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Date : 20230809


Dossier : IMM-9384-22

Référence : 2023 CF 1092

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 9 août 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

TERBOY SOLOMON

LIGY TERBOY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 2 septembre 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé le rejet de leurs demandes d’asile par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SPR et la SAR ont conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] valable à Bengaluru, en Inde, et que, par conséquent, ils n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs exposés ci‐après, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire, car les demandeurs n’ont relevé aucune erreur susceptible de contrôle.

I. Contexte

[3] Les demandeurs, qui forment un couple marié, sont des citoyens de l’Inde originaires de l’État du Kerala. Ils craignent d’être persécutés par le parti communiste indien (marxiste) [le PCI] et la police de l’État du Kerala [collectivement, les agents du préjudice].

[4] Le demandeur principal est un partisan du parti du Congrès national indien [le parti du Congrès]. Il a été témoin de l’enlèvement par le PCI d’un membre du parti du Congrès (nommé « Shammy » dans la décision de la SAR) pendant qu’il conduisait cette personne dans le cadre de son travail de chauffeur de taxi. Le demandeur principal a reconnu l’un des agresseurs comme étant un dirigeant principal du PCI et, après que le membre eut été retrouvé sauvagement battu, le demandeur principal a signalé l’incident au parti du Congrès, puis à la police. Il a ensuite été arrêté par la police, qui l’a emmené devant des membres du PCI qui l’ont agressé et ont exigé qu’il retire sa déposition à la police. Le demandeur principal n’a pas obtempéré et, par la suite, des membres du PCI ont commencé à s’informer à son sujet à son domicile et auprès de membres de sa famille. Peu de temps après, les demandeurs ont déménagé dans un autre État en Inde, Chennai, où ils ont vécu pendant trois mois avant de venir au Canada.

[5] La question déterminante que devaient trancher la SPR et la SAR était celle de savoir s’il existait une PRI à Bengaluru.

[6] Pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a jugé que les agents du préjudice n’avaient pas la volonté suffisante pour retrouver les demandeurs à l’endroit désigné comme PRI. La SAR a jugé, selon la norme de la possibilité raisonnable, qu’il n’y avait pas de motifs valables de craindre une persécution future à l’endroit désigné comme PRI. Elle a également jugé qu’il était implicite que les demandeurs ne seraient pas exposés personnellement au risque d’être soumis à la torture au titre de l’article 97 de la LIPR. Elle a donc conclu que ni l’article 96 ni l’article 97 ne s’appliquaient en l’espèce.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[7] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle eu tort de ne pas effectuer une analyse indépendante au titre des alinéas 97(1)a) et 97(1)b)?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les agents du préjudice n’avaient pas la volonté suffisante pour poursuivre les demandeurs à l’endroit désigné comme PRI?

  3. La SAR a-t-elle manqué à l’équité procédurale en renvoyant à des éléments de preuve externes qui n’avaient pas été versés au dossier?

[8] Les parties affirment que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je suis d’accord avec elles. Aucune des situations permettant de réfuter la présomption selon laquelle les décisions administratives sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16‐17 et 25.

[9] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85‐86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques que sont la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, aux para 91‐95, 99‐100.

[10] Lorsqu’il y a des questions d’équité procédurale, il faut se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. La question qu’il faut se poser en définitive est celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54, 56.

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle eu tort de ne pas effectuer une analyse indépendante au titre des alinéas 97(1)a) et 97(1)b)?

[11] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur fatale en choisissant de ne pas effectuer une analyse distincte au titre des alinéas 97(1)a) et 97(1)b). Ils renvoient à la décision de la Cour dans l’affaire Paramananthalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 236 [Paramananthalingam], où la juge McVeigh a statué qu’il était déraisonnable, dans le contexte de l’affaire (qui ne portait pas sur l’existence d’une PRI), que la SPR n’ait pas effectué une analyse distincte sous l’angle de l’article 97 après avoir rejeté la demande d’asile du demandeur au titre de l’article 96. Comme il est énoncé aux paragraphes 16 à 18 de la décision Paramananthalingam :

[16] L’objectif de l’article 97 est de protéger les demandeurs d’asile légitimes qui pourraient ne pas satisfaire aux critères stricts de la crainte bien fondée d’être persécuté. Malgré le seuil de preuve moins élevé prévu par l’article 96, il est très difficile de prouver à la fois une peur objective et subjective. Le législateur a créé l’article 97 afin qu’il agisse comme un filet de sécurité pour protéger les personnes qui, malgré une conclusion d’absence de crédibilité, font face à un risque de préjudice personnalisé. Il est important de rappeler ici que l’analyse de la crainte d’être persécutée et celle du risque de préjudice personnalisé se doivent d’être différentes.

