé sa peine en 2014, les États‐Unis l’avaient renvoyé au Soudan. Il a dit qu’il y était resté jusqu’en décembre 2018 et qu’il était alors parti pour l’Égypte. De là, il était retourné aux États-Unis en mars 2019 en utilisant le passeport d’un ami. Après un bref séjour à New York, il s’était rendu au poste frontalier du chemin Roxham, où il avait présenté une demande d’asile. Le demandeur a affirmé qu’il craignait de retourner au Soudan, car, en décembre 2018, il y avait été arrêté, emprisonné et battu pour avoir participé à des manifestations contre le régime d’Omar el Bechir. Le demandeur a repris son exposé des faits dans les formulaires qu’il a remplis le 18 mars 2019 dans le cadre de sa demande d’asile.

[8] Par ailleurs, lorsqu’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada l’a interrogé plus longuement le 25 mars 2019, le demandeur a fini par admettre qu’il n’était jamais retourné au Soudan. Il était plutôt resté aux États-Unis jusqu’à son entrée au Canada.

[9] Comme il a été mentionné, puisque le demandeur a été jugé interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, il n’était pas admissible à présenter sa demande d’asile à la SPR et une mesure de renvoi a été prise à son égard. Cependant, il a été informé qu’il avait le droit de présenter une demande d’ERAR.

B. La demande d’ERAR du demandeur

[10] La demande d’ERAR se fondait uniquement sur la crainte du demandeur d’être persécuté et un risque de préjudice en raison [traduction] « d’une opinion politique imputée – celle de son père ».

[11] À l’appui de sa demande, outre le formulaire de demande type, le demandeur a fourni une lettre datée du 14 janvier 2002 qui provenait du ministère de la Justice des États-Unis et dans laquelle la demande d’asile de son père était approuvée, ainsi qu’une lettre de l’avocat de son père en Caroline du Nord, datée du 12 avril 2019, concernant les efforts en cours pour obtenir une compensation relativement aux propriétés expropriées par le gouvernement du Soudan, une copie des données biométriques du passeport de son père, et une lettre datée du 15 novembre 2005, de l’ambassade des États-Unis à Khartoum, au Soudan, qui confirmait l’approbation de la demande d’admission aux États-Unis présentée par le demandeur.

[12] Des observations écrites à l’appui de la demande d’ERAR ont également été fournies. Elles ne sont ni datées ni signées et ne sont pas présentées sur du papier à en-tête. Dans leur intégralité, les observations sur le fond de la demande sont les suivantes (la mise en évidence originale a été supprimée) :

[traduction]

Si M. Ahmed Mohamed est obligé de retourner au Soudan, il craint d’y être détenu, torturé ou tué en raison d’une opinion politique qui lui est imputée – celle de son père.

Son père a été arbitrairement arrêté par les Frères musulmans à Singha en 1995 pour avoir exprimé son opinion politique et a été détenu pendant vingt (20) jours au cours desquels il a été battu et traité de manière inhumaine. Aucune accusation n’a été portée contre lui et il n’a pas eu droit à un avocat.

La situation actuelle au Soudan s’est aggravée, comme en fait foi le cartable national de documentation à la disposition de la CISR. Le demandeur craint avec raison d’être persécuté et ne peut retourner au Soudan de peur de perdre la vie.

