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Date : 20231003


Dossier : IMM-2147-22

Référence : 2023 CF 1322

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SALMAN HERSI ABDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur affirme être Salman Hersi Abdi, un citoyen de la Somalie. Il a demandé l’asile au Canada parce qu’il craignait Al-Shabaab. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté la demande d’asile parce que le demandeur n’avait pas établi son identité.

[2] Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR.

[3] Dans une décision rendue le 21 février 2022, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas établi son identité. Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il soutient que la décision a été rendue sans égard aux exigences en matière d’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable.

[5] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que la décision est inéquitable ou déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. CONTEXTE

A. L’exposé circonstancié du demandeur

[6] Le demandeur affirme être Salman Hersi Abdi, un ressortissant somalien né à Mogadiscio le 26 mai 1997. Il affirme avoir vécu à Mogadiscio jusqu’en 2009, puis, en raison de la guerre civile sévissant en Somalie, sa famille et lui ont fui au Kenya. Le demandeur a d’abord vécu dans le camp de réfugiés de Dadaab, puis il a déménagé à Nairobi pour vivre avec un cousin et aller à l’école.

[7] Lorsqu’il vivait au Kenya, le demandeur a été victime de discrimination de la part de certains groupes anti‐somaliens et de la police (tous deux hostiles aux réfugiés somaliens en raison des activités d’Al-Shabaab), ainsi que d’actes de violence physique. En juin 2014, il a été poignardé à la cuisse lors d’une manifestation anti-somalienne à Nairobi.

[8] En raison de ces difficultés au Kenya, le demandeur est retourné à Mogadiscio le 19 novembre 2015. Après son retour, il a fait part de ses opinions négatives au sujet d’Al-Shabaab à quelques amis. Le lendemain, le demandeur a reçu un appel téléphonique d’un inconnu qui a menacé de le tuer s’il continuait à critiquer Al-Shabaab.

[9] Craignant pour sa vie, le demandeur est retourné au Kenya le 25 novembre 2015. Il y est resté environ un an. Lorsqu’il a appris que le Kenya prévoyait de renvoyer les réfugiés somaliens en Somalie, le demandeur a jugé qu’il n’était plus en sécurité dans ce pays. Grâce à ce qu’il dit être un passeport kényan modifié, le demandeur s’est enfui aux États-Unis le 17 novembre 2016. Après avoir séjourné aux États-Unis pendant quelques mois, le 20 février 2017, le demandeur est entré au Canada de manière irrégulière et a demandé l’asile.

[10] La demande d’asile du demandeur a d’abord été entendue par la SPR le 8 mai 2017. Dans une décision rendue le 18 mai 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile pour des motifs de crédibilité, d’identité et de possibilité de refuge intérieur. La Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur et a renvoyé l’affaire à la SPR pour un nouvel examen : voir Abdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 93.

B. La preuve relative à l’identité du demandeur

[11] Après que l’affaire a été renvoyée à la SPR, le ministre a déposé un avis d’intention d’intervenir. Dans le cadre de son intervention, le ministre a fourni des renseignements reçus des États-Unis selon lesquels, en juillet 2016, le demandeur a présenté une demande pour obtenir un visa américain à l’aide d’un passeport kényan au nom d’Abdikadir Ali Mohamed (né au Kenya le 1er juin 1991). Il voulait obtenir un visa afin de participer à un concours de débats d’étudiants à l’université Yale en novembre 2016.

[12] Lors de la deuxième audience devant la SPR, le demandeur a reconnu qu’il avait utilisé ce passeport pour demander un visa américain ainsi que pour partir en voyage en Thaïlande. Il a également reconnu qu’il s’agissait du passeport qu’il avait utilisé pour entrer aux États-Unis en novembre 2016. Il a maintenu, toutefois, l’avoir obtenu frauduleusement. Selon le demandeur, le passeport était authentique, mais sa photographie avait été substituée à l’originale. Il a également affirmé avoir délibérément détruit le passeport avant d’entrer au Canada parce qu’il craignait d’être expulsé si l’on découvrait qu’il voyageait avec un document frauduleux.

