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Date : 20231106

Dossier : IMM-7482-22

Référence : 2023 CF 1330

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2023

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

MOHAMED YOUSUF MOHAMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION,
DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I. Aperçu

[1] M. Mohamed Yousuf Mohamed, qui est citoyen de la Somalie, affirme avoir obtenu l’asile aux États-Unis en 1992 au moyen d’une fausse identité (« Ahmed Mohamoud Ali »). Deux ans plus tard, il est arrivé au Canada et y a demandé l’asile. Il a dit à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada qu’il n’avait jamais présenté de demande d’asile ailleurs et qu’il n’avait séjourné aux États-Unis que pendant une semaine.

[2] En 1995, M. Mohamed s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au Canada. Il a ensuite demandé le statut de résident permanent, mais sa demande a été refusée, car il n’a pas pu prouver son identité. En 2017, la deuxième demande qu’il a présentée a elle aussi été refusée parce qu’il avait déjà obtenu le statut de résident permanent aux États-Unis en sa qualité de réfugié. Sa carte de résident permanent des États-Unis a expiré en 2010. M. Mohamed a admis qu’il avait dissimulé aux autorités canadiennes des renseignements sur sa fausse identité et son statut d’immigration aux États-Unis. Le ministre a demandé à la Gendarmerie royale du Canada d’obtenir du Federal Bureau of Investigation les résultats d’une recherche d’empreintes digitales. Les résultats obtenus ont permis de confirmer que M. Mohamed et M. Ahmed Mohamoud Ali sont bel et bien la même personne.

[3] À divers moments, M. Mohamed a menti au sujet de son identité, de son statut d’immigration, de sa résidence, de ses liens familiaux et de son état matrimonial aux autorités canadiennes aussi bien qu’aux autorités américaines.

[4] En 2019, le ministre a demandé à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) d’annuler le statut de réfugié de M. Mohamed au titre du paragraphe 109(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) (voir en annexe les dispositions citées). En 2022, la SPR a accueilli la demande du ministre. Elle a conclu que M. Mohamed avait obtenu le statut de réfugié au Canada en faisant une présentation erronée sur un fait important. La SPR a conclu que, si les faits réels avaient été communiqués au tribunal ayant accueilli la demande d’asile de M. Mohamed, le tribunal aurait conclu que M. Mohamed ne pouvait se voir offrir la protection accordée aux réfugiés, car il possédait déjà le statut de résident permanent aux États‑Unis (en application de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés). La SPR n’a pas jugé nécessaire d’examiner s’il y avait d’autres éléments de preuve qui auraient pu être suffisants pour que M. Mohamed se voie reconnaître la qualité de réfugié (suivant le paragraphe 109(2) de la LIPR). Elle a conclu que M. Mohamed avait probablement fondé sa demande d’asile sur des événements fictifs.

[5] M. Mohamed soutient que la SPR a commis les erreurs suivantes : elle a refusé qu’il participe à son audience par téléconférence, elle n’a pas tenu compte des observations qu’il a présentées après l’audience, elle n’a pas tenu compte de la plus récente décision rendue sur la question de l’annulation du statut de réfugié, elle a jugé qu’il avait dissimulé des renseignements importants et elle a conclu qu’il n’aurait pas été admissible à la protection accordée aux réfugiés, le tout de façon déraisonnable.

[6] À l’audience tenue en ma présence, M. Mohamed a soulevé une autre question. Il a soutenu que le ministre avait présenté sa demande d’annulation du statut de réfugié trop tard. La demande a été présentée neuf ans après la présentation erronée que M. Mohamed aurait faite. Dans une affaire récente, la juge Lobat Sadrehashemi a estimé que le long délai écoulé (10 ans) avait causé un préjudice aux enfants de la demandeure d’asile et équivalait à un abus de procédure (Ganeswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1797). J’ai permis à M. Mohamed et au ministre de présenter des observations écrites supplémentaires sur cette question après l’audience.

[7] M. Mohamed me demande d’annuler la décision de la SPR et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour que ce dernier procède à un nouvel examen de la demande du ministre.

[8] Je suis d’accord avec M. Mohamed pour dire que la conclusion de la SPR selon laquelle il a fait une présentation erronée sur un fait important était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour ce motif; je n’ai donc pas à tenir compte des autres arguments présentés par le demandeur.