[13] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur se fonde sur un affidavit qu’il a souscrit le 11 janvier 2022. Ce que le demandeur appelle [traduction] « la demande d’ERAR et les documents à l’appui » correspondent à la pièce B jointe à cet affidavit. Les documents qui en font partie sont notamment ceux décrits ci-dessus. Toutefois, la pièce B comprend également une lettre non datée de deux pages signée par l’ancien avocat du demandeur (Dossier de demande, pages 61-62). Contrairement aux autres documents qui font partie de la pièce B, cette lettre n’est pas mentionnée dans la décision relative à l’ERAR et ne figure pas non plus dans le dossier certifié du Tribunal [le DCT]. J’examinerai ci-après l’utilisation qui peut être faite, le cas échéant, de cette lettre dans le cadre de la présente demande, ainsi que de plusieurs autres éléments de preuve nouveaux sur lesquels s’appuie le demandeur.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[14] La décision dans laquelle la demande d’ERAR est rejetée est datée du 12 février 2020. L’agent conclut que le demandeur n’a pas démontré qu’il existe plus qu’une simple possibilité de persécution au Soudan ou qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il serait exposé à la torture, à une menace pour sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités.

[15] L’agent conclut que le fait que le père du demandeur a obtenu le statut de réfugié aux États-Unis et que la famille se soit installée aux États-Unis établit que le père du demandeur a été persécuté dans le passé et que ce risque s’est étendu à la famille. Toutefois, ce qui précède [traduction] « ne permet pas pour autant d’établir que le demandeur a actuellement des motifs raisonnables de craindre d’être persécuté à l’avenir ». La lettre de l’avocat américain du père du demandeur et la copie du passeport du père du demandeur n’ont rien ajouté à cet égard. L’agent accepte que les autorités gouvernementales aient tenté d’enrôler le demandeur et ses frères pour participer à la guerre en 2000, mais estime que cela n’étaye pas un risque prospectif d’enrôlement forcé aujourd’hui.

[16] En ce qui concerne les événements plus récents, l’agent conclut que le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve objectifs suffisants pour confirmer sa participation à des manifestations contre le gouvernement el-Bechir en décembre 2018. (L’agent semble ne pas avoir tenu compte du fait que le demandeur avait retiré cette partie de son exposé initial). L’agent souligne qu’en tout état de cause, le gouvernement el-Bechir a été renversé en avril 2019 et que [traduction] « les éléments de preuve présentés aux fins de l’ERAR ne permettent pas de connaître les répercussions de ce changement de régime sur les risques prospectifs du demandeur ».

[17] Comme il est indiqué ci-dessus, le demandeur n’a été informé de cette décision que le 26 novembre 2021.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[18] Le demandeur conteste tant le caractère équitable de la procédure de traitement de sa demande d’ERAR que la décision rendue sur le fond de sa demande. Nul ne conteste en l’espèce la façon dont la Cour doit trancher ces questions lors d’un contrôle judiciaire.

[19] Premièrement, pour savoir si les exigences de l’équité procédurale ont été respectées dans le traitement de la demande d’ERAR, la cour de révision doit procéder à sa propre analyse du processus suivi et déterminer s’il était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, y compris celles mentionnées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21 à 28 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Canadien Pacifique) au para 54; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; et Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18. En pratique, cet exercice revient à appliquer la norme de la décision correcte : voir Canadien Pacifique, aux para 49-56 et Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35. Le seul argument du demandeur à cet égard est que le retard dans la communication de la décision relative à sa demande d’ERAR constitue un manquement à l’équité procédurale. La question en litige consiste à savoir si le demandeur a subi quelque préjudice en raison du retard dans la communication de la décision (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 867 au para 23).

[20] Deuxièmement, la décision de l’agent sur le fond de la demande d’ERAR est examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la décision « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

A. Question préliminaire – De quel élément de preuve peut-on tenir compte pour trancher la présente demande?

1) Introduction

[21] Comme il a été dit précédemment, en l’espèce, le demandeur s’appuie sur un affidavit qu’il a souscrit le 11 janvier 2022. Cet affidavit fournit, entre autres, des renseignements généraux non contestés. Toutefois, à d’autres égards, l’affidavit et les pièces qui y sont jointes complètent le dossier dont était saisi l’agent qui a tranché la demande d’ERAR. Le défendeur soutient que les nouveaux renseignements que contiennent cet affidavit et les pièces qui y sont jointes sont inadmissibles et que la Cour ne devrait pas en tenir compte.