[13] Pour corroborer son témoignage selon lequel il n’est pas Abdikadir Ali Mohamed (un citoyen du Kenya), mais bien Salman Hersi Abdi (un citoyen de la Somalie), le demandeur s’est appuyé sur les éléments de preuve suivants :

  • a)Une pièce d’identité délivrée par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR) à Nairobi, au Kenya, en date du 8 juin 2010. Le document porte la photo du demandeur et indique qu’il est de nationalité somalienne. Le demandeur soutient qu’il s’agit de sa pièce d’identité bien qu’elle soit au nom de Sadam Hirsi Abdi. Selon lui, il s’agit d’une erreur de l’agent du HCR qui a préparé le document. Le demandeur a également reconnu que la pièce d’identité indique comme date de naissance le 1er janvier 1992, ce qui n’est pas sa date de naissance. Le demandeur a expliqué qu’il avait menti sur son âge à l’agent du HCR pour paraître plus âgé qu’il ne l’était. La pièce d’identité indique qu’elle était valide jusqu’au 7 juin 2012. Le demandeur a reconnu qu’il l’avait laissée expirer.

  • b)Une lettre de l’école Mary Happy à Nairobi, en date du 6 avril 2017, qui indiquait que Salman Hersi Abdi a fréquenté l’école de 2010 à 2015.

  • c)Un affidavit souscrit le 25 avril 2017 par Nimo Mohamed Abdule, un cousin du demandeur à Nairobi.

  • d)Un affidavit souscrit le 28 avril 2017 par Mohamed Mohamoud Omar, l’oncle maternel du demandeur, ainsi que le témoignage de M. Omar devant la SPR en 2017, lorsque la SPR a examiné la demande d’asile du demandeur pour la première fois. (M. Omar n’était pas disponible pour témoigner au nouvel examen de l’affaire).

  • e)Une lettre de Dejinta Beesha (Somali Multi-Service Centre [un centre multiservice somalien]), en date du 3 avril 2017, qui confirmait, sur la base d’un entretien et d’un questionnaire d’évaluation visant à vérifier son appartenance communautaire, que le demandeur est un citoyen somalien.

  • f)Une lettre de la Loyan Foundation, en date du 3 avril 2019, qui confirmait, sur la base d’un entretien et d’une évaluation visant à vérifier son appartenance communautaire, que le demandeur est un ressortissant somalien.

  • g)Un affidavit souscrit le 4 avril 2019 par Yahya Abdirahman Duhulow, une connaissance du demandeur à Toronto.

C. La décision de la SPR

[14] La nouvelle audience devant la SPR s’est déroulée sur trois jours, à savoir le 19 juillet 2019, le 22 avril 2021 et le 26 mai 2021.

[15] Dans une décision écrite rendue le 25 août 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La SPR n’était pas convaincue que le demandeur avait établi son identité selon la prépondérance des probabilités. L’identité étant le point de départ de toute enquête dans le cadre d’une demande d’asile, l’incapacité du demandeur à établir son identité a été fatale à sa demande.

[16] La SPR a d’abord souligné que le demandeur n’avait produit aucune pièce d’identité principale pour établir qu’il est Salman Hersi Abdi, un citoyen somalien né le 26 mai 1997. Par la suite, le commissaire s’est dit que, puisqu’il n’y avait pas de pièces d’identité principales, il devait [traduction] « prendre en considération les explications du demandeur d’asile sur les raisons justifiant l’absence de pièces d’identité, les efforts qu’il a déployés pour obtenir des pièces d’identité principales ainsi que des éléments de preuve de source secondaire, comme un témoignage ».

[17] En résumé, la SPR a conclu ce qui suit en ce qui concerne les sources secondaires de preuve de l’identité du demandeur :

  • La lettre de l’école Mary Happy n’a aucune valeur probante, car elle n’indique pas la nationalité ni la citoyenneté de l’étudiant concerné.