[17] En fonction des faits qui précèdent, la SPR a déraisonnablement supposé que si le critère prévu par l’article 96 ne pouvait être satisfait, il n’était pas possible que celui prévu à l’article 97 le soit. Selon la SPR, cette conclusion découle de la norme de preuve plus exigeante demandée à l’article 97 (la prépondérance des probabilités) par rapport à celle prévue à l’article 96 (une possibilité réelle). La SPR n’a pas saisi qu’en vertu de l’article 96, le demandeur doit prouver l’existence de la possibilité réelle d’une crainte de persécution bien fondée, alors que l’article 97 exige de démontrer l’existence d’un risque de préjudice personnalisé en fonction de la prépondérance des probabilités. Le fait de confondre un critère avec un autre est une erreur susceptible de révision rendant la décision déraisonnable.

[18] Le décideur aurait dû, même brièvement, analyser si le demandeur faisait face à un risque de préjudice personnalisé en retournant au Sri Lanka. N’ayant aucun élément d’analyse, la Cour se retrouve à devoir deviner pourquoi le demandeur ne satisfait pas au critère établi à l’article 97 [...]

[12] Les demandeurs admettent que la nécessité d’effectuer séparément une analyse au titre de l’article 97 n’est toutefois pas absolue. Dans la décision Paramananthalingam, la juge McVeigh a fait remarquer qu’il n’est pas toujours nécessaire d’effectuer une analyse distincte au titre de l’article 97, particulièrement lorsqu’un manque de crédibilité a été constaté :

[19] Il n’est pas toujours nécessaire d’effectuer une analyse en fonction de l’article 97. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Sellan, 2008 CAF 381, au paragraphe 3, la Cour d’appel fédérale a déclaré :

[...] Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

[13] De même, comme l’a fait remarquer le défendeur, lorsque les allégations et la preuve servant de fondement à une demande d’asile au titre de l’article 97 sont les mêmes que celles qui ont été présentées au titre de l’article 96, la SAR n’a aucune obligation d’effectuer une deuxième analyse : Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379 au para 50.

[14] Le principe établi dans la décision Kaur a récemment été appliqué par la juge Walker dans la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 859 [Ali], aux paragraphes 43 à 45 :

[43] Les demandeurs font valoir que les conclusions défavorables tirées par la SPR en matière de crédibilité ne permettent pas nécessairement de trancher une demande de protection au titre de l’article 97 de la LIPR (Kandiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, par 14 à 16). Le défendeur soutient que la SPR n’est pas tenue de se livrer à une analyse additionnelle fondée sur l’article 97 lorsque le demandeur formule les mêmes allégations dans la demande qu’il présente en vertu de cette disposition que dans celle qu’il présente en vertu de l’article 96 (Kaur, par 50 et 51).

[44] Dans la décision Kaur, le juge en chef Crampton a conclu qu’il n’existe aucune obligation absolue d’effectuer dans tous les cas une analyse distincte sous le régime de l’article 97 (au paragraphe 50) :

[50] La Commission n’est pas tenue d’effectuer dans chaque cas une analyse distincte sous le régime de l’article 97. Le point de savoir si elle a ou non cette obligation dépend des faits particuliers de l’espèce; voir Kandiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, paragraphe 16, 137 ACWS (3d) 604. Une telle analyse distincte n’est pas nécessaire lorsqu’il n’a pas été avancé de prétentions ni produit d’éléments de preuve qui la justifieraient; voir Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, paragraphes 17 et 18, 254 FTR 244; et Velez, précitée, paragraphes 48 à 51).