II. Contexte

[9] M. Mohamed a expliqué qu’il était arrivé dans un camp de réfugiés au Kenya en 1991 après avoir subi de la persécution en Somalie. Dans ce camp, il a rencontré une famille qui avait été choisie pour être réinstallée aux États-Unis. Comme il restait de la place pour un autre enfant au sein de la famille, M. Mohamed, alors âgé de 15 ans, s’y est joint et a utilisé une fausse identité pour faire croire qu’il faisait réellement partie de la famille. Il a utilisé cette identité dans la demande d’asile qu’il a présentée aux États-Unis en 1992. Il affirme que, plus tard, soit en 1995, lorsqu’il a demandé et obtenu l’asile au Canada, il a utilisé sa véritable identité.

[10] La SPR a conclu que M. Mohamed avait fait une présentation erronée sur un fait important en ne divulguant pas qu’il avait obtenu l’asile aux États‑Unis au moyen d’une fausse identité. En raison de cette omission, le tribunal initial de la SPR n’a pas cherché à obtenir de renseignements sur son statut aux États‑Unis. Il aurait également pu formuler des conclusions défavorables en matière de crédibilité au sujet de l’authenticité de l’allégation de persécution de M. Mohamed. La SPR a conclu que, si M. Mohamed avait communiqué ces renseignements au tribunal initial, celui-ci aurait conclu qu’il n’était pas admissible à la protection accordée aux réfugiés, puisqu’il avait les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité américaine.

[11] La SPR a fait observer que, bien qu’une preuve génétique ait été présentée par M. Mohamed pour établir qu’il avait demandé l’asile au Canada au moyen de sa véritable identité, il y avait également des éléments de preuve montrant que M. Mohamed avait parfois utilisé sa fausse identité des États‑Unis même après avoir régularisé sa situation au Canada. La SPR ignorait quelle était la véritable identité de M. Mohamed et n’a tiré aucune conclusion sur cette question.

[12] Enfin, en laissant de côté les présentations erronées qui auraient été faites devant le tribunal initial, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve supplémentaires relatifs à la persécution pour justifier l’asile.

III. La conclusion de la SPR selon laquelle M. Mohamed avait fait une présentation erronée sur un fait important était-elle déraisonnable?

[13] Le ministre soutient que la décision de la SPR n’était pas déraisonnable, puisque M. Mohamed était connu pour avoir utilisé de fausses identités et avait, à divers moments, tenté de tromper les autorités canadiennes et américaines.

[14] Je ne suis pas d’accord avec le ministre. Le défaut de M. Mohamed de divulguer qu’il avait obtenu un statut aux États‑Unis au moyen d’une fausse identité ne constituait pas une présentation erronée sur un fait important. La conclusion contraire de la SPR était déraisonnable.

[15] Dans le contexte d’une demande d’annulation de l’asile, la SPR doit d’abord se prononcer sur la question de savoir si la décision initiale par laquelle le statut de réfugié a été accordé résultait de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait (art 109(1)). Pour ce faire, un critère à trois volets s’applique. Premièrement, la SPR doit se prononcer sur l’existence d’une présentation erronée sur un fait important ou d’une réticence sur ce fait. Deuxièmement, ce fait doit se rapporter à un objet pertinent. Troisièmement, il doit exister un lien de causalité entre, d’une part, les présentations erronées ou la réticence et, d’autre part, le résultat favorable obtenu (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181 au para 7; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bafakih, 2022 CAF 18 [Bafakih] au para 35; Kingsley Ndi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 656 au para 30).

[16] La SPR n’a pas effectué l’analyse requise au titre du premier volet du critère.

[17] Dans l’arrêt Bafakih, la Cour d’appel fédérale a clairement expliqué comment la SPR devait procéder pour l’examen du premier volet. Dans cette affaire, les intimés yéménites n’avaient pas divulgué de renseignements sur leurs liens avec le Kenya; pour ce motif, la SPR a annulé leur statut de réfugié. À la Cour fédérale, le juge James Russell a conclu que la SPR avait commis une erreur, car les renseignements non divulgués n’auraient pas joué un rôle important dans l’octroi du statut de réfugié. En appel, la Cour d’appel fédérale a confirmé que la SPR devait d’abord se prononcer sur l’existence d’une présentation erronée sur un fait important ou d’une réticence sur ce fait. Elle a estimé que la SPR n’en avait rien fait. La SPR avait « refusé de débattre de la question de l’importance des omissions imputables aux intimés concernant leurs liens avec le Kenya » (para 31). La SPR s’était plutôt contentée de vérifier si les omissions avaient eu pour effet d’amener le tribunal à accorder l’asile aux intimés.