  • Le document du HCR ne comporte pas l’orthographe correcte du nom ni la date de naissance exacte de la personne que le demandeur prétend être. Le demandeur affirme qu’il était au courant des fautes d’orthographe, mais qu’il n’avait pris aucune mesure pour les corriger. De plus, il admet qu’il a délibérément fait une fausse déclaration sur son âge au HCR. Par conséquent, ce document n’a aucune valeur probante pour établir la prétendue identité du demandeur en tant que Salman Hersi Abdi ou sa nationalité en tant que citoyen somalien.

  • La SPR a reconnu que M. Omar (l’oncle maternel du demandeur) avait rencontré le demandeur au Kenya en 2016, mais la preuve n’a pas corroboré l’identité du demandeur ni sa nationalité somalienne ou kényane. La SPR a accordé peu de valeur à son affidavit et à son témoignage antérieur.

  • Dans son affidavit, M. Duhulow (une connaissance du demandeur à Toronto) affirme que le demandeur est né et a grandi en Somalie et il identifie le clan du demandeur, mais il n’explique pas comment il sait ces choses, par exemple, s’il les connaît personnellement ou s’il ne fait que répéter ce que le demandeur lui a dit. M. Duhulow ne dit pas si le demandeur a un statut au Kenya. M. Duhulow n’était pas disponible pour témoigner. Ces questions n’ont par conséquent pas pu lui être posées. La SPR a donc accordé peu d’importance à son affidavit.

  • M. Abdule (le cousin avec lequel le demandeur affirme avoir vécu à Nairobi) n’était pas disponible pour témoigner. Aucune pièce d’identité n’était jointe à son affidavit. Le document était truffé de fautes d’orthographe évidentes. La SPR a conclu : [traduction] « Étant donné que ce document est censé contenir des renseignements exacts et a des effets juridiques, ces nombreuses erreurs me font douter de son authenticité et, en conséquence, je ne lui accorde aucune valeur. »

[18] Quant au passeport kényan utilisé par le demandeur, la SPR a souligné que la possession d’un passeport national crée une présomption à première vue que le titulaire est un ressortissant du pays émetteur, à moins que le passeport lui-même n’indique le contraire. La SPR a estimé que le demandeur n’avait pas réfuté cette présomption par une preuve convaincante.

[19] Quoi qu’il en soit, la SPR a conclu que, même si elle reconnaissait que l’identité figurant sur le passeport (Abdikadir Ali Mohamed) était fausse, il n’y avait toujours pas de preuve crédible et fiable que le demandeur est bien celui qu’il prétend être (Salman Hersi Abdi, un ressortissant somalien). La SPR a déclaré : [traduction] « La demande d’asile du demandeur est sérieusement minée par le document du HCR que le demandeur a laissé expirer et qui contient des erreurs qu’il n’a pas pris la peine de corriger, en toute connaissance de cause, et qui a été fait avec une fausse date de naissance. Le demandeur ne peut pas s’appuyer sur de faux documents pour établir son identité. »

[20] Ayant jugé que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir son identité selon la prépondérance des probabilités, la SPR a rejeté la demande d’asile.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[21] La SAR a fourni des motifs longs et détaillés pour rejeter l’appel du demandeur. En résumé, la SAR a conclu ce qui suit :

  • La SPR a estimé à juste titre que le passeport kényan était présumé valide, que la possession de ce document donnait lieu à une présomption selon laquelle le demandeur était un ressortissant du Kenya et que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter ces présomptions par des éléments de preuve crédibles.

  • La SAR a souscrit à la position du demandeur selon laquelle la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte de son récit sur la manière dont il avait obtenu le passeport kényan. Lorsqu’elle a procédé à sa propre évaluation, la SAR a estimé que le récit n’était pas crédible parce que le demandeur avait dissimulé des renseignements importants sur les dates auxquelles il avait obtenu et utilisé le passeport kényan, parce que le récit avait évolué au fil du temps et parce qu’il contenait des incohérences importantes pour lesquelles il n’y avait pas d’explication crédible.

  • La SPR a conclu à juste titre que le document du HCR n’était pas d’une grande utilité pour établir l’identité du demandeur, car le nom et la date de naissance ne correspondaient pas à son identité déclarée. La SAR a rejeté les explications du demandeur au sujet des erreurs dans le document.