[45] En l’espèce, les demandes d’asile des demandeurs sont fondées sur une crainte de persécution au Soudan en raison de leurs opinions politiques, ce qui constitue le lien exigé par l’article 96. L’analyse à laquelle la SPR se serait livrée sur le fondement de l’article 97 aurait reposé sur les mêmes faits, allégations et éléments de preuve et aurait abouti au même résultat. Les demandeurs n’ont présenté aucun argument qui justifierait une analyse distincte sous le régime de l’article 97. Comme le déclarait le juge Gibson dans la décision Kulendrarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 79, par 13 (voir également, El Achkar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 472, par 29 à 32) :

[13] Les seuls fondements des prétentions de la demanderesse principale sont les motifs prévus par la Convention, c’est-à-dire son ethnie et son appartenance à un groupe social. Étant donné que je suis convaincu que les analyses effectuées par la SPR à l’égard de la crédibilité et à l’égard des risques auxquels la demanderesse principale serait exposée à Colombo sont suffisantes pour appuyer sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale ne serait pas exposée au risque d’être persécutée pour l’un des motifs prévus par la Convention si elle devait retourner au Sri Lanka, il s’ensuit qu’elle n’a pas non plus la qualité de personne à protéger parce qu’aucun autre motif appuyant sa prétention à cet égard, autre qu’un motif prévu par la Convention, n’a été invoqué en son nom et parce que les motifs prévus par la Convention qui ont été invoqués ne peuvent pas être retenus compte tenu de la conclusion quant à la crédibilité. Bien qu’une explication plus détaillée de la conclusion tirée par la SPR quant à la qualité de « personne à protéger » à l’égard de la demanderesse principale ait pu être bien souhaitable, je suis convaincu que l’absence d’une telle explication ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[15] En l’espèce, la SAR a conclu que les demandeurs avaient établi un lien avec un motif prévu dans la Convention et a donc évalué le risque auquel ils étaient exposés en fonction de l’article 96 de la LIPR. La SAR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs parce qu’elle a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité raisonnable qu’ils soient persécutés dans l’avenir à l’endroit désigné comme PRI et qu’il était implicite que les demandeurs ne seraient pas personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture :

[34] [...] Comme il y a un lien avec un motif prévu dans la Convention, j’ai évalué les risques de persécution auxquels les appelants sont exposés au titre de l’article 96 de la LIPR. Ce faisant, j’ai conclu, au moyen du critère énoncé dans la décision Adjei, que les appelants ne seront pas exposés à une possibilité raisonnable de persécution dans l’endroit désigné comme PRI. La persécution est un concept plus large que la torture. Par conséquent, en concluant que les appelants n’avaient pas de bonnes raisons de craindre d’être persécutés, j’ai aussi implicitement conclu qu’ils ne seraient pas personnellement exposés au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture. Les appelants ne contestent pas le fait que, dans la présente affaire, la notion de PRI s’applique à l’évaluation de la question de savoir si un appelant est exposé au risque d’être soumis à la torture au titre de l’article 97 de la LIPR. Par conséquent, même si je devais appliquer le critère du « risque réel » (« possibilité raisonnable ») pour évaluer le risque de torture dans la présente affaire, comme les appelants le recommandent, leurs demandes d’asile seraient tout de même rejetées.

[16] Le défendeur soutient que, si une demande d’asile est fondée sur un lien et que le demandeur d’asile ne peut établir qu’il serait exposé à « plus qu’une simple possibilité de persécution » au titre de l’article 96, la SAR, si le même contexte factuel lui est présenté, n’est pas tenue d’effectuer une analyse distincte au titre de l’article 97 en fonction de la norme plus élevée qu’est « la prépondérance des probabilités », qui exige l’existence d’un risque d’être soumis à la torture ou d’un autre risque qui est « plus probable que le contraire ». En se fondant sur l’arrêt Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.), 2005 CAF 1 [Li], le défendeur fait valoir que l’article 97 impose un fardeau de la preuve plus élevé que l’article 96 de la LIPR. En l’espèce, le défendeur soutient que le fondement factuel des allégations formulées au titre de l’article 97 était lié à celui des allégations présentées au titre de l’article 96, de telle sorte qu’il n’y avait aucun aspect distinct à évaluer.

[17] Les demandeurs contestent cette interprétation. Ils soutiennent que le demandeur principal a été gravement battu et qu’il y a donc des antécédents de torture. Ainsi, ils affirment qu’il a été soutenu fermement devant la SAR qu’il y avait une considération distincte relative à l’article 97 qui faisait en sorte que l’analyse du lien n’était pas suffisante à elle seule.