[22] Comme je vais l’expliquer, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la Cour devrait faire abstraction d’une partie substantielle de l’affidavit du demandeur. Aucun des nouveaux renseignements contenus dans l’affidavit ne peut être utilisé pour évaluer le caractère raisonnable de la décision de l’agent. En outre, à mon avis, à une exception près, le demandeur ne peut pas non plus s’appuyer sur les nouveaux éléments de preuve pour démontrer qu’il a subi un préjudice en raison du retard dans la communication de la décision relative à l’ERAR.

2) Les principes applicables

[23] La règle générale veut que seuls les documents dont disposait le décideur original puissent être pris en compte dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, en général, une partie ne peut déposer de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 (Access Copyright) aux para 17-20; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13-28; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 aux para 7-9; et Andrews c Alliance de la fonction publique, 2022 CAF 159 au para 18.

[24] La justification de cette règle est fondée sur les rôles respectifs du décideur administratif et de la cour de révision (Access Copyright, aux para 17-18; Bernard, aux para 17-18; Andrews, au para 18). Le décideur administratif tranche l’affaire sur le fond, tandis que la cour de révision examine la légitimité, la rationalité et l’équité du processus suivi par le décideur (Vavilov, aux para 13, 23-24 et 82). Si elle est convaincue que la décision qui fait l’objet du contrôle est entachée d’une erreur à l’un ou l’autre de ces égards, la cour de révision doit aussi établir quelle serait la mesure appropriée sur le fondement de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[25] Il existe des exceptions à cette règle générale. Il est préférable de considérer les exceptions « comme des circonstances qui ne contreviennent pas à la logique de la règle générale » (Bernard, au para 14). Des exceptions seront faites uniquement dans les situations dans lesquelles l’admission, par la cour de révision, d’éléments de preuve « n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif » (Access Copyright, au para 20).

[26] Il existe trois exceptions bien établies : 1) des renseignements généraux; 2) une preuve faisant état de l’absence totale de preuve devant le décideur administratif sur une certaine question; 3) une preuve sur une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur administratif n’aurait pas pu être saisi et qui n’intervient pas dans le rôle du décideur administratif comme juge du fond (Bernard, au para 27).

[27] La troisième exception, qui est celle qui nous intéresse en l’espèce, est assujettie à une autre condition importante. En effet, si un élément de preuve relatif à l’une des questions énumérées « était disponible au moment de l’instance administrative en ce qui concerne la justice naturelle, l’équité procédurale, le but illégitime ou la fraude, la partie lésée devait s’opposer et présenter cet élément de preuve devant le décideur administratif. Lorsqu’une partie peut raisonnablement être considérée comme ayant eu la capacité de s’opposer devant le décideur administratif sans l’avoir fait, l’opposition ne peut être faite par la suite lors d’un contrôle judiciaire » (Bernard, au para 26).

[28] La liste des exceptions n’est pas close (Bernard, au para 28). D’autres exceptions peuvent être reconnues, pourvu qu’elles s’accordent avec la logique qui sous-tend la règle générale et, plus globalement, avec les valeurs du droit administratif (Bernard, au para 19). Le demandeur n’a pas proposé de nouvelle exception; il s’appuie plutôt sur la troisième exception énoncée ci‐dessus en faisant valoir que les nouveaux éléments de preuve et renseignements sont pertinents au regard du manquement allégué à l’équité procédurale.

3) L’application des principes

[29] En appliquant les principes bien établis énoncés ci-dessus, j’ai conclu qu’à une exception près, aucun des nouveaux éléments de preuve ou renseignements contenus dans l’affidavit du demandeur ne pouvait être pris en considération en l’espèce.