  • À l’instar de la SPR, la SAR a estimé que les autres éléments de preuve invoqués par le demandeur sont insuffisants pour établir son identité déclarée « en raison du manque de crédibilité et de l’absence de valeur probante de la plupart des éléments de preuve ». La SAR a analysé tous ces éléments de preuve en détail, notamment les lettres d’évaluation visant à vérifier l’appartenance communautaire que la SPR n’avait pas examinées dans ses motifs. La SAR a conclu que ces lettres « concordent avec l’identité déclarée de l’appelant » mais, dans la mesure où elles ne portent « que de manière générale sur des questions qui ne sont pas nécessairement propres aux ressortissants somaliens ou à l’identité personnelle de l’appelant », elles « peuvent également concorder avec les autres identités survenues dans la demande d’asile ». Autrement dit, les lettres permettent de prouver que l’origine ethnique du demandeur est somalienne, mais elles ont peu de force probante quant à son identité personnelle ou nationale. De même, la SAR a conclu qu’un titre de propriété (que la SPR n’a pas non plus examiné) n’a pas permis de déterminer le véritable nom du demandeur ni sa date de naissance.

[22] Après son appréciation indépendante des éléments de preuve, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas établi son identité déclarée. La SAR a déclaré : « Même après un examen des éléments de preuve de manière cumulative, l’identité déclarée de l’appelant n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités. » L’identité étant une question préalable, le demandeur ne peut pas être reconnu comme ayant qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[23] Le demandeur conteste à la fois l’équité de la procédure par laquelle la SAR a instruit son appel et la décision sur le bien-fondé de l’appel. La manière dont la Cour doit analyser ces questions dans le cadre du contrôle judiciaire n’est pas contestée.

[24] Premièrement, pour savoir si la SAR a respecté les exigences de l’équité procédurale, la cour de révision doit procéder à sa propre analyse du processus suivi par le décideur et déterminer s’il était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, y compris celles mentionnées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux paragraphes 21 à 28 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; et Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14. En pratique, cet exercice revient à appliquer la norme de la décision correcte : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 49‐56 et Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35. La question fondamentale est « celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 56. Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers la SAR à cet égard (Canada (Procureur général) c Ennis, 2021 CAF 95 au para 45). Il incombe au demandeur de démontrer que les exigences de l’équité procédurale n’ont pas été respectées.

[25] Deuxièmement, la décision de la SAR sur le bien-fondé de l’appel est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Lorsqu’elle applique cette norme dans le cadre de son analyse, la cour de révision doit d’abord « examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 84, guillemets internes et renvoi omis). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.).

[26] Pour qu’une décision soit jugée raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvoi omis). Par ailleurs, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‐ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible [...], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[27] Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Néanmoins, la norme de la décision raisonnable, et les critères de justification, d’intelligibilité et de transparence qui s’y rattachent, s’appliquent à la manière dont le décideur administratif apprécie la preuve dont il a été saisi et aux conclusions qui peuvent en être tirées (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 46). Par conséquent, les conclusions de fait défavorables et les hypothèses défavorables en matière de crédibilité doivent être justifiées par les éléments de preuve qui ont été présentés au décideur et doivent être énoncées dans les motifs du décideur (ibid.).

[28] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

A. La SAR a-t-elle dérogé aux principes d’équité procédurale?

[29] Le demandeur soutient que la SAR a dérogé aux principes d’équité procédurale à deux égards : premièrement, en soulevant une nouvelle question concernant la crédibilité du récit du demandeur sur la manière dont il a obtenu le passeport kényan; deuxièmement, en s’appuyant sur les transcriptions des audiences tenues le 19 juillet 2019 et le 22 avril 2021 pour tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité de ce récit, alors que le demandeur n’avait pas ces transcriptions en sa possession.

[30] Comme je l’explique ci‐après, je ne suis pas d’accord qu’il y a eu manquement aux principes d’équité procédurale eu égard à l’un ou à l’autre de ces deux points.