[18] Comme il est mentionné au paragraphe 34 des motifs de la SAR, qui est reproduit ci-dessus, les demandeurs n’ont pas contesté le fait que la notion de PRI s’appliquait à l’évaluation visant à établir si les demandeurs seraient exposés au risque d’être soumis à la torture au sens de l’article 97 de la LIPR à l’endroit désigné comme PRI.

[19] Le premier volet du critère relatif à la PRI est intégré à l’article 97. En effet, la SAR intitule son analyse du premier volet du critère de la PRI de la manière suivante : « risque de persécution ou de préjudice au sens de l’article 97 ». Or, l’analyse au titre de l’article 96 et l’analyse au titre de l’article 97 réalisées dans le contexte du premier volet du critère ne s’excluent pas forcément l’une l’autre. Comme il est expliqué aux paragraphes 40 et 43 de la décision Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430, à laquelle la SAR a renvoyé :

[40] Bien que le critère de la PRI élaboré dans le cadre du droit de la protection des réfugiés n’ait pas été directement intégré au paragraphe 97(1) de la LIPR, sa logique sous‐jacente est encore utile pour évaluer un risque de préjudice au titre de cette disposition : voir Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au para 16; et Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 au para 46. En fait, le premier volet du critère de la PRI est très semblable au sous‐alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR aux termes duquel le demandeur d’asile doit notamment, pour obtenir le statut de personne à protéger au titre de l’alinéa 97(1)b), être personnellement exposé à un risque en tout lieu du pays où il serait renvoyé. Même si cela n’est pas expressément mentionné à l’égard du risque d’être soumis à la torture au titre de l’alinéa 97(1)a), ce risque doit également être présent en tout lieu du pays où le demandeur d’asile serait renvoyé pour qu’il ait droit à une protection fondée sur ce motif : voir Sasha Baglay et Martin Jones, Refugee Law (2nd ed.) (Toronto : Irwin Law, 2017) à la p. 244. Le second volet du critère de la PRI est également intégré à l’évaluation au titre du paragraphe 97(1). Un demandeur d’asile peut avoir droit à une protection aux termes de cette disposition même s’il existe un lieu où il ne serait pas exposé à un risque, pour autant qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il déménage en ce lieu.

[...]

[43] Suivant le premier volet du critère, les éléments que devra établir un demandeur d’asile pour démontrer qu’un endroit particulier ne constitue pas une PRI viable dépendent de la nature de la demande d’asile. Si le demandeur d’asile sollicite une protection à titre de réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR, il doit établir une crainte fondée de persécution dans la PRI proposée. Il s’agit notamment de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans cette PRI. Si le demandeur d’asile sollicite une protection au titre de l’article 97 de la LIPR, il doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque, dont l’existence est étayée par des motifs sérieux, d’être soumis à la torture dans la PRI proposée. Ce ne sont évidemment pas des facteurs mutuellement exclusifs et de nombreuses demandes d’asile font intervenir à la fois l’article 96 et l’article 97 de la LIPR. Ce volet du critère reprend simplement le fardeau généralement imposé au demandeur d’asile sollicitant une protection au titre des articles 96 ou 97, selon le cas, mais il n’est expressément axé que sur la PRI proposée. Voir Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au para 8.

[20] Dans son analyse, la SAR a examiné le risque auquel les demandeurs seraient exposés dans l’avenir à la lumière des interactions du demandeur principal avec les agents du préjudice après l’enlèvement de Shammy, ainsi que la question de savoir si les demandeurs seraient exposés à une possibilité raisonnable de persécution à l’endroit désigné comme PRI du fait de leur affiliation politique ou de leur foi chrétienne. Les demandeurs ne m’ont pas convaincue qu’il y avait un contexte factuel dont la SAR n’aurait pas tenu compte dans son analyse du risque.