[30] Premièrement, comme il est indiqué ci-dessus, le dossier de demande présenté par le demandeur comprend un document de deux pages qui ne se trouve pas dans le DCT. Il s’agit d’une lettre non datée de l’ancien avocat du demandeur, adressée au [traduction] « Bureau compétent ». La lettre commence par signaler que la demande d’ERAR du demandeur [traduction] « signée le 1er mai 2019 et transmise n’a pas encore fait l’objet d’une décision définitive ». (La référence au 1er mai 2019 semble être une erreur, mais celle-ci n’a pas de conséquence en l’espèce). La lettre décrit ensuite la dégradation de la situation au Soudan, en particulier depuis le coup d’État militaire du 25 octobre 2020. (Il semble que cette date soit également erronée; le coup d’État en question a eu lieu en 2021). La lettre présente ensuite des observations très sommaires sur le fond de la demande d’ERAR. Il y est écrit que [traduction] « le retour de ce jeune homme au Soudan n’est pas du tout compatible avec la protection des droits de l’homme et de la dignité, indépendamment du “délit” qui a entaché son séjour aux États-Unis » et que [traduction] « le risque est éminent et clair, s’il doit retourner à son domicile d’origine comme cela a déjà été décrit dans la demande ». (La lettre contient également des observations sur le fait que le demandeur a désormais une bonne réputation.)

[31] Comme il a aussi été mentionné ci-dessus, le demandeur a joint ce document à son affidavit dans la même pièce que sa demande d’ERAR originale et les documents à l’appui. Il a décrit l’ensemble de ces documents comme étant sa [traduction] « demande d’ERAR et les documents à l’appui » (Affidavit d’Ahmed Babiker Ibrahim Mohamed souscrit le 11 janvier 2022, paragraphe 11). Le demandeur ne parle pas du fait que, à première vue, le document en question est manifestement postérieur aux observations initiales. Il ne contient pas non plus de précision sur la date à laquelle ce document a été présenté. En effet, l’affidavit ne présente aucun fondement pour l’affirmation (implicite) selon laquelle le document a bel et bien été transmis au décideur.

[32] Dans le mémoire en réplique déposé dans le cadre de la présente demande, le conseil du demandeur affirme (au paragraphe 14) que, [traduction] « conscient des récents changements politiques au Soudan, en particulier du coup d’État d’octobre 2021, l’avocat précédent du demandeur a présenté, au début du mois de novembre 2021, des observations supplémentaires [...]. » Cette affirmation n’est étayée par aucun élément de preuve et n’est pas non plus conforme au DCT. Lors de l’audience relative à la présente demande, le conseil du demandeur a affirmé que le document en question se trouvait dans le dossier que l’avocat actuel du demandeur avait reçu de l’ancien conseil.

[33] D’après le dossier dont je dispose, je ne suis pas convaincu que ces [traduction] « observations supplémentaires » aient été communiquées au décideur. (Si elles avaient été communiquées avant que le demandeur ne soit informé du résultat de la demande d’ERAR, la jurisprudence indique clairement que le décideur aurait été obligé d’en tenir compte : voir Chudal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1073 au para 19). Puisque le décideur n’en a pas été saisi, il ne peut en tenir compte pour évaluer le caractère raisonnable de la décision.

[34] À mon avis, ces « observations supplémentaires » ne peuvent pas non plus être utilisées pour étayer les arguments du demandeur relatifs à l’équité procédurale. En effet, elles auraient pu être communiquées au décideur, mais elles ne l’ont pas été.