[31] Tout d’abord, en ce qui a trait aux conclusions défavorables de la SAR concernant la crédibilité du récit du demandeur sur la manière dont il a obtenu le passeport kényan, il est vrai que la SPR n’a pas abordé cette question. En effet, le fait que la SPR n’a pas tenu compte du [traduction] « témoignage et des explications [du demandeur] lors des deux audiences sur la manière dont il a obtenu le passeport kényan » était l’un des motifs d’appel soulevés par le demandeur devant la SAR. Selon le demandeur, la SPR avait [traduction] « omis de prendre en compte des éléments de preuve pertinents » (Mémoire de l’appelant, paragraphe 17). Le demandeur a également allégué que la SPR avait mal interprété la preuve qu’il avait présentée, selon laquelle le passeport n’était pas [traduction] « faux » et que seule la photographie avait été modifiée sur un passeport par ailleurs authentique (Mémoire de l’appelant, paragraphe 44), qu’elle [traduction] « n’a[vait] pas tenu compte » de son récit sur la manière dont il avait obtenu le passeport (Mémoire de l’appelant, paragraphe 50) et que la preuve relative à la situation dans le pays démontrant la facilité avec laquelle de fausses pièces d’identité peuvent être obtenues au Kenya [traduction] « corroborait le témoignage détaillé du demandeur d’asile sur la corruption et la manière dont il a pu obtenir ses faux documents kényans » (Mémoire de l’appelant, paragraphe 70). Plus généralement, le conseil a soutenu que le demandeur avait [traduction] « témoigné lors des audiences de manière directe, crédible et digne de confiance » et que son [traduction] « témoignage de plusieurs heures était cohérent avec son exposé circonstancié et les documents justificatifs, et qu’il n’était nullement évasif, exagéré ou embelli » (Mémoire de l’appelant, paragraphe 76).

[32] Au paragraphe 21 de la décision, la SAR a expliqué ainsi pourquoi, selon elle, elle pouvait se pencher sur la crédibilité du récit du demandeur en appel, même si la SPR ne l’avait pas fait :

L’appelant soutient qu’il a fourni un témoignage détaillé et crédible sur la façon dont il avait obtenu le passeport kényan et que la SPR n’a pas examiné son témoignage et a fait fi des éléments de preuve documentaire qui appuyaient son récit. Il affirme que la SPR était tenue d’établir la crédibilité de son récit concernant la façon dont il avait obtenu le passeport. Je suis d’accord avec l’appelant. Dans la présente affaire, la SAR peut arriver à ses propres conclusions quant à la crédibilité du témoignage de l’appelant. L’appelant a lui-même soulevé cette question dans le cadre de son appel. Un long témoignage a été fourni sur la question, et il fait partie du dossier de preuve. L’appelant a parfaitement connaissance des préoccupations en matière de crédibilité soulevées pendant la procédure de la SPR. Dans cette situation, puisque le rôle de la SAR est d’évaluer de manière indépendante les éléments de preuve et d’assurer le règlement définitif de la demande d’asile, la SAR peut évaluer la crédibilité du témoignage de l’appelant au sujet de son passeport kényan, question qui est le corollaire des arguments présentés en appel.

[33] Il n’y a pas lieu d’intervenir relativement à cette décision, laquelle est bien étayée par la jurisprudence, y compris les décisions Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093 aux paragraphes 38-39 et 47-48, et Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 166 aux paragraphes 27-28, toutes deux citées par la SAR. Comme la juge Walker l’a écrit dans la décision Nuriddinova, « [l]a SAR ne peut soulever une nouvelle question sans en aviser les parties, mais elle peut formuler des conclusions défavorables indépendantes quant à la crédibilité d’un appelant lorsque la crédibilité était en cause devant la SPR, que les conclusions de la SPR sont contestées dans le cadre d’un appel et que les conclusions additionnelles de la SAR découlent du dossier de preuve » (au para 47). C’est précisément le cas en l’espèce.

[34] De plus, la plainte formulée par le demandeur au sujet de l’utilisation par la SAR des transcriptions des audiences du 19 juillet 2019 et du 22 avril 2021 n’est pas fondée.