[21] La SAR affirme que la question du risque futur a été tranchée selon la norme de la possibilité raisonnable, mais que la conclusion de fait globale selon laquelle il n’y avait pas de motifs valables de craindre la persécution s’appliquait également à la question de savoir si les demandeurs seraient personnellement exposés au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture. À mon avis, il ressort implicitement des motifs que la SAR a tenu compte de l’ensemble du contexte factuel et des risques auxquels seraient exposés les demandeurs, mais qu’elle a jugé que le seuil établi pour l’article 97 n’avait pas non plus été atteint. La SAR a pris acte et tenu compte de l’argument des demandeurs selon lequel l’arrêt Li devrait être revu et il y aurait lieu de se demander si un fardeau différent ne devrait pas s’appliquer à l’analyse effectuée au titre de l’article 97. La SAR n’a pas accepté cet argument, mais elle a confirmé que, si elle devait « appliquer le critère du “risque réel” (“possibilité raisonnable”) pour évaluer le risque de torture dans la présente affaire, comme les [demandeurs] le recommandent, leurs demandes d’asile seraient tout de même rejetées ».

[22] Comme la Cour l’a déclaré, une conclusion relative à l’existence d’une PRI valable permet de trancher une demande d’asile fondée sur l’article 97 si une analyse des risques a été effectuée : Salman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1396 [Salman] aux para 23-25, citant Balakumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 20 [Balakumar] au para 14. Contrairement à la situation décrite dans la décision Paramananthalingam, je juge qu’il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de la SAR en l’espèce. La SAR s’est penchée sur l’article 97, mais elle a jugé, en fonction de l’analyse du risque qu’elle avait déjà effectuée, que le critère ne serait pas satisfait. L’argument avancé ne peut donc être retenu.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les agents du préjudice n’avaient pas la volonté suffisante pour poursuivre les demandeurs à l’endroit désigné comme PRI?

[23] Dans sa décision, la SAR a conclu que les agents du préjudice n’avaient pas la volonté suffisante pour poursuivre les demandeurs à l’endroit désigné comme PRI. Elle a fondé cette conclusion sur un cumul de constatations, notamment les suivantes : 1) le comportement passé des agents du préjudice, qui n’ont pas cherché à retrouver les demandeurs lorsque ceux-ci ont séjourné à Chennai pendant trois mois et demi, malgré le fait qu’ils étaient au courant de la présence des demandeurs à cet endroit; 2) le fait que les agents du préjudice n’ont pas cherché à causer du tort à Shammy, des années après son enlèvement; 3) l’insuffisance de la preuve concernant toute poursuite en instance qui témoignerait d’un intérêt continu envers les demandeurs.

[24] Les demandeurs contestent chacune des constatations susmentionnées et soulèvent des arguments pour faire valoir que la décision de la SAR est déraisonnable. Comme je l’explique de façon détaillée ci-dessous, je ne juge pas ces arguments convaincants.

[25] Premièrement, les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de se fonder sur leur séjour de trois mois et demi à Chennai pour conclure que les agents du préjudice n’avaient pas la volonté suffisante pour retrouver les demandeurs à l’extérieur du Kerala. Ils soutiennent qu’il s’agit d’une période trop courte et que le renvoi de la SAR à la décision Ortiz Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1066 [Ortiz], n’est pas justifié, puisque, dans l’affaire Ortiz, une période plus longue (deux ans) s’était écoulée depuis que l’agent du préjudice avait menacé la famille des demandeurs pour la dernière fois. Toutefois, comme l’affirme le défendeur, aucun délai minimal pour ce type d’analyse n’est précisé dans la décision Ortiz. Il était loisible à la SAR de renvoyer à la décision Ortiz pour faire ressortir le principe général selon lequel une absence de preuve attestant que les agents de persécution ont fait des efforts pour retrouver un demandeur d’asile peut amener le décideur à conclure que les agents de persécution ne cherchent pas de façon continue à le poursuivre à l’endroit désigné comme PRI, puis d’appliquer ce principe aux faits de l’affaire.

[26] En l’espèce, la SAR ne s’est pas seulement fondée sur le passage du temps, mais aussi sur le fait que, bien que les agents du préjudice aient tenté dans une certaine mesure de s’informer des allées et venues des demandeurs, dès lors qu’ils ont su que les demandeurs étaient à Chennai, ils n’ont fait aucune démarche pour tenter de les retrouver. Il n’y a pas non plus de preuve attestant que les agents du préjudice ont pris des mesures pour obtenir l’aide des autorités de Chennai, par exemple au moyen des outils existants pour retrouver d’urgence des fugitifs, comme un mandat d’arrestation, une ordonnance interdisant aux demandeurs de quitter le pays ou un premier rapport d’information pour lancer une enquête.