[18] Selon la Cour d’appel fédérale, la SPR devait d’abord statuer sur la question de savoir si les omissions des intimés étaient « importantes ». La SPR a plutôt constaté qu’il y avait des éléments de preuve qui montraient que les intimés auraient pu obtenir la citoyenneté kenyane, mais elle a jugé qu’elle n’était pas tenue de formuler une conclusion définitive sur la question. Toutefois, comme aucune conclusion n’a été tirée à cet égard, le défaut des intimés de divulguer leurs liens avec le Kenya dans leur demande d’asile d’origine ne pouvait être considéré comme se rapportant à un fait important. Même si les lois du Kenya relatives à la citoyenneté étaient à la disposition de la SPR, celle-ci n’a pas cherché à savoir si les intimés étaient visés par ces lois. Par conséquent, la SPR n’aurait pas dû conclure que les omissions des intimés étaient importantes.

[19] En l’espèce, la SPR a essentiellement conclu que M. Mohamed n’avait pas divulgué qu’il avait obtenu l’asile aux États‑Unis et que le tribunal initial, s’il avait été au courant de ce fait, aurait conclu que M. Mohamed n’était pas admissible à la protection accordée aux réfugiés au Canada, puisqu’il avait les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité américaine.

[20] Quelle aurait été l’issue si M. Mohamed avait informé le tribunal initial qu’il avait obtenu l’asile aux États‑Unis au moyen d’une fausse identité? Le tribunal aurait probablement cherché à établir la vraie identité de M. Mohamed, mais il n’aurait pu conclure que M. Mohamed n’était pas admissible à la protection accordée aux réfugiés au Canada que si M. Mohamed pouvait réellement se prévaloir d’un statut valide aux États‑Unis. À l’audience relative à l’annulation, la preuve dont disposait la SPR donnait à penser qu’un tel statut n’était pas accessible à M. Mohamed; au contraire, elle montrait que ce dernier n’aurait pas été admissible et se serait vu refuser l’entrée aux États‑Unis. La SPR a tout de même décidé de ne pas examiner cette question.

[21] Ainsi, pour pouvoir accueillir la demande du ministre visant l’annulation de l’asile accordé à M. Mohamed, il aurait fallu que la SPR conclue que M. Mohamed pouvait à bon droit demander la résidence permanente aux États‑Unis. Pour parvenir à cette conclusion, il aurait d’abord fallu que la SPR conclue que l’identité au moyen de laquelle M. Mohamed avait présenté sa demande d’asile au Canada était fausse. La SPR n’a pas tiré une telle conclusion. En fait, elle a déclaré qu’elle n’avait aucune obligation de déterminer la véritable identité de M. Mohamed et qu’elle était seulement tenue de conclure qu’il y avait eu présentation erronée ou réticence de sa part. Or, selon la jurisprudence citée plus haut, il incombait à la SPR d’effectuer un examen plus approfondi et de se prononcer sur la question de savoir si M. Mohamed avait obtenu le statut de réfugié grâce à une présentation erronée sur un fait important.

[22] Je conclus que la décision de la SPR était déraisonnable parce que la SPR n’a pas cherché à savoir si le défaut de M. Mohamed de divulguer des renseignements équivalait à une présentation erronée sur un fait important.

IV. Conclusion et dispositif

[23] À l’audience initiale relative à sa demande d’asile, M. Mohamed n’a pas divulgué le statut qu’il possédait aux États‑Unis, et la SPR a conclu que cette omission équivalait à une présentation erronée sur un fait important. Cette conclusion était déraisonnable. La SPR n’a pas examiné si la réticence de M. Mohamed portait réellement sur un fait important quant à un objet pertinent. Je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner à un autre tribunal de la SPR d’effectuer un nouvel examen de la demande du ministre. Le demandeur a demandé que j’annule tout simplement la décision de la SPR (sans renvoyer l’affaire à un autre tribunal) et que j’adjuge des dépens, mais je ne vois aucune circonstance qui justifierait l’un ou l’autre de ces recours spéciaux.

[24] Les parties ont proposé des questions à certifier, mais celles-ci n’avaient pas de lien avec la question que j’ai tranchée dans la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, aucune question de portée générale n’est formulée.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-7482-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Aucune question de portée générale n’est formulée.

 

« James W. O’Reilly »

en blanc

Juge


 

Annexe

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Demande d’annulation

Vacation of refugee protection

109. (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

109. (1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

Rejet de la demande

Rejection of application

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.

(2) The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7482-22

INTITULÉ :

MOHAMED YOUSUF MOHAMED c MIRC

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 juillet 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 6 novembre 2023

COMPARUTIONS :

Max Berger

Pour le demandeur

Jocelyn Espejo-Clarke

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Law Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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