[35] Il incombe au demandeur d’établir qu’il a subi un préjudice en raison de la communication tardive de la décision relative à sa demande d’ERAR 21 mois plus tard. Il soutient qu’il a subi un préjudice en raison de ce retard, étant donné que la situation s’est détériorée au Soudan pendant cette période. Toutefois, comme il est indiqué ci-dessus, le demandeur n’est pas autorisé à invoquer de nouveaux éléments de preuve pour établir un manquement à l’équité procédurale si ces éléments de preuve pouvaient être présentés devant le décideur administratif (voir Bernard, aux para 25 et 26). J’estime que c’est le cas en l’espèce. Le demandeur n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles, entre le moment où il a présenté sa demande d’ERAR en mai 2019 et celui où il a appris, en novembre 2021, qu’elle avait été rejetée, lui ou son conseil ne pouvaient pas continuer de mettre l’agent chargé de l’ERAR au courant de l’évolution de la situation au Soudan. Certes, selon le demandeur, son ancien conseil a au moins tenté de le faire, mais très tardivement. Dans les circonstances, le demandeur ne peut pas s’appuyer sur la lettre de deux pages de son ancien conseil.

[36] En tirant la conclusion qui précède, je constate que le demandeur n’a pas soulevé la question de l’inefficacité de l’assistance fournie par son ancien conseil.

[37] Deuxièmement, pour les mêmes raisons, il faut écarter les renseignements qui figurent aux paragraphes 12 à 14 de l’affidavit du demandeur et qui portent sur des événements qui se sont déroulés au Soudan de 2019 à 2021.

[38] Troisièmement, pour les mêmes raisons, les pièces D à G de l’affidavit du demandeur, qui sont des documents tirés de versions du cartable national de documentation pour le Soudan postérieures à la décision relative à l’ERAR, mais antérieures à la date à laquelle le demandeur a appris que sa demande d’ERAR avait été rejetée, ne peuvent pas être prises en considération.

[39] Enfin, la pièce H de l’affidavit du demandeur est un avertissement aux voyageurs daté du 5 janvier 2022 publié par le gouvernement du Canada concernant le Soudan. Comme ce document n’a pas été présenté au décideur, la Cour ne peut pas en tenir compte pour trancher la question du caractère raisonnable de la décision relative à l’ERAR. Une grande partie des renseignements contenus dans le document sont des renseignements généraux antérieurs au moment où le demandeur a appris que sa demande d’ERAR avait été rejetée; d’autres renseignements, en revanche, sont postérieurs à cette date et ces renseignements n’auraient pas pu être présentés devant le décideur.

[40] Il n’est pas nécessaire d’analyser en détail les renseignements sur lesquels le demandeur peut ou ne peut pas s’appuyer pour étayer son argument relatif à l’équité procédurale. Je suis prêt à accepter cette pièce comme élément de preuve que, au moins à la date du document, les renseignements sur l’état du pays sur la base desquels la décision relative à l’ERAR a été prise continuaient d’être désuets. La pièce, en tant que telle, est susceptible d’étayer l’argument du demandeur selon lequel il a subi un préjudice en raison de la communication tardive de la décision relative à sa demande d’ERAR.

B. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[41] Le demandeur soutient que la période de 21 mois qui s’est écoulée entre le moment où sa demande d’ERAR a été tranchée et le moment où il a été informé de la décision constitue un manquement à l’équité procédurale. En particulier, il soutient que la communication tardive lui a causé un préjudice parce que les conditions au Soudan se sont dégradées pendant qu’il attendait la décision. Par conséquent, la décision relative à l’ERAR n’était plus fondée sur les conditions en vigueur dans le pays. En guise de mesure de réparation, le demandeur sollicite l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire pour réexamen.

[42] Je ne suis pas convaincu qu’il y ait eu manquement à l’équité procédurale. Même en supposant, pour les besoins de l’analyse, que les renseignements sur lesquels se fonde la décision relative à l’ERAR étaient désuets au moment où le demandeur a été informé du résultat, la situation résultait de l’inaction du demandeur dans l’attente de la décision, et non de la communication tardive de celle-ci en tant que telle. Le demandeur avait au moins une part de responsabilité dans la communication au décideur de renseignements à jour sur la situation au Soudan et dans l’établissement d’un lien entre ces renseignements et la question du risque (Singh, au para 24; voir aussi Woldemichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 655, au para 30). Il ne peut pas se plaindre maintenant des conséquences de ses propres manquements. Je souligne une fois de plus que le demandeur n’a pas allégué l’inefficacité de l’assistance fournie par son ancien conseil.