[27] Cette situation diffère du contexte factuel décrit dans la décision Marimuthu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1694, à laquelle renvoient les demandeurs. Dans cette affaire, il est question de deux incidents où la police a détenu le demandeur. Le premier incident s’était produit en 2007 et le second, onze ans plus tard, soit en 2018; le demandeur principal avait alors été retrouvé, détenu et battu en raison d’une nouvelle plainte dont il avait été tenu responsable. En l’espèce, après le premier incident, aucun contact n’a été établi avec les demandeurs lorsque les agents du préjudice ont appris où se trouvaient les demandeurs.

[28] Selon moi, la SAR était fondée à tenir compte du contexte factuel de l’affaire dans son évaluation de la volonté des agents du préjudice de poursuivre les demandeurs à l’endroit désigné comme PRI. La prise en compte de cet élément ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[29] Deuxièmement, les demandeurs sont d’avis que la SAR n’aurait pas dû se fonder sur la situation de Shammy pour évaluer le risque auquel ils seraient exposés. Dans sa décision, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle, comme les agents du préjudice n’avaient pas cherché à causer de tort à Shammy après son enlèvement, il était peu probable qu’ils cherchent à faire du mal aux demandeurs.

[30] Selon la transcription de l’audience de la SPR et la lettre de Shammy déposée en preuve, ce dernier a vécu au Kerala pendant deux ans et demi après avoir été attaqué. La SAR a pris acte du fait que Shammy n’est plus en contact avec les demandeurs ni avec sa propre famille, mais elle a jugé qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que le fait que personne ne sache où il se trouvait actuellement avait quoi que ce soit à voir avec les agents du préjudice. Comme l’a expliqué la SAR, « [le demandeur] principal a dit durant son témoignage qu’il avait été en contact avec les membres de la famille de Shammy et que ceux-ci n’avaient aucune inquiétude quant à son bien-être. Au contraire, [le demandeur] principal s’est dit certain que le Communist Party et la police ne feraient plus de mal à Shammy. » Les demandeurs contestent ce résumé de la preuve, mais je ne juge pas qu’il s’agit d’une interprétation erronée. Comme l’a fait remarquer la SAR, il n’y a aucun élément de preuve qui indique que Shammy a rompu les liens en raison des actes des agents du préjudice ou de sa crainte à leur égard.

[31] La SAR a jugé que ce qu’elle savait de la situation de Shammy constituait un facteur pertinent et en a tenu compte dans son évaluation de la volonté des agents du préjudice, ce qui était raisonnable à mon avis. Les arguments des demandeurs reviennent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

[32] Troisièmement, les demandeurs soutiennent que la SAR a eu tort de se fonder sur le fait qu’aucun premier rapport d’information n’avait été produit pour étayer sa conclusion selon laquelle il n’y avait pas de poursuite en instance. Ils soutiennent qu’il était déraisonnable d’affirmer que les premiers rapports d’information devaient être enregistrés sur le site Web de la police du Kerala, car cette exigence découlait seulement d’une décision de la Cour suprême de l’Inde qui avait été rendue peu de temps avant l’enlèvement de Shammy.

[33] Je suis d’accord avec le défendeur, car il a été question, dans le cartable national de documentation [CND], de l’utilisation des premiers rapports d’information pour lancer des enquêtes et de leur accessibilité, de sorte qu’il n’était pas déraisonnable que la SAR considère qu’il s’agissait d’un indicateur permettant de savoir si des procédures étaient en instance ou non. En outre, l’absence d’un premier rapport d’information n’était que l’un des facteurs que la SAR a pris en considération pour conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’information étayant l’existence de poursuites en instance. Comme l’a fait remarquer la SAR, les demandeurs n’ont pas mentionné de poursuites ni de procès dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile, et il n’y avait pas non plus de mention à cet égard dans la lettre de Shammy. Dans son témoignage, le demandeur principal a seulement pu affirmer qu’il croyait que des poursuites étaient en cours, mais il n’a été en mesure de produire aucune preuve à l’appui. Lorsque la SPR lui a posé des questions à ce sujet, il n’a pu fournir aucune confirmation.