[35] Lorsque le demandeur a déposé son dossier de l’appelant le 18 octobre 2021, il avait demandé que ces transcriptions [traduction] « soient mises à sa disposition », car il [traduction] « n’a[vait] pas les moyens de les faire préparer ». Il a également demandé qu’il lui soit possible de déposer des observations écrites supplémentaires après avoir reçu les transcriptions. La SAR ne mentionne pas la demande de transcriptions dans sa décision (ni antérieurement); cependant, il ressort du dossier certifié du tribunal que les transcriptions des audiences figurent au dossier fourni à la SAR par la SPR.

[36] La SPR a fourni au demandeur et à son avocat un enregistrement sur CD de l’audience du 27 août 2021. L’alinéa 3(3)b) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, prévoit qu’un appelant doit inclure dans son dossier « la transcription complète ou partielle de l’audience de la Section de la protection des réfugiés, si l’appelant veut l’invoquer ». Le demandeur n’a fait valoir aucun précédent pour étayer son observation selon laquelle la SAR est tenue d’aider un appelant à satisfaire à cette exigence. Quoi qu’il en soit, le demandeur n’a pas non plus établi qu’il avait subi un préjudice du fait que la SAR s’était appuyée sur des transcriptions dont il ne disposait pas. Les éléments de preuve en question étaient ceux du demandeur et on lui avait fourni un enregistrement de ce témoignage. Dans le cadre du contrôle judiciaire, le demandeur n’a mentionné aucun argument qu’il n’a pas pu présenter à la SAR parce qu’il ne disposait pas d’une transcription. Dans ces circonstances, je suis convaincu que les principes de l’équité procédurale ont été respectés.

[37] Ce motif de contrôle judiciaire doit être rejeté.

B. La décision est-elle déraisonnable?

[38] Le demandeur soutient que la conclusion finale de la SAR selon laquelle il n’a pas réussi à établir son identité est déraisonnable. Je ne suis pas de cet avis.

[39] La SAR a fourni des motifs détaillés qui répondent aux arguments invoqués par le demandeur en appel. Dans le cadre de la présente demande, le demandeur tente essentiellement de plaider à nouveau son appel et m’invite ainsi à substituer mon opinion sur la preuve à celle de la SAR. Comme indiqué ci‐dessus, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable.

[40] Le demandeur n’a invoqué aucun motif d’appel ni aucun élément de preuve substantiel que la SAR aurait négligé et il n’a pas non plus démontré que l’analyse de la SAR souffre de lacunes fondamentales qui minent le caractère raisonnable de ses conclusions. Dans des motifs transparents et intelligibles, la SAR a expliqué pourquoi elle a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption de validité du passeport kényan qu’il a reconnu avoir utilisé ni, par conséquent, la présomption selon laquelle il est effectivement un ressortissant du Kenya. Essentiellement, les conclusions défavorables que la SAR a tirées sur la crédibilité du demandeur sont pleinement expliquées et justifiées à la lumière du dossier. De plus, la SAR a examiné chacun des éléments de preuve sur lesquels le demandeur s’est appuyé pour établir son identité déclarée et elle a expliqué pourquoi ces éléments de preuve n’étaient pas crédibles ou n’avaient pas de valeur probante (ou les deux). Contrairement à ce que le demandeur indique dans les observations qu’il a soumises dans le cadre du contrôle judiciaire, la SAR a également examiné tous ces éléments de preuve de manière cumulative, comme elle était tenue de le faire (voir le paragraphe 22 ci-dessus). Le demandeur n’a donné aucune raison de penser que ce n’est pas le cas.

[41] En résumé, le demandeur n’a établi aucun fondement qui justifierait une ingérence dans les conclusions de la SAR. Ce motif de contrôle judiciaire doit également être rejeté.

VI. CONCLUSION

[42] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[43] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2147-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2147-22

 

INTITULÉ :

SALMAN HERSI ABDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Alp Debreli

 

Pour le demandeur

 

Nadine Silverman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alp Debreli

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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