[43] En outre, même si la décision relative à l’ERAR est fondée sur des renseignements désuets, je ne suis pas convaincu que, de ce fait et dans les circonstances particulières de l’espèce, le demandeur ait subi un préjudice.

[44] Il va sans dire qu’un examen des risques effectué en temps opportun est une mesure de protection cruciale adoptée par le Canada afin d’éviter que des personnes soient renvoyées vers un pays où elles risqueraient la persécution, la torture ou d’autres mauvais traitements : voir Ragupathy c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1370 au para 27; voir aussi mon analyse de la question dans Shaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 798, [2019] 4 RCF 288, aux para 33-44. Qu’un examen des risques ait été effectué ou non en temps opportun dépend des circonstances, notamment de la stabilité relative des conditions dans le pays et du temps entre le renvoi anticipé et le moment de la décision (Thiruchelvam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 585 au para 26). Comme la juge Tremblay-Lamer l’a énoncé dans la décision Revich c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 852, « pour que cet examen soit efficace et conforme à l’intention qu’avait le législateur en le créant, l’ERAR doit coïncider autant que possible avec le départ de l’intéressé du pays » (au paragraphe 16).

[45] En principe, la communication tardive de la décision relative à la demande d’ERAR aurait pu porter préjudice au demandeur, car la possibilité de son renvoi du Canada a été soulevée en fonction de renseignements qui n’étaient plus à jour. En fait, cependant, rien ne prouve que le demandeur risquait d’être renvoyé en novembre 2021 (lorsqu’il a été informé de la décision relative à sa demande d’ERAR) ou à tout autre moment par la suite. Si la situation devait changer, les agents d’exécution devraient examiner si de nouveaux risques étaient apparus depuis le dernier examen des risques avant renvoi : voir Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144 aux para 14-23. Comme le souligne le défendeur, c’est le moyen que le demandeur peut utiliser pour présenter les nouveaux éléments de preuve sur lesquels il a tenté de s’appuyer dans le cadre de la présente demande. Le demandeur peut également solliciter un nouvel examen des risques : voir le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, article 165.

[46] Enfin, dans les observations écrites qui accompagnaient la présente demande, le demandeur a soutenu que l’agent avait commis un manquement à l’équité procédurale en tirant une conclusion déguisée quant à la crédibilité de l’exposé de l’expérience du demandeur au Soudan en décembre 2018, sans avoir demandé la tenue d’une audience. Comme il a été dit plus haut, le demandeur a en fait retiré cette partie de son exposé initial avant de présenter sa demande d’ERAR. Il n’est donc pas surprenant que cet argument n’ait pas été invoqué lors de l’audition de la présente demande.

[47] Ce motif de contrôle judiciaire doit être rejeté.

C. La décision est-elle déraisonnable?

[48] Les arguments invoqués par le demandeur pour contester le caractère raisonnable de la décision reposent tous sur des renseignements qui n’ont pas été présentés à l’agent et qui ne sont pas inadmissibles, comme je l’ai déjà expliqué. Le caractère raisonnable de la décision ne peut être remis en cause par des éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur.

[49] Le demandeur a présenté ce qui ne peut être décrit que comme une demande d’ERAR très sommaire. La conclusion de l’agent selon laquelle il n’a pas réussi à établir un risque prospectif en vertu de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR était tout à fait raisonnable à la lumière du dossier dont disposait l’agent. Ce motif de contrôle judiciaire doit aussi être rejeté.

VI. CONCLUSION

[50] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[51] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8929-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8929-21

INTITULÉ :

AHMED BABIKER IBRAHIM MOHAMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

LE 26 SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

Pour le demandeur

David Knapp

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rameh Law

Mississauga (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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