[34] Les autres arguments relatifs au caractère raisonnable de la décision pourraient judicieusement être qualifiés de chasse au trésor à la recherche d’une erreur, dans laquelle les demandeurs examinent la décision paragraphe par paragraphe pour tenter d’en déconstruire le raisonnement. Ce n’est pas là la démarche qu’il convient d’adopter lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov, au para 102.

C. Y a‐t‐il eu manquement à l’équité procédurale?

[35] Pour ce qui est des arguments des demandeurs concernant l’équité procédurale, je ne suis pas non plus convaincue qu’un argument valable ait été formulé.

[36] Les demandeurs affirment que certains renvois figurant dans les notes en bas de page de la décision sont inappropriés, puisqu’ils portent sur des éléments de preuve extrinsèques; or, ces renvois concernent des renseignements qui, soit faisaient partie du CND et ne sont donc pas nouveaux, soit n’ont pas d’incidence sur la décision.

[37] Les demandeurs soutiennent que la SAR a manqué à l’équité procédurale en renvoyant au site Web de la police du Kerala dans une note en bas de page de la décision. Toutefois, la mention du site Web ne sert pas à fournir de nouveaux renseignements; elle vise plutôt à appuyer des affirmations présentées dans le CND au sujet de l’accès aux premiers rapports d’information par l’entremise des sites Web de la police. Je ne crois pas que ce renvoi donne lieu à un manquement à l’équité procédurale.

[38] Dans une autre note en bas de page de la décision, la SAR renvoie à une source du CND à l’appui de l’affirmation selon laquelle « les élections se déroulent de façon pacifique ». Dans la note en bas de page, il est précisé que, aux élections de 2019, le parti Bharatiya Janata l’a emporté avec une avance de 20 p. 100 des voix dans l’État où est situé l’endroit désigné comme PRI. Il est difficile de savoir si ce fait précis figure dans la source à laquelle le CND renvoie, mais, à mon avis, l’information fournie dans la note en bas de page n’a guère d’incidence sur la conclusion générale, et son inclusion dans la décision ne cause aucun préjudice aux demandeurs.

[39] Les demandeurs mentionnent que la SAR s’est fondée sur une preuve provenant du recensement de 2011 pour connaître le nombre de chrétiens à Bengaluru. J’estime que ce renseignement, compte tenu de la source dont il provient, est un fait généralement reconnu et qu’il est aussi appuyé par des renseignements figurant dans le CND. Il ne s’agit donc pas d’une preuve extrinsèque qui aurait été présentée de manière injuste : Aladenika c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 528 au para 16; Wang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 705 aux para 32-33.

[40] À mon avis, les demandeurs n’ont pas établi qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

IV. Certification

[41] Pour tous les motifs qui précèdent, la demande sera rejetée.

[42] À l’audience, les deux parties ont confirmé qu’elles n’avaient pas de question à faire certifier. Les demandeurs ont affirmé que c’était parce qu’ils soutenaient simplement que la décision Paramananthalingam devait s’appliquer. Toutefois, dans les observations supplémentaires que les demandeurs ont présentées après l’audience, qui devaient leur permettre de formuler des commentaires sur la décision Ali, laquelle n’avait pas été mentionnée par le défendeur avant l’audience, l’avocat des demandeurs a changé d’avis. Il soutient désormais que la question suivante devrait être certifiée :

La SAR doit-elle se pencher sur les alinéas 97(1)a) et 97(1)b) dans son analyse du premier volet du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur si elle a déjà examiné l’article 96?

[43] Le défendeur s’oppose à cette demande.

[44] L’avocat des demandeurs affirme que ce changement de position découle d’un examen de la décision Ali; or, à mon avis, cette décision ne fait intervenir aucune nouvelle proposition qui n’avait pas déjà été présentée à la Cour lorsque les demandeurs ont fait connaître leur position initiale sur la certification. Les paragraphes 43 à 45 de la décision Ali, qui sont cités plus haut, renvoient simplement à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Kaur et témoignent de l’application de cette décision, dont disposait déjà la Cour.

[45] J’estime que ce changement de position ne peut être accepté. Par conséquent, je rejetterai la demande.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-9384-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9384-22

 

INTITULÉ :

TERBOY SOLOMON, LIGY TERBOY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 août 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

 

POUR LES DEMANDEURS

 

James Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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